MARLOTTE ET ARMAND POINT
par Aristide Marie

Armand Point
Armand Point
Le hameau sylvestre de Marlotte, tant aimé des romantiques, n'est plus qu'un séjour de villégiature peuplé de bourgeoises villas, où un hôtel moderne a remplacé l'auberge chère à Murger et à Célestin Nanteuil. Mais y subsistent encore quelques coins solitaires où peut s'abriter l'exil d'un poète et d'un artiste. C'est l'un de ces retraits écartés que, pendant quarante ans, choisit pour son refuge le suprême servant de beauté que fut le maître Armand Point.

Chaque année, du printemps à l'automne, cet ermitage me recevait, presque assidûment, hors les périodes d'absence ou de voyage, un dimanche par quinzaine, l'autre dimanche donnant lieu aux visites que me faisait Point, à Fontainebleau. Ces réunions étaient aspirées avec l'attente de ces «petits bonheurs» qui parsèment de quelques fleurettes la trame uniforme de la vie. Avec quelle allégresse je faisais, par les matins d'eté, le trajet de Fontainebleau à Marlotte !

Une route de forêt découvrait bientôt une trouée d'horizon sur des espaces qu'un incendie avait autrefois denudés. Le rêve flottait aux buées matinales qui teintaient délicatement les plans dégradés du paysage, anticipation des heures exquises dont m'attendait le ravissement. Puis, vers le milieu de la traversée de Marlotte, se détachait une étroite ruelle pavée, entre des murs tapissés de lierre, qui me conduisait devant la porte en ogive de l'atelier de Point. Une chaîne sans poignée, perdue dans le feuillage, alertait une cloche intérieure, et bientôt l'huis s'ouvrait, encadrant la silhouette de l'hôte, dont l'accueil exultait de la voix et du sourire.

hauteclaire
Logis de Haute-Claire
La figure d'Armand Point était inoubliable. Nul n'en a croisé le regard sans en subir la fascination. Ce n'était pas seulement par sa belle stature et sa mise de seigneur-peintre de la Renaissance qu'il s'imposait au souvenir. Il y avait dans l'éclair des yeux et la douceur du sourire, dans la majesté de ses traits et de toute sa personne un rayonnement spirituel d'une invincible séduction.

A peine entré dans ce logis, on était tout de suite pénétré de l'atmosphère d'art qui s'en dégageait. Un rideau de glycines et de vignes vierges laissait entrevoir, aux interstices d'une cascade de ramures, la façade de la maison, surélevée d'un perron garni de fleurs. Tout, dans cette solitude, depuis l'atelier où rayonnaient les peintures et les études; jusqu'à l'intérieur du logis, pavoisé de copies des maîtres et des bibelots anciens, témoignait, sous toutes les formes, du culte exclusif de la beauté. Un artiste, dans l'acception la plus pure et la plus noble du mot, tel était bien Armand Point.

Il était né à Alger, d'un père français et d'une mère espagnole. Mais on chercherait en vain, dans cette ascendance, une explication de son surprenant génie. Il ne semble pas davantage qu'il ai gardé de l'azur africain et de sa blanche cité natale une influence sur sa vision du monde extérieur.

La joie des choses
La Joie des choses
Venu très jeune à Paris, sa vocation de peintre se dessina sans ombre de perplexité. D'une haute intelligence, d'une extrême sensibilité, son âme enthousiaste s'épanouit devant les chefs-d'œuvre des maîtres italiens qu'il put voir dans nos musées. L'impression qu'il en reçut décida de sa destinée. Son esprit fut aussitôt dominé par cette religion du Beau qui devait être la raison suprême de son art. Dans sa compréhension mystique, la Beauté n'était pas seulement la «splendeur du Vrai», mais l'expression du Divin dans le monde visible.

Or c'était surtout dans les pures formes humaines, autant que dans l'harmonie de l'univers, qu'il en voulait chercher le reflet. Il en retrouvait l'éternel contour dans la fixité des lignes d'un rêve de Phidias ou de Michel-Ange, cette beauté sereine exprimée dans cette vision de Baudelaire:

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris,
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes,
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

mais il saura animer le spectre impassible des passions et des douleurs de la vie.

Il a de même compris qu'il est dans l'histoire du génie humain des âges heureux où cette beauté s'est plus divinement manifestée, où, selon l'expression de Lucrèce, les splendides images des dieux se sont révélées à l'âme des hommes. Telle était la floraison de la statuaire hellénique, mais pour lui, peintre, c'était surtout ce jaillissement éblouissant de la Renaissance italienne. Il y voyait l'apogée auquel il fallait remonter pour sortir de décadence.

Or, pour relier les anneaux rompus de la chaîne de beauté, il fallait s'abstraire d'un monde dont il ne devait rien attendre et rester le solitaire qui ne doit compter que sur soi-même. Cependant la vie a de dures lois et cet isolement eût été chimérique, si Armand Point n'avait eu pour l'aider un soutien précieux: c'était Jacques Demellette, qu'il avait connu sur les bancs du lycée Condorcet, et, qui, fervent ami des arts, comprit ce qu'il y avait de promesses dans cette exceptionnelle nature.

Par ses subsides constants et sa tutélaire munificence, il préserva son ami des soucis de la matérielle et lui permit de soutenir la lutte où il devait triompher.

Armand Point tourna alors résolument le dos à son siècle et, pendant cinquante ans, il s'isola dans un labeur ardent, passionné, joyeux. Entraîné d'abord par son mystique idéalisme, il fut quelque temps séduit par le symbolisme oriental dont s'était inspiré le christianisme des Croisades. Ainsi fut-il de sa rencontre avec le Mage des modernes Rose-Croix, le Sar Péladan.

Peladan
Sâr Péladan
La légende a subsisté des truculences dont celui-ci, la chevelure poudrée de paillettes d'or, présidait aux rites du nouvel ordre. De même gâtait-il d'un insolite vocabulaire sa prose d'illuminé, une production littéraire qui, dans Le Vice suprême, et autres manifestes de sa prédication, attestaient cependant, comme son œuvre ultérieure d'historien d'art, de rares qualités d'écrivain et de critique. L'ironie du philistin s'en mêla et les nouveaux Rose-Croix ne furent pas indemnes de ridicule. Mais les théories dont le Sar préconisait sa rénovation morale et esthétique firent néanmoins illusion à Armand Point, qui lui-même avec sa fière stature et sa beauté d'esthète, devait faire impression dans le temple.

Pour un temps, il fut le peintre des Rose-Croix, et la sympathie du Sar se traduisait par les dédicaces pompeuses qu'il inscrivait en tête de ses livres. Les œuvres de Point portent alors l'empreinte du symbolisme médiéval avec ses héroïne aux belles armures et sa faune merveilleuse d'hippogriffes, de dragons et de licornes.

Affranchi de l'empreinte du Sar, il lui reste toutefois cet attrait des splendeurs orientales qu'il veut traduire sous une autre forme d'art.

Dans sa maison de Marlotte, il installe un atelier d'orfèvre; il recrute une équipe de praticiens artistes, et voici fondé cet ouvroir prestigieux qu'il décore du nom de Haute-Claire. Superbe comme un Benvenuto Cellini, Armand Point fond et cisèle les ors, sertit les gemmes, fait jaillir une joaillerie digne de la reine de Saba ou d'une impératrice de Byzance. Sous ses doigts de magicien, éclosent à miracle les châsses d'or, fleuries d'émeaux et de pierreries, des bracelets, des colliers, des bagues. Leygues, alors ministre des Beaux-Arts, s'y intéressa, et l'une des châsses de Haute-Claire fut acquise pour le musée Galliéra. La moindre réclame eût fait enlever, à beaux deniers, ces merveilles. Ce n'était pas dans les façons d'Armand Point : il laissa s'éteindre le four, pour se confiner désormais dans son autre atelier, où d'ailleurs il n'avait pas cessé de peindre.

coffret paons
Coffret aux paons
C'est alors l'époque joyeuse de l'atelier de Marlotte. Les fastes de la romantique bourgade conservent le souvenir de cette allégresse. Si le vain public et les frivoles curieux ont peu d'accès aux arcanes de Haute-Claire, par contre, affluent autour du Maître, des écrivains, des poètes, des artistes. On y chante et on y festoie: «C'est à Marlotte - Que la vie est rigolotte...» tel est le refrain d'une chanson composée pour l'une de ces fêtes, non point une saturnale de rapins débridés comme le furent les soirées des auberges Saccault ou Antony, mais une spirituelle kermesse, exutoire réaliste à ces fervents de l'Idéal.

L'irradiation que dégage le Maître en ce milieu d'art, y assemble une enthousiaste phalange: s'y réunissent déjà, ou y viendront plus tard: Elémir Bourges, Philippe Berthelot, Paul Claudel, Édouard Dujardin, Paul et Victor Margueritte, Camille Mauclair, Stuart Merrill, Henry Davray, Jacques Daurelle, Louis Buzzini, Leo Rouannet, les peintres Anquetin et Léonard Sarreluis, Fauché, Numa Gillet, puis des amis, Émile Martin, de Saintville, et, au premier rang, le tutélaire ami, Jacques Demellette. L'attraction exercée par ce cénacle est telle que le pauvre Oscar Wilde, cherchant une atmosphère lénifiante, au sortir de son carcere duro, ne trouve rien de préférable à l'hospitalité offerte par Armand Point.

Entre ces familiers de Haute-Claire, il en est un dont les fraternelles relations avec le Maître se traduiront par de mutuelles confidences et une correspondance idéale que nous avons résumée plus haut! C'est le solitaire Elémir Bourges, qui, de même, poursuit, loin du monde, sa recherche de l'absolu. Les entretiens du peintre ont exalté chez l'écrivain le culte de Michel-Ange et des maîtres italiens. Mais une santé débile, un laborieux effort, des soucis matériels l'ont incliné vers la mélancolie. C'est dans le cœur de son ami Point qu'il épanche ses tristesses, relevées d'enthousiasme esthétique, qu'il décrit les phases de l'œuvre prométhéenne qu'il médite et enfante dans la douleur - cette Nef où il entasse une pléthore de symboles. Ses rêves les plus célestes s'attristent toujours de l'ombre de la mort et des fatalités de la vie, qu'il résume dans le titre de son meilleur livre: «Les Oiseaux s'envolent et les Fleurs tombent».

Elemir Bourges
Élémir Bourges
Mais chez Armand Point, il n'est pas de place pour ces anxiétés. Le four de Haute-Claire éteint, il fait en Italie de longs séjours. Il y explore et retrouve enfin le «métier» de sa hantise, dont le secret semblait perdu. Non content de l'étudier dans les ébauches et les préparations de ses maîtres favoris, il a compulsé tous les vieux ouvrages sur le dessin et la peinture, sur la technique de la fresque et l'emploi des vernis. Aux traités du Vinci, de Cennino Cennini, à l'Histoire de Vasari, etc., il ajoute les modernes travaux de Léonor Mérimée, sur les méthodes de peindre et l'emploi des glacis. A l'exemple des anciens, il entend broyer lui-même ses couleurs et préparer ses matières, voulant assurer, par tous les moyens, la durée et la solidité de sa peinture. Sa compétence est devenue telle que c'est à lui qu'on recourt, aussi bien en Amérique qu'en France, pour décider, en expert souverain, sur les attributions douteuses et les authenticités suspectes.

A Florence, à Venise, à Naples, il a couronné ses expériences, et, pour affirmer sa certitude du résultat, il en a fait une démonstratîon pérémptoire en exéutant, au musée de Naples, selon les méthodes du Titien, une copie de la célèbre Danaé, si parfaite qu'on croit y voir une réplique de l'original. En 1912, il est à Rome: il a loué pour six mois, sur les pentes de Frascati, la fameuse villa Muti, domaine autrefois du cardinal d'York et refuge du dernier Stuart, l'aventureux Charles-Edouard. Je l'y rejoignis, au cours d'un séjour à Rome que je fis, au printemps de 1913, en compagnie de mon illustre ami, Jacques de Morgan. Il m'apparut, sur le large escalier de la villa, coiffé de ce béret-chaperon de velours qui le faisait ressembler à un portrait du Titien ou de Léonard.

Il exultait dans l'illusion de son plus beau rêve, devant cette vaste allégorie du Néant de l'effort humain, qui, exposée ensuite au Salon annuel, fut acquise par l'Etat. Tout, dans ce milieu, rappelait la majesté d'un autre âge: la nudité hautaine de cette villa aux proportions de palais, proche les monts Sabins, face au panorama de la campagne romaine, évoquait, avec les souvenirs. d'Horace et de Pollion, le siècle de la splendeur latine.

Fontaine de Jouvence
La Fontaine de Jouvence
Nous nous réunissions ensuite au Café de la place de Venise, au cœur de l'ancienne Rome, à quelques pas du Forum, où Jacques de Morgan nous reconstituait le Palatin et la Maison des Vestales, puis, sur la colline Vaticane, où Point nous commentait les prodiges michelangelesques de la Sixtine. Il peut alors mesurer l'ascension de son talent et le couronnement de son long effort.

Par une série imposante d'œuvres maîtresses, il a touché le triomphe de l'art, tel qu'il l'avait conçu. En pleine possession désormais de sa technique, il a empoigné les crins de sa chimère et choisi, dans la mythologie grecque et la Légende sacrée, des sujets où doivent le mieux s'inscrire les belles formes humaines. Toujours en progrès, il s'attache à accentuer, par une recherche de la symbolique des couleurs, le sens profond de ses mythes. Ainsi va-t-il réaliser ce qu'il veut être la peinture idéaliste, dans une alliance harmonique de la poésie et de la couleur.

Il est un peintre qui pense et qui rêve, et plus peut-être encore qu'un peintre, un poète. De cette série de pages allégoriques, il se décide, sur l'insistance de ses amis, à faire, en juin et juillet 1929, une exhibition triomphale. Il y expose: Apollon et Daphné, Diane et Actéon, le Jugement de Pâris, la Mort de Narcisse, la Gardienne du Torrent, la Jeune fille à l'Iris, Psyché sortant des Enfers, Orphée et Eurydice, etc... puis, cette admirable Salomé, un de ses derniers chefs d'œuvre. Prestigieuse réunion où le symbolisme de la Beauté, tour à tour passionnée, cruelle ou douloureuse, reste la pensée et le tbème essentiels.

Baigneuses
Armand Point : Baigneuses
Devant cette insigne manifestation, qui de nous n'a ressenti ce frisson religieux que suscite la constance d'un rare essor de l'esprit? Or cet émoi, il faut bien le dire, ne fut pleinement éprouvé que par les dévots de l'art immortel. Les autres, et on doit y comprendre certains critiques, uniquement préoccupés de puériles audaces qui n'ont avec l'art le moindre lien, n'accordaient à Armand Point qu'une attention distraite. «Peinture de musée», disaient les uns, dans leur vision désaccoutumée des chefs-d'œuvre; ou bien encore: «pastiches de Mantegna, du Vinci, du Titien».

Armand Point souriait, n'attendant rien de ces incompétences, surpris, disait-il, de voir réunir en lui des ressemblances avec les maîtres les plus dissemblables. Or l'acception de «pastiche» ne tient pas un instant à l'égard de Point, mais traduit simplement l'illusion superficielle que peut créer l'identité des méthodes, ce semblant de parenté que confèrent les écoles aux personnalités les plus différentes. Ce qu'on peut toutefois discerner dans l'évolution de cet art, c'est que dans sa première phase, le peintre, plus fortement attaché à l'essai des procédés, accuse davantage l'obsession de ses modèles; mais à mesure que plus maître de sa facture, il se libère de cette influence, son originalité se dégage et son inspiration ne relève plus que de sa propre sensibilité.

Chez Armand Point, la personnalité s'affirme dans l'affinement des lignes, dans la projection psychique que reflètent ses figures. La mystique des couleurs intervient à son tour dans le choix des nuances et des demi-tons accordés, au symbolisme qu'il entend exprimer. Des tons francs et des complémentaires majeurs qui régissent d'ordinaire les palettes du Titien, de Rubens et de Delacroix, il passe, au gré de l'impression qu'il veut traduire aux pâles violets et aux orangés alanguis, aux roses et aux amarantes éteints.

Autant nous éloigne-t-il des sensualités païennes des Vénitiens que des charnelles exubérances des Flamands et du dramatique coloris des Espagnols.

St Georges
Armand Point : Saint Georges
Léonard de Vinci, à qui le plus souvent on l'a comparé, est celui de tous les maîtres, italiens dont la méthode compliquée est la plus différente de celle de Point.

Si, de plus, on compare la Salomé, la Jeune fille aux Iris et les éphèbes mythologiques de Point avec la Joconde, le Bacchus et le Saint Jean du Vinci, on constate entre les deux peintres une disparité de sentiment et d'expression excluant chez Point toute idée de pastiche.

Quoi qu'il en soit de ces différences, il n'est rien qui atteste davantage la déchéance du goût d'une époque que les prétéritions ou les dédains d'une critique qui cependant trouve des mots et des formules pour disserter d'inanités qui ne relèvent que du silence.

Qu'importe au surplus à Armand Point ? Il sait ce qu'il veut et rien ne le fera dévier de la voie qu'il s'est tracée. A aucun moment il n'est assailli par le doute, et la constance de son effort témoigne de la certitude de son idéal. La plus austère discipline préside à son, patient labeur.

Devenu plus solitaire en ses dernières années, il ne connaît ni l'ennui ni le besoin de divertissement. Sa fièvre de produire s'accompagne d'une allègre sérénité : dressé, devant le chevalet, le buste serré dans un veston-pourpoint boutonné jusqu'au col, il se soucie peu qu'on puisse dire qu'il n'est pas contemporain. ætre de son temps, quand on ne trouve entre soi et son époque la moindre affinité, cela est bon pour la gent moutonnière qui, ne se sentant aucune puissance originale, préfère s'adapter au troupeau et docilement le suivre. Mais, lui, entend défier son âge jusque dans sa tenue. S'il sort ou se montre dans un endroit public, il n'a cure qu'on l'observe curieusement, qu'il surprenne par son large feutre et sa cape vénitienne qui font songer à un revenant du Quattrocento.

J'ai vu, un jour, où je déjeunais dans un restaurant parisien, entrer Armand Point, dans son légendaire costume, avec une dame qui semblait sortir d'un de ses tableaux, fraîche comme le Printemps de Boticelli - coiffée en bandeaux à la Ghirlandajo. On les regardait, j'entendais chuchoter: Quel est ce Monsieur? Mais on ne riait pas, tant il y avait de dignité simple, sans rien de composé dans la physionomie, rien qui affectât le travesti et le désir de paraître, dans cette tenue exclusive de modernité.

Dans son intimité, on était tout de suite gagné par la cordialité de l'accueil, pénétré de cette euphorie où rayonnait la beauté de vivre. Une allégresse juvénile montait autour de sa table quand apparaissait un plat de sa confection, rôt, volaille ou andouillettes, qu'en artiste culinaire, il rehaussait d'une mosaïque de légumes, comme un arrangement de couleurs sur sa palette.

Dans le cabinet-salon où l'on passait ensuite, s'empilaient des livres et des collections de gravures, autour d'une copie de la Diane pompéienne et d'une réduction polychrome de la Pieta de Michel-Ange, ébauche originale peut-être, découverte chez un antiquaire de Fiesole. Une vitrine où étincelaient quelques émaux ou bijoux, souvenirs de l'ouvroir de Haute-Claire, complétait ce ravissant décor.

Et les devis d'art et de poésie, mêlés de philosophie esthétique, se croisaient, pressés, maintenus toujours dans une hautaine spiritualité. Car l'artiste, chez lui, se doublait d'un poète, au sens intuitif de «voyant», qui étendait sur l'invisible de pénétrantes antennes. Mystique et visionnaire, son subtil esprit, nourri de lectures choisies, lui permettait d'aborder toutes les cîmes de la pensée.

Fervent de Gœthe, il se complaisait aux Entretiens avec Eckermann, préférait, parmi les poètes, Lamartine, Vigny et Gérard de Nerval. Il croyait à la pérennité de l'esprit, admettait, comme Gœthe, un privilège de survie pour les âmes d'élite.

Que ne puis-je restituer les causeries d'Armand Point, qu'illuminaient, comme des éclairs, ses théories sur l'Art, sur l'Idéal, sur le sens suprême et les fins supérieures de la Vie! Amour, Beauté, l'éternel dans l'éphémère, Armand Point en a connu tous les ravissements; non toutefois sans que s'y mêle cette alternance de joies et de tristesses dont est tissée la trame de nos jours. Sans vouloir faire sur sa vie sentimentale, une incursion indiscrète, il m'est permis, sans dommage pour sa mémoire, de rappeler ce qui doit compléter le portrait que je trace avec mes seuls souvenirs.

Au début du siècle, alors que vient de prendre fin son long attachement pour une femme dont la grâce se doublait d'une haute distinction de cœur et d'esprit, le peintre solitaire vit un jour apparaître dans son atelier une jeune danoise d'une rare beauté: c'était Mme Helga Obstfelder, veuve d'un poète scandinave, que la réputation de l'artiste y avait attirée. Issue d'une famille bourgeoise de Copenhague, orpheline de bonne heure, elle avait complété son éducation dans un couvent de Chambéry et parlait, avec un léger accent, un français très pur.

Harpiste
Armand Point : Helga en joueuse de harpe
Enthousiaste, romanesque et musicienne, elle chantait, en s'accompagnant sur la guitare, d'anciennes ballades nordiques et des romances françaises, comme la complainte de Gastibelza. Point fut immédiatement conquis par cette nordique magicienne.

Sans prendre garde à l'inquiétante mobilité d'un esprit où se discernait quelque déséquilibre d'une héroïne d'Ibsen, il la fit adhérer sans peine à un projet d'union: le mariage fut célébré à Copenhague, en 1899.

La naissance d'un fils qui reçut les prénoms de Victor-Elémir, du parrainage d'Elémir Bourges, compléta l'illusion des premières années. Un portrait, que peignit son père, à l'âge de sept ans, nous montre un joli garçonnet à la blonde chevelure se déroulant en boucles sur le col, comme un infant de Velasquez. L'artiste voyait en lui un présent des dieux, l'Euphorion né de l'union de l'Esprit et de la Beauté.

Une déception cruelle devait contrarier ce rêve de félicité familiale. D'abord très éprise de son mari, l'impulsive Danoise s'était montrée enthousiaste de son art, avait, pour lui complaire, étudié avec passion l'histoire de la peinture italienne, se flattant d'énumérer, avec des dates, les noms des maîtres, petits et grands, de cette nombreuse école.

Mais peu à peu lassée de l'austérité de l'atelier, de la médiocrité d'une vie enclose à laquelle, dans ses ravissements de créateur, l'époux se renfermait obstinément, Helga manifesta bientôt des idées de changement.

La louange sans mesure que lui attirait sa beauté, la lecture passionnée d'Ibsen et aussi de Balzac la firent rêver d'une existence brillante avec des triomphes de reine.

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helene berthelot
Armand Point : Hélène Berthelot

Vainement le peintre s'efforça de réagir contre ces mirages d'indépendance; il dut renoncer à fixer plus longtemps cet oiseau de passage qu'il avait capté quelques années et qui maintenant lui échappait. Il se résigna à rendre à l'inquiète Helga une liberté qui, après maintes désillusions, devait aboutir au final délire. Internée près de Copenhague, à l'asile de Nyköping, elle y est morte, en novembre 1930.

Accablé d'abord par cet abandon, le père, qui n'avait consenti au divorce qu'en se faisant confier la garde de son fils, se consacra entièrement à l'éducation du petit Victor. Il le fit entrer au collège Stanislas et, après de brillantes études classiques, le jeune homme fut admis à l'École Navale d'où il sortit en bon rang. Philippe Berthelot, devenu son parrain officieux, depuis la mort d'Elémir Bourges, l'avait pris en affection, et, n'ayant pas d'enfant, avait reporté sur lui, de même que Mme Berthelot, une tendresse toute paternelle.

Un tel patronage était pour Victor Point un gage précieux d'avenir, mais son avancement rapide était aussi bien dû à son rare mérite et à ses qualités personnelles. Tout cela, on va le voir, devait sombrer devant une tragique fatalité.

Mlle Gouverneur
Armand Point : Gisèle Gouverneur
Armand Point s'était repris au travail le plus acharné; il avait d'ailleurs trouvé à sa solitude un tendre allégement, en s'associant une aimable élève, Mlle Gisèle Gouverneur. Douée d'heureuses aptitudes, celle-ci devint rapidement, sous la direction du maître, une habile miniaturiste. Il a laissé d'elle un délicieux portrait qui figura à son exposition en 1929, sous le titre de la Jeune fille aux Iris. Elle l'accompagna, durant trois hivers, dans la Creuse, en Auvergne et en Corse, où le peintre s'était pris d'un goût très vif pour le paysage et rapporta de ces sites colorés une série d'études qui révélaient, sous cette nouvelle forme, la prodigieuse souplesse de son talent.

Cependant le mauvais sort n'avait pas désarmé : la pauvre Gisèle fut, en quelques jours, enlevée par une pneumonie infectieuse. Ce fut pour son maître un indicible chagrin. Il pourvut à sa sépulture, en se réservant une place dans son caveau.

J'accompagnai mon ami à ces tristes obsèques : ses forces défaillaient et il dut s'appuyer sur mon bras pour suivre le convoi. Il s'abandonna quelque temps à ses idées sur la survie des âmes et à leur retour dans le monde visible. Son spiritisme trouvait un aliment dans les doctrines des théosophes et des illuminés sur les apparitions posthumes et la réalité des spectres d'outre-tombe.

Puis à nouveau l'art triompha dans une ardente reprise d'activité picturale.

A l'automne de 1930, mû peut-être par quelque pressentiment, il voulut refaire un pèlerinage d'art dans les Flandres et en Italie, revoir les maîtres auxquels il devait sa formation.

Une dame, qui s'était vivement intéressée à ses entretiens sur la peinture, voulut l'y accompagner.

Dame a la licorne
Armand Point : Dame à la licorne
Après avoir revu la patrie de Rubens, il partit une dernière fois pour l'Italie. La mort l'y attendait : une grippe maligne le surprit à Rome; il continua cependant sa route jusqu'à Naples, voulant emplir ses yeux d'une ultime vision de la baie merveilleuse. Le mal s'aggrava rapidement, ne laissa bientôt plus d'espoir. Le 6 février 1932 marque le terme de son rêve de beauté. Une grâce du destin lui avait, du moins, concédé de clore ses yeux sous l'azur de la claire Parthénope.

La nouvelle de cette mort, téléphonée par Philippe Berthelot:

«Armand Point vient de mourir!» me surprit comme un glas soudain, un de ces chocs violents que, dans la stupeur de l'inattendu, l'esprit accepte à peine en s'y reprenant à deux fois.

Le lieutenant Victor dirigeait alors, aux extrémités de la Chine, la mission Citroën, et il fallait prendre d'urgence les mesures commandées par une absence qui devait se prolonger encore plus d'un mois.

Je m'y employai avec Philippe Berthelot, et ce n'est qu'au bout de quinze jours que furent transférés à Marlotte les restes de notre ami. Je suivis, dans la petite église de Bourron, puis au cimetière de Marlotte, les restes de celui dont le départ laissait dans mes amitiés un vide qui ne se comble pas.

La mort l'avait préservé de connaître ce qui eût été pour lui un infini désespoir. La tragédie, qu'un vieux mythe fait marcher à la suite de la Beauté et de l'Amour, devait imposer à cette belle vie d'artiste un posthume et funèbre épilogue.

Ce fils, en qui se résumaient toutes ses espérances, trouva la mort dans un drame sentimental qui eut alors un triste retentissement.

J'avais reçu à son retour la visite du jeune officier et l'avais gardé à déjeuner, avec mes filles, dont il avait, tout enfant, partagé les jeux. Ses traits s'étaient un peu émaciés dans les fatigues de sa dure expédition, mais il était gai, heureux de la situation brillante que venait de lui offrir Citroën en l'appelant à la direction de son entreprise.

Je le revis à plusieurs reprises, dans son cabinet de la place de l'Opéra, puis, un matin, quelques jours avant le drame, il vint m'annoncer son départ pour Cannes, avec quelques recommandations concernant la succession de son père. Il était pâle et un peu nerveux, ce qu'alors j'expliquai comme un reste de ses longues fatigues.

En le reconduisant, j'aperçus, dans l'élégante automobile dont venait de le doter Citroën, un beau lévrier gris, qu'il devait, me dit-il, ramener à sa propriétaire.

Je compris qu'il s'agissait de Mlle Cocéa qui séjournait à Cannes, et je me demandai si elle ne l'attendait pas dans quelque café de la ville.

alice cocea
Alice Cocea
Environ une semaine après, je recevais de Philippe Berthelot l'affreuse nouvelle: Victor s'était suicidé, en surprenant son amie dans le yacht où elle se trouvait avec un rival.

Je connus ensuite les détails du drame: à son arrivée à Cannes, Victor avait retrouvé Mlle Cocéa et, pendant quelques jours, était resté près d'elle dans le même hôtel. Puis, un jour qu'il devait rejoindre des amis aux environs, Mlle Cocéa prétendit passer la nuit dans le yacht, alors que Victor revint coucher à l'hôtel. Se trouvant seul, il surprit, dans la chambre de son amie, une correspondance révélatrice. Le complice était précisément le jeune homme qu'elle lui avait présenté comme une relation de sirnple camaraderie et avec qui il s'était lié sans méfiance.

Dès le matin, après une nuit fiévreuse, il partit pour rejoindre le yacht, qu'il aperçut, à l'ancre, dans la baie d'Agay. Il sauta dans un you-you et, arrivé à sa portée, il aperçut son amie sur le pont. Il l'interpella sans aborder: une brève altercation s'ensuivit, puis, brusquement, avec un cri de révolte indignée, le malheureux jeune homme se dressa sur son canot et se tira dans la bouche un coup de revolver. Son corps tomba dans la mer, où il fut retrouvé, une heure après.

victor point-alice cocea
Victor Point et Alice Cocea
Pour le plus grand nombre, cette mort s'offrait avec l'incompréhension du mystère. L'avenir le plus souriant s'ouvrait devant le jeune officier. Il était beau, comme un jeune dieu, d'une rare intelligence, aspirant à diriger vers l'action héroïque les puissances d'idéal que son père avait consumées dans le domaine esthétique. Il avait gardé de ses études dans un milieu religieux une candeur d'âme et une fraîcheur de sentiment qui l'exposaient sans défense aux feintes habiles et aux calculs d'une galanterie intéressée. Sans doute, un peu de réflexion l'eût mis en méfiance contre la sincérité d'un attachement qui se traduisait, dès son retour, par de notables mentions sur son carnet de chèques, et aussi par d'équivoques assiduités que la dame présentait sous couleur de camaraderie.

Mais deux années de dangers, d'insomnie, de fièvres sous des climats insalubres avaient débilité ses pouvoirs de résistance et aggravé une disposition nerveuse héritée peut-être d'une ascendance maternelle assez suspecte. Qu'on ajoute à ces facteurs de déséquilibre l'illusion nourrie par une tendre correspondance dont sa naïve droiture écartait le soupçon et on comprendra avec quelle violence dut opérer la révélation d'une hideuse félonie.

Ophelie
Armand Point : Ophélie
Dans une angoisse d'isolement, il se sentit perdu: son père mort, sans qu'il eût pu le revoir; morte aussi la pauvre démente qui fut sa mère, dont l'irresponsabilité, effaçant tous griefs, avait réveillé en lui de lointaines tendresses et suscité un retour de piété douloureuse. Autour de lui, le désert, et, dans son cœur, un abîme avec la hantise de l'inconcevable trahison.

Le heurt avait été si subit que tout contrôle mental se trouvait supprimé. Un vertige foudroyant provoqua le geste fatal, sans qu'on y puisse voir la moindre part de responsabilité morale. Le héros de l'action alla rejoindre le héros du rêve d'art.

La dépouille du pauvre Victor, transférée d'Agay à Marlotte, fut conduite à ce même cimetière où, six mois auparavant, j'avais accompagné les restes de son père.

Le souvenir obsédant de cette double fin me fascinait comme une énigme où je voyais un vague enchaînement des destinées. Peu de temps avant le départ du fils pour sa mission, j'avais vu réunis ces deux êtres, alors rayonnants d'espoir et de vie. Peu après, se mêlait à cette vision le spectre délirant de la blonde Helga, succombant à sa folie dans son asile de Nyköping. N'était-ce pas encore un ordre du destin, qui, l'année suivante, guidait le peintre dans son imprudent pèlerinage? Je n'avais pas vu, sans une alarme secrète ce départ, suivant un précédent voyage, en plein hiver, sans égard pour les exigences de l'âge et la fuite de la jeunesse.

Mystérieux concours de fatalités dont l'écheveau se dénouait dans la tragédie du désespoir. Le peintre des symboles y eût trouvé peut-être un motif de traduction de l'un de ses mythes : une scène des limbes infernaux où se meut la pâle Perséphone, ou bien le spectre de l'antique Nécessité poursuivant de son doigt d'airain le groupe d'Amour et de Beauté. L'Erèbe a reçu leurs mânes confondus.

Aujourd'hui l'ermitage de Marlotte a passé à d'autres maîtres. Seule une inscription sur la plaque se marbre que nous fîmes sceller, au milieu dès pariétaires symboliques de l'atelier, rappelle le séjour terrestre de l'un des plus nobles artistes de ce temps.

Armand Point
Armand Point : Autoportrait

Extrait de : l'ouvrage d'Aristide Marie
La Forêt symboliste Esprits et visages

Editions Firmin Didot Paris 1936

SOURCES

Internet :

Amis de Bourron-Marlotte


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