Petite histoire, légendes
et mystères du Gâtinais

Artistes, Aventuriers, inconnus ou marginaux
ayant vécu à Bourron-Marlotte ou dans les environs

Paysage du Gâtinais

Simon Mathurin Lantara
(1729-1778)
Orphelin dès l'âge de huit ans, Simon Mathurin né à Oncy, près de Milly-la-Forêt, trouva une place de berger, au service de l'échevin Pierre Gillet, châtelain de La Renommière.

Sans instruction mais sensible à la beauté de la nature qui l'entourait, le jeune pâtre éprouva le besoin spontané de reproduire sur le sable, les rochers, à l'aide d'une baguette, d'un bout de branche, d'un charbon de bois, d'un silex, le dessin des merveilles qu'il voyait. Inspiré par le talent inné qui conduisait sa main, il revêtait ses ébauches de couleurs naturelles, feuilles vertes, pétales de fleurs, brins de mousse, écorces, petits cailloux. Ses jeux d'ombres et de couleur attirèrent l'attention de Joseph Vernet (1714-1789), un peintre déjà un peu connu qui passait par là. Il prit l'enfant à son service tout en lui inculquant les rudiments de son art, favorablement surpris par son habileté à assimiler ses leçons.

L'enfant devenu adolescent se plaça comme domestique au pair si l'on peut dire chez d'autres peintres de la région, notamment à Chailly-en-Bière. Étonnant toujours ceux qui pouvaient observer la qualité de son travail et surtout l'originalité, le parfum d'étrangeté et de mystère qui imprégnaient son œuvre.

Vernet dont la renommée et l'aisance grandissaient l'emmena passer l'hiver à Paris. Fasciné par la vie libre de la capitale et du milieu bohême dans lequel il vivait, le jeune homme se mit à boire, à paillarder, à paresser, souvent exploité par l'entourage impitoyable et féroce des autres artistes jaloux de son talent.

Au bout de quelques années de galère sur le pavé parisien, tiré à hue et à dia par des influences diverses et contradictoires, Simon Lantara était devenu «le spécialiste des couchers de soleil romantiques, des clairs de lune bucoliques, des paysages mystérieux».

Simon Mathurin Lantara
Joseph Vernet le prit comme assistant dans son atelier. Nous dirions aujourd'hui son "nègre". Il brossait avec une incroyable virtuosité ses ciels d'orage, ses aurores dorées, ses crépuscules sanglants mais, comme Lazare Bruandet après lui, peintre autodidacte, il n'aimait pas ou ne savait pas peindre les figures, les personnages, les drapés pour lesquels il éprouvait une profonde aversion et n'en mettait pratiquement jamais dans ses tableaux.

Lantara ne faisait aucun effort pour peupler ses magnifiques paysages de ce qu'il appelait avec mépris des bonshommes ou des bonnes femmes.

Simon Mathurin Lantara : Paysage
Joseph Vernet lui prêta souvent son pinceau pour agrémenter ses peintures de visages, de silhouettes gracieuses, éléments exigés par la clientèle de cette époque.

Un jour, dit-on, un marquis lui ayant passé commande de l'église de son village, le peintre n'y mit pas un seul personnage. Son client lui faisant observer cette absence, Lantara lui répondit en montrant l'église: «Ils sont tous à la messe !»

- Eh bien ! je prendrai votre tableau quand ils en sortiront, répliqua l'amateur.»

Un banquier qui aimait ses tableaux exprima le souhait de devenir son protecteur. Durant quelques mois le peintre s'invita chez son mécène, mangea à sa faim et but jusqu'à plus soif, mais finit par s'y ennuyer et revint à son auberge proclamant : «J'ai secoué mon manteau d'or».

Un de ses Clairs de Lune lui fut payé 100 écus. Surpris de se retrouver si riche, Lantara emporta son trésor chez lui. Mais, comme le savetier de la fable, il eut peur des voleurs. Il consulta ses amis, et, après mûre délibération, il fut décidé qu'on boirait ensemble les cent écus pour qu'ils ne fussent pas volés !

Je suis le peintre Lantara

La Foi m'a tenu lieu de livre

L'Espérance me faisait vivre

Et la Charité m'enterra.
 

Lazare Bruandet
(1755-1804)

Bruandet : Étude
Un soir d'octobre 1787, Louis XVI revenu à Versailles fourbu par les journées de chasse passées à Fontainebleau, retrouve les hauts dignitaires et les grands seigneurs de sa cour tenant leurs habituels propos insipides et flagorneurs. Répondant à une question plus niaise que les autres sur son séjour en ce "désert", il dit avec humour:

« En fait je n'ai rencontré que des sangliers et Bruandet. »

Qui était donc ce Bruandet ?

Lazare Bruandet était un grand gaillard costaud, paillard, ivrogne et querelleur qui, dès qu'il se mettait à peindre, devenait doux comme un agneau.

Il vécut quelque temps en ermite en pleine forêt, caché dans les ruines d'un ancien oratoire au milieu des rochers de Franchard avec pour seul visiteur son ami Swebach.

Ce n'était pas par vocation qu'il vivait ainsi en sauvage dans la forêt de Fontainebleau, mais pour la simple raison que la police le recherchait pour ce qu'il considérait comme une simple bagatelle :

Au cours d'une querelle qui leur était habituelle, Bruandet avait défenestré la compagne avec qui il vivait, mettant un terme définitif et sans appel à leur concubinage.

berger halte
Lazare Bruandet : Berger et son troupeau
Charles Asselineau affirme que Bruandet fut au fond «le premier peintre à exprimer le côté intime de la nature.» Il ajoute aussi que les personnages qu'il plaçait dans ses tableaux étaient rarement de lui. Que pour en faciliter la vente, il les faisait faire par ses amis Taunay ou Jacques-François Swebach (1769-1823).

Toujours à court d'argent, Bruandet travaillait fort vite et peignait en peu de jours quantité de petits panneaux, pour la plupart non signés, destinés à la brocante.

Il considérait cela comme des ouvrages de survie, on dirait aujourd'hui des «travaux alimentaires».

Dans une pareille circonstance il reçut un jour la visite d'un marchand de tableaux avec qui il était en relations d'affaires. Une douzaine de panneaux peints de la veille, étaient dispersés tout frais, sans ordre, autour du chevalet.

Le marchand, sachant que Bruandet n'entreprenait cette besogne que par nécessité, résolut de profiter de sa mauvaise passe financière pour en rabattre le prix.

Bruandet s'insurge, expose les panneaux en bonne lumière le long du mur, les uns près des autres, pour les mettre en valeur. Mais le marchand tient bon.

«Eh bien, s'écrie le peintre, dont cette boutade révèle la fougue un peu flamande, je te les donne !»

Et d'un coup de pied, il envoie toute la série valser à travers la chambre.

Bruandet eut pour ami le paysagiste Georges Michel (1763-1843), surnommé le "Ruysdael de Montmartre" qui l'admirait et lui demandait souvent conseil.

Avec Jacques-François Swebach ils comptèrent parmi les premiers artistes à fréquenter la forêt considérée jusque là comme un désert sans agrément et à la peindre pour elle-même, pour sa splendeur sauvage.

Ils ne furent bientôt plus les seuls. Nombreux furent les artistes qui rejetèrent l'académisme qui prévalait dans les salons parisiens pour aller travailler en pleine nature, sur le motif.

D'après « Barbizon, le Village des peintres »
de Roger Karampournis, Éditions Ammateis
bruandet halte
Lazare Bruandet : La halte

Babin, chanteur des rues
fol et anarchiste
Dans ses Souvenirs et récit de voyage écrits vers 1851 et publiés en 1892, l'abbé Poisson nous conte une rencontre faite au cours de sa promenade au Mont-Rouget, situé sur aux confins de la forêt de Bière «le long de la route de Nemours d'où l'on aperçoit au loin Chapelle-la-Reine» .

«Nous allâmes à l'aventure vers Mont-Rouget; nous nous trouvâmes bientôt dans une gorge formée par deux hauteurs courant parallèlement.

Un point de vue particulier nous fut offert par un tertre isolé et placé à la sortie de la gorge; on eût dit une forteresse élevée là de main d'homme pour la défense du paysage. Nous gravîmes le plateau afin de descendre dans la vallée du Mont-Rouget. Arrivés au versant, nous nous déterminâmes à l'aventureux parti de sauter de roches en roches, de nous glisser entre les vides qu'elles laissaient. Nous étions quelquefois suspendus presque à pic, appuyant le pied mal assuré sur d'énormes blocs de grès.

rochers
Lantara : Château et rochers
Après avoir affronté bravement cette périlleuse descente au milieu de roches posées en tous sens, nous nous trouvâmes dans la vallée. En suivant le chemin au milieu des broussailles, nous arrivâmes au bas de Mont-Rouget, parmi les bâtiments de la petite ferme à laquelle il donne son nom.

Une société d'apparence grivoise nous y avait précédés; elle sautait gaiement en ronde, s'amusant d'un pauvre niais dont la manie était de faire des vers. Il avait nom Babin.

Elevé dans ce site isolé et sauvage, ce pauvre maniaque s'était mis, quoique très ignorant, à composer des chansons en lesquelles le français et le bon sens manquaient complètement, idées et expressions incohérentes.

En guenilles, sale, mal peigné, la mine sauvage, Babin chantait ses œuvres avec la bêtise la plus achevée. Il s'était fait chanteur ambulant, Rouen et Orléans l'avaient vu; arrêté à Melun par la police, il fut mis fin à ses courses vagabondes.

Sa physionomie était douce et sans expression. Ses yeux battus annonçaient plus de manie que de folie : mais il ne pouvait que devenir fou en continuant à versifier.

C'était alors un homme d'environ trente ans, sauvage dans ses manières. Nous l'engageâmes à cultiver sa terre et à laisser là la chanson. Il nous répondit : « Quand on a une idée, on ne peut pas l'abandonner comme cela, il faut la mettre à jour».

Ceci voulait dire qu'il continuerait à faire des vers et à se croire un poète digne de renom.

La politique avait trouvé le chemin de sa solitude, car entre notre temps elle pénètre partout. Son journal était un journal démagogique, dangereux aliment pour un cerveau malade. A la suite du 2 Décembre*, il fut arrêté pour quelques chansons et bientôt relâché c'est ce qu'on avait de mieux à faire; le pauvre Babin était très peu redoutable pour le président Louis-Napoléon.

Nous déjeunâmes sur l'herbe à Mont-Rouget, et de bon appétit.

Nous avons retrouvé notre Babin dans d'autres chroniques de ces temps troublés, où il est dit qu'un agitateur-poète un peu simplet surnommé Babin «le Roucou», courait les bois. Il hurlait des couplets subversifs et lançait des cailloux aux gendarmes pour les narguer, lorsqu'il venait se ravitailler au Pavé du Roy. Il s'était acoquiné avec deux autres garnements de son acabit : Veneux le braconnier "cueilleur de vipères" et Rico Sottimana ancien compagnon de Garibaldi, recherché pour meurtre par toutes les polices d'Italie.

Ces garnements vivaient d'expédients, de petites rapines et dormaient la nuit dans les grottes de la forêt.

* Le coup d'État réussi du 2 décembre 1851 permit à Louis-Napoléon Bonaparte, Président de la République depuis trois ans, de conserver le pouvoir au-delà de la fin de son mandat, en contradiction avec la Constitution de la Deuxième république.

 

Sœur Louise-Marie de sainte Thérèse
La Mauresse de Moret

histoire racontée par l'abbé Louis-Alexandre Pougeois (1819-1897)
curé-doyen de Bourron-Marlotte avant d'être celui de Moret sur-Loing
dans son ouvrage : Antique et royale cité de Moret-sur-Loing.

Sœur Louise-Marie de sainte Thérèse

La Mauresse était une religieuse professe du couvent de Moret. Sa présence dans ce couvent est une énigme. Elle devait y être déjà en 1680, et elle s'y trouvait encore en 1728. On ne sait positivement ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort. D'où venait-elle, qui était-elle? obscurité partout. Les mémoires du temps laissent planer l'ombre sur cette personnalité. Les discussions dont elle a été l'objet n'ont pas produit de certitude, mais une simple probabilité. C'est à ce titre que nous allons ébaucher l'histoire de la Mauresse.

Saint-Simon, dans ses Mémoires (Voir extrait 1), parle assez au long de cette religieuse. Ce qu'il en dit paraît assez vraisemblable, et la critique n'a rien trouvé de péremptoire contre ses récits. Voltaire en parle dans le même sens. L'histoire, tout en faisant ses réserves, est obligée d'enregistrer la biographie de la Mauresse telle que les auteurs contemporains la donnent. C'est ce que nous allons faire.

La Mauresse serait une fille légitime du roi Louis XIV. Elle naquit en 1664 de la reine Marie-Thérèse, avec un teint basané qui la faisait ressembler à une négresse. On répandit le bruit de sa mort ; on la déroba aux yeux de la reine et du roi, et l'on fit semblant de l'enterrer. Le roi fut-il complice de cette feinte? On l'ignore, mais il paraît difficile de l'innocenter.

La couleur bronzée de l'enfant s'explique d'elle- mème. La reine Marie-Thérèse, l'histoire mentionne cette particularité, se plaisait à recueillir des enfants nègres pour en faire des chrétiens. Or, vers l'an 1663, l'amiral de Beaufort avait ramené d'Afrique un petit Maure fort joli**. Le reine s'empara de l'enfant et le garda près d'elle. Comme elle devint enceinte, on craignit l'influence de la vue du nègre et on le lui ôta, mais il n'était déjà plus temps. L'enfant qu'elle mit au jour ressemblait au petit Maure. C'était une fille*.

Bontemps, valet de chambre et homme de confiance du palais de Versailles, emporta le nouveau-né. Il le plaça au couvent de Moret, en payant une grosse pension, et veilla à ce que tous les soins nécessaires lui fussent prodigués. Plus tard, l'enfant royale prit l'habit religieux et fit profession sous le nom de Louise-Marie de Sainte-Thérèse. C'est la Mauresse.

La reine finit par être informée de l'existence de sa fille qu'elle croyait morte. Elle fit plusieurs voyages de Fontainebleau à Moret pour la voir, et prit grand soin du bien-être du couvent. Madame de Maintenon s'y rendait fréquemment aussi. Ces dames ne voyaient pas la Mauresse toutes les fois qu'elles entraient au couvent; mais elles s'intéressaient à sa santé, à sa conduite et à la manière dont elle était traitée.

Le Dauphin et ses enfants vinrent aussi au couvent de Moret. Ils virent la Mauresse et lui parlèrent avec bonté.

Un jour, c'était le 21 septembre 1697, on ne fut pas peu surpris à Fontainebleau de voir la princesse Marie-Adélaïde de Savoie, qui arrivait pour épouser le duc de Bourgogne, descendre de voiture et s'acheminer directement, sous la conduite de Madame de Maintenon, au couvent de Moret, où elle ne connaissait personne, et ce ne fut qu'après son retour que le mariage fut célébré.

Devenue duchesse de Bourgogne, elle revint plusieurs fois depuis au couvent de Moret.

Ces excursions princières, qui étaient remarquées, ne laissaient pas que d'éveiller la curiosité publique, et le bruit s'accrédita de plus en plus qu'une princesse, fille du roi, se trouvait au nombre des religieuses du couvent de Notre-Dame des Anges.

La rumeur publique fut assez sérieuse et assez persistante pour que Voltaire, qui séjourna fréquemment à Saint-Ange, de 1716 à 1720, profitât d'un de ses voyages à Moret pour tenter de voir aussi la Mauresse, qu'on ne montrait à personne. Il en parle dans Le Siècle de Louis XIV, et il affirme l'avoir vue, en compagnie de M. de Caumartin, propriétaire de Saint-Ange et comte de Moret, qui avait droit d'entrée dans l'intérieur de l'abbaye.

Il ajoute qu'il trouva dans la physionomie de cette religieuse de la ressemblance avec Louis XIV. On sait malheureusement que ce coryphée de la philosophie sceptique n'était guère idolâtre de la vérité ; mais son témoignage ajouté à tant d'autres les confirme et en reçoit sa confirmation.

Ce n'était sans doute pas fortuitement que la Mauresse portait en religion le nom de Louise-Marie de sainte Thérèse, c'est-à-dire les noms mêlés du roi et de la reine. Elle jouissait, au couvent, de plus de considération que la personne la plus connue et la plus distinguée. Elle se prévalait fort, dit Saint-Simon, des soins qu'on prenait d'elle, et du mystère qui planait sur sa tête; et quoiqu'elle vécût régulièrement, on voyait bien que sa vocation avait été aidée. A toutes les attentions dont elle était l'objet, elle s'apercevait qu'elle était d'une noble origine, elle put deviner qu'elle était du sang royal de Louis XIV.

L'opinion qu'elle avait de la distinction de sa naissance lui donnait même un orgueil dont ses supérieures se plaignaient.

Madame de Maintenon vint un jour exprès de Fontainebleau pour lui faire des observations et la rappeler à la modestie de son état; elle essaya de la raisonner pour lui ôter la persuasion dont se nourrissait sa fierté.

Madame, lui répondit la religieuse, la peine que prend une dame de votre élévation de venir exprès ici pour me dire que je ne suis pas fille du roi me persuade que je le suis.

Voltaire, qui raconte cette anecdote, affirme qu'on se la rappelait encore de son temps au couvent de Moret.

Saint-Simon cite une autre parole significative échappée à la Mauresse. Un jour qu'elle entendait le dauphin chasser dans la forêt: c'est mon frère qui chasse, s'écrie-t-elle avec un ton d'assurance.

M. Sollier, en feuilletant les archives de Moret, a fait une remarque qui confirme l'opinion bien arrêtée de la Mauresse sur sa haute naissance.

«J'ai remarqué, dit-il, que tant que vécut Louis XIV, la sœur sainte Thérèse signa : Marie-Louise de sainte Thérèse, mais qu'après la mort du roi, c'est-à-dire à partir de 1713, elle ne signa plus que Marie de sainte Thérèse. Ne serait-ce pas une vengeance de la pauvre orpheline, qui, dès qu'elle eut perdu tout espoir d'être reconnue par son père, aurait répudié le nom de celui qui l'avait désavouée et abandonnée ?»

La Mauresse dut finir ses jours au couvent de Moret, mais l'époque de son décès est aussi inconnue que tout le reste. Il en devait être ainsi, puisque, au couvent, on affectait de faire le silence et la nuit autour de la mystérieuse recluse. (***).

Quoi qu'il en soit, l'histoire de la Mauresse du couvent de Moret demeure encore un problème qu'on ne résoudra probablement jamais d'une manière complète.

(1) Mémoires de Saint-Simon
Tome II Chapitre IV
À propos de confiance du roi et de ses domestiques intimes, il faut réparer un autre oubli. On fut étonné à Fontainebleau cette année qu'à peine la princesse (car elle ne fut mariée qu'au retour) y fut arrivée; que Mme de Maintenon la fit aller à un petit couvent borgne de Moret où le lieu ne pouvait l'amuser, ni aucune des religieuses dont il n'y en avait pas une de connue.

Elle y retourna plusieurs fois pendant le voyage, et cela réveilla la curiosité et les bruits. Mme de Maintenon y allait souvent de Fontainebleau, et à la fin on s'y était accoutumé.

Dans ce couvent était professe une Mauresse inconnue à tout le monde, et qu'on ne montrait à personne. Bontems, premier valet de chambre et gouverneur de Versailles, dont j'ai parlé, par qui les choses du secret domestique du roi passaient de tout temps, l'y avait mise toute jeune, avait payé une dot qui ne se disait point, et de plus continuait une grosse pension tous les ans. Il prenait exactement soin qu'elle eût son nécessaire, et tout ce qui peut passer pour abondance à une religieuse, et que tout ce qu'elle pouvait désirer de toute espèce de douceurs lui fût fourni.

La feue reine y allait souvent de Fontainebleau, et prenait grand soin du bien-être du couvent, et Mme de Maintenon après elle. Ni l'une ni l'autre ne prenaient pas un soin direct de cette Mauresse qui pût se remarquer, mais elles n'y étaient pas moins attentives.

Elles ne la voyaient pas toutes les fois qu'elles y allaient, mais souvent pourtant, et avec une grande attention à sa santé, à sa conduite et à celle de la supérieure à son égard. Monseigneur y a été quelquefois, et les princes ses enfants une ou deux fois, et tous ont demandé et vu la Mauresse avec bonté.

Elle était là avec plus de considération que la personne la plus connue et la plus distinguée, et se prévalait fort des soins qu'on prenait d'elle et du mystère qu'on en faisait, et quoiqu'elle vécût régulièrement, on s'apercevait bien que la vocation avait été aidée.

Il lui échappa une fois, entendant Monseigneur chasser dans la forêt, de dire négligemment : «C'est mon frère qui chasse.»

On prétendait qu'elle était fille du roi et de la reine, que sa couleur l'avait fait cacher et disparaître et publier que la reine avait fait une fausse couche, et beaucoup de gens de la cour en étaient persuadés.

Quoi qu'il en soit, la chose est demeurée une énigme.

Nota
(*) Il s'agit probablement de Marie-Anne, officiellement fille de Louis XIV et de Marie-Thérèse d'Autriche (1638-1683) née le 16 novembre 1664 et déclarée décédée le 26 décembre 1664. Cette princesse royale serait née selon les témoins de sa naissance la peau noire.

(**) Nabo, jeune et joli page nain de couleur noire avait été amené à la Cour par l'amiral François de Vendôme, duc de Beaufort, comme cadeau offert à la reine Marie-Thérèse par le roi du Dahomey (actuel Bénin).

Le médecin présent à la naissance expliqua au Roi que la présence de Nabo durant la grossesse de la Reine avait pu influencer la couleur de peau de l'enfant: «Sire, il peut suffire d'un regard». Ce à quoi Louis XIV répondit: «Vous me parlez là de regards bien pénétrants». Il admettait donc une possible infidélité de la Reine. Celle-ci, connue pour sa candeur, aurait aussi pu être abusée par Nabo.

(***) Il existe à la bibliothèque Sainte Geneviève, à Paris le portrait d'une religieuse mulâtresse, revêtue de l'habit des bénédictines. Ce portrait, qui est de l'époque où vivait la Mauresse, paraît être le sien (M. Sollier).
 

Si Marlotte m'était conté

 
 
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