Edmond et Jules de Goncourt
La mort d'Henry Murger
(1861)

murger
Henry Murger en 1855

JOURNAL DES GONCOURT
(28 janvier 1861)
Saint-Victor, qui vient nous voir, nous dit la nouvelle: Murger est mourant, d'une maladie où l'on pourrit tout vivant, gangrène sénile compliquée de charbon, quelque chose d'horrible où l'on tombe en morceaux. En voulant lui couper les moustaches, l'autre jour, la lèvre est venue avec les poils. Ricord dit qu'en lui coupant les deux jambes, on le prolongerait peut-être huit jours.

La mort me semble parfois une ironie féroce, une plaisanterie de dieu impitoyable. La dernière fois que j'ai vu Murger, il y a de cela un mois; au café Riche, il avait une mine superbe. Il était gai, heureux. Il venait d'avoir un acte joué avec succès au Palais-Royal*. [Le Palais-Royal avait représenté, le 28 novembre 1860, Le Serment d'Horace, un acte en prose de Murger.]

Tous les feuilletons avaient plus parlé de lui pour cette bluette que pour tous ses romans; et il nous disait que c'était trop bête de s'échigner à faire des livres, dont on ne vous avait aucun gré et qui ne vous rapportaient rien, qu'il allait faire du théâtre et gagner de l'argent sans peine. Voilà la fin de cet avenir.

Une mort, en y réfléchissant, qui a l'air d'une mort de l'Écriture. Cela me semble la mort de la bohème, cette mort par la décomposition - où tout se mêle, de la vie de Murger et du monde qu'il a peint: débauche du travail nocturne, périodes de misère et périodes de bombance, véroles mal soignées, le chaud et le froid de l'existence sans foyer, qui soupe et qui ne dîne pas, petits verres d'absinthe qui consolent du mont-de-piété; tout ce qui use, tout ce qui brûle, tout ce qui tue; vie en révolte avec l'hygiène du corps et de l'âme, qui fait qu'à quarante-deux ans, un homme s'en va de la vie en lambeaux, n'ayant plus assez de vitalité pour souffrir et ne se plaignant que d'une chose, de l'odeur de viande pourrie qui est dans sa chambre: c'est la sienne.

murger boheme
Henry Murger (1845)

Charles Edmond et Julie dînent ce soir chez nous. Charles Edmond vient de rencontrer Dumas, qui après lui avoir raconté tout ce qu'il a vu là-bas, en Italie, à une demande des nouvelles de son fils, répond: «Oh! Alexandre, il a ce que je n'ai pas, j'ai ce qu'il n'a pas. Qu'on m'enferme dans ma chambre avec cinq femmes, du papier, des plumes, de l'encre et une pièce à faire. Au bout d'une heure, les cinq actes seront écrits et les cinq femmes seront baisées.»

Après dîner, après les truffes, commence une grande scène de Julie à Charles, scène de jalousie, qui masque une proposition de mariage, le couteau sur la gorge. L'éternelle rengaine des femmes qui se sont sacrifiées, qui ont sacrifié les plus belles années de leur vie et qui disent proposer le mariage à l'homme simplement pour l'éprouver, pour voir s'il est capable d'un sacrifice pour elles. Mais les sacrifices de l'homme, jamais ils n'existent pour elles! Et c'est encore l'éternelle histoire, au fond, des femmes à qui les amies montent la tête et qui, se sentant vieillir, ont des velléités de jeter une dernière fois leur bonnet par-dessus les moulins et de jouir de leur reste.

Triste chose, que toutes les maisons où l'on va finissent toujours par s'attrister et qu'il n'y ait que notre intérieur au monde, où l'intérêt, à la fin, n'éclate pas, déchirant la paix, qui était tout à l'heure et qui semblait devoir toujours y être. - Et de plus en plus, nous réfléchissons à cet esprit d'injustice, de mauvaise foi prodigieuse et de taquinerie hargneuse, sans pitié, lâche et se repliant en même temps, qui est non seulement dans celle-là, mais dans toute femme.

30 janvier
Les sympathies sont venues de tous côtés au lit de mort de Murger. Michel Lévy, son éditeur, qui a gagné 25.000 francs avec la VIE DE BOHÈME, payée 500 francs, lui a envoyé généreusement 100 francs. M. Walewski lui a envoyé, aussitôt la nouvelle, 500 francs avec une lettre très aimable, qui peut-être même était autographe; et c'est le ministre qui se chargera des frais de l'enterrement. Les ministres sont toujours très généreux pour faire enterrer les gens de lettres; il est dommage que les gens de lettres ne puissent pas toucher leurs frais d'enterrement avant leur mort.

Ce soir, nous nous disons que nous avons été tristes, pris d'ennui et de découragement toute la journée. Pourquoi ? Ce n'est pas cette mort: c'est la mort d'un camarade qui n'était pas notre ami, qui, d'ailleurs, était parfaitement égo•ste. Et puis, il était de notre métier, il n'était pas de notre monde.

Ce n'est pas de l'ennui d'argent, que nous avons eu ces jours-ci et qui a fini précisément hier par la réception de l'argent que nous croyions en péril. - Ce n'est pas une maladie du corps: ni l'un ni l'autre ne sommes, par hasard, malades aujourd'hui. - Ce n'est pas un ennui littéraire: nous n'avons éprouvé hier ni aujourd'hui, aucun refus, aucun échec; il nous est même arrivé hier une réclame sur notre dernier livre.

Rien, il n'y a rien qui puisse nous monter les nerfs et nous avoir levés dans la maussaderie. Hélas! la tristesse serait-elle une chose sans raison, un courant? Ou bien n'y aurait-il pas plutôt, sous cette mauvaise disposition de l'humeur, toujours une cause secrète qui vous échappe? Serait-ce le ressentiment et l'affadissement d'une vie plus plate depuis quelque temps encore que de coutume? Une vie où l'imprévu n'arrive pas, où les lettres manquent chez le portier, où l'on n'est secoué par rien, où les gens qu'on voit vous font l'effet de redites.

Serait-ce l'arrêt dans notre travail, le repos paresseux au milieu de notre roman, qui nous donne ce vide et ce marasme? Serait-ce tout simplement ce qu'on ne s'avoue pas, deux lignes de noms de romanciers que j'ai lus, cités ce matin dans un journal - où le nôtre n'est pas? J'aime mieux croire que c'est tout cela ou quelque chose de tout cela. Car en dehors du mal physique, des contrariétés d'argent, des blessures d'amour-propre, des tristesses à propos des autres, si l'ennui se faisait tout seul en vous, ce serait une chose trop désespérante.

Jeudi 31 janvier
Nous sommes dans la cour de l'hospice Dubois, piétinant dans la boue, dans l'air humide, glacé, brumeux. La chapelle est trop petite; nous sommes plus de quinze cents dehors, toute la littérature, les écoles, ramassées depuis trois jours par des rappels de tous les soirs dans les cafés du Quartier latin; et puis Dinochau, le marchand de vin, et Markowski, le maquereau.

En regardant cette foule, je songe que c'est une singulière chose que la justice distributive des enterrements; que la justice de cette postérité contemporaine, qui suit la gloire ou la valeur toutes chaudes. Derrière le convoi de Henri Heine, il y avait six personnes; derrière Musset, quarante... Le cercueil d'un homme de lettres a sa fortune, comme ses livres.

Au reste, sous le masque, tout ce monde rend largement à Murger l'indifférence que Murger ne cachait pas pour les autres. Gautier, qui nous dit «se nourrir avec soin», nous entretient de la découverte, qu'il est parvenu à faire, de l'origine de ce goût d'huile qui l'a si longtemps intrigué dans les biftecks: c'est que les bestiaux sont engraissés maintenant avec des résidus, des tourteaux de colza. A côté, on cause bibliographie érotique, catalographie de livres obscènes. Saint-Victor demande une communication du Diable au Corps d'Andréa de Nerciat. Aubryet fait un mot charmant sur le physique épouvantablement papelard de Louis Ulbach : il dit qu'il «a l'air d'un évêque au bagne».

Dimanche 3 février.
Les feuilletons sont venus, les articles, les oraisons funèbres. Les plumes ont pleuré leurs larmes. Les regrets ont chanté sur tous les tons. On s'est mis à faire un Murger légendaire, une sorte de héros de la pauvreté, un honneur des lettres. On l'a poétisé sur toutes les coutures. On s'est mis à dessiner, dans l'ombre de sa vie et de son foyer, une autre Lisette *. [Allusion à la légendaire inspiratrice de Béranger. Mais les Goncourt confondent abusivement la grisette volage créée par Béranger et la compagne réelle du chansonnier Mlle Judith Frère.] On a parlé non seulement de son talent, mais de ses vertus, de son cœur, de son chien...

Allons, à bas la blague, les sensibleries et les réclames! Murger, sans le sou, a vécu comme il a pu. Il a vécu d'emprunts aux journaux. Il a carotté ici et là des avances... L'homme n'avait pas plus de délicatesse que l'homme de lettres. Amusant et drôle, il s'est laissé aller à mordre au parasitisme, aux dîners, aux soupers, aux parties de bordel, aux petits verres qu'il ne payait pas et qu'il ne pouvait rendre. Ni bon ni mauvais camarade. Je l'ai toujours trouvé très indulgent - surtout pour les gens qui n'avaient pas de talent: il en parlait volontiers plus que des autres. D'un égo•sme parfait. Voilà, au vrai, ce qu'a été Murger. Il peut avoir honoré la bohème, il n'a honoré rien de plus.

Et, pour sa Lisette - Philémon et Baucis, comme dit, en parlant du couple, le lyrique Arsène Houssaye - c'était une horrible petite fille grinchue, ayant une engelure sur le nez, une petite gaupe du Quartier latin, qui a trompé Murger comme on ne trompe pas un homme, même un mari. Je sais que Buloz lui faisait l'honneur de lui parler; mais je sais aussi, par moi-même, qu'à Marlotte, elle était de la société de celles qui démarquaient les bas des femmes qu'on y amenait avec un peu de linge.

Tout est venu au-devant de lui, le succès et la croix. Tout lui a été ouvert au premier jour, théâtres, revues, etc. Il n'a pas eu d'ennemis. Il est mort à son heure, quand il était fini, lorsqu'il était forcé d'avouer qu'il n'avait plus rien dans le ventre. Il est mort à l'âge où les femmes meurent, ne pouvant plus faire d'enfants. C'est un martyr à bon marché. Ce fut un homme de talent, un esprit à deux cordes, qui eut le rire et les larmes. Il fut le Millevoye de la Grande Chaumière. Mais il manquera toujours à ses livres un parfum, je ne sais quoi de pareil à la race: ce sont les livres d'un homme sans lettres. Il ne savait que le parisien, il ne savait pas assez le latin.

***
Edmond de Goncourt
Edmond de Goncourt

4 février.
Rien n'est moins poétique que la nature et que les choses naturelles: c'est l'homme qui leur a trouvé une poésie. La naissance, la vie, la mort, ces trois accidents de l'être, symbolisés par l'homme, sont des opérations chimiques et cyniques. L'homme pisse l'enfant et la femme le chie. La mort est une décomposition. Le mouvement animal du monde est un circulus du fumier. C'est l'homme qui a mis sur toutes choses le voile et l'image poétique, qui rendent supportables la vue et la pensée de la matière. Il l'a spiritualisée à son image.

Vendre les trois choses les plus chères du monde - l'argent, la femme, l'homme - être usurier, bordelier, négrier ou entrepreneur de remplacements, sont les seuls négoces qui déshonorent l'homme: Pourquoi ?

Février
On ne fait pas les livres qu'on veut. Le hasard vous donne l'idée première; puis à votre insu, votre caractère, votre tempérament, vos humeurs, ce qu'il y a en vous de plus indépendant de vous-même, couvent cette idée, l'enfantent, la réalisent. Une fatalité, une force inconnue, une volonté supérieure à la vôtre, vous commandent l'œuvre, vous mènent la main. Vous sentez que vous deviez nécessairement écrire ce que vous avez écrit.
Murger : Buste
Buste d'Henry Murger au Jardin du Luxembourg

SOURCES

Internet :

Edmond et Jules de Goncourt : Les artistes de Marlotte
Amis de Bourron-Marlotte


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