Philippe Berthelot
(1866-1934)


Philippe Berthelot
Philippe Berthelot (1866-1934) Fils de Marcellin Berthelot (1827-1907), est ce qu'on appelait naguère une "éminence grise". Il fut notamment secrétaire général du ministère des Affaires Étrangères (1914), poste où il favorisa la carrière de Paul Claudel, Jean Giraudoux, Paul Morand ou Saint-John Perse, qui lui succéda), avant d'être nommé ambassadeur de France à Washington. Il demeurera dans l'histoire, comme une figure déterminante de la diplomatie française, politique mais aussi culturelle, au début du XXe siècle. Familier de Bourron-Marlotte où il séjourna souvent au Manoir de Haute-Claire, où il rencontra Hélène, modèle du peintre Armand Point, qui devint son épouse.

Dans ses Mémorables, Maurice Martin du Gard esquisse un portrait saisissant de ce grand homme qui fut aussi un ami :

On ne sait pas comment la mort lui ira; si c'est vers la grande ou la petite histoire qu'il est parti, ou l'une et l'autre; s'il laissera dans la IIIe République, l'ombre de Pétrone, le talon rouge de Méphisto, la robe d'un mandarin; s'il restera comme écrivain, devenant le confrère de ceux qui, de son vivant, s'honoraient de l'avoir pour ami et pour protecteur. Il a préparé des négociations, sinon négocié en personne. Il a eu des idées fortes, justes ou déplorables dont les ministres qu'il aimait commander conserveront la responsabilité. Il a vécu sans la moindre hypocrisie. Presque chaque nuit, il se réveillait pour griffer, sans lumière, un cahier de son écriture menue. N'eût-il point laissé de Mémoires, on écrira des livres où il sera. Il y en a déjà un qui le respire: Bella (1). J'en ai parlé, j'y reviens, c'est pour un peintre une tentation.

Il s'est amusé bien et de tout: sa culture encyclopédique, son rang, son nom, des facilités d'héritier, le travail qu'il aimait pour le travail, sa sensualité, la Patrie, tout lui fut excellent pour plaire et se plaire. De l'adversité il connut juste ce qu'il fallait pour exercer cette tenue stoïque qu'il avait apprise chez les philosophes et qui, sans l'aventure où l'engagea l'imprudence dont ses affaires personnelles étaient souvent teintées, ne lui eût servi de rien.

Philippe Berthelot était un homme de taille, très droit et comme infaillible dans un uniforme: un veston vaste et croisé à larges revers, le col haut à petits coins cassés, une régate sombre; là où nous avons un front: une tour, et si éclatante qu'elle finissait par cacher les yeux du félin tendre et cruel, le nez noble, le menton orgueilleux, des lèvres que barrait une moustache nette qui s'en allait, avec une certaine mollesse, couvrir les extrémités de la bouche, touchée d'une juvénile ironie.

Avec cet air de distance et d'humour, il captivait les uns autant qu'il jetait les autres, le plus poliment du monde, dans une paralysie qui lui fit nombre d'ennemis honteux.

Il eût été fort empêché, par ce qu'en révélait son physique, de dissimuler une supériorité naturelle qui tenait pour un jeu ce qu'il entreprenait de grave et de difficile.

C'est pourquoi il ne rassurait point ceux qui demandent aux hommes, dans les hautes fonctions, de se prendre au sérieux. Philippe Berthelot, qui s'y prenait peut-être, ne le montrait pas.

De même il chérissait l'avant-garde en peinture et en littérature, ce qui lui faisait une autre réputation. Il ne s'attendrissait jamais. Les seuls moments où il se tirait des larmes, c'est en parlant de ses parents, morts le même jour et qui reposent ensemble au Panthéon, ou bien en récitant des vers - il avait pour lui seul composé une anthologie -, d'une voix magnifique et sourde qui pouvait avoir des inflexions coquettes dont les femmes raffolaient.

D'ordinaire, il parlait peu. Il n'aimait parler que pour dire quelque chose, ou pour placer comme un pétard, un paradoxe, avec un plaisir d'enfant. A part de rares exceptions, les ambassadeurs sont plus conformistes, et pleurent en d'autres occasions que Victor Hugo, Barrès, Claudel, Louis Ménard ou les symbolistes. Philippe Berthelot n'attendait rien d'eux qu'une intelligente obéissance à ses vues.

Il y avait une bande Berthelot où il entrait des esprits remarquables, rares, des artistes et des demi-castors, des bohèmes riches ou pauvres, sans beaucoup de préjugés, goûtant la fantaisie, tout un monde inconscient ou provocant, bourgeois sur rien, qui l'appelait Philippe, soit par tendresse admirative, soit par snobisme, et qui n'aurait jamais osé le discuter.

Lui, aimait cette cour où il savait choisir les meilleurs, mais ne disant jamais du mal des autres, car dire du mal des gens, c'est encore s'occuper d'eux, et pour le mépris, il en remontra à Barrès lui-même, qu'il admirait tant et qui fut son ami jusque dans les mauvais moments.


Helene Berthelot
Hélène Berthelot peinte par Armand Point

Un jour que Barrès venait à lui, au plus tragique de la guerre, très ému de lui annoncer la mort du commandant Driant:

« - Oui, fit-il posément, je l'ai connu, c'était un sot (2).» Et il prononçait sotte.

C'est qu'il mettait au-dessus de tout l'intelligence et surtout la dynastie à laquelle il appartenait et qui, égale sur les sommets, brillait indifféremment en chimie, en histoire, en philosophie, en politique étrangère ou dans les affaires. Parfois il se donnait l'apparence de la cruauté. Henriette Renan disait de Marcelin Berthelot(3) qu'il portait un cœur de femme.

Les grands, ce n'était pas pour Philippe ceux qui le recevaient et le fêtaient, c'était sa famille, son père le chimiste, l'inspecteur de l'Enseignement supérieur, le sénateur inamovible, le ministre des Affaires étrangères, fils d'un médecin de quartier, petit-fils d'un paysan de la Loire; c'était Marcelin Berthelot et ses amis, Renan, Hugo, Taine, et puis ses frères, lui-même, enfin.

C'est pour cela qu'il était républicain. Non par amour du régime parlementaire, d'un recrutement de plus en plus bas, qui ignorait la psychologie des peuples, voire la géographie, parlait de tout sans rien savoir de la grandeur de son Empire, qui gâtait ses meilleurs plans à lui, accordant toujours trop tard aux adversaires des concessions qui ne pouvaient plus rien apporter en échange, et qui avaient l'air de nous mettre à la remorque tantôt de l'Angleterre, tantôt de l'Allemagne.

Il était républicain parce qu'il se croyait optimiste et aimait la liberté pour lui-même au plus fort de son despotisme, parce qu'une France libérale et humaine lui paraissait préférable à toutes les autres, généreux dans l'abstraction, il tenait sincèrement au droit qu'ont les peuples à disposer d'eux-mêmes. Il l'a montré follement en précipitant la naissance de la Tchéco-Slovaquie. Quelle est la part de l'athéisme militant dans cette création qui visait surtout à mettre en échec la puissance catholique voisine.

Le protestantisme de Wilson, de Lloyd George de Clemenceau - qui l'était par sa mère - trouva contre le Vatican et contre l'Autriche un allié.

L'avenir dira si ce fut une erreur. Prague respirait mal, mais respirait par l'Autriche. Isolée, comblée de promesses, fiévreuse, cette démocratie chimiquement pure, de professeurs demeurait une tentation pour l'ouest et pour l'est d'une Europe qu'il rêvait d'équilibrer.

L'Italie de Mussolini, pour des raisons qui étaient également personnelles à Berthelot, devait l'avoir pour adversaire. Le pacte de non-agression avec les Soviets fut préparé par lui.

On ne s'expliquerait pas cependant tout entier cet homme si l'on ignorait la mission qui lui fit découvrir la Chine en 1902. Tous les goûts qu'ont les Chinois il les a rapportés de là, y compris la haine de la musique; il était préparé, c'est peut-être une coïncidence.

Sensible et froid, cruel et raffiné et jusqu'à son respect des animaux: quand il n'avait pas de chat-tigre dans son bureau du Quai d'Orsay, c'était un chien magnifique. Il vécut avec ses chats persans bleus. Couché à quatre heures du matin après un travail accablant, il se relevait à cinq heures pour aller leur ouvrir la porte.

On a parlé de ses poissons chinois et de l'indulgence qu'il affectait pour les supplices. En Chine, lors d'une exécution une scène l'avait frappé: à une seconde de la décollation, il entendit un condamné à mort rire aux éclats; stupéfait, il en demanda la cause.

«Le condamné vient d'apercevoir un scarabée dans la rigole de son sang, et la bête va se noyer» fut la réponse qui lui parut le comble de l'esthétisme et du stoïcisme ensemble.

Le seul mystère qu'il supporta fut celui que dégageait sa personne. Il en tissa toute sa vie à laquelle pesa le bon sens. Lui, qui avait tout obtenu, mais que l'horreur du médiocre consumait, on eût dit qu'il voulait, par moments, se venger de vivre au milieu des hommes.


Vuillard Berthelot
Philippe Berthelot par Edouard Vuillard

Jadis il avait composé des poèmes, et un sonnet extraordinaire qu'on eût dit d'un Heredia et d'un Mallarmé exaspérés, le « sonnet en omphe &raquÊ;, dédié d'ailleurs au poète des Trophées. En vain l'avais-je réclamé à Giraudoux qui me le promettait pour le lendemain, bien qu'il en sût le dernier tercet seulement.

Comme il revenait du Portugal où, dans sa disgrâce, il était allé évoquer sa jeunesse d'élève chancelier à Lisbonne, Berthelot m'avait accueilli dans cette maison qui tranchait par son «modern-style» sur les humbles vieilleries du Boulevard Montparnasse, au 126 où il était le voisin de Léon Blum; je lui demandai le fameux sonnet.

- Je ne l'ai pas. Il m'est complètement sorti de l'esprit depuis tant d'années !

Et, sans aucune hésitation ni défaillance, à en être surpris lui-même jusqu'à saluer l'assistance éblouie que j'étais seul, là, à incarner, il me martela métalliquement la petite curiosité que voici :


Alexandre à Persépolis

Au-delà de l'Araxe où bourdonne le gromphe,
Il regardait sans voir, l'orgueilleux Basileus,
Au pied du granit rose où poudroyait le leuss,
La blanche floraison des étoiles du romphe,

Accoudé sur l'Homère au coffret chrysogonphe,
Revois-tu ta patrie, ô jeune fils de Zeus,
La plaine ensoleillée où roule l'Enipeus
Et le marbre doré des murailles de Gomphe ?

Non ! Le roi qu'a troublé l'ivresse de l'arak,
Sur la terrasse où croît un grêle azedarac,
Vers le ciel, ébloui du vol vibrant du gomphe,

Levant ses yeux rougis par l'orgie et le vin,
Sentait monter en lui comme un amer levain
L'invincible dégoût de l'éternel triomphe.


C'est ce jour-là qu'il me montra ses poissons chinois et aussi ses beaux chats siamois qu'il caressait comme une femme, de ses longs doigts, un peu forts, aux ongles carrés.

(Maurice-Martin du Gard : Les Mémorables)

La petite histoire prétend que ce Poème fut écrit par Philippe et son frère Daniel Berthelot, un jour que les deux frères s'amusaient à composer un sonnet régulier nécessitant des rimes en «omphe» pour rimer avec «triomphe».


 Berthelot
Philippe Berthelot à Wahington en 1921 (Entre Jusserand et Briand)

 
Notes
1) Jean Giraudoux.

2) A la fois colonel, député et écrivain nationaliste sous le pseudonyme de Danrit, Emile Driant (1855-1916) avait alerté dès le mois de décembre 1915 la Commission de l'armée à la Chambre des députés sur l'insuffisance de la défense dans le secteur de Verdun où il était affecté. Aux observations qui lui furent faites par Gallieni, ministre de la Guerre, Joffre, le général en chef, répondit que tout était au mieux à Verdun, qu'il ne s'agissait que de racontars transmis par des parlementaires qui manquaient ainsi gravement à la discipline. Le 21 février 1916, Driant tombait sous les premiers assauts allemands, qui confirmaient le bien-fondé de ses observations.

3) Rappelons que Marcelin Berthelot (1827-1907), chimiste et homme politique (ministre des Affaires étrangères en 1885-1907), était le père de Philippe Berthelot.


Aristide Marie : Marlotte et Armand Point

SOURCES

Internet :

Les Grandes heures de Bourron-Marlotte


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