LOUIS ANQUETIN
à Marlotte
par Aristide Marie

Louis Anquetin autoport
Autoportrait
Un centaure bondissant vers le rapt de quelque Déjanire, un masque légèrement faunesque, une crinière touffue, plantée dru sur le front, des yeux gris très vifs, un nez tors dont l'arête déviée rompait le tour aquilin, des lèvres sensuelles souriant dans une barbe d'un blond roux, tel m'apparut Louis Anquetin à l'époque lointaine de nos vingt ans.

Grand, vigoureux et musclé, ce souple gars normand, déjà rompu aux manières gouailleuses des ateliers, gardait de sa bourgade d'Etrépagny le léger accent chantant du Vexin; mais quand il parlait de la peinture, jaillissait une éloquence pittoresque et véhémente trahissant une foi que rien. ne trouble.

La fougue de son tempérament débordait dans une pléthore d'activité physique, une impatience de réalisations picturales qu'il rêvait d'incarner dans un type de héros-peintre, tel qu'il concevait un maître de la Renaissance; il se voyait campé, la palette au poing, sur un escabeau, devant une vaste fresque, où il entassait, à l'instar d'un Michel-Ange, une débauche de torses de Titans, ou bien couché sur un échafaudage, peignant directement, sans l'expédient des marouflages, une voûte de coupole; puis descendu de son ouvroir aérien, enfourchant quelque rétive cavale, qu'il faisait ruer et cabrer sous l'éperon, la domptant et gouvernant ensuite de la pression des jambes. Et cette illusion de puissance, nourrie de gestes de domination équestre, fortifiait l'augure d'une descendance de Rubens ou de Vélasquez.

Dujardin
Edouard Dujardin
Dujardin, qui l'avait connu au lycée de Rouen, nous avait mis en contact: les affinités de terroir, opérant avec un attrait commun pour la peinture, nous placèrent rapidement sur un pied de camaraderie. Je m'étais cru longtemps - qu'on me pardonne ici cette parenthèse autobiographique - destiné à être peintre. Certaine disposition naturelle pour le dessin m'avait valu, aux cours de mon collège, les spéciales attentions du professeur. C'était un vieux peintre, nommé Capelle, portant, très soignés, sous un feutre immense, cheveux longs et barbe blanche, - une haute stature drapée dans une cape noire aux agrafes d'argent.

Il n'était pas, sans talent et se consolait, dans ses atours imposants, de son destin modeste, dans une carrière où l'insuccès ne détruit pas toujours les illusions.

Pendant trois ans, je fus soumis à ses leçons, admis encore, par spéciale faveur, à travailler à certaines heures des récréations. Il m'initia aux cuisines d'atelier, dont son apprentissage avait été nourri, héritage appauvri des anciennes écoles, qu'Anquetin et Armand Point s'attachèrent plus tard à restituer.

Je n'eus garde d'être ébloui par les perspectives décevantes qu'ouvraient devant moi les encouragements de l'excellent Capelle; mais j'acquis, du moins, de ce stage pictural, certaine aptitude à mieux juger d'un art où le dessin et le traitement des matières ont un rôle essentiel.

Ma rupture avec la palette et les pinceaux ne fut pas cependant immédiate. Un instant, je songeai à me faire inscrire dans un atelier, et celui de Carolus Duran me séduisait. Mais, tenu par d'autres obligations, je ne pus m'astreindre aux assiduités d'un cours régulier et je me bornai, pour quelques semaines, à aller copier au Louvre.

JF a l'ombrelle
Jeune femme à l'ombrelle
Le profil délicat de la Jeune Fille de Flandrin fixa d'abord mon choix; mais, peu satisfait du résultat et importuné par les curieux qui assiégeaient les chevalets des copistes, je délaissai ma toile inachevée et n'y pensai plus. J'étais d'ailleurs aux prises avec une autre séductrice, la littérature, qui depuis longtemps me disputait à la peinture.

Tiraillé entre ces deux maîtresses, dont aucune ne m'assurait le succès, je m'en tirai par un mariage de raison: et ce fut l'austère Thémis qui l'emporta. Union sans charme, à la vérité, cette despotique déesse exigeant des soins et une dévotion sans partage. Je lui rendis, scrupuleusement mes devoirs, mais non sans revenir, entre temps, à mes premières amours.

Les lettres et la poésie ne me laissaient guère de repos. Il n'en était pas de même de la peinture, qui, par les exigences matérielles de son culte, ne me permettait plus qu'un commerce platonique, satisfait par quelques fantaisies d'aquarelliste et surtout par la fréquentation de peintres amis.

La rencontre d'Anquetin venait donc à point pour satisfaire cette attirance. Ses entretiens, pleins de chaleur, ses confidences sur l'évolution de ses méthodes, me captivaient au plus haut degré. L'atelier de Cormon, où il avait fait ses débuts, ne lui avait rien appris d'un «métier», qui d'ailleurs ne s'enseignait plus dans aucune école. C'était donc uniquement en scrutant les techniques des maîtres qu'il devait chercher une initiation.

Portrait
Anquetin : portrait de Paul Tampier
De longues stations dans les musées, au Louvre surtout, l'avaient d'abord guidé vers David, mais la froideur stylisée de son école aboutissant à la sécheresse linéaire d'Ingres, l'en avait dégoûté; Delacroix l'avait ensuite séduit par sa puissance de coloriste et par son magnifique tempérament; mais tout en lui gardant une grande admiration, il s'avéra pour Anquetin que le traitement irrationnel des pâtes de Delacroix n'avait permis à celui-ci qu'une réalisation imparfaite. Et il conclut par cette constatation, déjà faite par Léonor Mérimée à l'époque du romantisme, que maintenant «on ne sait plus peindre». Il s'acharne alors à retrouver le secret de ce métier, dont Fromentin a déploré la perte.

Un instant surpris par les essais des impressionnistes, il se livre à une enquête sur les procédés des novateurs. Le problème du coloris l'obsède. Faut-il, comme ces derniers, préférer la fusion à l'opposition des tons, une vision synthétique des couleurs à une analyse du prisme élémentaire? Sa consultation des peintres qui ont fait de ce double système une expérience différente lui révèle l'inanité de cette recherche.

Ainsi fait-il un séjour à Vétheuil, pour un essai des techniques de Claude Monet, mais il est rapidement désabusé. Il n'est davantage satisfait du puéril raisonnement qui repose sur une décomposition du «spectre» sur la toile, en attribuant au recul des yeux le soin d'en refaire la synthèse. Le voilà donc résolu à ne compter que sur lui-même pour éduquer sa vision. Le rôle du dessin ne le préoccupe pas moins.

A cet égard encore, les ateliers ne lui ont rien appris. La copie servile des moulages antiques, non plus que l'emploi des modèles vivants, ne peuvent convenir aux impatiences de sa nature. Il s'astreint donc à dessiner seul, à étudier scientifiquement la structure anatomique du corps humain.

Bougival
Fête à Bougival
A l'exemple de la plupart des maîtres anciens, il multiplie sur ses cahiers des esquisses de l'ossature, des muscles et du mouvement. Longtemps il se pénètre de la science des formes et en fortifie sa mémoire. Il refrène sa véhémence naturelle qui lui fait sans cesse déborder l'esquisse qu'il ne retrouve qu'en «serrant» énergiquement son tracé. Finalement, il décide de s'affranchir du cloisonnemeont de la ligne, de n'accuser le relief des formes que par la projection de la lumière et de ne dessiner qu'avec la couleur. De là une exécution comportant une peinture de primesaut, à l'exclusion des cuisines des préparations.

Il peint alors directement, en pleine pâte, avec une franchise et une vigueur de touche qui surprennent comme l'annonce d'un robuste tempérament. Ses camarades voient en lui un maître et augurent de triomphes éclatants.

C'est l'époque où Jacques-Emile Blanche l'a peint, dans une vaste toile, aujourd'hui au musée de Rouen, figurant le Christ, en une Cène où l'assistent, en costumes modernes, Dujardin et quelques familiers.

Féru, pour un temps, de Courbet et de Manet, il s'attache à la vision réaliste de la vie contemporaine. Son goût du sport équestre le porte à la peinture des chevaux; pour laquelle il conçoit une hippologie picturale dégagée des interprétations routinières. Abrogés les chanfreins busqués de Van der Meulen et de Parrocel, les galops de courses dans une extension symétrique des quatre membres, auxquels Géricault lui-même n'a pas échappé. Sa mémoire anatomique se complète de la vision directe. Il a loué, à Maisons-Laffitte, une villa modeste où je l'allai voir et passai une journée près de lui.

Aux courses
Femme aux courses
Les séances d'entraînement, le spectacle de la piste lui sont sujets d'observation attentive; le pittoresque de la course, le chatoiement des casaques de jockeys, la foule bigarrée de la pelouse lui inspirent des tableaux d'un coloris éclatant. J'ai de lui, datée de cette période, une arrivée au poteau qui est une merveille de fougue, de mouvement et de couleur.

Mais de ce métier déjà si expert, il ne fait qu'un usage temporaire qu'il doit brusquement abandonner. Une révélation subite lui trace son destin. L'examen des procédés de Rubens, ses préparations monochromes en bistre ou en grisaille, colorées ensuite par des glacis, lui font découvrir le secret tant cherché de la technique perdue des vieux maîtres. Rubens devient donc le modèle obsédant qui doit influencer toute sa carrière.

Maison de la chapelle
Maison de la Chapelle à Marlotte
Une saison à Marlotte, où il loue la «maison de la Chapelle», sa conjonction avec Armand Point, attaché lui-même à la restauration des mêmes méthodes, achèvent de le déterminer. Mais, tandis que la patiente énergie de Point lui assure dans cette voie, une finale maîtrise, les inquiètes perplexités d'Anquetin maintiennent chez lui des hésitations, des tâtonnements qui le font, à l'heure des glacis, condamner la besogne déjà faite et recommencer les préparations.

Marlotte est alors le centre joyeux d'une assemblée de poètes, d'écrivains et d'artistes. J'y trouvai Anquetin travaillant au portrait d'un homme jeune et d'avenante figure: c'était Camille Mauclair. Curieuse rencontre qui mettait en présence l'aspirant réformateur des décadences et celui dont la critique vigoureuse flétrira plus tard les tentatives auxquelles doit aboutir cette descente.

Camille Mauclair
Camille Mauclair par Anquetin
Retrouvons maintenant Anquetin au Val-Changis, où on le voit faire œuvre à la fois d'architecte ornemaniste et de peintre décorateur.

Le voici, planté sur son échelle; il chante, tout à son rêve de décoration sixtinienne; mais aux prises avec son Triomphe d'Apollon, ses perplexités renaissent: à peine a-t-il glissé quelques jus colorés sur une grisaille fort avancée qu'il émet le désir, heureusement contrarié par Dujardin, de tout recommencer.

Aux intervalles d'exécution de ce travail, il m'offrit de faire, avec sa nouvelle méthode, un portrait de moi - ce à quoi j'adhérai volontiers. Sur une toile de quinze, il esquisse une silhouette en buste, mais l'ébauche en grisaille est presque achevée, quand, mécontent du résultat, il écarte résolument la toile.

L'inquiétude que nie cause ce geste est d'ailleurs rapidement dissipée. Je le vois s'emparer d'un vaste châssis, où il entend me peindre, grandeur nature, jusqu'à mi-jambe. Prestement il applique à sa toile l'enduit dont il fait ce qu'il appelle «le lit de sa peinture». La dessiccation faite, il se remet à l'œuvre et, plus sûr de lui, cette fois, il conduit son portrait, en cinq ou six séances, jusqu'à finale coloration. Le résultat fut communément jugé parfait.

Après plus de trente ans, la même impression subsiste pour moi, en dépit des dissemblances, introduites par le temps, entre la peinture et le modèle.

Les heures de pose étaient coupées de longues chevauchées, où Anquetin m'entraînait sur les hauteurs du Cassepot, ou à travers la Malmontagne et le Long-Rocher. Ses audaces d'intrépide cavalier le faisaient gravir les parties hautes de la forêt, à la découverte de larges horizons. Non sans une secrète hésitation devant certaines escalades, je faisais néanmoins bonne contenance, en maintenant mon cheval à la hauteur du sien. La louange du Maître d'Anvers et des grands vénitiens ne subissait de la sorte aucune interruption.

Course de chevaux
Course de chevaux
En dépit cependant de sa ferveur pour l'art du passé, Anquetin gardait, de ses premières empreintes et de sa vision réaliste, une certaine complaisance pour les aspects de la vie contemporaine: des scènes de pesage avec les modes de l'époque dont sa fantaisie accentuait les hardiesses, des coins de music-halls où les atours chatoyants des élégantes d'alors prennent, sous la transparence des glacis, de ravissantes mélodies de couleur.

J'ai de cet art quelques spécimens où je me plais à retrouver la grâce surannée des débuts du siècle. Y revivent les allures serpentines des longues robes à traîne, enserrant d'une courbe sinueuse les saillies des gorges et des croupes; qu'accentue encore l'amenuisement des tailles sous la pression du corset. De bouffantes chevelures, relevées sur les nuques, se couronnent de chapeaux emplumés ou fleuris de jardinets suspendus. Atours démodés, presque ridicules aujourd'hui, sous l'optique de l'actualité, en attendant qu'une autre ère d'élégance ou un caprice de la mode les ressuscite.

A n'écouter que les suggestions d'immédiate réussite, Anquetin se serait davantage adonné à la peinture de chevalet qui lui eût assuré des succès plus rapides. Mais ses ambitions sont plus hautes; sa hantise des vastes décorations le ramène toujours à son espoir de renouer la tradition des grandes écoles. Il a dès alors renié son passé, anéàhti sans réserve les produits de sa première manière. De son atelier de la rue Cortambert, il s'est transporté rue des Vignes, où il s'installe au milieu d'un chaos d'anciennes bâtisses. C'est la période difficile, mais combien héroïque, de sa carrière. Car son ambition des larges fresques et de la peinture murale ne lui a valu que de rares commandes pour des décors de cafés ou des salles de restaurants.

L'exposition, en 1896, de son immense et fougueux Combat, où il voit une affirmation de sa nouvelle technique, ne lui vaut que les protestations ou les dédains d'une aveugle critique. Mais que lui importe ? l'ère des hésitations est close; Il sait ce qu'il veut et où il va. Délaissé le réalisme de la vie actuelle c'est au symbolisme des vieux maîtres qu'il se voue désormais, aux figurations mythologiques, où rayonnent les sublimes images des dieux, dont les formes idéales se sont manifestées aux peintres, aux périodes d'apogée.

Un haletant enthousiasme l'exalte devant l'art d'un Tintoret, d'un Titien, mais surtout devant l'aisance magicienne du dieu de la couleur, le prestigieux Rubens.

Rien ne prévaudra à l'encontre de cette conviction qu'il a maintenant de tenir la vérité, de se relier à la chaîne interrompue des maîtres de l'art éternel. Sans se soucier davantage du jugement des incompétents, il dépense sa verve; décorative en allégories où triomphent des Apollons et des Vénus, des Pégases aux crinières flamboyantes; il brosse des cartons de tapisseries pour Beauvais et les Gobelins, dont un rutilant spécimen fut exposé à l'un des Salons qui ont précédé la guerre. Ah! le fier sarcasme qu'il oppose aux dédains d'une critique dont l'immuable louange erre de Cézanne à Gauguin! En nargue de la gêne, son rire éclate aux murs de son atelier délabré. Il lui suffit de pouvoir garder et nourrir le bon cheval qu'il enfourche, la journée finie, pour une évasion du marasme envahissant.

George Moore
George Moore
George Moore a narré, dans ses Mémoires de ma vie morte, la visite qu'il a faite, vers cette époque, à l'atelier de la rue des Vignes. Mais le portrait qu'il fait d'Anquetin, sous le nom supposé d'Octave Barré, ne vaut que par quelques traits pittoresques et n'est guère plus ressemblant que celui qu'il a tracé de Mallarmé. Il le voit travaillant à «une peinture archaïque achevée en glacis»; il note son aspect d'un baron du XVIe siècle: sa barbe, dit-il, son nez cassé, son air hiératique (?) concouraient à la ressemblance et il portait son jersey comme une cote de mailles.

Cet éloignement de la modernité, où Moore voit le reflet de son art, se complète du délabrement de l'atelier, au milieu d'un terrain vague «où pullulent les choux qu'il cueille quelquefois pour sa soupe», car il se dit toujours «dans une dèche épouvantable». Puis, apercevant, tourné contre un mur, un portrait de femme, peint à l'ancienne manière d'Anquetin, crue et violente, Moore y retrouve l'influence de Manet, - car, ajoute-t-il, «les méthodes de Manet s'accordaient avec le tempérament de mon ami... mais la rhétorique soigneusement préparée de Rubens lui était aussi contraire que le serait, par exemple, à ma manière, le style de Milton».

Ce trait est bien dans la tournure d'esprit de George Moore, qui, incompréhensif de la peinture du passé, ne voit rien, avant l'apparition de Manet, sans d'ailleurs se soucier des beaux portraitistes qui sont la gloire de la peinture anglaise.

Il va de soi qu'il n'y a rien à retenir de cette vision d'un Anquetin volontairement archaïque. Son désaccord avec l'art contemporain ne consistait que dans le choix des procédés. Cela suffisait, il est vrai, à lui donner cette attitude de révolté qui ne souscrit pas au commun préjugé, qu'il faut, en tout, «être de son temps». Le choix d'un fruste atelier n'était pas davantage inspiré par le désir d'éviter la modernité.

Dujardin
Anquetin : Victoire (Projet de tapisserie)
Dès qu'il a pu acquérir une certaine aisance, et sortir de la «dèche épouvantable», il s'est aménagé, dans un immeuble de Mme Anquetin, un appartement et un bel atelier qu'il a lui-même décorés, le tout avec ascenseur, téléphone et accessoires d'un moderne confort. Rien d'archaïque non plus dans sa mise, aucun souci de façade, nul signe extérieur d'originalité, en dehors du masque d'ægipan que lui a sculpté la nature. Tout au plus se retourne-t-on en voyant passer caracolant sur une allée du Bois, un cavalier, solidement en selle, maniant avec dextérité une fougueuse monture.

De même ne doit-on accepter la légende d'un Anquetin gaspillant son activité créatrice en palabres et en verbeuses apologies du passé. Ce qui est vrrai, c'est que son éloquence pétillait d'une intarissable verve, en drolatiques aperçus, avivés çà et là d'un rehaut d'argot d'atelier. Cette impression d'un talent, dépensé en paroles nous fut confiée, un soir, par Remy de Gourmont, que Dujardin avait invité à dîner avec Anquetin. Le contraste de deux individualités aussi tranchées offrait, par leur rapprochement, une singulière antinomie.

D'un côté, la face monacale, rougeuse et eczémateuse de Gourmont, aux yeux attentifs où ardait la flamme contenue de l'esprit, un sourire hermétique et un repli de pensée dont l'énigme se trahissait à peine de rares paroles. Et, en face, le masque expressif d'Anquetin, concrétisant une extériorisation complète des idées sans un débit irréticent.

Remy de Gourmont
Remy de Gourmont
Gourmont écoutait, souriant et mystérieux; et Anquetin. pérorait, avec l'entrain des meilleurs jours. Sa faconde se déployait, tour-à-tour enthousiaste et gouailleuse, sur l'art, sur les peintres, exaltant les uns dans un paroxysme de dithyrambe, accablant les autres de dédains et de sarcasmes. Cette véhémence s'étendait sur les apogées et les décadences de la peinture mais de la peinture en tant qu'art plastique et visuel, sans accord avec l'esthétisme idéal de Gourmont.

Aussi ce dernier nous confia-t-il qand il fut seul, que ce peintre verbeux qui laissait trop sécher les couleurs sur la palette, devait tenir cette impuissance de l'une de ces maladies qui exercent sur la volonté leur action dissolvante.

Cette insinuation ne fut pas sans me troubler, mais ce que je savais d'Anquetin, ce que j'en connus par la suite, me la fit écarter résolument.

Les découragements, d'ailleurs passagers, de l'artiste, faisant place à une éloquence combative, avaient pour moi cette explication naturelle: quand son effort de réaction s'est heurté, sans en pouvoir triompher, à la méconnaissance et aux dédains d'une critique, attachée surtout à la louange des fauteurs de l'actuel désarroi, il a compris qu'il fallait autre chose qu'une démonstration d'exemple pour contrarier une invincible descente.

Or, s'il a pu se laisser gagner par de temporaires découragements, on n'y saurait voir une résignation d'impuissance. Si, par intervalles, il s'est arrêté de peindre, ce n'est pas qu'il entende se désintéresser d'un art qui reste son unique raison de croire et d'agir. Sa puissance combative doit seulement recourir à d'autres armes.

Sa pittoresque éloquence, son érudition d'art, une culture générale, supérieure à celle de la plupart des praticiens de la peinture, lui permettent d'exprimer ses tendances par la parole et par la plume et d'y trouver des auxiliaires de son prosélytisme. Les trêves apparentes de son activité de peintre sont ainsi remplies par des articles de presse, par des réunions et des conférences, par l'ouverture d'un atelier où enseigner ses méthodes.

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Femme au Chat
C'est d'abord par l'écriture qu'il inaugure sa propagande. Pawlowski, alors directeur de Comœdia, lui ouvre ses colonnes et, par une série d'articles, appuyés de reproductions de tableaux, qu'il publie d'octobre 1912 à janvier 1913, il définit et explique les techniques des anciens, les compare à la carence, des modernes. Il s'attache encore, dans ses entretiens, à démontrer qu'avec l'école de David s'anémie et se perd peu à peu tout enseignement de la peinture. Or, ce métier oublié, c'est à Rubens et à Poussin qu'il faut remonter pour en retrouver le secret. Et il conclut, en fin de son article du 27 décembre: «Incessamment, j'ouvrirai un atelier pour joindre l'action à la parole.»

Il ne s'en tient pas là: au début de 1914, il reprend sa campagne: c'est à une élite, à ses confrères d'art que cette fois il s'adresse. Il organise, au restaurant Lapérouse, des dîners mensuels dont il orne le dessert de ses allègres causeries. Ces agapes se succèdent, le treize de chaque mois, jour qu'il choisit en défi du vulgaire préjugé. De courts billets de sa main rappellent, sans indication de programme, ces dates de réunion à ses amis. J'en ai conservé trois, datés des 8 janvier, 13 février et 8 mars.

Dans une salle du premier étage, entouré d'une quinzaine de convives, Anquetin est assis au bout de la table. Son esprit pétille, sa verve flamboie; il peint avec des mots, des audaces de verbe, des truculences d'images. Son enthousiasme éclate quand il évoque les princes de la peinture: ceux de Florence et de Venise en imposant aux papes et aux rois; Rubens, somptueux ambassadeur près de Marie de Médicis; Van Dyck, dont le pinceau est le sceptre des élégances à la Cour des Stuarts; Vélasquez, plus fastueux qu'Olivarès, dans ses atours de Grand d'Espagne, - tous magnifiques seigneurs, tels que lui-même eût rêvé d'être, en d'autres temps.

Puis, d'un hilare croquis, il peint une scène de combat, il précipite une charge de cavaliers, un cheval de guerre piaffe, rue et «crotte dans la bataille». Il passe enfin, de l'ère des héros à leurs débiles héritiers, qu'il invective sans plus de mesure.

galop
Cavalcade
C'est à Ingres qu'il s'en prend avec le plus d'âpreté, dont il abomine les plats coloriages. Lui objecte-t-on qu'il faut tout de même lui laisser quelque chose: le dessin, la ligne...?

- Ah! parlons-en riposte-t-il; - et il tire de ses papiers le fac-similé d'un dessin d'Ingres. Alors, d'une démonstration péremptoire, il fait ressortir ce qu'il veut être de grossières erreurs anatomiques. Et l'on adhère quand-même à cette outrance de partisan qui vise si bien à sa vindicte passionné.

Vers, le même temps, il convoque à des réunions, chez Vitti, 49 boulevard du Montparnasse, où il doit traiter «De la peinture», puis à l'Université populaire, 157, faubourg Saint-Antoine, pour des conférences sur l'Art ancien et moderne : Manet, Ingres et Titien, ce qui ne l'empêche pas de distribuer, à jours fixes, aux néophytes de son atelier, ses leçons sur le traitement des pâtes et l'emploi des glacis.

Puis, son cours terminé, il trompe encore son besoin de dépense musculaire en enfourchant son bon cheval pour quelque fière randonnée. Pareille activité laisse-t-elel la moindre place au grief d'aboulie et d'impuissance incriminé par Remy de Gourmont ?

La guerre terminée, Anquetin a repris ses cours; mais un peu plus tard, des exigences de santé peut-être, ou des soucis de famille, ont commandé le séjour de la Côte d'Azur.

Installé à Nice, il s'y livre à une active production. Il y satisfait sa tenace passion des peintures murales, dans une vaste décoration chez la comtesse Armand et un panneau pour le Cercle Artistique de Nice.

3 graces
Les trois grâces
Il y exécute aussi bon nombre de portraits où il sait modérer une fougue qui aurait tendance à déborder ses modèles. Le succès semblait enfin couronner son noble effort, quand en 1927, un mal cruel, consécutif d'une opération de la prostate, vint briser son robuste organisme. La mort lé frappa, en août 1932, six mois après Armand Point. Le même destin réunissai ces deux gardiens des pures normes esthétiques, isolés dans une décadence d'où émerge leur vivante protestation.

J'ai, récemment, voulu refaire une visite à l'atelier de la rue des Vignes. Mme Anquetin, si pieusement attachée à la mémoire de son mari, m'a gracieusement accueilli dans cet émouvant reliquaire. Là, triomphe un choix de maintes belles œuvres du maître: sept ou huit portraits de lui, peints par lui-même à différentes époques, rappellent les transformations apportées par l'âge à ce masque vigoureux.

Le voici, dans la verdeur de ses trente ans, puis, la face sillonnée des rides de la soixantaine, qu'encadrent sa crinière de vieux lion et son opulente barbe grisonnante; le voici encore, un peu plus tard, avec son sourire épanoui de faune triomphant, et enfin, sous son dernier aspect de blanc patriarche, rappelant le visage tourmenté de Michel-Ange. Sur les chevalets rutilent les maquettes de ses décors pour le Marchand de Venise et le Malade imaginaire. Je reconnais aussi cette figure d'un Mauclair juvénile que je lui avais vu peindre à Marlotte, puis ce magistral portrait de Gémier dans la Rabouilleuse, une crâne attitude de demi-solde qui eût ravi Balzac et Daumier.

Or, ne doit-on pas souhaiter que, par une exhibition d'ensemble de cet œuvre, soit enfin révélé à tous ce robuste tempérament de peintre qui nous console de l'aridité d'une époque d'art en désarroi ?

Femme-en-rouge
Femme au gilet rouge

Extrait de : l'ouvrage d'Aristide Marie
La Forêt symboliste Esprits et visages

Editions Firmin Didot Paris 1936

SOURCES

Internet :

Amis de Bourron-Marlotte


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