PAUL DESALMAND
Choix de Textes à dire

Desalmand
Paul Desalmand, originaire d'un village de Haute-Savoie (Arenthon), est né le 24 août 1937 et décéda subitement, en pleine rue, au mois de mai 2016, quelques jours après son frère.

À propos de ses origines, il disait, paraphrasant Tchekhov : « Je suis né dans le peuple. On ne me fera pas le coup des vertus populaires. »

Enseignant, il n'a pas connu de vocation littéraire précoce. Écrivain, il a publié une cinquantaine d'ouvrages de commande dans des genres très différents allant du parascolaire aux contes pour enfants, en passant par la vulgarisation, l'essai, l'histoire, etc. dont il estimait qu'une demi douzaine méritaient d'être qualifiés de "livres" : Cher Stendhal. Un pari sur la gloire, Écrire est un miracle, Picasso par Picasso, Lettres pour ma poubelle.

Quant à son premier véritable roman : Le Pilon, l'auteur qui a toujours baigné dans les livres, précisait que, cette fois : « Je n'ai pas écrit ce roman. C'est le roman qui m'a écrit »

Son dernier né : Les Fils d'Ariane, est un délicieux récit autobiographique.

Paul Desalmand vivait à Montmartre, dans un perchoir d'où il dominait la capitale, lieu privilégié dont il s'évadait volontiers en promeneur solitaire.

Ce grand voyageur n'avait pas de voiture, pas de résidence secondaire, disait qu'il n'avait pas de maîtresse(s). Il ne buvait pas, ne fumait pas, n'allait pas au bordel (Pigalle est pourtant tout près). Si on voulait lui trouver un vice, ce serait la lecture.

Comme on le voit Paul Desalmand était un ascète, mais pas du genre maigre car il avait un solide coup de fourchette et savait apprécier un bon vin.

Son passé ne l'intéressait pas vraiment. Il vivait dans le présent.

Quant à ses opinions, disons simplement qu'il était un fils de la République.
 

PRÉFACE
POUR
UN
RECUEIL DE PRÉFACES

par Sören Kierkegaard

Une préface est affaire d'humeur et de caprice. Écrire une préface c'est aiguiser la faux, accorder la guitare, bavarder avec un enfant, cracher par la fenêtre. On ne sait comment, le désir vous prend, comme dans un conte, d'éprouver le frisson de la création littéraire, le désir d'écrire une préface, le désir de ressentir ces doux murmures de l'approche de la nuit. Écrire une préface, c'est sonner à la porte de quelqu'un pour lui tirer la langue, c'est passer sous la fenêtre d'une belle en regardant le pavé, c'est fouetter le vent de sa canne, tirer un grand coup de chapeau sans saluer personne. Écrire une préface, c'est avoir fait quelque chose qui vous autorise à réclamer une certaine attention ; c'est avoir sur la conscience un secret qui sollicite la confidence ; c'est inviter à la danse quoique sans faire un mouvement ; c'est raidir la jambe gauche, serrer les rennes, entendre la monture dire :

« bah ! » et se moquer de soi-même et du monde ; c'est être de la partie sans en éprouver la moindre gêne ; c'est se trouver sur la colline et regarder passer les oies sauvages. Écrire une préface, c'est arriver par la diligence au premier relais, c'est faire halte dans la remise obscure avec le pressentiment de ce qui va se montrer ; c'est voir la porte s'entrouvrir et, avec elle, les cieux ; c'est scruter devant soi la grande route qui s'allonge toujours, entrevoir le mystère prometteur de la forêt, le sentier qui se perd plein de séduction ; c'est entendre le cor du postillon et l'attirante invitation d'Écho, le puissant claquement du fouet, sa confuse résonance dans la forêt et les conversations animées des voyageurs. Écrire une préface, c'est être à destination, installé dans la chambre confortable, saluer la réalisation tant attendue de son désir, s'asseoir dans le fauteuil, bourrer sa pipe, l'allumer - et avoir une foule de choses à se raconter.

Écrire une préface, c'est s'apercevoir qu'on devient amoureux quand, l'âme doucement inquiète, on voit l'énigme se poser et le moindre événement apporter une lueur d'explication. Écrire une préface, c'est écarter la branche de la tonnelle de jasmin et voir celle qui s'y cache, elle, mon amour. C'est cela. Oui, écrire une préface : c'est cela.

Et celui qui l'écrit, comment donc est-il ? Il va et vient parmi les hommes, bouffon l'hiver, farceur l'été, bonjour et au revoir à une même personne, toujours joyeux et sans souci, content de lui, franc vaurien et même immoral, car il ne va pas à la bourse amasser de l'argent, il ne fait qu'y passer ; il ne parle pas aux assemblées générales, parce qu'on n'y sent trop le renfermé ; il ne porte pas de toast en aucune société parce qu'il faut s'y inscrire plusieurs jours à l'avance ; il ne vaque pas au service du Système ; il ne règle pas sa quote-part de la dette publique et même il s'en moque ; il va dans la vie comme un apprenti cordonnier suit la rue en sifflant, même si le client attend ses bottines et se morfond aussi longtemps qu'il reste une glissoire à essayer ou la moindre curiosité à découvrir. Tel est, oui, l'auteur d'une préface.

Chacun peut à son gré juger de tout cela, suivant son humeur ou son inspiration. Pour moi, c'est une autre affaire, car une promesse et une obligation me contraignent à m'occuper exclusivement de ce genre littéraire. Et pourquoi ? Je vais tout de suite en donner l'explication au lecteur ; c'est en effet le lieu, et l'histoire est de mise dans une préface comme les propos malveillants dans un cercle de gens invités à prendre le café.

Quoique ayant fait un heureux mariage comme bien peu, et quoique reconnaissant de mon bonheur comme bien peu aussi, je ne m'en suis pas moins heurté dans mon ménage à des difficultés dont je dois la découverte à ma femme, car pour moi, je n'en avais aucun soupçon. Nous étions unis depuis quelques mois, j'avais acquis quelque pratique dans l'art de la vie conjugale quand peu à peu se réveilla en moi un désir que j'ai toujours nourri et auquel je croyais bien innocemment pouvoir me livrer : le désir de m'adonner à quelque travail littéraire. J'avais choisi mon sujet ; j'avais rassemblé les ouvrages que je possédais moi-même sur la question, j'en avais emprunté certains autres à la Bibliothèque royale, mes résumés étaient classés pour une commode vue d'ensemble ; ma plume était pour ainsi dire déjà dans l'encrier.

Ma femme n'eut pas plus tôt le soupçon que quelque chose se tramait qu'elle se mit à épier soigneusement tous mes gestes. Elle laissait à l'occasion tomber un mot voilé, faisait une discrète allusion à mon activité dans mon cabinet, aux séjours prolongés que j'y faisais : mes préoccupations littéraires ne lui plaisaient qu'à moitié. Mais je faisais bonne contenance, j'avais l'air de ne pas la comprendre, comme ce fut aussi bien le cas au début.

Mais un jour, elle me prend au dépourvu et m'arrache l'aveu officiel que j'étais en train de me faire écrivain. Si, jusque-là, elle s'était plutôt livrée à des travaux d'approche, elle se retrancha désormais dans une position de plus en plus ferme jusqu'à ce qu'enfin elle me déclarât ouvertement la guerre et même si ouvertement qu'elle se mit à me confisquer tout ce que j'écrivais pour en faire un meilleur usage, soit pour y piquer ses broderies, soit pour faire des papillotes. ll est difficile à un écrivain de se trouver en plus fâcheuse posture que moi ; même soumis à une censure spéciale, il espère pourtant que son travail obtiendra son « permis d'imprimer » ; mais mes productions sont constamment étouffées dans l'œuf.

Et d'une autre façon encore, je vis avec une netteté croissante combien ma situation était désespérée ; à peine avais-je découvert les mesures vexatoires dont mes écrits étaient l'objet que devint évidente à mes yeux une chose qui, bien entendu, m'avait jusqu'alors complètement échappé : je vis l'irréparable dommage que subirait l'humanité si mes écrits ne voyaient pas le jour. Que faire en pareille occurrence ?

Je n'avais pas, comme un auteur soumis à la censure, faculté de recours à la chancellerie, aux députés, au très honorable public ou à la mémoire de la postérité. Je vis et meurs avec ma femme, je dépends d'elle en toutes choses. Il est bien vrai que mes contemporains me considèrent comme un bon polémiste très exercé dans l'art de la dispute et capable de plaider ma propre cause ; mais cet avantage m'est ici d'un piètre secours ; car si je peux tenir tête au diable en personne, il m'est impossible de tenir la discussion avec ma femme. Elle ne connaît qu'un syllogisme ou plutôt, elle n'en connaît aucun. Ce que les gens instruits appellent sophistique, elle, qui ne se pique pas d'être savante, elle l'appelle chicane. La méthode est toute simple, soit dit pour qui sait l'employer.

Chaque fois que je dis une chose qui ne lui plaît pas, sous forme de syllogisme ou autrement, en longs raisonnements ou courtes remarques, peu importe, bref quand ce que je dis ne lui plaît pas, elle me regarde d'un air tout ensemble aimable, charmant, bienveillant, ravissant, mais encore triomphant et qui m'anéantit : pure chicane, me dit-elle alors. Le résultat est que toute ma virtuosité dans l'art de la controverse devient un article de luxe qui n'a nullement cours dans ma vie domestique.

Si le dialecticien que je suis peut en quelque mesure représenter le cours de la procédure, fort longue au dire du poète, ma femme, de son côté, est comme la chancellerie danoise « brève et concise en ses propos » ; mais elle a sur ce noble collège l'avantage d'être très aimable, et c'est justement cette amabilité qui lui confère une autorité dont elle sait à tout moment user de la plus charmante façon.

Les choses en sont là. Je n'ai jamais pu écrire plus qu'un paragraphe d'introduction. Il était d'un caractère très général et à mon avis si réussi qu'il devait amuser ma femme, à condition de ne pas m'en dire l'auteur ; je pensais que je la gagnerais peut-être à ma cause en lui en donnant lecture. Je m'attendais à voir ma requête essuyer un refus ; je croyais qu'elle allait user de son avantage et me déclarer « qu'il ne manquait plus que cela ; que non seulement je me mêlais d'écrire, mais que je l'obligeais encore à écouter des conférences ». Il n'en fut rien. Elle agréa ma proposition le plus gentiment du monde ; elle écouta, rit, admira. Je croyais la partie gagnée.

Elle s'approcha de la table où j'étais assis, passa un bras confiant autour de mon cou et me demanda de relire le passage. Je commence ma lecture en tenant le manuscrit bien haut pour lui permettre de suivre des yeux. C'est merveilleux. Je me sens transporté - mais non tout à fait jusqu'à la fin du passage - quand le manuscrit s'enflamme soudain.

Sans que je le voie, elle avait poussé l'une des bougies sous le papier. Le feu gagnait, il n'y avait rien à sauver, mon paragraphe d'introduction partait en fumée dans l'allégresse générale, car ma femme jubilait pour nous deux ; exubérante comme une enfant, elle battait des mains ; là-dessus elle se jeta à mon cou, avec une passion telle que semblait-il, j'avais été séparé d'elle, voire perdu pour elle. Impossible de placer un mot. Elle me demanda pardon d'avoir ainsi combattu pour son amour, et elle le fit avec un attendrissement qui faillit me faire croire que j'avais été à deux doigts d'être le mari prodigue. Elle m'expliqua qu'elle ne pouvait supporter chez moi un pareil changement : « Ta pensée, me dit-elle, m'appartient, elle doit m'appartenir ; tes attentions sont mon pain quotidien, ton approbation, ton sourire, tes plaisanteries sont ma vie, mon sujet d'enthousiasme ; accorde-les-moi ; oh ! ne me refuse pas ce qui me revient de bon droit. Fais cela pour moi, pour que je sois contente, pour qu'avec joie je puisse faire ce qui est mon unique joie : penser à toi et trouver ma satisfaction à être jour après jour gentille avec toi comme tu t'es montré gentil quand tu me faisais la cour. »

Qu'est-ce qui autorise une pareille conduite à une femme charmante, certes aux yeux de tous ceux qui la connaissent, mais surtout aux miens dans la gaieté où je la vois tout au long du jour. Voici pour l'essentiel sa pensée : un mari écrivain ne vaut guère mieux qu'un mari assidu au club chaque soir ; il est même pire ; car l'habitué du club doit pourtant reconnaître qu'il brise la vie du foyer ; mais le mari commet une infidélité du genre noble qui ne saurait provoquer de repentir, bien que les conséquences en soient pires. L'habitué du club n'est pourtant absent que le temps de son absence, mais un écrivain - « oui, tu ne le sais sans doute pas, mais tu as singulièrement changé ; du matin au soir, tu restes pris dans la trame de tes pensées. On le voit surtout à midi, à table. Tu es là, à regarder devant toi comme un revenant, ou pareil au roi Nabuchodonosor quand il lit l'écriture invisible. Quand je t'ai moi-même préparé le café, l'ai servi sur le plateau, te l'apporte toute contente, me tiens devant toi et fais la révérence - alors, oui, de frayeur, je suis sur le point de tout laisser tomber par terre ; mais surtout, j'ai perdu ma gaieté et ma joie et je ne puis plus te faire ma révérence. »

À tout propos ma femme sait me servir son catégorique « Je pense en outre » et elle n'a même pas la manière assommante de Caton, tout lui sert d'argument ; son raisonnement tient de l'incantation. Si, dans une controverse, mon adversaire me sortait de pareils arguments, je lui tournerais probablement le dos en lui appliquant les mots du Magister de Holberg : « L'ignorant qui ne sait pas distinguer entre ubi praedicamentale et ubi transcendentale. » Avec ma femme c'est une autre affaire ; son argumentation coule de source - et va au cœur d'où elle procède aussi. À ce sujet, elle m'a fait comprendre qu'un catholique puisse être édifié à un office célébré en latin ; car l'argumentation qu'elle déploie est, envisagée comme telle, ce qu'est le latin pour celui qui ne le comprend pas : et pourtant ma femme m'édifie toujours, elle me touche et m'émeut.

Kierkegaard
Soeren Kierkegaard
« Être écrivain quand on est époux, dit-elle, c'est être manifestement infidèle ; on fait tout le contraire de ce que le prêtre dit, car ce qui fait la validité du mariage, c'est que le mari s'attache à sa femme, un point c'est tout. » Si je lui réponds qu'elle a sans doute prêté une oreille bien distraite aux paroles du pasteur : elle a la mémoire courte, dirait-on, qu'il lui faudrait retourner au catéchisme ; si je lui représente que le mariage est un devoir spécial, et même « particulier », et que tous les devoirs peuvent se répartir en devoirs généraux et devoirs particuliers envers Dieu, nous-même et le prochain, elle n'est pas le moins du monde embarrassée. Tout cela, dit-elle, est pure chicane ; « du reste, elle n'a pas oublié l'enseignement du catéchisme sur le mariage, qui est le devoir du mari en particulier. » En vain, je m'efforce de lui montrer qu'elle brouille les termes, contre toute logique, toute grammaire et tous les principes d'exégèse, puisque ce chapitre ne traite que des devoirs du mari en particulier à l'égard du mariage, comme le paragraphe suivant parle en particulier des devoirs de la femme. Peine perdue. Elle s'en tient à son propos et répète « qu'être écrivain quand on est époux, c'est la pire espèce d'infidélité ». Maintenant c'est même la « pire » infidélité.

Si je veux lui rappeler que, selon les lois divines et humaines, le mari est le maître et seigneur et qu'autrement ma situation dans la vie n'a plus qu'une minime importance et me réduit à un encliticon à sa personne, ce qui est tout de même trop exiger de moi, elle me reproche alors mon extravagance, « car je sais fort bien qu'elle ne demande rien, qu'à mon égard elle n'a qu'un désir : n'être rien du tout ». M'arrive-t-il de protester, car enfin si je dois être un simple encliticon, je tiens du moins à ce que ma femme prenne toute l'importance possible, afin que la mienne ne se réduise encore, me faisant l'encliticon de rien, - elle me regarde alors et me déclare : « Chicane pure ».

Ma femme a la logique de l'idée fixe. J'ai essayé de la flatter ; je lui ai représenté qu'il serait pourtant agréable de voir mon nom, notre nom célèbre ; qu'elle est la muse qui m'inspire. Elle ne veut rien entendre. Elle voit dans la célébrité le plus grand malheur et ma perdition totale et elle voudrait de tout cœur qu'une critique impitoyable me renvoyât chez moi gros Jean comme devant. Quant à être ma muse, elle ne le croit pas, le désire encore moins et demande de toute son âme à Dieu d'empêcher qu'elle ne cause ainsi elle-même la perte de son bonheur conjugal. Elle est intraitable et au total, quand « tout est bien examiné », « ou bien, dit-elle, un mari véritable - ou alors… mais dans ce cas le reste est indifférent ».

Le lecteur trouvera certainement comme moi son argumentation un peu faible et qu'elle néglige complètement tous les problèmes dont il s'agit proprement, les conflits-limites entre le conjugal et l'individuel qui peuvent donner fort à faire à un cerveau aussi profond que perspicace ; mais elle a encore un argument en réserve auquel le lecteur accordera peut-être plus de poids. Un jour que nous avions vidé notre différend et que le débat, comme d'habitude, s'était rasséréné en une réconciliation, elle passa enfin tendrement son bras sous le mien, me regarda de l'air le plus caressant du monde et dit :

« Cher ! Je n'ai pas voulu te le dire sans ménagements parce que j'espérais te faire renoncer à tes projets par d'autres moyens et t'épargner une offense ; mais puisque je n'ai pas réussi, je te le dirai avec toute la sincérité que tu es en droit d'attendre de ta femme : je ne te crois pas capable d'être écrivain : par contre - oui, moque-toi un peu de moi - par contre tu as le génie, le talent, les dons extraordinaires propres à faire de toi mon mari, un mari que je pourrai admirer sans cesse, contente même de sentir ma propre insignifiance et laissant simplement mon amour manifester sa reconnaissance. » Mais elle ne se prêta pas autrement à la pratique de l'argument. Dès que j'abordais sur ce point la discussion d'un si, d'un comment, elle tenait prête une autre explication et disait « qu'un jour je regretterais de lui avoir été infidèle en devenant écrivain, que je serais alors incapable d'écarter le repentir dont je connaîtrais toute l'amertume ».

Et quelle fut la fin de cette querelle ? qui triompha de mon ennemie domestique ou de l'écrivain ? Il n'est pas difficile de le deviner, malgré un instant d'embarras pour le lecteur, puisqu'il lit ces lignes et donc me voit devenu écrivain ! Je finis par promettre que je n'écrirai pas. Mais, comme dans les doctes soutenances de thèse, lorsque l'auteur a désarmé toutes les objections de l'adversaire, on présente finalement quelque bagatelle de grammaire pour avoir du moins raison sur un point - comme y consent poliment l'auteur pour donner raison à l'adversaire, du moins sur un point - de même je me réservai la permission d'écrire des « préfaces ». J'invoquai à ce sujet des analogies : j'alléguai que des maris qui avaient promis à leur épouse de ne plus jamais prendre de tabac à priser avaient en échange obtenu la permission d'avoir autant de tabatières qu'ils voulaient. Elle accepta la proposition croyant, peut-être, qu'on ne pouvait écrire de préface sans rédiger un livre - ce que je n'ose - à moins d'être un écrivain célèbre que l'on prie instamment d'en écrire une, ce qui ne saurait être le cas pour moi.

Tout cela pour expliquer ma promesse et mon obligation. J'ai pu écrire avec bonne conscience le petit livre de bagatelles que je publie ici. Mais je l'ai fait à l'insu de ma femme au cours d'un séjour à la campagne. Je prie la critique d'en user envers moi avec modération ; supposez, en effet, qu'elle donne raison à ma femme et me trouve inapte au métier d'écrivain ; supposez qu'elle me crible impitoyablement de ses coups ; supposez que ma femme l'apprenne : je chercherai alors en vain réconfort et consolation auprès de la compagne de ma vie. Sans doute, elle serait au comble de la joie de voir sa cause justifiée par la bonne leçon que j'aurais reçue, de voir confirmée sa foi en la juste Providence, et vérifiée son idée que, pour un époux, être écrivain, c'est la pire des infidélités.

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Régine Olsen
Source :
Œuvres complètes, tome VII, éditions de l'Orante, 1973, p. 263-271.
Critique :
Philippe Forest : Le chat de Schrödinger


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