André Billy
Henry Murger
Les grandes heures de Marlotte


 
Henry Murger
 
Henry Murger à Marlotte
C'est vers 1850, environ deux ans après la publication des Scènes de la vie de bohème, qu'Henry Murger découvrit Marlotte. Qui lui avait indiqué le charmant village illustré depuis par tant d'artistes et d'écrivains ? Peut-être quelque habitué de Barbizon dont la vogue datait déjà d'une quinzaine d'années parmi les peintres et d'où ceux-ci poussaient des pointes dans toutes les directions de la forêt. Pour qui cherchait la solitude, Marlotte offrait plus de garanties que Barbizon.

Aujourd'hui encore Marlotte est, comparé à Barbizon, un asile de calme et de silence. L'atmosphère, la lumière même y sont différentes et si cela tient à l'orientation générale du pays et à sa situation par rapport à la forêt, cela tient aussi à on ne sait quoi. Il est curieux que Barbizon, village de fermiers, soit devenu un endroit où, de Marlotte aussi bien que de Paris, de Fontainebleau, de Samois, de Bois-le-Roi et de Melun, les bourgeois viennent se distraire.

Henry Murger
Jubilé
Admettons donc que Marlotte ait été lancé, comme on le dit, par Murger. Ainsi que la plupart des citadins, il avait toujours été attiré par la campagne.

Un de ses plaisirs préférés, auquel des raisons de santé n'étaient pas étrangères, car l'abus du café le rendait sujet à des crises d'une maladie mystérieuse, le purpura, qui le faisait devenir rouge sur tout le corps, était de partir de chez lui vers une heure du matin pour aller voir se lever le soleil sur les bois de Meudon ou de Verrières.

Le nom de Marlotte l'enchantait : l'auberge des Saccaut le retint quelques jours. Il y retourna et chaque fois s'y plut davantage, chaque fois il en revenait plus épris. « Il ne demandait pas : Avez-vous lu Baruch ? mais : Avez-vous vu Marlotte ? » dit Georges Montorgueil. Il plaidait avec un tel feu qu'il en donnait la curiosité.

A chacun de ses retours à Marlotte, il entraînait des Parisiens dont la célébrité rendait les enthousiasmes contagieux. Ce fut bientôt un va-et-vient de poètes, de littérateurs, de peintres, de musiciens. Il créait Marlotte ; Barbizon avait une concurrence et Murger était le centre de cette attraction. Qu'y avait-il à voir à Marlotte ? Il y avait Murger.

On ignore ce qui le fit changer d'auberge et quitter celle des Saccaud pour celle du père Antony. Sccaud ayant une carriole et la mère Antony étant obligée d'aller faire son marché à dos d'âne, les Antony et les Saccaut se détestaient comme Guelfes et Gibelins. La pension journalière était ici et là de quarante sous, mais Antony avait peut-être sur Saccaut l'avantage d'une bonne humeur soigneusement entretenue par la boisson.

Murger amenait avec lui Anaïs, sa dernière Mimi. D'après Montorgueil, qui la connut à la fin de sa vie, c'est elle qui rebutée par l'inconfort de l'auberge, aurait décidé Murger à louer dans la grand rue du village une maisonnette fleurie de roses et de jasmin.

Henry Murger
 
Henry Murger à Marlotte
Complètement transformée, elle faisait partie de la propriété de mon ami Gaston Rageot, que je suis allé y voir souvent. Elle avait deux issues, l'une sur la rue, l'autre du côté de la forêt qui borne l'horizon à l'ouest.

« Dès que le premier rayon d'avril égayait sa fenêtre, a dit Arsène Houssaye, Murger descendait en toute hte de son cinquième étage et s'en allait sans retourner la tête, dans sa chère forêt de Fontainebleau, où il passait le printemps, l'été et l'automne. Il avait une masure couverte en chaume qui parlait d'autant plus à son cœur qu'elle était plus humble. C'était la chaumière de Philémon et Baucis. Quand venait un ami, on avait toutes les peines du monde à trouver un troisième escabeau ; mais la poésie d'Henry Murger rayonnait sur cette masure et la transformait en Alhambra. Et les grands arbres de la forêt avec leurs ramées chantantes, et les chemins verts qui conduisent toujours au pays de l'Idéal, et la liberté de songer et de ne rien faire, car l'or le plus pur pour le poète, c'est le temps perdu ! c'était-là pourtant qu'il travaillait ; c'était là que, se retournant vers le passé, il interrogeait son cœur ou son esprit, qui lui racontaient toutes les scènes de sa jeunesse… »

Chasseur maladroit, mais acharné, il a chanté Ramoneau, le chien du braconnier :

Au marais, en plaine, en forêt,
Bon à courre et ferme à l'arrêt,
Il quête, haut le nez dans la brise ;
Quand le coup part, la pièce est prise,
Il est aussi bon qu'il est beau,
        Mon Ramoneau.

Un roman de lui, Le Sabot rouge, a pour cadre Marlotte et une auberge de braconniers dont le titre du livre est l'enseigne. C'est une noire étude de mœurs payannes, dont le principal intérêt réside dans le caractère de l'aubergiste-assassin peint, dit-on, d'après Antony. La façon dont il tue sa bru mérite d'être retenue : il introduit dans sa chambre des mouches charbonneuses !

L'histoire du lièvre de Murger est connue. C'était un lièvre qu'il avait manqué si souvent que l'animal était devenu sacré pour tous les chasseurs des environ. Un jour, Fauchery, le chercheur d'or, le tira par erreur et lui coupa une oreille. « S'il perdait l'autre, disait Murger, il n'en aurait pas plus qu'un critique musical. »

L'histoire de ses oies est en revanche presque ignorée. Elles étaient huit qui nageaient paisiblement sur les eaux du Loing. Murger en ajuste une et la tue. Les sept survivantes s'envolent et vont se poser à quelque distance. Il en ajuste une autre et la tue. Les six s'envolent et vont se poser non loin de là. Il en ajuste une… Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il eût tué les huit oies. Il y eut grande fête pour célébrer cet exploit cynégétique sans précédent. Huit oies sauvages dont l'écrivain avait rapporté triomphalement les dépouilles, pensez donc !

Henry Murger
Du dîner donné à cette occasion chez le meunier-cabaretier de Montigny, Murger se doutait bien qu'il aurait à solder la note : il n'avait pas prévu que sur celle-ci figureraient les huit oies : c'étaient les oies du meunier !

Faut-il rappeler le mot de Murger surpris en train de chasser après le coucher du soleil : « C'est vrai, le soleil était couché, Monsieur le Procureur, mais il ne dormait pas encore ».

Les indigènes du pays l'aimaient beaucoup. La tache rouge que faisait sa vareuse sur la verdure leur était familière. On était habitué à le voir corriger des épreuves, étendu au pied d'un chêne.

Il y eut une cérémonie le 15 août 1858, quand parvint à Marlotte la nouvelle de sa nomination dans la Légion d'honneur.

Tartarat, le Nemrod le plus réputé du lieu, ne se contenta pas d'attacher le ruban rouge à sa boutonnière : il enrubanna de même son Lefaucheux et tout son équipement. On exigea qu'il chantât la Chanson de Musette :

Hier, en voyant une hirondelle
Qui nous ramenait le printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m'aima quand elle eut le temps.
Et, pendant toute la journée,
Pensif, je suis resté devant
Le vieil almanach de l'année
Où nous nous sommes aimés tant.

Mais à peine put-il venir à bout de la troisième strophe :
Les meubles de notre chambrette,
Ces vieux amis de notre amour,
Déjà prennent un air de fête
Au seul espoir de ton retour.
Viens, tu reconnaîtras, ma chère,
Tous ceux qu'en deuil mit ton départ,
Le petit lit - et le grand verre
Où tu buvais souvent ma part.

L'émotion, aggravée des libations inséparables d'une cérémonie de ce genre, lui coupa la voix.

Âgé de trente-huit ans seulement, l'auteur des Scènes de la vie de bohème mourut à la Maison Dubois d'une artérite dégénérée en gangrène. Le pauvre garçon s'en allait par morceaux. Ce n'est ni gai ni beau la bohème vue sur un lit d'hôpital.

Il est admis que Murger fut un écrivain de vingt-cinquième ordre, mais on le lit toujours. Il eut une fois ce que le plus prestigieux talent ne remplace pas : une inspiration venue du cœur.

Murger
Henry Murger eau forte par G.Staal

 
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André Billy Fontainebleau délices des poètes
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