Henry de Groux
(1866-1930)
Un séjour à Marlotte

De Groux
Henry de Groux :
Henry de Groux, talentueux peintre belge, épousa Marie Engel en 1893, par amour, après des mois, des années d'impatientes fiançailles. A Paris, le jeune ménage restera toujours aussi pauvre, souvent proche de l'indigence. Une tentative d'acclimatation à Boulogne-sur-mer échoua. S'ensuivit une errance de garnis parisiens en greniers aménagés, un hébergement pour quelques mois chez Léon Bloy et son épouse.

Un jour, Stuart Merrill, qui fut témoin à leur mariage, leur suggère de rejoindre leur joyeuse et studieuse colonie d'artistes de Marlotte.

Dans son ouvrage Le vie terrible d'Henry Groux, - son gendre, Émile Baumann, nous raconte cet épisode de l'histoire de notre village, vers la fin du XIXe siècle.


Orphee
Henry de Groux : Orphée

Extrait du livre d'Émile Baumann :
La vie terrible d'Henry de Groux
Où va gîter le ménage errant ? Stuart Merrill, qui fut un des témoins d'Henry Groux, est installé avec sa femme à Marlotte, sur le territoire de Fontainebleau, au bord de la forêt. Il indique à Marie une villa confortable, pourvue d'un beau potager ; une des pièces pourra être aménagée en atelier.

De Groux est en ce moment à Bruxelles, pour en ramener quelques meubles et ses toiles. Ce déménagement ruineux l'horripile ; il voudrait mettre enfin dans sa vie quelque stabilité :

« Je te laisse libre, écrira-t-il à Marie le 22 juillet, de prendre cette maison à Fontainebleau. Mais comment la garnirons-nous ? Moi j'en ai par-dessus la tête de cette existence de saltimbanque que nous avons menée jusqu'à présent ; et, si c'est pour recommencer la vie de Boulogne-sur-Mer, je t'assure que je ne m'en sens pas le courage !

« J'aime mieux être en Enfer pour l'éternité que de continuer cette vie d'artiste nécessiteux et cette lutte, stérile et dégradante, somme toute, qui n'est ni la bohême, ni rien de connu qui soit humainement tolérable et que notre état physique et moral nous rend impossible. En mettant d'ailleurs les choses au mieux, je ne puis me défendre d'une mélancolie si intense et si accablante qu'elle réduit à néant touts les natives énergies que je peux avoir ! »

Sa mélancolie, le mariage n'a pas su la guérir ; son Journal presque à toute les pages module ses doléances sur lui-même… […]

Victoire
Henry de Groux : Victoire
Il en vient, par instants, à détester la vie : « Celui qui ne cherche pas sa joie dans l'héroïsme et le sacrifice est condamné à mourir dans le dégoût et l'abjection. Or, je sens un horrible scepticisme envahir mon âme. Je ne suis plus moi-même. Je ne suis plus Henry de Groux. « Je suis à bout de forces, sur le point d'être réellement vaincu. Je suis las de la guerre. » […]
ex-libris
Stuart Merrill
Le séjour à Marlotte lui ouvrira-t-il un temps d'illusion, même de bonheur ? Deux amis dévoués sont là, Stuart Merrill et le peintre Armand Point qui travaille en compagnie d'un charmant modèle, la future Hélène Berthelot. La forêt lui ouvre le clair-obscur de ses avenues, les lignes mouvantes et chantantes de ses taillis. Son atelier donne sur un balcon regorgeant de roses, au-dessus du jardin dont les fruits se tendent vers ses mains.

Marie est contente, elle va cueillir des champignons sous les chênes ; sa grossesse ne lui peine guère ; elle se reprend à croire le mauvais jours finis. Henry fait d'elle un beau portrait, vue de dos, la chevelure flottante.

Armand Point
Armand Point
Il pense à cette maison donnée par le Roi Louis II, que Wagner dénomma « la paix du rêve » et plus encore à la demeure seigneuriale, place du Meir (à Anvers), où Rubens après avoir accumulé de splendeurs, devait « s'endormir dans les bras fidèles de la gloire et de l'amour. »

Mais « la paix du rêve » n'existe pas pour Henry de Groux. A peine a-t-il goûté le calme de Marlotte, cette campagne l'ennuie ; Fontainebleau lui semble trop distant de Paris. C'est à Paris qu'il faut être. Une fois de plus on déménagera. Comment payer le propriétaire ? Armand Point en paiement d'une œuvre, a fait porter aux de Groux quatre barriques d'excellent vin, deux de rouge et deux de blanc ; elles sont intactes. On les laissera en gage pour le mois de location non réglés.


Mort Iseult
Henry de Groux : Mort d'Iseult
Marie quitte mélancoliquement la forêt investie de se magnificences automnales. Dans le train qui le ramène à Paris elle se représente non sans angoisse la chambre d'hôtel où elle devra reprendre un vie confinée, dans un mauvais air, en face de l'inconnu sinistre. La perspective d'accoucher là est une épouvante. Elle ressent quelque chose de ce qu'Henry éprouvait d'autres fois en rentrant dans Paris :

« Un homme qui descendrait verticalement sous la mer, ayant aux pieds le boulet et la chaine du forçat, les yeux grands ouverts sur les parois aquatiques, et qui verrait à mesure les ténèbres se faire plus denses… n'aurait peut-être pas une sensation bien différente de celle que j'ai en ce Paris, au fond ténébreux duquel je commence, moi aussi, à voir passer des monstres sans yeux, privés d'ouïe… »

De Groux livre

Son destin est de tout compromettre
Mais à cette heure, il griffonne sur ses genoux une lettre qu'il juge importante, adressée à Jean Lorrain.

Il a rencontré Lorrain à Bruxelles chez Camille Lemonnier. Ensemble ils ont évoqué les phrases acerbes de Baudelaire contre la Belgique. De Groux les a commentées en de virulentes hyperboles. Il ne pardonne pas aux Belges, parce qu'ils sont ses compatriotes, de méconnaître son art et de l'avoir sinon ignoré jusqu'ici, du moins très mal soutenu. […]

Lorrain, dans un Pall Mall du Journal, a reproduit cette conversation avec de Groux. Il se venge ainsi à bon marché, d'avoir été houspillé par des journaux bruxellois.

En lisant son article, de Groux voit très bien sa rosserie, et il en aperçoit les suites :

« Me voilà frais devant les Belges ! Mais qu'importe, puisque je suis décidé à ne jamais retourner dans ce pays ! Je m'en moque, et même tant mieux* !

« Cher Monsieur,

« Je me crois obligé de vous informer que je suis français et que ce n'est que par une étrange inadvertance de mes auteurs que je me trouve être sujet belge. Outre cette gaffe de naissance, celle de ma trop légère option demanderait enfin réparation ; vous conviendrez que je ne puis être fier d'être belge. Cela ne m'est, certes pas arrivé qu'une seule fois dans ma vie, à Munich, devant les soixante-quinze glorieux Rubens de la pinacothèque.

« La Belgique actuelle est un mensonge, un milieu neutre et pleutre qui me dégoûte au-delà de toute expression. N'étaient les vingt-huit jours, l'ennui de l'uniforme (généralement assez hideux !), les cinq cents francs à verser, je me ferais français demain pour appartenir enfin à une vraie nation.

« Les belges n'eurent de moments mémorables dans l'histoire que sous les dominations… Réduits à leur unique initiative aujourd'hui, âpre s'être séparés des hollandais au cri de l'Union fait la force, - leur devise de troupeau, - ils s'achèvent dans le néant des conflits les plus mesquins et les plus bêtes, poursuivis toujours, malgré la sotte devise, de l'idiote rage de se diviser de plus en plus…

« Le Roi était en Belgique un de mes très rares amis. Il est vrai que, depuis qu'il est dans les ivoires et les caoutchoucs congolais qui lui coûtent à la fois beaucoup d'argent, beaucoup de nègres et beaucoup de belges, ma peinture ne peut plus suffisamment l'intéresser…

Il fallait bien d'ailleurs que Baudelaire eût plus que jamais raison : en Belgique, pas d'art ; il faut être grossier pour être compris. »

Comme de Groux pouvait s'y attendre, la presse belge releva ces attaques avec la dernière violence. Un certain Kistemackers alla, dans un article, jusqu'à le provoquer en duel.

Et ce qu'il y eut de plus grave, un grand journal, Le Soir, publia une lettre apocryphe où Mme de Groux exprimait son chagrin d'avoir dû conduire son mari à une maison de santé !

Il laissa tout tomber dans un silence de mépris ; promptement il fut préoccupé d'autre chose.

Mais l'amour-propre belge jamais ne lui pardonnera cet affront.

Grotte
Henry de Groux : Vers la Grotte

Portrait d'Henry de Groux
esquissé par Léon Bloy
Dans La Femme pauvre, Léon Bloy dressera un portrait de son ami sous le nom de Lazare Druide.

« Il est peintre celui-là comme on est lion ou requin, tremblement de terre ou déluge ; seulement, il faudrait un peu plus que le langage des hommes pour exprimer combien Dieu a voulu qu'il fût peintre, le malheureux ! car il semblait que tout en lui dût s'opposer à cette vocation.

« Ah ! il peut faire tout ce qu'il voudra, il peut affoler d'admiration ou d'effroi une horde plus ou moins nombreuse d'intellectuels et de passionnés ; probablement même lui arrivera-t-il, un prochain jour, d'éclater sur la multitude par quelque trouvaille gigantesque, eh bien ! non, quand même, ce n'est pas cela.

« On peut se le représenter vagabond, chef de brigands, incendiaire, pirate sans merci, combattant des deux mains comme ce flibustier de cauchemar qui ne bondissait sur les galions de Vera-Cruz ou de Maracaïbo qu'après avoir allumé une chandelle dans chacune des boucles de ses interminables cheveux noirs. Il est encore plus facile de le rêver bonnement gardant des pourceaux sous les chênes de quelque vieux monastère, en un paysage de vitrail, et la tête coiffée du nimbe des saints bergers, car c'est une âme d'une simplicité adorable.

« Mais la peinture, ou si l'on préfère, la syntaxe de la peinture, ses préceptes et ses méthodes, ses lois, ses canons, ses rubriques, ses dogmes, sa liturgie, sa tradition, rien de tout cela n'a jamais pu dépasser son seuil.

« Au fait, ne serait-ce pas là une manière sublime de concevoir et de pratiquer l'art de peindre, analogue à l'évangélique perfection qui consiste à se dépouiller de tout ?

« On lui reproche comme à Delacroix, l'indigence de son dessin et la frénésie de sa couleur. On lui reproche surtout d'exister, car vraiment il existe trop. Ceux de ses confrères dont l'imagination est une source de colle ne s'expliquent pas un bouillon de vie aussi impétueux. Comment pourrait-il s'attarder à une exactitude rigoureuse, même si elle était indispensable, dans l'exécution de ses tableaux ? Ne voit-on pas qu'il risquerait de ne pas rattraper son âme qui galope toujours devant lui sur une cavale sans frein ?

« Eh ! oui, justement, il n'a que cela, son âme, la plus généreuse et la plus princesse des âmes. Il s'en empare, il la baigne, il la trempe dans un sujet digne d'elle et la jette ruisselante sur une toile. C'est tout son métier, cela, tout son procédé, tout son truc, mais c'est si puissant qu'on en crie, qu'on en pleure, qu'on en sanglote, qu'on en pend la fuit, en levant les bras ! »

Bloy se plaisait à redire que, « pour être vrai, il faut exagérer ».

Émile Baumann ajoute :

« Nous aurions, quand même, d'Henry Groux, une idée peu juste si, d'après Lazare Druide, nous le jugions "une âme d'une simplicité adorable et un peintre qui ne savait pas son métier".

Sources : Émile Baumann :
La Vie terrible d'Henry de Groux
Editions Grasset 1936 (Extraits)

Christ aux outrages
Henry de Groux : Le Christ aux outrages

Henry de Groux un peintre flamboyant

 
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