Emil Cioran
(1911-1995)

Cioran
Emil Cioran

Il tonitrue, il vocifère, il enchante, il corrode, il fulmine, il éructe… L'acide de ses mots précis dissout les sottises de ses contemporains… il dynamite les conventions sociales et désagrège les certitudes.

Au cours de ses terrifiants élans vers l'espace improbable, bondissant dans le vide, sans filet, il n'a pas peur de se tromper, de se casser la figure ou de se contredire ; il va, il fonce, tenant sa plume acérée comme don Quichotte sa lance, sans craindre que ses objectifs ne soient que des moulins à paroles comme ceux de l'Espagnol n'étaient que des moulins à vent.

Il peine, il souffre abominablement, mais sans souffrance sa vie serait sans saveur, c'est de son sang, de ses tripes, de ses nerfs torturés qu'il crée une œuvre rare, atypique, originale, efficace, parfois si douloureuse et tragique pour le lecteur curieux qui s'y aventure, qu'il doit se cramponner pour en poursuivre la lecture.

Cioran : une œuvre inouïe, nécessaire, incontournable, insaisissable.
 

Esquisse biographique
Dans un monde sans mélancolie,
les rossignols se mettraient à roter.
Son père Emilian Cioran, était pope, sa mère Elvira Comaniciu, ne croyait pas en Dieu. Ce roumain, que son ami, le poète Michaux appelait « Le soleil noir de la mélancolie littéraire » est né à Rasinari, au fond d'une vallée reculée de Transylvanie, à douze kilomètres de Sibiu. Pour s'y rendre, la route traverse une grande forêt sombre et giboyeuse que survolent parfois un aigle ou le fantôme de Dracula.

La maison natale de Cioran, solide, cossue, patinée par le temps, se dresse à côté de l'église orthodoxe dont son père était le desservant. Une petite rivière de montagne serpente toute proche.

Une rue du village porte le nom du Protopope Emilian Cioran, son père. Une plaque rend hommage à l'écrivain, au-dessus de son buste le représentant les yeux tournés dans le vide et le nez égratigné par quelque gamin espiègle.

Cioran
Buste d'Emil Cioran à Rasinari

"Tout petit, nous dit Cioran, j'étais l'ami du fossoyeur du cimetière de Rasinari qui me donnait des têtes de mort, crânes avec lesquels je jouais au foot…" Obsession précoce du néant ? Naissance d'une vocation pour le morbide ?

À l'âge de 11 ans, Cioran quitta à grand regret Rasinari pour Sibiu, affligé de migraines atroces au point de craindre que ses insomnies ne le rendissent fou.

Un jour, alors que l'adolescent exprimait son désenchantement devant sa mère avec qui il entretenait des relations peu chaleureuses, souvent conflictuelles, elle lui lance : "Si j'avais su, je me serais fait avorter".

Cette révélation du désamour maternel - il avait 20 ans - le blessa profondément. Mais au lieu de l'accabler, ce fut comme une libération qui le marqua pour le reste de sa vie : son existence, due au hasard, n'était donc pas nécessaire ! « Cette idée l'entraîne définitivement sur les chemins de la défiance et du déni de soi" nous dit son biographe*. » Ce fut là, à Sibiu, que Cioran écrit le premier jet de son essai Sur les cimes du désespoir qui paraîtra en 1933 à Bucarest, aux Presses de la Fondation Royale Carol II.

Il dira plus tard de ce brûlot : « C'est un livre mal écrit, sans aucun style, un livre fou, il contient cependant toute ma pensée. »

Études

Cioran
Entré à la Faculté de Littérature et de Philosophie de l'université de Bucarest à 17 ans, il obtient sa licence en 1932. Il envisage de consacrer sa thèse de doctorat à Bergson, travail qu'il achèvera plus tard à Paris. Thèse dont, plus tard, il devait renier l'intérêt, jugeant que le philosophe n'avait rien compris à la tragédie de la vie.

Entre temps, grâce à une bourse de la fondation Humboldt, il s'inscrit, en 1933 à l'Université de Berlin.

Cioran
Là, Cioran se trouve aux premières loges pour observer les turbulences économiques et sociales qui secouent l'Europe après le krach de 1929. Il assiste avec une sympathie non dissimulée à la montée du nazisme.

« Ce qui me plaît chez les hitlériens, c'est le culte de l'irrationnel, l'exaltation de la vitalité comme telle, l'expansion virile des forces, sans esprit critique, sans réserve et sans contrôle.* »

À son retour en Roumanie, il effectue son service militaire dans l'artillerie puis, nommé professeur de philosophie au lycée Andrei-Saguna de Brasov, il se lie avec l'historien Mircea Eliade avec qui il partage bien des idées.

Il soutient le mouvement anti-bolchevique la "Garde de Fer" de Corneliu Codreanu, dans des articles où il développe un discours enflammé et caricatural (apologie du sol, de la force et de l'élan vital).

Cioran
Cioran sous l'uniforme (à droite)

De cette époque il dira aussi :

"Dans ma première jeunesse ne me séduisaient que les bibliothèques et les bordels."

En 1937, paraît son livre Transfiguration du visage de la Roumanie qui fait scandale par ses thèmes sacrilèges et le lui attire encore l'inimitié des juifs pour ses propos antisémites.

Plus tard, en France, dans La Tentation d'exister, Cioran consacrera au peuple juif une étude remarquable, au chapitre : Un peuple de solitaires.

Nouveau scandale avec son ouvrage Des larmes et des saints dont sa mère lui dira : « Tu n'aurais pas dû le publier de notre vivant. » Il y évoque la vie de Sainte Thérèse d'Avila, de Catherine de Sienne, d'Ignace de Loyola ou de Saint Jean de la Croix, dans des portraits d'une férocité que Nietzsche n'eût pas reniés.

Dans ce livre provocateur, il tente de démontrer que tous les saints, mystiques, anachorètes, martyrs et autres stylites ne se sont adossés au spirituel que pour mieux bafouer et mortifier la vie.

« Il m'arrive d'éprouver une sorte de stupeur à l'idée qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifié, à commencer par leur raison. Souvent il me semble entrevoir comment on peut se détruire pour lui dans un élan morbide, dans une désagrégation de l'âme et du corps. D'où l'aspiration immatérielle à la mort. Il y a quelque chose de pourri dans l'idée de Dieu ! Ce sont pourtant ces illuminés, considérés comme hérétiques et persécutés par l'Église, qui sont les tenants de la foi authentique et non les théologiens, les ecclésiastiques, les inquisiteurs et les dévots. En mortifiant leur corps, en immolant leur "moi", n'escomptaient-ils pas s'abîmer en Dieu, devenir sa chair et son sang, œuvrer pour la rédemption de l'homme ? »

Cioran dit : « La mystique est une irruption de l'absolu dans l'histoire. Elle est, de même que la musique, le nimbe de toute culture, sa justification ultime. »

En France

Cioran
En 1937, sans lui tenir rigueur de ses ouvrages sulfureux, l'Institut Français de Bucarest lui accorde une bourse lui permettant de séjourner en France pour apprendre le français et préparer sa thèse de doctorat sur Bergson.

Après avoir vécu dans une Allemagne remise au pas par le National-Socialisme, Cioran découvre "une France qui le révulse plus qu'elle ne le fascine". « Dans ce cloaque sale et lugubre ne peuvent vivre que des zombies sans âme ni humanité, ils sont trop nombreux, trop frénétiques, trop avides - trop humains ? La créature est seule, ils sont foules. »

Cette déception renforce son pessimisme :

« Nous respirerions mieux si un beau matin on nous apprenait que la quasi-totalité de nos semblables se sont volatilisés comme par enchantement. », écrit-t-il dans Aveux et anathèmes.

À Paris, Cioran s'essaie à la bohême, fréquente les cafés d'étudiants, « vadrouille de bistrot en bordel, écume les bars de Montmartre et de Saint-Michel, affectionne la compagnie des péripatéticiennes, des mendiants, des marginaux, se lie avec des expatriés aussi fauchés que lui. »

Cioran
Cioran à vélo sur la Promenade des Anglais
En 1938, il acheta son premier vélo à un étudiant roumain - et son ardeur à pédaler dans la nature le délivra pour un temps de ses insomnies et de son désenchantement. La bicylette représente pour lui la liberté comme l'auto pour ses amis plus fortunés.

Délaissant sa thèse de doctorat, il parcourut la France sur sa bécane, dormant à la belle étoile, dans des granges ou les auberges de jeunesse - il avait sa carte -, et observa avec effarement l'esprit capitulard de la France profonde.

Quand la guerre éclate, Cioran est à Paris où il est censé rédiger sa thèse sur Bergson toujours retardée. Il ne retournera jamais en Roumanie* mais poursuit son œuvre en roumain, publiant : Le Crépuscule des Pensées (1940) puis le Bréviaire des vaincus en 1944.

Simone Boué

Simone Boue
La compagne discrète de toute sa vie
Ce fut au Foyer International du boulevard Saint Michel, une maison d'étudiantes dont la table était ouverte à tous les étudiants, que le 18 novembre 1942, Cioran fit la connaissance de Simone Boué, jeune enseignante, qui restera la discrète compagne de toute sa vie.

Durant la guerre, il se consacre à d'immenses lectures, à des randonnées à vélo dans les provinces françaises, Contrairement à ce que pourrait laisser croire le pessimisme de ses écrits, Cioran, au dire de ses amis, est un garçon très drôle, qui rit souvent, surtout de lui-même.

Le gouvernement de Vichy et celui d'Antonescu en Roumanie étant alliés, la bourse de Cioran est maintenue, il peut donc rester en France, subsistant dans la plus extrême modestie.

Bréviaire des vaincus sera son dernier livre écrit en roumain, les suivants le seront en français, à commencer par le Précis de décomposition qu'il réécrira à plusieurs reprises car Albert Lebacqz, son premier lecteur, lui avait dit : « Mon vieux, ça fait métèque, il faut réécrire tout ça »**, ce qui le vexa profondément.

Il consacre les deux années suivantes à d'immenses lectures, à parcourir à vélo les provinces françaises. Décidé à vivre simplement mais sans exercer la moindre activité professionnelle, à « ne plus jamais travailler autrement que la plume à la main », il se voue exclusivement quoique mollement à l'écriture de son œuvre.

De cette époque, il nous adresse un souvenir :

« Du temps où je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m'arrêter dans des cimetières de campagne, de m'allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant. J'y pense comme à l'époque la plus active de ma vie*. »

* De l'inconvénient d'être né.

En 1945, il entreprend un nouveau tour de France à vélo (il visitera également l'Espagne, la Suisse et même l'Angleterre). Dans une Auberge de jeunesse, il rencontre le jeune Albert Lebacqz (1924-2000) son cadet qui restera l'un de ses meilleurs amis.

Lebacqz
Albert Lebacqz

Cioran écrit désormais en français
Cioran a raconté plusieurs fois et de plusieurs manières comment il prit sa décision ferme et définitive d'écrire en français.

Durant l'été 1947 Cioran, s'escrimait à traduire Mallarmé en roumain. "Je me trouvais à Offranville, un petit village près de Dieppe, en vacances, et je m'amusais à traduire Mallarmé en roumain."

Ne trouvant pas en lui les correspondances exactes nécessaires, il voulut se rendre compte par lui-même du cadre où le poète avait trouvé son inspiration. Il se rendit à Valvins par le chemin des écoliers - toujours à bicyclette - traversant la forêt de Fontainebleau.

Il est en train de lire le Journal de Jules Renard lorsqu'un clin d'œil de son confrère le convainc de l'absurdité de son projet : « Mallarmé, intraduisible même en français ».

Lorsqu'il décida de renoncer à sa langue, et du même coup, à sa patrie, pour écrire et penser en français, il le fit complètement, sans regrets et sans recours.

« On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre. »

Délaissant alors sa langue maternelle il se lance à fond dans la langue française, Cioran sue sang et eau pour assimiler l'effrayante complexité de sa syntaxe, de sa ponctuation redoutable. Son apprentissage se révèle plus ardu qu'il ne se l'imaginait.

Cioran
 
Pour un écrivain, changer de langue,
c'est écrire une lettre d'amour avec un dictionnaire
Mais au fond, comme le dit Simone Boué, « je crois qu'il n'aimait pas tellement écrire »*. Ce qui l'attirait c'était les idées, les paradoxes, penser à rebrousse-poil. Et, il faut bien le dire, derrière son apparence d'homme simple, Cioran est un orgueilleux affligé d'une fierté refoulée.

Après le Précis de Décomposition, il publia Syllogismes de l'amertume qui a été un fiasco complet.

L'instrument de précision qu'est le français inspira à Cioran des sentiments ambivalents : cette langue magnifique n'était-elle pas d'un maniement trop subtil pour qu'un barbare valaque, incapable de se défausser de son accent, puisse espérer s'en rendre maître un jour ?

1948. Le rideau de fer n'est pas encore tombé mais Bucarest lui paraît appartenir à un autre continent tant, après dix ans de présence sur le sol francilien, il se sent éloigné de sa patrie. Paris est devenu sa terre d'élection.

Fréquentant les bistrots de la Rive Gauche, Cioran mène une vie de littérateur ignoré même s'il côtoye des personnalités comme Sartre à qui il n'adressera jamais la parole au café de Flore par mépris pour ses idées politiques. « Son œuvre ne restera pas, sa gueule, oui. » Une photo de Doisneau les montre l'un à côté de l'autre, Cioran écrivant, Sartre lisant son journal ! Quant à Camus il le dédaignait pour sa « culture d'instituteur ! »

S'il admire quelques jeunes créateurs d'avant-garde français, notamment les peintres Nicolas de Staël ou Mathieu, c'est un aîné, Maxime Nemo (Albert Georges Baugey) qui l'encouragera le mieux et lui redonnera confiance en lui, l'invitant avec sa compagne dans son manoir de la région de Nantes.

Cioran rencontre souvent Eliade, Ionesco (son meilleur et plus fidèle ami), Fondane, Lupasco, Parvulesco, Isou, Brancusi, ces phares de la diaspora roumaine, mais il ne sera pas toujours compris d'eux, son originalité créant autour de son génie « un certain vide d'épouvante ».


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Cioran, Ioneco, Eliade
« Cette ville vous comprend. Elle panse vos plaies. Vous vous croyez perdu - vous vous retrouvez en elle. Vous n'avez besoin de personne ; elle est là. Elle seule peut remplacer une maîtresse : elle vous monte au cœur. »

Son premier ouvrage paru en français : le Précis de décomposition, (1949), un chef d'œuvre né dans la douleur et bien des tâtonnements, des refontes, ne se vend pas, malgré un succès d'estime auprès des lettrés.

Si le titre pourtant est conforme à son contenu, pour Cioran ce fut surtout "un précis de recomposition."

Il affirma n'être vraiment devenu écrivain que lorsqu'il comprit combien la langue française lui imposait une discipline de pensée dont l'absence, dans sa langue maternelle, avait sans doute contribué à ses égarements.

"Par tempérament, la langue française ne me convient pas : il me faut une langue sauvage, une langue d'ivrogne. La langue française m'a apaisé comme une camisole de force calme un fou." Son œuvre est le fruit de cette contrainte et de cet antagonisme surmontés.

« Je rêve d'une langue dont les mots, comme des poings, fracasseraient les mâchoires », fulminera-t-il plus tard dans Le mauvais démiurge.

Éternel étudiant

Cioran-violon
Nous voilà en 1952. Cioran a un peu plus de quarante ans et vit à Paris en étudiant prolongé, inscrit à la Sorbonne, installé dans des chambres d'hôtel miteuses, client assidu d'un restaurant universitaire dont les gérants vont finir par l'expulser, à cause de la limite d'âge de 40 ans fixée pour sa fréquentation.

Cette existence de parasite social qu'il a voulu mener à Paris, « la ville idéale pour un raté » correspond précisément à ses écrits.

Après avoir épuisé les bourses de l'Institut français de Bucarest, il vit souvent aux crochets de bienfaiteurs, comme jadis Léon Bloy, autre imprécateur célèbre.

Un autre talentueux exilé, son ami Samuel Beckett, lui ouvrira parfois généreusement sa bourse*. Comme son ancien compagnon de vagabondage Albert Lebacqz qui fera fortune plus tard et n'oubliera jamais son camarade mettant son somptueux appartement de Dieppe à sa disposition pour passer ses vacances.

Il n'a d'autre plaisir que celui de sillonner la France à bicyclette; sa bourse lui sera pourtant maintenue, le directeur de l'Institut français de Bucarest ayant estimé qu'il était « le seul de nos boursiers à connaître la France de fond en comble ».

Cioran-lacet

Cioran reconnaît que s'il a passé sa vie à recommander le suicide par écrit il le déconseillait en paroles, "car dans le premier cas cela relève du monde des idées, alors que dans le second il a en face de lui un être de chair et de sang".

Tout en conseillant et déconseillant le suicide, il affirme qu'il existe une supériorité de la vie face à la mort : celle de l'incertitude. La vie, la grande inconnue, n'est fondée sur rien de compréhensible, et ne donne pas l'ombre d'un argument. Au contraire, la mort, elle, est claire et certaine. D'après Cioran, seul le mystère de la vie est une raison de vivre.

Il devra attendre Aveux et Anathèmes pour atteindre un "succès humiliant" (1987) : 30.000 exemplaires quand il n'en a vendu qu'à peine 500 en vingt ans.

Dans un passionnant entretien avec Laurence Tacou en 1987** (Cahier de l'Herne), Cioran multiplie les prophéties: « Dans cinquante ans, dit-il, Notre-Dame sera une mosquée. » Un seul espoir: la relève de l'Amérique latine. Il va même jusqu'à cette considération gnostique, ou plus exactement manichéenne : « Je crois que l'histoire universelle, l'histoire de l'homme, est inimaginable sans la pensée diabolique, sans un dessein démoniaque... » En somme, il ne croit pas en Dieu, mais au diable,

Il a toujours prétendu ne vouloir garder secrète que sa vie privée : sa vie amoureuse, la part heureuse et optimiste de son existence. Car « le bonheur n'est pas fait pour les livres », expliquait-il.

Simone Boué raconte dans une interview***:

« - Cioran ne parlait jamais de moi, et moi non plus, pour rien au monde je n'aurais voulu parler de lui à ma famille. »

- Elle ne savait rien de Cioran ?

« - Non, je n'allais pas dire : je connais quelqu'un, il est apatride, il n'a pas de profession, il n'a pas d'argent. Si larges d'esprit que fussent mes parents, il ne l'auraient pas admis. »

- Et il n 'a jamais connu vos parents ?

« - Non. Ce qui a été difficile, c'est quand nous sommes venus dans cet appartement de la rue de l'Odéon, grâce à Cioran, d'ailleurs, à la suite de la publication d'Histoire et Utopie. Vous le savez, puisqu'il le raconte dans ses Entretiens, il avait envoyé son livre à une admiratrice qui nous a fait avoir cet appartement. Il a toujours dit que ç'avait été son plus grand succès littéraire. J'ai donc été obligé de donner cette adresse, et j'ai dit à ma mère (mon père était mort à ce moment là) que j'avais trouvé un co-locataire. Et ma mère est venue me rendre visite à la maison. Nous avons transporté ce meuble devant cette porte, pour qu'elle pense que nous étions dans des appartements séparés. »

En attendant, il vit jusqu'à sa mort avec Simone Boué, sa fidèle et discrète compagne, au 21 rue de l'Odéon, dans ce logement modeste et exigu (deux chambres de bonne mansardées dont on a abattu la cloison) avec WC sur le palier.

Coup de foudre

Friedgard
En 1981, Cioran a 70 ans lorsque, pour la première fois de sa vie, sans doute, il est frappé par un coup de foudre.

Elle, Friedgard Thoma, professeur de philosophie, divorcée et mère d'un enfant, a 35 ans.

Cette Allemande lui avait écrit pour lui dire son admiration. Une correspondance en allemand s'ensuivit. À la vue de la photo qu'elle lui envoya en échange d'un bouquet d'aphorismes inédits, il succombe à une passion aussi improbable qu'inattendue.

L'échange épistolaire évolua vite de la part du philosophe désenchanté vers un échange de lettres plus intime, puis sensuel. En proie à la "tentation d'exister" la libido du vieux moraliste s'éveilla inopinément, illustrant à merveille par l'exemple, son délicieux "Syllogisme" : « Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l'amour le frappe, de réagir en midinette. »

Cioran y dit vouloir enfouir à jamais sa tête sous sa jupe, aimerait se reprendre en main mais n'y parvient pas, cède à son obsession de toute sa personne, reconnaît n'avoir pas éprouvé d'attirance physique pour les femmes qui l'attiraient spirituellement mais assure qu'avec elle il voudrait discuter de Lenz au lit…

Il eut hâte de connaître sa jeune correspondante, exigeant que la liaison cessât de demeurer exclusivement épistolaire.

Impatient, alors que Simone, la fidèle compagne de sa vie était en Vendée dans sa famille, Cioran invita Friedgard à venir gravir les 90 marches menant à son pigeonnier de la rue de l'Odéon. Elle y vint, par curiosité. Leur histoire dura quatre mois.

Quelques années après la mort de Cioran et de Simone Boué, Friedgard Thoma voulut publier cette étonnante correspondance. Mais les ayant-droit (!!!) s'y opposèrent, firent saisir l'ouvrage qui fut retiré de la vente. Une édition italienne pourtant brave courageusement les interdits des philistins !

Manuscrits récupérés par une chiffonnière
Après la mort de Simone Boué, en 1997 deux ans après son compagnon, une série de manuscrits (environ 30 cahiers) écrits par Cioran ont été récupérés dans la cave par Madame Simone Baulez chiffonnière de son état, lors du débarras de l'appartement.

En fait c'est son fils, qui les découvrit sous un tas de vieilleries et les signala à sa mère ! Ils contiennent en particulier tous les cahiers de son Journal à partir de 1972, soit l'année où les Cahiers déjà publiés s'arrêtent.

Alors qu'ils allaient être vendus aux enchères à Drouot, en décembre 2005, la chancellerie des universités de Paris a réussi à bloquer la vente et à réclamer dans la foulée la restitution de ces cahiers censés lui revenir en raison du legs fait par la « veuve » de l'écrivain.

Le 14 mars 2011, cependant, la cour d'appel de Paris a confirmé que la brocanteuse qui était à l'origine de la découverte des manuscrits en était la légitime propriétaire. Un homme d'affaires roumain a acquis les manuscrits qui ont été mis aux enchères à la veille du centenaire de Cioran, le 7 avril et en a fait don à l'Académie Roumaine


Brocante
Brocante
Cioran entendait disposer de son temps à sa guise et se refusa à exercer la moindre activité professionnelle. Doté d'un excellent cerveau, cet écrivain au style parfait, savait aussi travailler admirablement de ses mains. Tel un artisan surdoué, il aménageait, réparait, construisait tout dans une maison, mieux qu'un professionnel. Quant à son heureux caractère, les amis rares et choisis de ce pessimiste, ont tous témoigné de sa gaieté jubilatoire ! « La liberté a été la seule religion dans ma vie et j'ai tout fait pour éviter l'humiliation d'une carrière. »
Témoignages :
Au début des années 50, lui et Simone Boué emménagent dans une mansarde plus spacieuse que la précédente, au 6e étage du 21 de la rue d'Odéon. Un pied-à-terre pour le Roumain, qui accorde une importance vitale à son indépendance et à ses noctambulations. « Simone a vécu dans l'ombre de Cioran, relate Neagu Djuvara, avec une patience et un dévouement admirables. »

Dès son arrivée à Paris, il s'était juré de ne pas transiger avec la liberté, aucune obligation sociale, aucune contrainte, aucune responsabilité. Une vie consacrée à l'écriture, à l'introspection, à la contemplation du monde et de ses semblables.

Lui qui n'aimait rien tant que se balader sur les petites routes de campagne et de montagne en vélo, s'est vu contraint de l'accrocher au clou en raison de sa frayeur de la circulation parisienne. Il ne possède pas de voiture, déteste les transports en commun, et ne prend l'avion que contraint et forcé. Le seul moyen de locomotion qu'il affectionne est la marche à pied.

« La marche vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu'au lit on remâche l'insoluble jusqu'au vertige. »

Cioran biblio
Il flâne jusqu'à sa fermeture dans le Jardin du Luxembourg, fréquente avec assiduité bibliothèques et cimetières dont il apprécie l'atmosphère propice à la méditation, s'y laisse parfois enfermer. Peu pressé de réintégrer ses pénates, il arpente la nuit tombée les rues désertes et silencieuses.

Au sein de la solitude, de l'obscurité, de la brume, il puise un étrange réconfort : « Excédé dès mon enfance par l'excès de soleil, écrit-il dans "L'élan vers le pire", les journées paradisiaques m'anéantissent. J'aurais quitté la scène si j'avais été forcé de me prélasser dans n'importe quel Midi. Je perds tous mes moyens aussitôt que la lumière dépasse les bornes. »

« Seule vraie lumière en ce monde, la primordiale lumière de l'aube, qu'il attend chaque nuit en griffonnant des anathèmes. ». (***Simone Boué)

Sources :

* Ainsi parlait Cioran

**Cahiers de l'Herne :
Lettres 1961-1978 de E.M Cioran et A.Guerne

***Interwiew de Simone Boué par Norbert Dodille (1996)

Marc Schweizer (2012)

Cioran
Emil Cioran à Dieppe

Cioran : Œuvres - Bibliothèque de la Pléïade (2011)

 
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