Dorine Michelat
INTERNET ET VIEILLES DENTELLES

vieilles dames
Chapitre 1

C'est la gare Montparnasse dans ses plus mauvais jours, version fourmilière et cloches de Pâques. Les chérubins en partance piaffent, les parents font ce qu'ils peuvent. Chacun cherche son train au tableau d'affichage, non sans écraser un ou deux orteils au passage. Orteils meurtris dont les propriétaires, pour peu qu'ils aient du répondant, balancent un coup de valise à roulettes dans les tibias qui passent à portée. En toute injustice, la plupart du temps. Mais ça fait un bien fou quand on est énervé.

Sagement assise à la terrasse du bistro avec vue d'ensemble sur les quais, une accorte septuagénaire se dit qu'il est décidément bien doux de s'envoyer un petit coup de Pouilly Fumé derrière le foulard Hermès quand tout s'agite autour de vous. Elle a tout son temps. Le train de Lorient n'arrive que dans vingt minutes. Sur sa table, elle a étalé côte à côte le Canard Enchaîné tout frais pondu du matin et celui de la semaine dernière, les deux ouverts à la page des mots croisés. Depuis une semaine qu'elle s'énervait après le 3 vertical, elle ressentait une intense satisfaction à l'idée de savoir, enfin, comment il convenait de cruciverber «Issue de la bonne satiété». Elle fait durer le plaisir. Au cas où. Des fois qu'elle ait un trait de génie juste avant de se résoudre à jeter un œil furtif tout autant que contrit sur la solution aimablement fournie par la direction éditoriale à l'usage des nuls et des béotiens.

Au moment où elle lève le nez de son journal dans l'espoir de trouver à l'étage du dessus un brin d'inspiration, un petit vieux hilare, planté devant sa table, lui sourit de tout ce qu'il lui reste de chicots en agitant d'un air entendu son propre Canard Enchaîné. Complicité de vieil anar ou plan drague, allez savoir, car d'humeur printanière à l'heure des ablutions, elle n'avait pas lésiné sur le décolleté pigeonnant. Comme elle n'a pas envie d'investiguer, elle toise. Avec l'art consommé d'une femme qui a fréquenté les salons comme il faut. Le canard enchaîniste édenté se le tient pour dit et s'en va chercher plus loin un peu de chaleur humaine.

«Eructée». Franchement, ils exagèrent ! C'était introuvable. Cruciverbiste, mais seulement à ses heures, l'aïeule replie son journal et se lève. Deux ou trois messieurs d'âge passablement mûr et pareillement esseulés la considèrent avec intérêt. Il y a de quoi. La peau dorée, l'œil rieur, les beaux restes d'une généreuse poitrine moulés dans un pull coquinement échancré, les attaches fines et la croupe charolaise, elle se faufile entre les tables avec la grâce d'une danseuse et la fougue d'un char d'assaut. Avec une autorité qu'elle assène si besoin à coups de sac à main ou de Canard Enchaîné, elle cingle à travers la foule compacte, tout droit vers le quai numéro trois où le TGV breton entre en gare.

Craignant de rater Lucienne, dont le petit mètre cinquante passe volontiers inaperçu en période de pointe, elle se campe, toutes voiles dehors, à l'entrée du quai et scrute la foule déferlante d'un œil inquisiteur. La marée humaine se déverse à flux tendu, houleuse, pressée d'arriver au port, semant dans son sillage quelques béquillards ahuris. De quoi lui écrabouiller sa frêle voyageuse, qu'elle commence à se reprocher d'avoir inconsidérément soustraite à sa paisible retraite armoricaine pour un motif qui, tout bien considéré, ne valait pas mort d'homme et encore moins de femme.

Et puis c'est le reflux. Voici enfin les retardataires. Au moins, ceux là n'ont pas l'esprit de compétition. De fait, ils lui paraissent bien sympathiques, ces traînards, avec leur façon de prendre les choses comme elles viennent, en riant et sans se presser. Tout comme Lucienne, qu'elle voit avec soulagement descendre précautionneusement de la voiture de tête et atterrir légèrement sur le quai, avec son petit air de fragile porcelaine déposée sur le sable après la marée.

Quelques décennies plus tôt, ses sœurs aînées avaient par bataillons entiers foulé ce même sol d'un sabot hésitant, les joues rosies d'appréhension sous la coiffe empesée, avant de s'en aller finir soubrettes à Neuilly, Auteuil, Passy ou putains dans les bouges de la rue de l'Arrivée. Mais la Bretagne n'en finit pas de monter à Paris. Vêtue d'un ample ciré blanc et coiffée d'une informe galette de laine verdâtre, c'est aujourd'hui Lulu qui reprend le flambeau. Car à l'instant précis où elle s'avance vers son amie, fuse une stridence aiguë, suivie d'une deuxième, et c'est bientôt le bagad de Lann Bihoué au grand complet qui débarque derrière elle, tous binious et bombardes embouchés.

- Youhou, Malou ! Par ici ! Tu me vois ? appelle une voix flûtée.

- Et comment ! hurle l'interpellée, qui déboule au pas de charge pour serrer sur son cœur la rescapée de cette houleuse traversée et l'emmener aussi vite et aussi loin que possible de la déferlante sonore qui va crescendo . Viens vite, ma douce, fuyons ! On ne s'entend plus.

- Oh non... ça ne serait vraiment pas gentil. Ces jeunes gens m'ont tenu compagnie pendant tout le voyage. Nous avons tellement ri et chanté que je n'ai pas vu le temps passer. Ils m'ont promis de te faire bon accueil. Allez, fais leur un de tes jolis sourires, c'est pour toi qu'ils jouent, quand même.

Marie-Louise se souvient. Toute jeunette déjà, Lucienne était atteinte d'empathie chronique, ce qui lui valait l'affection de ses pairs et l'indulgence de ses maîtres. Ouvrant tout grands ses adorables yeux myosotis et babillant à perdre haleine, elle n'avait pas son pareil pour lier connaissance et se faire des amis en tous genres et en tous lieux. Cela n'a pas dû s'arranger avec l'âge. Alors autant baisser la garde et gratifier les binious d'un sourire éclatant, quitte à sermonner l'imprudente dès qu'elles leur auront tourné le dos. Mauvais plan. Galvanisés par tant de gracieuseté, les sonneurs redoublent d'énergie et c'est au rythme déchaîné du Gwerz du Pays Plinn que les deux anciennes se dirigent, bras dessus bras dessous, vers la sortie.

Sur le quai d'en face où le train de Morlaix vient à son tour de débarquer son lot de passagers, le spectacle paraît suffisamment insolite pour provoquer bouchons et collisions entre les bretonnants et ceux qui ne le sont point. Les premiers, génétiquement réceptifs aux couinements du biniou, font escale pour mieux profiter.

Les autres, passablement indisposés, se hâtent vers la sortie dans l'espoir de soustraire leurs conduits auditifs aux grincements de la mélopée qui va s'amplifiant, à mesure que les deux foldingues qui ouvrent la marche accélèrent le pas. Le tout se carambole, à grands renforts de jurons et d'invectives dont les destinataires, impavides, se foutent éperdument, faute d'en avoir entendu le quart. Oublié sans doute pour cause de confusion mentale bien compréhensible, un chien loup assis sur le quai en position de coyote solitaire hurle à la mort en regardant défiler les deux pom-pom girls suivies de leur stridulante escorte. Il a bien des excuses : son ascendance germanique le porte plus volontiers aux accents wagnériens.

- Et tes bagages, au fait ? S'inquiète Marie-Louise, que cette arrivée en fanfare avait suffisamment perturbée pour lui faire oublier l'intendance.

- Mes bagages vont très bien, fait-elle en agitant une main voltigeuse par-dessus son épaule gauche. Ces jeunes gens s'occupent de tout.

- Une vraie chance, non ? trompette Malou, pas très convaincue.

- Et comment ! Entre ma valise à roulettes, le pécé portable et la bourriche d'huîtres, j'avais bien du mal à monter tout ça dans le train ce matin. Alors quand j'ai vu ces trente gaillards devant ma voiture, je me suis permis de leur demander un petit coup de main et c'est ainsi que nous avons fait connaissance Ils sont épatants, je t'assure.

- Oh ma Lulu... bien vrai, tu m'as apporté des huîtres ?

- Des Belons, les plus grosses que j'ai pu trouver à la criée de ce matin. Des Paimpol bien grasses comme tu les aimes. Et puis des Cancale et un peu de Quiberon, tant qu'à faire. Et ce qu'il faut pour arroser, un Entre-deux-mers sans étiquette, mais dont tu me diras des nouvelles. C'est un ami de la chorale qui me l'a donné dimanche dernier. Il s'y connaît, on peut faire confiance.

A l'instant où, sur le parvis, Marie-Louise, les oreilles bourdonnantes, se rue à l'assaut du premier taxi disponible, une main légère mais ferme la retient par l'épaule. C'est alors qu'une nouvelle salve de crissements suraigus lui pilonne les tympans, tandis que Lucienne, visiblement aux anges, commence à marteler le trottoir d'un peton cadencé.

- Attends voir. C'est une suite de gavottes des montagnes. Oh, que j'aime ça ! Allez, sois gentille, il y en a à peine pour cinq minutes. Profite, toujours !...

Maudissant la Bretagne, les binious et autres celtitudes, Malou reçoit stoïquement l'hommage bagadou en affichant un rictus minimaliste. J'ai bien fait de refaire mes jaquettes, tiens ! se dit-elle pour se donner du cœur au ventre en attendant le final.

Hélas, les suites ont ceci de fâcheux que, justement, elles se suivent. Le temps d'un soupir d'aise, et c'est reparti de plus belle. Pour le plus grand bonheur de la diaspora bretonne, qui comme chacun sait, hante les abords de Montparnasse à l'affût de la moindre bouffée d'air marin qui viendrait à s'y égarer. En un rien de temps, une gavotte sauvage s'est improvisée sur le trottoir. Malou n'en revient pas. Un demi-siècle de surdéveloppement insensé a chamboulé la planète tout entière sans infléchir d'un iota le cours immuable de la danse bretonne à travers les âges.

On se fait exploser la ceinture à Bagdad ou Tel Aviv, on rappe d'Harlem à Corbeil Essonnes, on caillasse les autobus sur la dalle d'Argenteuil, on se shoote aux EPO, à l'acide, au CAC 40, au Viagra ou pire encore aux quatre coins du monde. Mais à Plœmeur, à Languidic et sur le parvis de la gare Montparnasse, on fait avec ses bras des petits moulinets, qu'on assortit de sautillements synchrones, le tout en ayant grand soin de conserver le buste bien raide et la trogne sévère. La question, jamais résolue par la jeune pensionnaire de Pontcallec, revient tarauder la parisienne chenue : est-il bien raisonnable de danser si c'est pour avoir l'air de s'emmerder à ce point-là ?

Encore assourdi mais secrètement impressionné par l'arrivée en fanfare des deux égéries dans son taxi déglingué, le chauffeur pilote tout en douceur, comme s'il avait à voiturer le Saint sacrement en personne. A tous les coups, c'est des pipoles, se dit-il, tout fiérot d'accueillir du beau linge à son bord. Il cherche en vain dans quelle série télévisée il a bien pu les voir. D'un coup d'œil dans le rétroviseur, il s'assure que ses petites dames sont à leur aise sur ses coussins en simili pleine peau. Elles en ont tout l'air, gloussant et papotant comme des collégiennes qui viennent de sécher le cours de latin pour s'en aller baguenauder sur la lande.

Tout juste comme elles l'avaient fait un 4 avril, quelque cinquante cinq ans plus tôt, impatientes qu'elles étaient de s'offrir un acompte sur les vacances de Pâques qui n'en finissaient pas d'arriver au pensionnat pour jeunes filles de Pontcallec. Elles avaient payé cette innocente escapade de vingt bonnes heures de colle, ce qui avaient sérieusement amputé leur capital vacances.

Grâce à Dieu, la sentence fut exécutée sous la débonnaire tutelle de sœur Marie-Gillonne, qui cachait mal sous l'austère cornette un vrai cœur de grand-mère et qui de surcroît adorait Lulu. Marie-Louise, en bonne native de Marseille, leur avait enseigné les rudiments du tarot, et la lugubre salle de classe avait très vite pris des allures de tripot, tout résonnant de leurs éclats de rire et de leurs vigoureuses prises de bec. Vapeurs d'alcool et tabagisme en moins, galettes de Pont-Aven et limonades en plus. La mère supérieure, en pèlerinage à Rome, n'en avait jamais rien su, et c'est presque à regret que les trois resquilleuses avaient vu s'achever l'aimable punition.

Marie-Gillonne, dont les talents de faussaire restèrent à jamais insoupçonnés, se coltina ensuite et de bon cœur les centaines de lignes dont les pénitentes avaient écopé, histoire de meubler sa solitude de sœur tourière jusqu'à la rentrée scolaire.

Par la suite, elle trouva le péché trop mignon pour s'en accuser à confesse. D'autant que l'officiant du moment était, à ce qu'on disait, du dernier bien avec la supérieure. La pénitence fut directement négociée avec le Père créateur de tout ce qui bouge ici-bas, dont en particulier les écolières, et scrupuleusement exécutée par la brave religieuse. Aux dernières nouvelles, elle s'éclate en paradis à faire la classe aux angelots.

- Décidément, tu ne changeras jamais, Lucienne. Où que tu te promènes, il faut que tu racoles ! L'œil noir de Malou se fait faussement sévère et sa naissante bajoue frémit d'une feinte indignation. Si tu avais été moins dévote, tu aurais pu faire une éblouissante carrière dans la galanterie. C'est presque du gâchis.

- Ma foi, il faut bien mourir avec quelques remords, minaude son amie. Note bien que tu n'as guère changé non plus. Te voilà aussi rousse que jamais Est-ce bien honnête ? susurre-t-elle avec un discret coup de coude.

- Nul n'est parfait, renvoie derechef la rouquine, dont la susceptibilité quasi maladive a toujours suscité les taquineries de son amie.

- Je plaisante, Malounette, c'est joli tout plein. Mais quand même, tu n'as jamais pensé à te laisser grisouiller tout doucement ? Cela pourrait être très élégant, aussi.

- Ah ça non ! Je suis bien trop jeune. Si au moins j'avais tes cheveux tout neigeux, qu'on se croirait aux sports d'hiver rien qu'à te regarder, cela pourrait s'envisager. Mais rien à faire. Moi je grisouille pisseux, moitié rouquine, moitié gruyère pas frais. C'est carrément obscène. Alors, je donne un coup de main à cette saleté de nature qui m'a bâclé les finitions. Mais si on passait aux choses sérieuses ? Comment tu t'en sors avec ton PC ? Mieux que moi, j'espère !

- Gardons cela pour le dessert, ma chère. Tu ne voudrais quand même pas que la modernité aille nous gâcher le goût des huîtres !

Chapitre 2

Un double soupir d'aise vient chatouiller les tasses de café déjà vides. Au centre de la table, un monticule de coquilles bleutées menace de s'écrouler sur la nappe à chichis en dentelle, et la bouteille d'Entre-deux mers n'est plus qu'un excellent souvenir.

- A nos âges, on devrait manger moins, soupire Lucienne en étouffant un rot discret. C'est presque péché que de gloutonner à ce point-là.

- Bah, on n'a qu'à aller demain à confesse, si ça peut te réconcilier avec les bonnes choses de la vie. Quant à moi, je suis persuadée qu'en son infinie sagesse, c'est le bon Dieu en personne qui nous les a mitonnées pour nous faire avaler le reste. Tiens, j'irai même jusqu'à t'accompagner par esprit de charité chrétienne. Seulement, je ne garantis rien quant aux sottises que je suis capable de raconter, une fois que je serai lancée. J'aime bien voir la tête que font les curés dans la pénombre quand je leur débite des horreurs.

- Ce ne sera pas la peine, déclare Lulu d'un ton sans réplique. Je me suis confessée avant de venir. A titre préventif.

- Quel dommage ! soupire Marie-Louise, qui s'y voyait déjà, voilette en berne et bouche en cul-de-poule, déroulant à l'infini la liste de ses turpitudes dans la touffeur complice de la cahute à pardonner. J'avais en tête quelques peccadilles de bonne facture, propres à faire rougir jusqu'à la tonsure le premier révérend qui se mêlerait de recevoir mes confidences. Surtout s'il est puceau, conclut-elle, avec un petit rire de gorge très distingué.

- Non, vraiment. Garde-les pour une autre fois. Dans la foulée, j'ai aussi demandé l'absolution pour toi.

- Oh Lulu...Tu ne lui as quand même pas dit ce qu'on allait faire, hein ?

- Bien sûr que non, pour qui me prends-tu ? Pas avec ce ballot de jeune bardé de diplômes qu'ils nous ont mis pour remplacer le père Augustin, paix à son âme. Je n'ai pas fait dans la dentelle. A chacun selon son mérite, et en ce qui le concerne, ce fut la litanie des niaiseries de notre âge : gourmandise, médisance, avarice et envie. On s'en est tirées avec trois Pater Noster et deux Ave (c'est dire s'il est vieux jeu, le nouveau !). C'est moi qui les ai récités pour nous deux, alors on est en compte, ma chère. Surtout qu'il me reste encore à m'accuser de mensonge par omission. Mais là, c'est du sérieux. Alors j'irai voir mon frère, qui n'a jamais su me refuser une absolution. En général, ça se négocie contre une petite entorse à son régime alimentaire.

- Et comment va-t-il, ce cher Loïc ? s'enquiert Marie-Louise, un rien pincée. Le jumeau de Lulu avait été le premier garçon à faire battre son cœur pendant l'été où ils avaient tous les trois eu 16 ans. Mais ce niquedouille, tout empêtré d'adolescence boutonneuse, n'avait pas su décrypter les subtiles bouffées de phéromone qu'elle lui avait administrées à grands renforts d'œil en coulisse et de sein frémissant. Elle lui en avait voulu tout l'automne, et puis le tourbillon de la vie avait fait son œuvre. Elle avait oublié Loïc, mais pas l'humiliation d'avoir à remballer sans gloire, quand vint la fin de l'été, les jeunes appas dont elle brûlait de tester l'effet dévastateur sur le sexe opposé.

- Oh, il va. Comme un vieux curé défroqué qui soigne son cholestérol à coup de chouchen et de gitanes maïs. Un peu poussif de temps à autre, toujours aussi tête de mule, et avec ça c'est une crème d'homme, le meilleur que j'ai jamais connu depuis que je suis née. Alors je m'escrime de mon mieux pour le faire durer autant que moi, y'a pas de raison, on est nés ensemble, tout de même. Je lui fais ses courses et c'est moi qui décide du régime. Hi hi ! Poisson bouilli et légumes à volonté. Si tu voyais le nez qu'il me fait quand on déballe sur la table de la cuisine !

- Tant mieux, tant mieux... expire Marie-Louise en éventant d'une main languissante une tardive bouffée de chaleur qui vient inopinément lui perler le front.

Lulu s'arrête au beau milieu d'un rire.

- Ben alors, ma louloute, qu'est-ce que tu nous fais là ? Faut-il que j'appelle une ambulance ?

- Mais non, voyons. Tu sais bien, quoi, c'est la ménopause.

Les yeux de Lulu s'arrondissent. Malou, toujours dolente, ricane avec un rien de coquetterie.

- Quand je te dis que je ne me décide pas à vieillir...

Elles ont fait place nette sur la table de la salle à manger. Lucienne a déballé son PC portable, et les voilà toutes deux, toison neigeuse contre boucles enflammées, le nez à ras d'écran, à regarder clignoter le curseur sur un fond désespérément gris. Marie-Louise pianote nerveusement sur le bord de la table.

- Et bien voilà, il est en panne, ton bazar. Pareil que le mien. J'ai comme l'impression que tu t'es fait avoir, ma vieille. Ton salopiot de petit fils t'a refilé une casserole. Et du coup, notre week-end est fichu. Zut alors !

- Mais non. Un peu de patience, voyons ! Il paraît que ces machins-là, ça réfléchit beaucoup avant de se décider. C'est ce que m'a expliqué Gwendal - c'est le petit dernier de ma Nolwen - quand il est venu me l'installer et me montrer comment on fait pour Internet. Tu te rends compte qu'à un jour près, il le fichait à la poubelle ?... Dieu merci, j'ai dîné chez eux juste à temps, et quand j'ai entendu que cet âne voulait bazarder son pécé pour cause de désuétude, tu penses si mon sang n'a fait qu'un tour ! Non mais je te demande un peu... Trois ans d'âge, et déjà dépassé, à ce qu'il paraît ! Eh bien moi, je trouve ça révoltant, de jeter à la casse des engins qui marchent. Ma Singer, ça fait 50 ans qu'elle tourne et le pécé, je te garantis qu'il va nous faire de l'usage.

Marie-Louise, tout excitée, pointe un ongle fushia sur l'écran, qui s'anime enfin.

- Ce n'est pas trop tôt ! Le voilà qui nous souhaite la bienvenue... et avec de la musique, en plus ! Mon engin a nettement moins de savoir-vivre.

- Eh bien tu vois, ce n'était pas la peine de t'énerver. Le secret, c'est de savoir lui parler comme il faut. Cela demande de la patience, du doigté, et un peu d'imagination quand il fait sa mauvaise tête. C'est capricieux comme tout, un ordinateur. Tu as déjà dû remarquer, non ?

- Ça oui. La semaine dernière, nous avons eu une prise de bec à propos de l'imprimante. Et rien à faire pour me connecter sur Internet. Du coup, je l'ai porté à réparer.

A cette évocation, ce qui ressemble bien à une nouvelle bouffée de chaleur empourpre les joues de Marie-Louise et c'est d'une voix chevrotante d'indignation qu'elle dépeint ses deux premiers mois de galère dans l'univers impitoyable de l'informatique. Lulu réprime un sourire. Une bouffée de tendresse lui monte à la gorge, et c'est presque sans y penser que sa main s'en va caresser la joue de son amie en signe de compréhension. Ça lui fait un drôle d'effet, tout d'un coup, cette peau fine, et tout ce vide en dessous. Mais où sont donc passées nos bonnes joues d'antan ? C'était souple comme de l'abricot, doux comme de la pêche, et ça résistait sous le bisou. Mon Dieu, que nous voilà vieilles, se désole-t-elle, le temps d'un soupir, avant de rire un peu trop fort.

- Allez, montre-moi un peu comment tu te débrouilles, fait-elle en se poussant pour lui faire de la place devant l'écran.

Marie-Louise commence à taper. Ça au moins, elle sait faire. Ses deux années de secrétariat n'auront, somme toute, pas été inutiles. Sauf que le PC reste de marbre.

- Encore une carne, cette machine ! On n'a décidément pas de chance avec nos informatiques.

- Et si tu cliquais d'abord sur Word ? propose Lucienne tout doucement. Là. Avec la souris.

- Ah oui c'est vrai... Elle tambourine sur l'engin d'un index vengeur. Sans résultat.

- Tout doux, tu vas me casser ma souris. Marie-Louise baisse le nez sans piper mot. En deux mois, elle en a déjà cassé trois.

- Pousse-toi, je vais te montrer.

Lulu a toujours été pédagogue. Le dos bien droit, les poignets souples, elle pose un index délicat sur la souris.

- Tu te souviens de nos cours de piano ? Eh bien c'est tout comme. Un petit staccato très enlevé. Clic-clic. C'est tout bête. Et avec ça, en avant la musique. Allez, essaye donc ! Clic... clic.

- Plus vite ! Là, ça y est. Tu devrais t'entraîner un peu tous les jours. Au fait, tu continues à prendre des cours ? Sans vouloir te vexer, on ne dirait pas...

Malou rebaisse le nez et marmonne que non, pas trop en ce moment. Ce qui lui vaut le long regard bleu-brume des jours de forte houle, tout chargé de muette réprobation. Un regard qu'elle a bien connu autrefois. Un peu gênée, elle admet qu'elle se trouve dans l'immédiat un peu en froid avec son professeur.

- Comment ça, en froid ?

- Eh bien, la dernière fois que je lui ai téléphoné, ça ne s'est pas très bien passé. Il m'a dit qu'il avait plus urgent à faire que de baby-sitter des bourgeoises désœuvrées qui feraient mieux de s'en tenir au bridge et d'oublier l'informatique. Je l'ai assez mal pris. Lucienne réprime une forte envie de rire. Et s'enquiert de ce qui aurait bien pu motiver une telle sortie.

- Mais rien de bien méchant ! Je lui ai juste dit qu'il fallait me considérer comme une priorité.

- Ah oui, quand même...

- Et comme il était en train s'énerver après un virus qui avait tout effacé sur l'ordinateur d'un de ses clients, il était de mauvaise humeur. Mais je compte bien fumer le calumet de la paix à la première occasion.

- Change plutôt de professeur. Tu n'as pas besoin d'un as de l'informatique. Rien ne vaut un gentil garçon de la FNAC pour faire la classe aux vieilles dames.

- C'est que... je l'aime bien, cet animal. Il me fait tellement rireÊquand il est d'humeur !

Lucienne jette un coup d'œil soucieux sur sa montre. Son train part dans quatre heures.

- Bon. Alors, on y va,Êsur Internet ?

- Oui oui, fait Marie-Louise, soudain intimidée, mais tu es sûre qu'on ne risque rien, hein ? Tiens, vas-y, toi, je te regarde faire.

- M'enfin, Malou ! Puisque je te dis qu'on va visiter incognito... Et hop ! En deux clics, Lucienne vient de les emmener à la foire aux célibataires, avec une dextérité qui trahit la surfeuse déjà chevronnée.

- Oh, mais c'est qu'il y a du beau linge, dis donc !

- Tout doux, ma chère. Ça c'est la vitrine. Reste à voir ce qu'ils ont en magasin.

- Ah bon... Mais alors, tu t'es déjà branchée sur Legend-R ?

- Oh, à peine. Je suis juste allée faire un tour de reconnaissance, euh... en prévision, tu vois ? marmonne Lucienne en rougissant. Qu'est-ce qu'on fait ? On ose un jeune premier ?

- Euh... non, ça ne serait pas raisonnable

- Bon. On passe commande pour la tranche de 60 à 75 ans, ça te va ? Malou acquiesce avec un soupir qui en dit long sur ses regrets.

- Ah flûte ! Le choix se limite aux + de 65 ans. Après, il faut croire qu'on n'existe plus ! Clipiticlop chtap chtap.

- C'est parti !

Marie-Louise arrête d'un geste impérieux la main de Lucienne qui s'apprêtait à sélectionner la photo d'un prétendant au dentier carnassier.

- Ah non ! Pas celui-là. Il a une moumoute.

- Tu as raison, c'est déloyal. Voyons plutôt Goëlandarmor.

- Bouh, qu'il est vilain ! Tant qu'à faire, j'aime autant ce Paulo88.

- Trop jeune pour toi Malou, il n'a que 58 ans.

- Admettons. Et si on essayait Popidou ? 69 ans, voilà qui devrait faire notre affaire. L'œil bleu et la moustache fine. Distingué, ma foi. On dirait Jean Sablon.

Lulu s'exécute, tout en mettant son amie en garde contre les vieux beaux. Mais Marie-Louise a déjà le nez collé sur l'écran.

- Voyons ça... Divorcé. Bon, ça arrive à des gens très bien. Deux enfants, rien à redire. Pas à charge, encore heureux ! Vit seul. Mais enfin, c'est la moindre des choses quand on cherche une amie... Non mais on croit rêver ! Tu as vu ses prétentions ? Une femme de 35 à 50 ans. Et puis quoi encore ? Espèce de vieux dégoûtant, va ! Satyre !

Lucienne rit de bon cœur en faisant défiler les candidats.

- Oh, mais c'est qu'il est fâché avec l'orthographe, Mamour63 qui se «pationne pour les voiture». Bah, il s'en tire peut-être mieux à l'oral... à condition d'aimer les grosses papattes pleines de cambouis. Moyennant quoi, week-end de rêve garanti en Auvergne.

- Très peu pour moi, ronchonne Malou en pinçant le nez. La mine sombre, elle pointe du doigt sur l'accroche de Roudoudou118, qui se dépeint comme «un homme simpatique et pas compliquer à vivre» et conclut sans mollir d'un «lesser moi vos cordoner et je vous appel».

Avec un haussement d'épaules excédé, elle passe au suivant.

Après avoir encore visionné un nonagénaire toujours prêt à rempiler, deux ou trois vieux débris s'avouant tout juste sexagénaires et un bon nombre de solitudes à laisser reposer en paix, les deux internautes se laissent aller sur leurs chaises en soupirant.

- Pas très exaltant, tout ça, admet Lulu.

- Carrément sinistre, renchérit Malou. Entre analphabètes et vieux cochons, on n'a que l'embarras du choix. Mais sûrement pas de quoi écrire un roman. Et le comble, c'est qu'ils ne s'intéressent même pas à nous !

- On n'aura qu'à se rajeunir. Comme eux. Mais apprends déjà à te servir de ton engin. Fais la paix avec ton Docteur PC, et travaille tes gammes ! Dès que tu es prête, on se lance. N'empêche qu'on s'est bien amusées, non ?

Marie-Louise lui presse affectueusement la main.

- C'était délicieux. Je me suis retrouvée au bon temps de Pontcallec. Comme si on s'était quittées hier.

Lulu devient sentimentale.

- Et dire qu'il a fallu que je gagne au loto paroissial cette escapade-soleil dans les Cyclades pour qu'on se retrouve ! Tu te rends compte qu'on aurait pu mourir sans jamais se revoir ?

- Le loto paroissial, eh bien c'est du joli ! Dilapider ainsi le denier du culte...

Chapitre 3

Quatre mois plus tôt, sur le pont supérieur de l'asthmatique «Poséidon» qui faisait route vers le Santorin, Malou prenait l'air du large. Accoudée au bastingage et dodelinant légèrement du chef, elle comptait sur la brise marine pour fouetter cette torpeur digestive qui depuis quelque temps n'avait que trop tendance à l'envahir au sortir de la table. Surtout quand elle s'ennuyait. Et elle s'ennuyait ferme ce jour-là. Le capitaine, qui lui avait fait une cour flamboyante lors d'un cocktail à l'ambassade de Grèce, avait largement exagéré les charmes d'une croisière hors saison à son bord. Elle avait des excuses, aussi.

Le suborneur aux biceps saillants disait s'appeler Apollon - Apo pour les intimes, avait-il précisé avec un clin d'œil prometteur - et ses bouclettes grises étaient tellement chou ! Il s'était avéré à l'usage que le cabotage entre les îles grecques souffrait en décembre d'une grave pénurie de soleil et d'un regrettable excès de démocratisation, ceci expliquant sans doute cela. La qualité des conversations à table s'en ressentait, et la recherche de partenaires potables pour jouer au bridge avait tourné court. Quant au capitaine, il était somme toute assez décevant, une fois remis dans son contexte. Un personnage plutôt fruste, qui n'avait pour seule vertu que de la convier régulièrement à sa table où l'on faisait bonne chère. Pour le reste, elle avait délicatement éludé.

Tandis que lassée de contempler un horizon décidément sinistre, elle s'apprêtait faute d'une meilleure idée à regagner sa cabine pour y piquer un morne roupillon, une frêle silhouette féminine attira son regard et la fit sursauter. Ces souliers plats, cette longue jupe marine qui lui battait les chevilles, ce twin-set gris, cette démarche inimitable... on eut dit un fantôme tout droit sorti de Pontcallec et des années 50. La micro femme lui tournait le dos et se dirigeait d'un pas alerte vers l'arrière du navire, où elle se volatilisa tout soudain. Un peu flageolante, Malou se dirigea vers la coursive, tout en s'admonestant - à son insu - à haute et intelligible voix. Espèce de vieille pie, grondait-elle, bougre de gâteuse, te voilà mûre pour la sieste. Les fantômes, c'est bon pour les niaiseux.

Mais le lendemain matin, le fantôme était toujours là. Sur le pont avant cette fois-ci, en grande conversation avec une espèce de Popeye en tenue d'officier. Histoire de se mettre en appétit en se donnant bonne conscience, Marie-Louise s'était infligée en guise de randonnée apéritive trois tours complets du pont promenade (un point bonus pour Weight Watchers à mettre en compte sur le dessert). Mais il s'était mis à bruiner et la voilà déjà qui négociait sans vergogne avec son ange gardien pour s'en tenir au premier tour de piste et remettre à plus tard tout ce qui pouvait l'être, pourvu que ce soit sous des cieux plus cléments. C'est là qu'au détour d'une bouche d'aération, elle tomba sur eux, au moment où la babillarde chimère, qu'elle voyait maintenant de profil, s'exclamait :

- Mais c'est épatant !

Quelque chose explosa dans sa poitrine, et sans lui laisser le temps d'y réfléchir à deux fois, le vieux cri de guerre lui remonta aux lèvres :

- Luluuuuuu ! En trois enjambées, elle fut sur sa proie qu'elle souleva de terre et pressa fougueusement sur son sein, sous l'œil amusé du marin qui s'écarta prudemment, redoutant peut-être quelque effusion collatérale. Une voix étouffée sortit de son giron.

- Ça, par exemple ! C'est toi, Malou ?

- Ouiiiii ! Oh ma Lulu, c'est trop beau pour être vrai !

- Tu veux bien me poser, s'il te plaît ?

- Oh pardon...

Un peu essoufflée et tout ébouriffée, Lulu, dûment remise sur pieds, fixait son amie de ses grands yeux myosotis clignotant d'émotion et de malice. Elle la prit affectueusement par la main et se tourna vers le jeune homme qui les regardait en souriant.

- Mon cher Nikos, il faut nous excuser. Je vous présente Marie-Louise Levasseur. C'est mon amie d'enfance, et voilà bien cinquante ans qu'on ne s'était pas revues. Mais je compte bien reprendre cette conversation avant la fin du voyage. J'ai encore tant de choses à apprendre sur les turbines. Vous voulez bien ?

Le reste du voyage fut pour les deux vieilles amies un moment de pur délice. Poséidon (le vrai) pouvait bien faire grise mine, les ex-collégiennes étaient trop occupées à détricoter le fil de leurs existences pour s'en apercevoir. Pendant une semaine entière, elles ne se quittèrent pas d'une semelle. On les voyait déambuler, la petite solidement arrimée à la grande, discutant avec animation et s'arrêtant parfois pour mieux savourer le goût acidulé de leurs fous rires. On les retrouvait au salon, chuchotant d'interminables confidences par-dessus leurs tasses de thé vert. Ou bien faisant étape entre deux colonnes doriques pour s'en raconter une bien bonne tandis que le guide, vexé, se retournait vers le reste du troupeau pour débiter son cours de Grèce antique. Elles n'en revenaient pas de s'être aussi bêtement perdues de vue.

- La dernière fois, c'était à ton mariage, non ?

Lulu avait acquiescé d'un battement de cils, espérant sans trop y croire que Malou ne s'étendrait pas trop sur le sujet. Ce n'était pas un bon souvenir. Elle n'avait que 19 ans le jour où son notaire de père l'avait conduite manu militari à l'autel, où il s'agissait d'épouser séance tenante un gringalet d'homme qu'elle connaissait à peine. Le cheveu déjà rare et la mine contristée, il avait à trente ans la tête de l'emploi auquel on le destinait, celui du cocu préposé à l'honneur des familles. En échange d'un patronyme complaisant, il se voyait offrir un avenir tout tracé de premier clerc chez beau-papa et la plus charmante des épouses. Toutes choses auxquelles rien ne le prédestinait, ni son physique ingrat, ni sa souffreteuse constitution, ni son irrémédiable manque de talent. La promise était certes un peu pâlotte et ses paupières battues dénotaient un manque d'enthousiasme qui en aurait vexé plus d'un. Peu accessible au doute métaphysique, il préféra mettre cela sur le compte d'un début de grossesse nauséeux. Sans lequel, soit dit en passant, il n'aurait jamais connu de telles félicités. Quant à la mariée, qui remontait l'allée centrale en se prenant les pieds dans sa robe, elle n'avait plus de larmes à verser tant elle avait inondé son oreiller depuis un mois. Depuis que son Gaël avait sombré en mer.

- Quel gâchis, dit Marie-Louise d'une voix douce en remontant le col de sa doudoune. La nuit tombait, et il commençait à faire froid sur le pont. Lucienne, se méprenant sur le sens du propos sibyllin, s'était récriée.

- Mais non, Malou, pas tant que ça. Finalement, nous avons fait assez bon ménage. Il n'était pas méchant, tu sais. Un peu austère, peut-être, mais honnête et consciencieux. Je t'assure, je n'ai pas eu à me plaindre de mon mari.

- Et... comment va-t-il, euh... Victor ?

- Mon Dieu, et dire que je ne t'ai même pas écrit ! Il nous a quittés il y a tout juste trois ans, le pauvre. Au moins, il ne s'est pas vu partir, et c'est une bénédiction pour lui qui avait si peur de mourir. Il faut dire qu'il a eu tellement d'ennuis avec sa santé tout au long de sa vie

***

- Oh, je suis désolée, fit Malou, qui n'en pensait pas un mot. Dès le premier regard, elle avait détesté ce sinistre avorton qui avait la prétention de succéder au beau Gaël pour le meilleur et surtout pour le pire. Débarquée en urgence la veille de la cérémonie, elle avait passé la nuit à écoper des flots de larmes et tenté sans succès de convaincre son amie de faire le mur et de la suivre à Paris, où elles trouveraient bien une solution. Lucienne n'avait pas osé. Marie-Louise était repartie écœurée et déprimée, une fois la noce expédiée. Elle venait d'enterrer leurs rêves de jeunes filles. Et même pas en grande pompe, rageait-elle.

La suite était prévisible : des cartes de vœux à la nouvelle année, des faire-part quand il y avait lieu de, et parfois même des condoléances. Le bébé de Lulu, décidément conçu sous une mauvaise étoile, était mort en naissant. L'année suivante, Malou avait épousé un jeune avocat rencontré au quartier latin où elle fréquentait mollement la fac de lettres en attendant celui qui lui fournirait un bon prétexte pour s'en dispenser. Un premier bébé avait suivi, et un deuxième, quelques années plus tard. Et puis l'avocat avait bêtement mis un terme à sa prometteuse carrière en s'encastrant sous un camion au retour d'une brillante plaidoirie en pays bourguignon, laquelle avait valu à son client bouilleur de cru un acquittement inespéré. Peut-être avaient-ils dans l'euphorie de la victoire un peu abusé de ce breuvage frelaté qui, justement, constituait le chef d'accusation. Dieu merci, l'alcootest n'existait pas en 1965, et la veuve ne s'en porta pas plus mal.

Les nouvelles du front, dûment édulcorées, continuèrent de circuler entre Bretagne et capitale pendant une dizaine d'années avant de se faire plus rares, puis de cesser tout à fait, faute de combattantes. Ce ne fut pas sans regrets de part et d'autre, mais il y avait plus urgent à faire dans la vie que de chercher à comprendre où elles avaient pris le mauvais virage. Devenir adultes, par exemple, et de préférence sans avoir trop l'air de se prendre les pieds dans le tapis. S'occuper d'un mari, enfanter dans la douleur, tenir une maison, enfin, bref, tout ce pour quoi elles avaient été élevées en batterie chez les sœurs. Chacune le fit à sa manière, ce qui contribua encore un peu plus à les éloigner. Lulu fit son deuil en arpentant par tous les temps landes et rochers en bottes de caoutchouc et Cotten jaune, là où personne ne risquait d'entendre ce qu'elle avait à raconter, si ce n'est le vent qui se chargeait opportunément de lui sécher les joues.

Malou, que les études rebutaient, avait résolument opté pour une carrière de femme oisive aux bons soins d'un mari plein d'avenir et qui pourrait sur le tard faire un cocu très présentable. Avoir une bonne, traîner au lit jusqu'à 9h du matin, jouer au bridge avec ses amies, courir les magasins, élever des enfants, tout cela lui allait très bien. Elle avait au moins la satisfaction d'avoir pris son destin en main. Pas comme cette pauvre Lulu qui s'était fait piéger par le système.

- Non, je ne parlais pas de ton mariage, reprit Malou. Je pensais à nous deux. Quand je vois le bonheur que nous avons à nous retrouver, je me dis que nous avons perdu beaucoup de temps. Quelle idée de ne pas avoir repris contact plus tôt ... Bêtasses que nous sommes !

- Pas forcément, ma chère. Nous n'avions pas la même vie.

- Ni les mêmes hommes, gloussa Malou.

- Ni les mêmes envies.

- Ah mais si ! s'insurgea la parisienne. Au départ, on avait strictement les mêmes. Vivre un grand amour, avoir une vie passionnante, écrire un roman, tout ça.

- Comme te répondraient quatre-vingt dix pour cent des jeunes filles de seize ans si tu leur posais la question.

- Tu veux rire ? Celles d'aujourd'hui collectionnent les conquêtes du genre belle gueule/petit QI et exigent des orgasmes multiples, tout ça pour épater les copines de lycée à l'heure de la récré. Les yeux de Lulu pétillèrent de joie.

- Mais non, tu exagères. Toujours le même goût de la provocation, hein ? Mais quel plaisir de te retrouver toute pareille !

- Plaisir partagé, ma chère Lulu. Toujours aussi candide, toi par contre ! Je n'invente rien, figure-toi. C'est Margot, ma petite fille, qui me l'a dit. Dix-sept ans, jolie comme un cœur, et futée comme pas deux. Tu n'oserais pas imaginer les horreurs qu'elle me raconte en me surveillant du coin de l'œil pour voir si ça fait mouche.

C'est là que sans préavis, la gorge de Lucienne s'était serrée. Elle pensait à tous ces enfants et petits enfants qu'elle n'avait pas vu naître, fût-ce par procuration. A toutes ces questions qu'elle n'avait pas voulu se poser. A ces pincements du bas-ventre qu'elle n'avait pas su nommer. A tout ce qu'elle avait dans sa vie ravalé de pensées impies, de mouvements d'humeur, d'appétits un peu flous, faute d'une solide confidente sur qui les tester. Elle avait bien son jumeau qu'elle savait prêt à tout entendre, mais même à lui, elle ne pouvait pas tout dire. Et quant à tous ces gens délicieux qu'elle avait croisés dans sa vie, elle se serait bien gardée de leur livrer le fond de sa pensée. Malou avait raison. Elles avaient vraiment loupé une marche.

- Parle-moi un peu de cette Margot... qui m'a tout l'air de ressembler à sa grand-mère !

Malou racontait bien. Après Margot, toute la famille y passa. Ses trois maris, ses quatre enfants, ses onze petits enfants. Dont six à mettre au crédit de sa fille aînée, cette imbécile de Valérie qui avait tout gagné en naissant en 1958, à commencer par la pilule, et qui n'avait rien trouvé de mieux que de finir bigote et multipare sous la couette sans joie d'un dentiste intégriste de province. Lucienne, qui avait un petit creux de ce côté-là, n'avait pu retenir un mouvement d'enthousiasme.

- Mais ça doit être formidable pour une grand-mère, tous ces chérubins qui piaillent en se battant pour grimper sur ses genoux, non ?

- Tu parles ! Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Aussi fesses cousues que leurs parents. Tellement bien élevés que ça me flanquait le bourdon, rien que de les voir s'aligner en rang d'oignons pour me bêler «bonjour grand-mère» quand je débarquais dans leur petite maison dans la prairie qui puait l'encaustique et la bondieuserie. Alors j'ai fait la grève du zèle. Je me suis trouvée des excuses pour ne plus y mettre les pieds, sauf cas de force majeure du genre petit papa Noël ou baptême d'un nouveau rejeton. Pauvres petits, ils sont nés sectaires, ce n'est pas de leur faute.

J'ai bien fait quelques tentatives pour en décoincer un ou deux en les invitant à Paris pour les vacances scolaires. Il y en avait notamment une, la petite Marie, qui montrait des dispositions tout à fait intéressantes. Et patatras ! De retour au bercail, elle a été mise au pain sec pour excès de langage et les petits culs-bénits sont désormais interdits de séjour chez moi. Tant mieux, ils sont décidément trop nouilles. Enfin, dieu merci, on est au bout de nos peines. A trente-quatre ans, la pondeuse en série s'est vue mettre à la retraite par la faculté pour cause de césariennes à répétition. Il était temps !

- Eh bien tu vois, elle a fini par y venir, à la pilule, finalement.

- Fichtre non ! Chez ces gens là, on procrée jusqu'à s'en faire péter la matrice. Et une fois que c'est cassé, on pratique l'abstinence. C'est péché que de baiser pour le plaisir, figure-toi. Oh, ne me fais pas ces yeux là ! Je n'invente rien. C'est elle qui me l'a dit. Avec son petit air pincé qui en disait long sur l'estime dans laquelle elle me tenait. M'est avis que je passe pour une fornicatrice. Dans le contexte, j'ai tendance à trouver cela plutôt flatteur.

- Peut-être qu'elle était soulagée d'en finir avec le devoir conjugal, hasarda Lucienne avec un petit air de ne pas y toucher. Ce sont des choses qui arrivent, tu sais.

Tiens donc, songea Malou qui commençait à s'amuser franchement. Avec un rire en cascade qui fit se retourner un couple de jeunes mariés pâlichons et frigorifiés, elle confirma.

- Mon gendre a une tête de devoir conjugal certifié ISO 9000. Il sera donc beaucoup pardonné à ma fille. Mais tu m'avoueras que nous les demoiselles d'avant guerre, on n'aurait pas craché sur la pilule. Et cette crétine de Valérie qui n'est même pas fichue de profiter des bienfaits de la civilisation !

Lulu en convint. Malou renchérit sur toutes ces pauvres gamines qui s'étaient fait trouilloter par des faiseuses d'anges en attendant la loi Veil. Lulu se souvint qu'elle avait dû attendre d'avoir la trentaine bien sonnée pour ouvrir en catimini son propre compte en banque, faute de pouvoir produire l'autorisation maritale légalement requise. Dans un grand moment d'auto flagellation, Malou admit qu'elle aurait pu mieux faire de sa vie que de jouer au bridge et faire du lèche-vitrine. Mais bon. Ce n'était pas entièrement de sa faute.

Citoyenne de second rang par naissance, elle avait considéré que le mariage était encore la meilleure façon de s'assurer une vie douillette. Elle s'en était tiré haut la main avec les moyens du bord, dont elle était généreusement pourvue : ça lui avait valu dans l'ordre trois maris, deux pensions de veuve et une coquette prestation compensatoire. Le prix à payer était ce léger sentiment d'inutilité qui l'asticotait à l'heure où elle faisait sincèrement les comptes. On ne pouvait pas raconter des boniments à Lulu. Surtout quand elle vous regardait avec ces yeux là...

Et voilà que justement, bien campée sur ses souliers plats, son amie la fixait avec attention. Ses yeux clairs luisaient dans la pénombre qui envahissait le pont supérieur. C'était le dernier soir, la croisière s'achevait le lendemain matin dans le port de Marseille, et chacune allait repartir vivre sa vie. Il eût été facile d'en rester là. Mais Lulu avait son idée.

- Je t'accorde que nous sommes nées vingt ans trop tôt et que ta fille ne mérite pas son époque. Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Tu te souviens de ce roman qu'on avait commencé toutes les deuxÊà Pontcallec ? Eh bien il est peut-être temps qu'on le finisse, maintenant qu'on est grandes.

- On n'a plus quinze ans, Lulu.

- On a mieux que ça. On a vécu presque toute une vie. Cela devrait nous donner bien des choses à raconter.

- Oh, si peu... et puis, on y met quoi dans le roman ? On ne va quand même pas parler d'amour !

- Et pourquoi pas ?

- C'est d'un banal... Sans compter qu'à force d'écouter ce qu'en disent mes petits-enfants, je crains d'être un peu dépassée.

- J'en ai autant à ton service. Mais ce n'est pas grave, ça. On n'a qu'à aller chercher l'inspiration sur Internet. Il paraît que cela fourmille de sites de rencontre, que l'on peut visiter incognito. Il suffit de se cacher derrière un pseudonyme. C'est une ex-collègue de la bibliothèque qui m'en a parlé la semaine dernière. Une vieille fille qui passe toutes ses soirées à chasser le veuf joyeux sur un site qui s'appelle Légend-R. A voir ses bonnes joues roses et son air de conspiratrice, ça m'a l'air de lui faire le plus grand bien. Malou commençait à trouver l'idée sympathique. Jouer encore une fois au jeu de la séduction (oh, rien qu'encore une fois, mon Dieu, s'il vous plaît, merci), les ridules bien à l'abri derrière un ordinateur, ça c'était du projet ! Et en tirer un best-seller, en plus ! A un détail près.

- Mais je n'y connais rien, moi, à leurs bidules informatiques !

- Eh bien c'est l'heure d'apprendre, ma chère. Et dépêchons-nous avant d'être tout à fait gâteuses. Euh... je parlais pour moi, bien sûr, s'empressa de préciser Lulu, que son amie venait de fusiller du regard.

***

Un mois après qu'elles se furent quittées avec effusion en gare de Marseille, au moment où Lucienne, grelottante mais revigorée, rentrait chez elle en rajustant frileusement les pans de son peignoir de plage, le téléphone avait sonné.

- Luluuuu ?

- Oh, que je suis contente de t'entendre, chevrota la bretonne en claquant des dents.

- Tant que ça ? Tu as une drôle de voix. Et c'est quoi ce bruit de castagnettes, là ? Je te dérange ? Tu veux que je te rappelle un peu plus tard ?

- Mais pas du tout ! C'est juste que je viens d'aller nager et que c'était un peu frisquet malgré ce beau soleil.

- Tu es complètement folle, ma pauvre vieille, soupira Marie-Louise. Les bains de mer en janvier, ce n'est plus de ton âge, quand même !

- Mais si, je t'assure. Rien de tel pour garder la forme. Enfin bon, je crois que ce sera le dernier de la saison. Je vais attendre le printemps pour y retourner. Et... cha ba...Ploc !...

- Plaît-il ? Malou tendit l'oreille. Il n'y avait plus guère que clappements et gargouillis sur la ligne.

-... me manquer et plûte ! Attends une checonde tu beux ?

- Lulu ! Ça va ?

- schtuip schloumph chtip chtip...

- Lucieeeeenne !

- Oui, oui, tout va bien, gazouilla la naïade, de retour sur les ondes. C'était juste un petit problème de dentier. Voilà, c'est réparé. Alors, quelles nouvelles ? Tu l'as acheté, cet ordinateur ?

- Eh bien oui, justement. Et c'est une catastrophe.

- Oh ma pauvre... Raconte, toujours.

- Pour faire court, je viens de le remettre dans son carton en attendant le dépanneur. J'avais fait confiance à un jeune homme dont on m'avait dit du bien - un Chinois, tu me diras, j'aurais du me méfier.

- Oh, Malou, voyons ! se récria Lucienne, qui la veille encore avait signé une pétition sur le site de SOS racisme.

- Enfin bref, je lui avais tout commandé, la livraison, l'installation et les explications. Tant qu'il était là à me montrer, ça avait l'air de marcher comme sur des roulettes. Eh bien figure-toi que depuis qu'il est parti, plus rien ne marche.

- Tu fais bien des manières, s'esclaffa Lucienne. Quelle idée, aussi, d'aller chercher un Chinois ! Ils sont trop malins pour nous, ma pauvre. Mon petit fils me l'avait bien dit. Tu aurais dû aller à la FNAC, il paraît qu'ils ont un choix sensationnel, et en plus ils organisent des cours pour les seniors.

- Mais j'y suis allée, figure-toi. C'était horrible, pleurnicha Malou.

- Tant que ça ? Moi j'y suis bien allée, à la FNAC de Lorient, deux fois même. Ils offraient des cours gratuits comme cadeau de Noël aux personnes du troisième âge. Et le jeune professeur était tellement mignon que j'ai presque tout compris. On s'est quittés très bons amis.

Écouteur coincé entre oreille et peignoir humide, Lucienne se versait une tasse de thé. En se représentant la mine déconfite de Marie-Louise, à l'autre bout de la ligne, elle avait du mal à garder son sérieux. Elle s'assit dans son fauteuil préféré avec un soupir d'aise.

- Allez, raconte-moi cette expédition à la FNAC.

- Il y avait un monde fou, et pas du beau monde, reprit Marie-Louise d'une voix tremblante d'indignation. Rien que des jeunes avec le pantalon qui pendouille jusqu'aux genoux et des péronnelles qui se poussent du coude en vous regardant, comme si on n'avait plus le droit d'aller à la FNAC passé un certain âge. Des escalators partout, et une chaleur insupportable. J'ai déjà mis vingt minutes à trouver le bon rayon, tellement c'est mal expliqué, en me faisant marcher sur les pieds et bousculer par tout un tas de malpolis. Et ensuite, pas moyen de trouver un vendeur pour s'intéresser à mon cas. Dès qu'il y en avait un de libre, c'était la ruée, et avant que j'aie pu faire trois pas, il se trouvait accaparé par plus rapide que moi. Et mal embouchés avec ça. Tu te rends compte, il y en a un qui m'a traitée d'emmerdeuse. Pas directement, encore heureux, mais j'ai bien entendu ce qu'il disait à son ébouriffé de client alors que je n'étais pas à deux mètres. Comme si la surdité allait de soi quand on n'a plus vingt ans. Sombre crétin !

Le sourire de Lucienne s'élargit. Sa copine d'enfance n'avait décidément pas changé. A 14 ans, déjà grande, encore rondelette et toujours constellée de taches de rousseur, elle avait du caractère et de l'impatience à revendre. Malheur à qui s'avisait de se moquer d'elle ! Lui revenaient, avec un soupçon de nostalgie, les souvenirs de quelques discrets pugilats engagés par l'offensée au fin fond de la cour de récré, dans l'angle où la bigleuse surveillante à cornette n'avait aucune chance de les repérer. Elle avait toujours le dessus, la bougresse, et c'est à Lulu qu'il revenait ensuite de consoler les éclopées, tout en négociant l'armistice. C'est tout naturellement qu'elle retrouva le ton apaisant qui à l'époque faisait merveille sur son irascible camarade.

- Tu as eu bien raison. La grande distribution, c'est rien que des sauvages. Oublie la FNAC et le Chinois. Trouve-toi un gentil professeur. Quelqu'un de doux et de patient, ajouta-t-elle avec espièglerie. Un pas trop jeune, de préférence, qui sache comprendre que l'on n'a plus vingt ans et que ça serait gentil d'aller à notre rythme. Et pendant que tu y es, attends-le pour rouvrir le carton. Si ça se trouve, il marche quand même, ton pécé.

- M'étonnerait...

- Cela ne casse pas comme ça, un pécé. En général, quand il y a quelque chose qui cloche, c'est la faute du softouère.

- Et alors, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? C'est le problème du dépanneur, ça. Tout ce que je demande à cette satanée casserole, c'est de me répondre quand je lui cause.

- Eh bien, ça s'apprend.

- Promis, Lulu, je vais prendre des cours. Juste le temps de dénicher le prof de mes rêves. D'ailleurs, j'en ai un dans le collimateur.

Chapitre 4
Date : 2 mai 2007
De : mailto: malou.levasseur@wanadoo.fr
A : mailto: lululegoff@free.fr
Objet : c'est mon premier mail !

Ma bien chère Lucienne,

Une grande nouvelle : me voilà connectée !

Je dois ce petit miracle à mon cher Docteur PC, que j'ai sournoisement attiré dimanche dernier en mon logis moyennant promesse d'un mémorable gueuleton de réconciliation. Comptant sur son air famélique, je me suis dit que nous trouverions un mutuel intérêt à ce déjeuner.

Je ne l'ai d'ailleurs pas volé : Saint-Jacques au coulis de persil, gigot couché dans l'herbe aux fèves et haricots fins, plateau de fromages et vacherin au goût praliné.

En retour, il a passé tout le reste de l'après-midi à me faire ingurgiter jusqu'à la nausée ses indigestes recettes de cuisine informatique, mais j'ai été amplement dédommagée du soin que j'avais mis à mitonner les miennes.

Lucas (c'est son petit nom) n'est pas un modèle de patience, et se montre carrément bougon à ses heures, mais il explique bien. J'ai pris des notes, que j'ai affichées au-dessus de l'écran à côté de son numéro de téléphone pour les cas d'urgence. Dont j'ai promis de ne pas abuser. Ça me démange à peu près dix fois par jour, mais je m'accommoderais très mal d'une nouvelle fâcherie. Il m'amuse autant qu'il m'intrigue, ce garçon. Avec son pull serpillière, ses petites lunettes rondes et ses bouclettes blanches, on dirait un étudiant qui aurait vieilli à petit feu 30 ans au fond d'une bibliothèque sans jamais voir le jour. Grand fumeur et accessoirement rongeur d'ongles, il n'arrête pas de fulminer contre un certain Bill Gates, qu'il rend responsable de toutes les misères que nous font nos ordinateurs. Tu as déjà entendu parler de ce monsieurÊGates ? Moi pas, mais cela ne m'a pas empêchée de faire chorus, trop contente d'avoir trouvé un bouc émissaire de même qu'un terrain d'entente avec mon mentor.

Avant de me quitter, il m'a emmenée promener sur Internet, et j'en suis restée bouche bée. Nous avons fait nos courses dans un supermarché, consulté l'annuaire des PTT, écouté la radio, regardé la télé, dragué sur Legend-R et survolé la planète ! Figure-toi que j'ai même vu ta maison !!! Elle est drôlement mignonne, d'ailleurs, ta petite maison jaune, et j'ai grande hâte de la visiter pour de vrai. Puisque nous voilà maintenant équipées pour lancer nos filets sur Legend-R, je te propose, si tu en es d'accord, de le faire à quatre mains, mais cette fois-ci en Bretagne.

Il semble par ailleurs se confirmer que ces messieurs, y compris les plus décatis, font la fine bouche devant les femmes d'expérience. A peine avais-je refermé la porte sur mon informaticien, que je me précipitais tout droit sur mon PC afin d'y tester mon savoir tout neuf. Je suis retournée sans vergogne sur Legend-R et dans l'euphorie du moment, nous ai créé un avatar répondant au doux nom de Gloriette et affichant une modeste soixantaine. Elle ne demandait pas la lune, la pauvrette. Tout juste un monsieur d'âge compatible et animé d'intentions honnêtes.

Ma visite de ce matin sur le site pour relever les compteurs a été tout à fait édifiante. Pas une seule toucheÊen trois jours ! Je me rends donc à tes raisons, et c'est sous les traits d'une jeunesse que nous irons nous faire conter fleurette. Je nous fais toute confiance pour accoucher d'une créature de rêve entre la poire et le fromage, mais faute de donner en pâture aux matous une preuve visuelle de ce que nous avançons, je crains que notre jouvencelle ne fasse tapisserie. C'est malheureusement incontournable, il nous faut une photo.

J'ai d'emblée écarté les people, que l'on risquerait de reconnaître. J'ai bien sous la main quelques jolies frimousses dont je me sens un peu propriétaire puisqu'elles appartiennent à ma descendance, mais quoique déjà bien engagée sur la mauvaise pente, je ne suis pas encore assez maquerelle pour aller galvauder mes petites filles. Quant à utiliser une de nos délicieuses photos de jeunesse, j'y ai vite renoncé. La couleur sépia tout autant que nos airs de gourdes endimanchées suffiraient à trahir la supercherie. C'est triste à dire, mais nous n'avons pas le look de l'emploi avec nos cols Claudine et nos têtes en choucroute. Il va falloir trouver d'autres modèles. As-tu une idée ?

J'attends de tes nouvelles, et ne tarde pas trop, j'ai grande hâte ! Je t'embrasse, MALOU
 

Date : 2 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Re: mon premier mail est pour toi

Eh bien, ma fille, à la guerre comme à la guerre ! Tu n'as qu'à te promener dans les rues aux heures de pointe avec ton téléphone portable et t'en servir pour photographier discrètement les jeunes personnes qui répondent à ta définition de la tête de l'emploi. Puisqu'il paraît que maintenant, les téléphones servent aussi à cela... Je me régale d'avance à l'idée de faire le tri parmi tes miss. Pourquoi pas dès le week-end prochainÊdans la maison jaune ? Réponds vite, LULU.
 

Date : 3 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : Vive la Bretagne

Non, malheureusement, pas le week-end prochain. C'est précisément le moment qu'a choisi mon club de bridge pour s'en aller manger sa cagnotte à Riga, dont le cœur historique mérite la visite, aux dires de notre présidente. Mais j'achète avec enthousiasme ton idée de photos subreptices à l'aide d'un innocent portable. Et je te laisse m'imaginer arpentant les rues lettones tel un paparazzi sur le sentier du scoop !

Voilà qui tombe à pic pour pimenter agréablement mon voyage, que je prévoyais un peu rasoir. Car je soupçonne la générale (notre présidente) d'avoir une conception du tourisme très éloignée de la mienne. Si cela ne tenait qu'à moi, j'aurais volontiers musardé dans les ruelles, fouiné dans les brocantes à la recherche de vieilleries, reniflé l'air du grand nord et fait escale aux terrasses des cafés pour m'en mettre plein les yeux en retirant discrètement mes chaussures. Mais je m'attends à une orgie de musées sur fond de pontifiantes leçons de guerre froide. Les militaires ont cette manie de marquer leurs veuves à jamais d'un esprit revanchard. Lequel vire facilement à l'obsession pédagogique quand la dame se pique d'érudition, ce qui est hélas le cas.

C'est donc avec le sentiment de faire l'école buissonnière que je mettrai à profit les bruits de bottes pour mitrailler sournoisement les passantes avec mon gadget. J'arriverai chez toi avec mon tableau de chasse mercredi prochain, si tu veux bien de nous. Affectueusement, MALOU

Date : 4 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Vive la Bretagne

La maison jaune et moi vous attendons de pied ferme. En prévision, j'irai mardi cueillir à marée basse deux ou trois douzaines d'huîtres sauvages, des moules et des bigorneaux. Bon week-end et bonne chasse. LULU
 

Date : 8 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : J'arrive !

Maigre récolte chez les Baltes. Je ne sais s'il faut en attribuer la faute au portable qui n'est pas forcément fait pour cela, à la manie qu'ont les nordiques de marcher au pas de charge, ou à un début de Parkinson, toujours est-il que la plupart de mes photos sont floues. Et pour celles qui restent en lice, ma foi, elles ont triste mine. A de rares exceptions près, les Lettones font la gueule. A croire que cinquante ans de rigueur soviétique, cela finit par laisser des traces... Je te les apporte quand même, en me disant que certains de nos concupiscents seront peut-être assez affamés pour leur trouver un petit je ne sais quoi. Vivement demain, MALOU

Chapitre 5

C'est d'un pied guilleret que Marie-Louise s'apprête à descendre du train en gare de Lorient. Son séjour breton s'annonce distrayant. Profilage et gastronomie, tout juste ce qu'il lui fallait pour faire passer l'indigestion nordique. Et en plus, il fait beau. Mais à l'instant où, marquant une pause en haut du marchepied, elle balaye des yeux la longueur du quai pour repérer Lucienne, son sourire se fige.

- Oh nooon... pas eux !

Car il faut se rendre à l'évidence : vu d'avion, il y a du bagad dans l'air. Pour preuve, cet escadron de binious et de chapeaux ronds qui à cent mètres de là froufroute dans sa direction, n'attendant sans doute qu'un signal sournois du meneur pour turluter à perdre haleine avec la ferme intention de lui casser les oreilles. Dieu merci, Lucienne est à l'approche. Un dernier coup d'œil pour localiser la toison blanche dans le roulis de solides épaules qui s'écoule vers la sortie, et Malou se précipite en bas des marches, joue des coudes et saisit son amie par le bras pour l'entraîner fermement hors du champ de tir.

- Te voilà bien pressée, voyons... nous avons tout notre temps, tente de protester Lucienne qui s'attendait à de plus conviviales retrouvailles.

- Chttttt ! J'ai envie de faire pipiiiiii !

- Oh ma pauvre... Alors viens donc, on fonce au café de la Gare. Le patron est un ami.

- Loués soient tous tes amis ! halète Malou en lui emboîtant le pas.

Ce n'est qu'une fois installée au volant de sa Fiat Panda que Lucienne s'autorise un léger soupir de regret. Il est des urgences avec lesquelles on ne badine pas. Surtout quand la tuyauterie est un peu rouillée.

- C'est pitié qu'on ait dû se sauver aussi vite. Du coup, on a dû louper l'arrivée du bagad de Cesson-Sévigné. D'après le Télégramme de ce matin, ils étaient dans ton train. Tu ne les as pas croisés, des fois ?

- Ah non. Quel dommage ! compatit Marie-Louise en surveillant discrètement ses arrières dans le rétroviseur pour s'assurer qu'elles avaient définitivement semé les bagadous.

Une demie minute de silence plus tard, estimant en avoir assez fait dans le compassionnel, elle se tourne vers son amie avec un large sourire.

- Quel est le programme ? Tu nous les as ramassées, ces huîtres ?

- Dame ! Plus qu'il n'en faut. Je me suis dit qu'on pourrait en profiter pour partager. Ça te dit d'aller les manger avec Loïc ?

Cueillie à froid, Marie-Louise se raidit un peu. Rompre le pain avec un tel goujat, merci bien ! Mais elle se souvient juste à temps qu'elle vient de transiger avec la morale en s'autorisant une innocente trahison qui, tout bien considéré, mérite réparation. Et puis, après tout, la curiosité est de genre féminin. Ce serait rigolo d'aller voir de plus près ce que donne le Loïc de ses vertes années en vieux curé défroqué.

- Mais quelle bonne idée, minaude-t-elle en fourrageant dans son sac à main pour chercher son rouge à lèvres. Tu l'as prévenu que nous venions à deux ?

- Non, sûrement pas. Il aurait été fichu de refuser, ce vieux ronchon.

Piquée au vif, Marie-Louise suggère de remballer les huîtres et se déclare tout disposée à faire double ration. Il est hors de question de s'imposer si elle n'est pas la bienvenue.

- Il faut que je t'explique, reprend Lucienne avec une grimace contrite. Cela n'a rien à voir avec toi. En fait, il ne nous attend ni l'une ni l'autre. On va faire œuvre utile, ma grande. Il ne va jamais très fort le 9 mai. C'est l'anniversaire de la mort de Giovanna. Si on ne s'en mêle pas, d'ici ce soir il va rouler sous la table. Et son Chouchen maison, ça n'est pas bon pour ce qu'il a.

- Giovanna, que c'est joli... Alors, c'est pour elle qu'il a fait valser la soutane ?

- Pire que ça, elle en a fait autant.

- Nooon...

- Eh si. Elle était nonne à Cassino. Bénédictine ou Clarisse, je ne sais plus. Ils se sont rencontrés à la bénédiction pontificale sur la place Saint Pierre, un dimanche de Pâques. Figure-toi que les vœux de chasteté, ça ne vaccine pas contre le coup de foudre. Je ne sais pas bien comment ils ont fait, mais pendant des années, ils se sont débrouillés pour se retrouver ici ou là pour aller roucouler à la sauvette. Ils ont bagarré avec leur conscience tant qu'ils ont pu, les pauvres. Jusqu'au moment où elle a rendu sa cornette pour s'installer chez lui à demeure. C'était il y a douze ans. Il n'a pas fallu trois mois pour que l'évêché lui tombe dessus. Les grenouilles de bénitier s'étaient chargées de publier les bans. Il n'a même pas essayé de se battre. Il a tombé la soutane, lui aussi et ils se sont mariés à la mairie. Tant pis pour l'Église. C'était un sacré bon prêtre. Et on ne m'ôtera pas de l'idée qu'un prêtre amoureux, c'est du pain bénit pour les paroissiens.

- Fi donc, Lucienne ! Te voilà qui blasphèmes...

- Appelle ça comme tu veux. N'empêche que l'Église ferait bien de virer sa cuti sur le célibat, si tu veux mon avis. Il n'y a qu'à voir les emmanchés qu'on nous colle pour dire la messe et nous entendre à confesse. Il n'y en a pas un qui arrive à la cheville de mon frère.

Tout en se tortillant sur son siège, dans l'espoir tout à fait vain de décoincer sa troisième vertèbre qui vient de se rappeler à son bon souvenir au passage d'un dos d'âne, Malou réclame la fin de l'histoire.

- Elle est morte il y cinq ans, conclut tristement Lulu. Un cancer de l'utérus détecté trop tard. Elle est partie en six mois, et depuis, il ne décolère pas contre ces vieilles pies de mères supérieures qui font l'impasse sur les organes reproducteurs de leurs moniales. Tu te rends compte qu'elle n'avait jamais vu un gynécologue de sa vie ? Mais ce qu'il a le plus de mal à supporter, c'est le remords. Il s'en veut terriblement de s'être désintéressé de ces choses là, en bon mec qu'il était. Quand il a son content de Chouchen, et en particulier le 9 mai, il se met à brailler que... enfin, je te laisse imaginer. - Tu sais bien que je n'ai aucune imagination, tranche Marie-Louise sans considération pour les joues de Lucienne que voilà toutes trémulantes d'émotion. Elle commence, de nouveau, à trouver Loïc très sympathique. - Dis-moi ce qu'il braille. Autant que je sache à quoi m'attendre pour la grand-messe du 9 mai.

- Oh, des choses pas très catholiques. Cela me gêne un peu...

- Allez, ne te fais pas plus bégueule que tu n'es.

- Il dit que les nonnes ont un cul comme tout le monde, et qu'un cul de femelle, ça doit passer tous les ans à la révision des dix milles. Et qu'il aurait dû le lui botter, son joli derrière, pour l'envoyer au garagiste. Et qu'il est nul de chez nul. Et moi, ça me fend le cœur de le voir se mettre dans ces états là.

- Mais c'est qu'il est plein de bon sens, cet homme-là ! s'exclame Malou. Allez, ajoute-t-elle, soudain redevenue sérieuse, ne te tracasse pas. On va te le distraire, ton Loïc. On commencera par lui planquer sa gnôle. Les huîtres et notre pétillante conversation se chargeront du reste.

- Le bon dieu soit avec nous. Accroche-toi, on arrive. Bienvenue à Kerchopine.

- Kerchopine, tu dis ? Il a des excuses, quand même, ricane Malou en regardant défiler le panneau.

Derrière la petite barrière de bois blanc, le jardin est aussi généreux qu'exubérant. Un jardin haut en couleurs et foisonnant d'un savant désordre fleuri qui, l'air de rien, sent bon l'huile de coude et les soins amoureux. Mais de jardinier, point. Marie-Louise hausse les sourcils.

- Oh, on va le trouver, dit Lulu. Je le repère toujours à l'oreille.

Propos aussitôt salués par une calamiteuse quinte de toux qui racle comme une avalanche de cailloux ricochant sur l'à pic. Malou en a mal aux bronches. Elles le trouvent dans son appentis, le souffle court, pestant contre le bon dieu et les tronçonneuses en panne justement le jour où on en a besoin. Vêtu d'une salopette pleine de cambouis et d'un T-shirt qui ne vaut guère mieux, le jumeau a décidément un air de famille avec ses cheveux blancs et ses yeux bleu cobalt. Mais là s'arrête la ressemblance. Nettement plus grand et plus costaud que Lucienne, il a le teint fleuri et la bedaine conquérante de celui des deux qui a pris ses aises dans la couveuse. Contemplant d'un air perplexe l'objet de son ressentiment éparpillé en kit sur son établi entre un bidon d'huile et une bolée de cidre, il n'a pas encore vraiment intégré qu'il avait de la visite.

- Et au fait, qu'est-ce que t'as besoin de tronçonner ? demande Lulu.

- Les arbres du voisin qui font de l'ombre à mon potager. Nom de Dieu, ça fait un an que ça traîne, cette affaire-là, et c'est pas aujourd'hui que je vais me laisser emmerder. Dès que j'aurai réparé cette saloperie, je m'en vais dézinguer tout ce qui dépasse. J'ai la loi pour moi, bordelÊde merde !

Lulu coule un regard embarrassé en direction de Marie-Louise. Imperturbable, celle-ci dévisage l'imprécateur, qui finit par lever sur les deux femmes une paire d'yeux vaguement ahuris. Oh ! mon Dieu, se souvient Malou, c'est vrai qu'il avait de si beaux yeux... Quelle drôle d'idée d'aller se faire prêtre, avec un pareil piège à filles à disposition. Un pur gâchis.

- Oh, pardon ! Salut petite sœur, dit Loïc en attrapant Lulu pour lui planter deux gros baisers sur les joues. Bonjour Madame, ajoute-t-il en se tournant vers Marie-Louise, qui lui décoche son plus beau sourire. Celui pour les messieurs dignes d'intérêt.

Bien calé sur sa chaise, les mains douillettement croisées sur sa panse, Loïc regarde avec une pointe d'attendrissement les deux vieilles adolescentes qui pouffent de rire en évoquant un mystérieux projet censé occuper leur après-midi. Sous les coups de griffe assénés par un demi-siècle d'érosion, il retrouve ses deux copines de jeu, aussi complices et presque aussi jolies qu'au temps où elles le faisaient tourner en bourrique. Sa douce frangine, tendrement aimée et de tout temps placée sous son aile pour être née une minute et demie après lui. Et la flamboyante Malou, jadis responsable de certaines émissions nocturnes qui le laissaient tout gêné au sortir d'un rêve inavouable.

L'œil toujours aussi coquin, le verbe haut, le geste vif comme jamais. Qu'elles sont mignonnes ! se dit-il en suçotant béatement une patte d'étrille. Il avait déjà sérieusement attaqué l'apéro avant leur arrivée, mais la situation n'était pas encore désespérée. Lulu, qui avait compté là-dessus, en avait profité pour l'embaucher séance tenante à l'ouverture des huîtres. Maintenant qu'ils sont à table, elle a beau faire la follette avec sa copine de classe, il sent encore vibrer ses petites antennes de jumelle à l'affût de ses noirs états d'âme. Elles ont bien fait, conclut-il avec un imperceptible soupir de regret. Le coup de grisou est passé. Trois gouttes de citron sur une huître, une gorgée de pouilly fumé bien frappé, une aimable diversion, et c'est reparti pour un tour. Merci les filles. Avec un clin d'œil en direction de Lulu, il lève son verre et porte un toast à l'amitié.

- Merci d'être là. Vous ne pouvez pas savoir comme ça me fait plaisir.

- On sait, répondent en chœur les deux acolytes.

Évidemment. Voilà qu'on ne peut même plus se saouler la gueule tranquille. Deux gardes-chiourmes pour le prix d'une, il ne manquait plus que ça...

- Et si vous me racontiez ce que vous complotez ? lance-t-il pour faire diversion.

Marie-Louise se met en devoir de chuinter que rien du tout, voyons, mon cher Loïc, nous n'avons plus l'âge de comploter, enfin quand même.

- Ne prends pas ta voix de pince-fesses-petits-fours avec moi, Malou, ironise-t-il en se resservant un coup de blanc. Vous avez le nez qui remue, toutes les deux.

Il a l'air de s'amuser franchement. Lucienne en profite. Elles n'ont pas encore réglé tous les problèmes d'intendance associés au grand œuvre, et un petit coup de main ne ferait pas de mal. C'est l'occasion ou jamais.

- Dis voir au fait, toi qui es bricoleur, tu ne saurais pas nous apprendre à mettre des photos sur le pécé, par hasard ? Et puis il faudrait qu'elles puissent être envoyées sur Internet.

- Ça peut se faire. J'ai un voisin qui s'y connaît. Je peux me faire expliquer, ça ne doit pas être sorcier. Tiens, on n'a qu'à aller le voir après le café.

- Et... euh, il saurait aussi comment faire pour arranger un peu les photos ?

- Oh, oh ! Et vous deux, vous ne seriez pas en train de vous chercher un fiancé sur le ouèbe, par hasard ? Et en trichant sur la marchandise, en plus. C'est du propre !

En stéréo, les ex-collégiennes piquent un fard. Marie-Louise, très vexée, avale de travers sa gorgée de vin blanc.

- Certainement pas ! claironne-t-elle, au comble de l'indignation. J'ai déjà eu assez de maris comme ça. Et puis d'abord, il faut en laisser pour les autres. Nous cherchons tout simplement à nous documenter, parce que nous allons écrire un roman.

Voilà ! Déjà dressée sur ses ergots, elle pince les lèvres d'un air de défi, prête à récuser vertement toute nouvelle calomnie. Tout à son humeur belliqueuse, elle en oublie qu'il ne faut jamais pincer le bec à son âge, rapport au supplément de rides mobilisé par l'exercice.

- Et on aurait besoin de visualiser nos personnages, tu comprends ? enchaîne Lucienne. Et puis aussi de les mettre en situation, pour voir comment ils se débrouillent. C'est bien innocent, tu vois.

- Ça oui, je vois bien ! Sans égards pour ses poumons toujours à l'affût d'un mauvais coup, il rit de si bon cœur qu'il en déclenche une nouvelle quinte de toux.

Chapitre 6

La maison jaune va comme un gant à Lulu. Séparée de la mer par la largeur de la ruelle, un muret en pierre de pays troué d'un portillon de bois blanc et un micro jardin habité d'hortensias bleus, elle est toute petite. Toute en hauteur.

On y verrait bien les sept nains rentrer du boulot. Dès qu'on franchit le seuil, on se sent comme chez soi. C'est à la fois tout simple et plein de ces petits trésors de meubles qui se négocient à prix d'or aux puces de Clignancourt.

- Tout cela me vient de ma grand-mère, les meubles et la maison, précise Lucienne en réponse aux commentaires enthousiastes de son invitée qui à ses heures, fréquente aussi les Puces.

- Alors c'est là que tu as vécu, toutes ces années...

- Non, non. Pas du tout. Nous habitions à Ploërmel, tout près de l'étude. C'était pratique pour Victor. La maison de Lomener, nous y allions de temps en temps le week-end, pour aérer un grand coup et désherber le jardin. Pour les corvées, en fait. Victor craignait l'humidité et préférait éviter le bord de mer à cause de son asthme. Moi par contre, j'adorais cet endroit. De temps en temps, en semaine, j'y venais en cachette, j'apportais un livre et un pique nique, et je m'installais là, sur le fauteuil où tu es assise.

C'était délicieux d'y venir rien que pour le plaisir. Je me sentais chez moi. Alors quand Victor est mort, j'ai vendu la maison de Ploërmel pour venir m'installer ici.

Malou visionne assez bien le film. Le souffreteux qui en rajoute trois couches pour se faire plaindre, Lulu qui soupire discrètement en réprimant des envies d'aller renifler l'air du grand large, et le quotidien qui balaye négligemment tout ça et vous remet le couvert, jour après jour. Au menu : soupe à la grimace, boudin grillé aux pommes bonne femme, tarte à la mélasse. Mon dieu, comme elle a dû s'emmerder dans la vie, se dit-elle en jetant à Lucienne un regard en coulisse.

Pour l'instant, Lulu n'a pas l'air de s'ennuyer du tout. Déjà branchée sur Legend-R, elle fait défiler les impétrants en saluant ses trouvailles de joyeux roucoulements. Marie-Louise s'impatiente dans son dos.

- Laisse donc tomber les vieux schnocks. Si on s'intéressait un peu à notre demoiselle en mal d'amour ? Viens voir les photos que je t'ai rapportées de Riga. Des fois qu'on puisse quand même en tirer quelque chose.

- Donne ton portable, toujours. Maintenant qu'on sait faire, on va les envoyer sur le pécé. Au moins, on y verra quelque chose.

Il leur a quand même fallu trois bons quarts d'heure pour y arriver. Malou a plus d'une fois frôlé la crise de nerfs, tandis que Lucienne, patiemment, remettait l'affaire cent fois sur le métier. Mais ça y est. Les photos sont enfin à l'écran, et le jury prêt à en débattre. La première des recrues manque un peu de punch, la pauvrette. Lucienne aimerait bien faire quelque chose pour elle, mais peine à trouver l'accroche marketing.

- Euh... le genre tout abîmée par la vie, ça peut plaire, non ?

- Il y a des limites, quand même ! Non mais tu as vu ses valises sous les yeux ? Elle a pas mal d'heures de vol, cette femme-là. Une bonne cinquantaine au compteur, à vue de nez. Trop vieille. Trop moche. Trop triste.

Charitable, Lulu ne relève pas. N'empêche qu'en ce qui la concerne, une petite ou une grosse cinquantaine, ça lui irait bien, quitte à se faire une raison pour les yeux pochés. Un coup de machin pour cacher, un nuage de poudre, et hop, finis les yeux pochés ! Et avec autant d'avenir à disposition, ce n'est pas elle qui ferait une pareille tête de carême. Donc, exit la chagrineuse. N'avait qu'à faire un joli sourire, là !

- Et puis d'abord, on avait dit qu'on voulait une jeune pour porter nos couleurs, reprend Marie-Louise. Attends voir, j'en ai peut-être une ou deux qui pourraient nous dépanner. Allez, mesdemoiselles, au salon ! Vas-y, envoie les photos.

Sauf qu'à l'issue du défilé des miss, il s'avère que les jeunes font la gueule à peu près autant que les vieilles, et que comme par hasard les deux ou trois donzelles qui auraient pu passer pour avenantes font dans le flou, et pas du meilleur.

- Aïe donc, se désole Marie-Louise. Décidément, je ne maîtrise pas encore le portable. Nous voilà bien ! Qu'est ce qu'on va faire sans photo ? Lulu se frappe le front.

- Mais que je suis donc bête... mais voyons, bien sûr ! J'ai ce qu'il nous faut. Attends voir que je les retrouve. Donne moi juste cinq minutes.

La voilà qui trottine en direction du placard sous l'escalier. Et qui farfouille en se demandant où elle a bien pu les ranger. Elle en ressort cinq minutes plus tard avec l'œil qui frise, en brandissant triomphalement une pile de magazines aux couleurs fanées.

- Voilà. C'est tout plein de jolies filles à marier, là dedans. On n'aura qu'à photographier les photos, et le tour est joué.

Sur le tas de ruines de son dernier mariage avec un sénateur, Malou avait quand même ramassé quelques vagues notions juridiques. Notamment sur le droit à l'image et les désagréments que cela pouvait causer si l'on franchissait la ligne jaune.

- Ah non ! Je ne mange pas de ce pain là. Imagine que les mannequins se reconnaissent et qu'elles nous flanquent un procès.

- Pfft, aucun risque ! C'est des magazine de tricot qui datent d'il y a bien trente ans. Comment tu veux qu'elles se reconnaissent, les nymphettes ? Voilà belle lurette qu'elles ont dû prendre des vergetures, de la cellulite, et un double menton pour tout arranger. M'est avis qu'elles se sont recyclées.

- Dans ces conditions, évidemment...

Sauf qu'entre temps, on a changé de siècle. Au fil des pages, s'impose une cruelle évidence : les miss laine sont affreusement, pathétiquement et définitivement obsolètes. Faut-il en accuser leurs petites robes à trou trous, leurs twin-sets en crochet et leurs cols en dentelleÊde série. Ou bien leur coiffure ringarde, ou encore ces paquets d'eye liner tirés au cordeau ? Toujours est-il qu'il y a un sérieux problème de décalage. Alors qu'elles attaquent mollement le cinquième magazine, les profileuses se regardent avec consternation.

- Franchement, grommelle Malou en ôtant ses lunettes, qu'est-ce que tu veux qu'on fasse avec ça ? Elles sont décidément trop nouilles ! Mais voilà qu'au détour d'une nouvelle page et sans crier gare, Lucienne lui enfonce un coude aigu dans le gras des côtes en poussant un hululement triomphal.

- La voilà notre pin-up ! Regarde si elle est mignonne. Et le pull irlandais, c'est une valeur sûre. Même de nos jours. C'est indémodable. Regarde un peu pour voir. Sans les lunettes, c'est un peu flou, mais des fois qu'il y ait une vraie trouvaille, Malou chausse ses besicles et se met dans la peau d'une maquerelle chapeautée à l'affût de sa miss de l'année.

Il faut dire qu'elle est irrésistible, la blanche colombe. Tout engoncée dans son gros pull à torsades beige, elle a cet œil bleu horizon qui fixe obstinément un futur sans nuages, ce sourire franc et radieux qui promet la joie de vivre en pavillon péri urbain avec une tripotée de marmots bien élevés, et les cheveux blonds sagement disciplinés en catogan. Une grande fille toute simple, du genre pas chiante, et pas délurée pour deux sous. En bref, un vrai rêve pour belle-mère abusive.

- Mouais, renifle-t-elle. C'est vrai qu'elle est parfaite dans le genre gourdasse à marier. Très jolie. Délicieusement cucul. Totalement décalée. Allez, on l'adopte. De toute façon, on n'a rien d'autre, hein ?

Mission accomplie pour le casting. Reste à lui donner du corps, à la gazelle, si on veut lui trouver un mari. Avec sa jolie petite bouille, elle aura déjà une longueur d'avance. Mais tant qu'à faire, autant que le ramage se rapporte au plumage. C'est là que cela se complique. On fait comment pour draguer sur le net ?

- Oh, dit Malou, rien de bien sorcier, à mon avis. On en dit le moins possible, et on laisse venir les gracieusetés. Après, il n'y aura qu'à répondre. C'est quand même à ces messieurs de se déclarer, non ?

- Il m'arrive d'en douter quand j'entends mon petit fils parler de ses conquêtes. Elles ont l'air très entreprenantes. J'ai parfois même l'impression que ça le coince un peu, le pauvre petit.

- Raison de plus, reprend Malou, pour se positionner à contre-courant. Notre cruche va faire dans le rétro. Et je te parie qu'ils vont adorer lui conter fleurette à l'ancienne.

- Ça vaudrait mieux. Pense un peu à la tête qu'elle ferait si on lui débitait des horreurs !

D'un même mouvement, les deux marraines se penchent pour contempler avec attendrissement leur protégée. Malou, qui a de l'imagination, commence à rire. Lulu, qui, l'air de rien, n'en manque pas, lui emboîte le pas. Et c'est l'escalade. Aux hennissements de l'une répondent les caquètements de l'autre. Un duo sans doute discutable sur le plan harmonique, mais tellement réjouissant qu'elles n'arrivent plus à s'arrêter. Jusqu'à ce que Lulu, hors d'haleine commence à se trémousser, aussitôt imitée par sa comparse, qui croasse :

- Hiiii ! Je ne peux plus me retenir !

- Moi non plus...

- Ah mon Dieu, je crois que j'ai mouillé ma culotte.

- Moi aussi.

Et c'est reparti pour un fou rire qui n'arrange pas leurs affaires. Pliée en deux, Lulu pointe un doigt trémulent vers l'escalier.

- C'est là-bas derrière. Vas-y. Moi j'ai un pot de chambre qui traîne par là. Ça ira bien pour cette fois.

Une fois les petits soucis évacués, elles se remettent gaillardement à l'ouvrage.

- Bon, alors on a dit une oie blanche. Ce n'est pas très compliqué, remarque Marie-Louise. Il n'y a qu'à répondre au questionnaire en cochant les bonnes cases. Tu m'avoueras qu'on nous mâche le boulot, quand même. Lucienne fait observer que c'est bien dommage, sur le plan de la créativité. Elle va ressembler à mademoiselle tout le monde, la pauvre chérie.

- Mais non... la petite touche personnelle qui fait mouche, on la réservera pour le message d'accroche. Alors, on a quel âge ?

Lulu scrute la blondinette qui sourit béatement à la vie.

- Une toute petite trentaine, peut-être ? De nos jours, elles ont encore l'air de gamines à cet âge-là. A se demander comment elles font.

- Allez, 29 ans. Pour les fiancés, ça nous donnera accès aux 25-40 ans. J'aime bien ratisser large. Légèrement choquée, Lucienne laisse échapper un petit miaulement désapprobateur.

- Ben quoi... c'est pour l'inspiration ! rétorque Marie-Louise. En littérature, tous les coups sont permis. Reprenons. Ah... et elle est née sous quel signe, notre pitchoune ?

- Vierge ? hasarde Lulu.

- Vierge, évidemment. D'ailleurs, on va l'appeler Marie, et puis, pendant qu'on y est, on va en faire une vraie jeune fille.

Lulu pouffe.

- A 29 ans, quand même...

- Eh bien si ! Histoire de se démarquer. Tu vas voir que ça va plaire.

Lulu se re-penche sur la jouvencelle et conclut que finalement, ça lui va bien au teint, cette virginité... euh, militante ?

- Mais non, voyons ! On ne va pas en faire une bigote, quand même. Catholique non pratiquante, comme tout le monde. C'est juste qu'elle n'a pas encore rencontré l'homme de la situation.

- Alors c'est qu'ils sont drôlement ballots, ces garçons.

- Oui, mais ça, on le savait. Revenons à nos moutons. A son âge, il est grand temps qu'elle ait un métier. Qu'est-ce qu'elle va faire dans la vie ?

- Quelque chose de joli.

Et c'est ainsi que l'innocente créature des années soixante-dix, que l'on soupçonne en 2007 engluée dans sa péri ménopause et son fibrome en l'état futur d'achèvement, se refait une virginité trente ans plus tard dans la peau d'une fleuriste célibataire et bretonnante, désarmante de fraîcheur et de timidité. Et pour le message publicitaire, il est tout simple, comme elle : «Fleur bleue du XXIe siècle, espèce en voie de disparition, cherche le prince charmant, espèce tout aussi rare.»

- Et voilà, conclut Malou, les yeux rivés sur l'écran et le sourire aux lèvres. L'est-y pas mignonne, notre Cruchon ? Il n'y a plus qu'à l'envoyer se faire voir au bal des débutantes... Eh, mais c'est quoi ce truc ? piaille-t-elle en ramassant un objet bicolore aux teints pastel qui vient d'atterrir sur le clavier.

Lulu n'est pas en état de répondre. Cramoisie, elle se contente de tendre une main implorante tandis que l'autre, plaquée sur sa bouche, soubresaute au même rythme que ses épaules. Voilà ce que c'est, que de rire à gorge déployée, se fustige-t-elle intérieurement tout en jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait point.

- Et plûte ! Ch'est encore mon dentier. N'est trop grand !

Marie-Louise, en adressant tout bas un vibrant hommage à son dentiste, tend la prothèse en se mordant l'intérieur des joues. Le bon goût exigerait un minimum d'empathie, mais l'hilarité a ses raisons que l'amitié ne connaît pas. Le temps que Lucienne se refasse une beauté, elle est déjà toute secouée d'un gros rire qui vient de ses tréfonds, là où elle aurait bien voulu l'enterrer, et qui monte, qui monte comme une giclée de grosses bulles attirées vers la surface. A l'arrivée, ça bouillonne à travers tous les orifices disponibles, les naseaux, les yeux, la gorge, jusqu'au fondement qui claironne à l'unisson. D'où un redoublement de joie puérile, auquel se joint Lulu, qui, ayant retrouvé son mordant avec un point de colle, ne demande qu'à participer. Aspergée de postillons, la délicieuse petite fleuriste nouvellement embauchée n'en continue pas moins de sourire aux anges, en regardant ses folâtres marraines bien droit dans les yeux avec une confiance désarmante.

- Elle n'est pas rancunière, lâche Malou dans un dernier hoquet, avant de respirer un grand coup.

- Elle n'a plus que nous, la pauvrette, compatit Lucienne en couvant d'un regard protecteur la photo légèrement gondolée au sortir de l'averse. Il faut la comprendre. Ah, mais dis donc, au fait il faut encore qu'on la baptise.

- C'est déjà fait, voyons. La vierge Marie.

- Mais non, pas ça. Pour aller se présenter sur Legend-R, il faut un pseudonyme. Marie, c'est pour les intimes. Une fois qu'elle sera en confiance. Pas question qu'elle donne son petit nom à n'importe qui. Je m'y oppose formellement.

- Ah... je ne sais pas, moi. Quelque chose qui ait un rapport avec les fleurs ?

Les yeux fixés sur la photo, Lulu réfléchit.

- BouquetFinal. C'est joli, non ?

- Bingo ! Tu ne cesseras jamais de m'étonner, fait Marie-Louise qui aimerait bien avoir autant d'imagination. Alors, on y va, on lui paye son voyage sur le net ?

Lulu fait les gros yeux.

- Pas tout de suite, voyons ! Comment veux-tu qu'elle se débrouille sans sa photo ? Et nous, on n'est pas outillées. Maintenant que Loïc est dans le coup, laissons le faire. Nous n'en sommes plus à quelques jours près. Marie-Louise, qui n'a pas de quoi pavoiser avec son reportage dans le grand nord, en convient volontiers. Sur quoi, Lucienne propose d'aller s'aérer un peu sur la plage tant qu'il fait encore jour et d'en profiter pour prendre le pain sur le chemin du retour.

Chapitre 7

Bras dessus bras dessous, les deux internautes du troisième âge remontent tranquillement la Grand'rue en jacassant. Tout occupées de leur projet littéraire, elles manquent de bigorner une grande maigre toute de noir vêtue qui marchait en sens inverse, les yeux baissés. L'excuse polie qui monte machinalement aux lèvres de Malou lui reste coincée en travers de la gorge sous le regard mauvais qui s'accroche au passage à Lulu. Elle siffle doucement entre ses dents.

- Ben dis donc... Tu la connais ?

- Oh !, ne fais pas attention. C'est la Joséphine. Elle m'a toujours détestée.

- Mais encore ?

- Oh ! pas grand-chose de passionnant. C'était la secrétaire de Victor, et elle lui était dévouée jusqu'au sacerdoce. La malchance a voulu qu'elle vienne prendre sa retraite ici même. Manque de pot, sa vieille maman avait une maison à deux pas de la mienne. Mais je m'en accommode. Ce ne sont pas les amis qui me manquent, par ici. Malou ricane.

- Elle est demoiselle ?

- Oui.

- Tu crois qu'elle couchait avec Victor ?

Lulu hausse les épaules.

- Ça m'étonnerait. Victor n'était pas très porté sur la chose. Mais à la réflexion, je soupçonne effectivement la donzelle à moustaches d'avoir nourri une passion dévorante pour son patron. Je ne vois pas comment expliquer autrement tant de haine. Quant à Victor, m'est avis qu'il était enchanté d'avoir à disposition une oreille compatissante à l'écoute de ses petites misères quotidiennes. Il avait mal partout, le pauvre. Au dos, à l'estomac, au côlon, à la tête, à la gorge, et même à... des endroits plus intimes. Vers la cinquantaine, il s'était mis à porter un suspensoir pour contenir les élancements de ses parties. Comme tue-l'amour, on ne fait pas mieux.

- Fichtre ! Le pauvre homme... Et je parie que tu ne l'écoutais que d'une oreille. Femme de peu, va !

- J'ai fait de mon mieux. Au début, j'ai beaucoup compati. Et puis j'avoue qu'à la longue, c'est devenu un peu... comment dire... répétitif. Mais je faisais mon boulot. Je prenais les rendez-vous avec les médecins. Je lui demandais régulièrement si ça allait. J'écoutais ce qu'il avait à dire. Je répondais ce qu'il fallait.

- En pensant à autre chose.

- Parfois...

Un ange passe. Malou caresse la main de sa copine.

- Tu avais des excuses, ma puce. Et lui aussi, au fait. Il lui aurait fallu beaucoup de talent pour tenir la comparaison avec Gaël.

Lulu pousse un tout petit soupir. A quoi bon remuer tout cela ?

- Au fond, je t'envie un peu, poursuit Marie-Louise. Je n'ai jamais vibré aussi définitivement que toi pour un homme. J'ai été amoureuse, évidemment, et même des tas de fois. C'était bon pour le moral et les hormones, cela faisait circuler le sang et j'adorais cet état de grâce... jusqu'au jour où je recommençais à m'ennuyer. Le pire, c'est que je savais d'avance et à chaque nouvelle poussée d'hormones ce qui m'attendait au bout du chemin. Avec le recul, je me serais bien contentée d'une bonne fois pour toutes. Mais je n'ai pas eu cette chance.

Lucienne frissonne. Le soir commence à tomber. A son grand regret, elle a une dent contre les crépuscules printaniers. Il était 7 heures du soir ce sinistre jour de mai où Gaël a été porté disparu en mer. Mais elle s'intéresse. C'est dans sa nature.

- Mais alors, et tous ces maris... eux aussi, ils ont fini par t'ennuyer ?

Dans la pénombre, le sourire désabusé de Marie-Louise se fond dans le paysage.

- Plus ou moins vite, mais oui. Disons plutôt qu'ils se sont crus autorisés par Monsieur le Maire à cesser de me faire la cour le jour où ils ont décroché le diplôme. Cela, ajouté à la nécessité de partager la salle de bains et les lieux d'aisance, a toujours fini par me peser à la longue. Quand j'y pense maintenant, si j'étais née un peu plus tard, je crois que je serais restée célibataire pour mener une vie de gourgandine. Enfin, peut-être. Du moins, j'y aurais sérieusement réfléchi.

Lulu, qui avait conservé une très haute idée du mariage par consentement mutuel, s'étonne :

- A quoi ça sert de se marier, alors, si on n'est pas obligée ?

- A casser la croûte, pardi ! Silence radio côté Lulu. Un brin réprobateur.

- Ben quoi... c'est bien comme ça qu'on nous a élevées, non ? Cours de tricot, cours de broderie, cours de piano, layette à volonté, cours de maintien, économie domestique jusqu'à plus soif. Côté économie tout court et matières scientifiques, c'était un peu léger, tu m'avoueras. Service minimum pour les filles, culture du résultat pour nos frères. Les profs les plus nulles, c'était toujours assez bon pour nous.

Souviens-toi de cette prof de maths qui tombait enceinte comme une pendule tous les ans en septembre et disparaissait à Noël. Et avec le défilé de remplaçantes qui nous tombait dessus jusqu'à la fin de l'année scolaire, comment voulais-tu qu'on s'entiche de Pythagore ? Après tout, on était programmées pour se marier, alors à quoi bon investir au-delà du raisonnable ? Juste ce qu'il fallait pour aider nos futurs petits garçons à faire leurs devoirs, et puis basta. Ce n'est quand même pas toi qui vas me dire le contraire.

- Mais non bien sûr... sauf qu'on pouvait s'accrocher, si on avait vraiment la foi. Moi je voulais faire des études littéraires, et un peu avant le bachot, j'avais déjà commencé à faire le siège de mon père. Il se faisait bien un peu tirer l'oreille mais c'était en bonne voie. Mais bon. La vie en a décidé autrement, comme tu sais. Enfin, pas tout à fait, ajoute-t-elle avec un sourire malicieux. J'ai trouvé le moyen de me rattraper sur le tard. Mais chut ! C'est un secret. Il n'y a que Loïc et mon ancien employeur qui soient au courant.

- Avec moi, cela ne fera guère que trois. Raconte. Il y a sûrement prescription. Marie-Louise émet son petit rire flûté.

- J'ai passé ma licence de lettres il y a quinze ans. Avec mention.

- Voyez-vous cela. Et avec la bénédiction de Victor ?

- Il n'en a jamais rien su. J'avais tâté le terrain, à l'époque où Nolwen avait une dizaine d'années. Elle allait à l'école, j'avais du temps pour étudier, et je me voyais bien institutrice. D'autant qu'il y avait pénurie, à l'époque. Avec une licence, j'étais sûre d'avoir un poste.

- Mais le terrain était miné.

- En quelque sorte. Ma place était à la maison entre ma fille et mes casseroles, il ne me l'a pas envoyé dire. Je n'ai pas insisté, sur le coup. Mais quand la petite est devenue grande, je me suis inscrite à la fac de Lorient sans rien dire à personne. La suite n'a pas été très compliquée. J'allais au cours pendant que Victor était au travail, et je bachotais le soir une fois qu'il était couché

- Ah bon. Dois-je en conclure que pour la bagatelle, vous étiez du matin ?

Lucienne rougit jusqu'aux racines des cheveux. Dieu merci, il fait trop sombre pour que cela se voie, mais Marie-Louise à l'oreille musicale. Le demi-soupir de trop ne lui a pas échappé.

- Mais enfin, lâche-toi donc ! Je suis sûre que cela te soulagera. Et d'abord, pense au roman. Si ça se trouve, ton témoignage va nous être précieux.

Lucienne fait quelques pas en silence, méditant sur les chemins pavés de bonnes intentions de la création littéraire.

- Franchement, il n'y a rien à raconter qui en vaille la peine. Victor n'était pas très assidu, et pour être honnête, cela ne me dérangeait pas. En fait...

- En fait, quoi ?

- Eh bien... en fait, j'avais une paix royale d'octobre à mars, car il avait tendance à hiberner. Par contre, je redoutais toujours l'arrivée du printemps.

Le rire de Marie-Louise sonne haut et clair dans la rue quasi déserte. La vision du scrofuleux tout soudain métamorphosé en satyre la met en joie. Lulu, enfin, se lâche.

- Quand je le voyais se dandiner dans ses caleçons longs en me faisant des clins d'œil à l'heure où je m'attaquais à la vaisselle du soir, je fatiguais d'avance à l'idée de ce qui m'attendait. Si au moins il avait eu les moyens de ses ambitions, j'aurais pu retourner à mes études une fois sa petite affaire terminée. Sauf que... sauf qu'il n'avait pas les moyens, voilà ! Et que cela durait des heures. Et que moi, je trouvais le temps long à regarder le plafond en me disant qu'à cause de lui j'allais louper mes examens de fin d'année.

- A la bonne heure ! Ces choses là, il faut que ça sorte. Autrement, ça reste coincé sous la couette à te fabriquer des humeurs bilieuses. Et comme je te connais, je suis prête à parier que tu n'en as jamais parlé à personne.

- Si, quand même. Un tout petit peu à Loïc. Mais sans vraiment rentrer dans le détail.

- Je vois le tableau. Et qu'est-ce qu'il en a dit, Loïc ?

- Il a dit ma pauvre vieille, ton mari est une purge, mais ça on le savait dès le départ. Maintenant que tu es une grande fille, je ne vois guère que deux solutions : divorcer ou prendre un amant.

Et bien entendu, elle n'avait fait ni l'un ni l'autre. Le poids des ans, le choc du qu'en dira-t-on, la trouille au ventre à l'idée de se retrouver smicarde ou pire encore. Et voilà.

C'est tout simple. Elle n'avait pas eu le courage.

- Et alors ? tonne Marie-Louise.

- Chhhht ! Les voisins....

Marie-Louise continue, un ton plus bas.

- Mais qu'est-ce que tu crois ? On était des millions comme toi ! Bonnes à marier, autant dire bonnes à rien d'autre qu'à tenir le nid au chaud et soulager monsieur, s'il était d'humeur en rentrant du boulot. En échange, on s'achetait du confort et le droit de rester idiotes, à condition d'être ravissantes. C'était notre forme de prostitution à nous. Bien comme il faut. Bénie par les parents et l'église catholique et apostolique. Mais si cela peut te consoler, dis-toi bien que j'ai été aussi pute que toi.

- Oh, Malou, toujours les grands mots !

- Mais oui, répond-elle avec une pointe d'agressivité. Et à la limite, bien plus que toi. Personne ne m'a forcée à me marier, moi. J'aurais pu voler de mes propres ailes, et en plus, mon père m'y poussait. Je n'avais qu'à continuer ma licence de lettres. Mais voilà, j'avais la flemme. Ayant derrière moi toute une lignée de femmes d'intérieur qui avaient élégamment négocié leur droit à se tourner les pouces, je ne me sentais pas l'âme d'une pionnière. Alors, j'ai fait comme ma mère et mes grand-mères.

Le jour de mes vingt ans, j'ai déclaré ouverte la saison de la chasse. Et cela n'a pas traîné. Quand s'est pointé un volontaire pour se charger de mon avenir, mes parents ont fait comme les copains : ils ont passé le témoin avec la paisible satisfaction du devoir accompli. Si mon père en a éprouvé une pointe de regret, cela ne s'est pas vu, et le gendre a été accueilli à bras ouverts. Ouf ! On avait échappé à la honte de se trimbaler une vieille fille pour la vie.

- Comme c'est triste, dit Lulu.

- Pas tant que cela. J'ai fait plutôt bon ménage avec mes deux premiers maris. La preuve, c'est que nous n'avons pas divorcé. Ce sont eux qui m'ont plantée là avec leur fichue manie de mourir avant l'âge.

- Un peu de respect pour tes défunts, voyons !

- Pas pour Paul, en tout cas. Il n'avait qu'à choisir entre boire et conduire. Quand on a une femme à nourrir et deux enfants en bas âge, c'est quand même la moindre des choses, non ?

Lulu est atterrée. Ce n'est vraiment pas chic de faire une scène de ménage quand le protagoniste n'est plus en état de donner la réplique.

- Surtout que je l'aimais bien, en plus, reprend Malou un tantinet radoucie. Il était un peu filou sur les bords, probablement cavaleur quand l'occasion s'en présentait, mais il me faisait rire. Il n'avait pas son pareil pour singer le substitut du procureur et le greffier en situation. Quand il avait troussé une fière plaidoirie, il la testait sur moi. Si je condamnais son client, il refaisait sa copie. Nous étions devenus bons copains, à la longue.

C'est pour cela que je lui en ai voulu de m'avoir fait défaut. Ce n'était pas honnête de sa part. A cause de son dérapage, j'ai bouffé de la vache enragée pendant deux ans avec ma paire de petits à élever. Jusqu'à ce que, Dieu merci, je trouve un autre mari. Le négociant en vins et spiritueux chez qui j'avais déniché un job de secrétaire, parce qu'il fallait bien manger.

Dans la pénombre, la maison jaune est en vue. Tout en accélérant son allure, Malou se souvient à mi-voix. Elle avait détesté travailler. D'où l'urgent besoin de rebondir. Ce à quoi elle s'était attelée aussi sec, en vampant le patron plein aux as à coups d'effets de seins discrets mais efficaces. Discrets parce qu'elle avait de l'éducation. Efficaces parce qu'elle avait de l'ambition. L'épouse falote, qui ne faisait pas le poids, avait été emportée par la crise de la quarantaine.

Lucienne estime qu'elle en a assez entendu pour ce soir et qu'on pourrait peut-être passer à autre chose en attendant la suite au prochain numéro. D'ailleurs, elles sont arrivées.

- Non merci, je n'ai pas besoin d'aide, crie-t-elle de la cuisine. Je nous ai fait des crêpes, inutile d'être deux pour tenir le manche. Si tu veux, mets-nous la table, et puis installe-toi dans le fauteuil. Profite !

Malou a envoyé promener ses chaussures et laisse aller sa tête sur le dossier dudit fauteuil, décidément très douillet. Idéalement, elle devait mettre à profit ce temps mort pour s'adonner à ces exercices de relaxation dont son kiné lui rebat les oreilles depuis trois semaines. Mais rien qu'à l'idée, elle s'ennuie déjà. D'autant qu'à portée de main, sur la table basse, elle voit dépasser sous la pile des modèles de tricots une revue qui fait tache. En tirant dessus pour l'extraire, elle se demande ce que le magazine Auto moto peut bien faire dans ce gynécée. Quoique avec Lulu, on peut s'attendre à tout. Si cela se trouve, elle allait à la fac en Harley Davidson, allez savoir. Elle feuillette négligemment, approuvant du chef ici ou là quelques pilotes aussi joliment carrossés que leurs montures, et puis tout soudain rêveuse, s'arrête sur la page du milieu.

- Dis donc Lulu...

- Encore un tout petit peu de patience, c'est prêt dans trois minutes ! Ouvre donc la bouteille de cidre, tiens, et sers-toi une bolée en attendant.

- Non, ce n'est pas ça. Et si on parrainait aussi un garçon sur Legend-R, pendant qu'on y est ?

Et c'est ainsi que Martin fut conçu, un peu comme un dessert arrosé d'un de ces petits vins doux qui n'engagent à rien mais couronnent gentiment une agréable soirée. Une friandise que s'offraient sans malice deux vieilles gourmandes du genre décomplexées. Plus cuir que tricotage, la mâchoire volontaire mais les fossettes frisottant aux coins du sourire, le front haut et la tignasse abondante, l'œil latin et la bouche sensuelle, il était dans son genre aussi craquant que la petite fleuriste. Son look sportif lui valut de démarrer dans la vie comme kiné, et sa mine avenante, de rechercher une belle histoire avec demoiselle animée d'intentions idoines.

Chapitre 8

Date :14 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Re: C'est pour bientôt

Quel dommage que tu aies du repartir si vite. Il n'y a qu'avec toi que je peux faire autant de bêtises ! A part cela, nos affaires sont en bonne voie. Après ton départ, j'ai joué de la colle et des ciseaux pour cadrer nos protégés au mieux de leurs intérêts, et les ai confiés à Loïc. Il m'a promis qu'ils feraient leurs premiers pas sur Legend-R d'ici deux à trois jours. Tu n'as qu'à surveiller.
Je t'embrasse
LUCIENNE

Date :18 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : Notre fille m'inquiète !

Mais que fabrique-t-elle donc ? Toujours rien sur Legend-R, où je vais tous les matins jouer les guette au trou. Et si on nous refusait nos photos ? Et si on nous poursuivait pour usurpation d'identité ? Je commence à me faire des cheveux blancs, ce qui n'est pas encore à mon programme. Rassure-moi vite ! Affectueusement, MALOU

Date : 18 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Re: Faire-part

Mère porteuse a l'honneur d'annoncer à co-génitrice la naissance de Cruchon sous le pseudo de Bouquetfinal. Accouchement sans douleur, joli(e) bébé(te) pas difficile à gérer, ne pleure jamais, fait des risettes, ouvre déjà tout grand ses yeux bleus sur un monde sans histoire. Photo affichée sur le berceau.

Pour aller la visiter en clinique : Cruchon@hotmail.fr Mot de passe : Yakademander

P.S. Quelques petites mises au point à prévoir pour Martin. Il faudra encore l'attendre jusqu'à demain. Je nous ai là aussi créé un compte commun pour aller le surveiller : Garaugorille@hotmail.fr Mot de passe : tatsimtatsim Pseudo : Misourlou

Date : 20 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : C'est l'émeute !

Elle est bien, Fifille ! 70 propositions (dont une honnête proportion de malhonnêtes) en à peine deux jours. Quand je repense à notre pauvre Gloriette qui s'étiole à faire tapisserie depuis deux semaines devant son écran vide... Maintenant, il va falloir répondre à ce courrier de ministre. Qui s'y colle ?

Date : 21 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Re-C'est l'émeute !

C'est selon. L'une ou l'autre, qu'importe, puisque nous faisons compte commun. Réponds à ceux qui t'inspirent. Je me charge de ceux qui me titillent. Et d'ailleurs, je viens d'envoyer se faire voir chez les nudistes un certain Fredo qui joignait à ses offres de service une photo de lui en marcel et biscoteaux taillés pour écrabouiller notre fragile créature pour peu qu'il la serre d'un peu trop près. Mais il faut que j'y retourne, car nous avons ce matin 42 nouveaux messages, que je n'ai pas encore eu le temps d'éplucher. Mon Dieu, quel succès ! Ah, au fait, Martin est arrivéÊsur le site hier soir ! Tu crois qu'il va nous donner autant de souci ? Ma foi, je ne sais plus où donner de la tête !!! Je t'embrasse LULU

Malou se laisse aller sur son dossier avec une moue gourmande, le temps de décoincer son dos en attendant que le site de Légend-R s'affiche à l'écran. La réponse au mordu de la gonflette lui plaît bien : «Ne vous vexez surtout pas, Fred, mais vous m'en avez montré un peu trop pour une première fois. Quand on rencontre le prince charmant, en général il est tout habillé. Vous savez ce que c'est : chez les fleurs bleues, il suffit d'un rien pour que l'onÊs'effarouche !;»

Sacrée Lulu, comment fait-elle pour débiter de pareilles niaiseries avec autant de naturel ? Avec cette si charmante façon d'éconduire les fâcheux, qui pourrait en vouloir à Cruchon ? Elle bascule sur le courrier de Martin. Mazette ! 22 réponses déjà et, dans la salle d'attente, 35 Messalines en mal d'amour qui déclarent avoir flashé sur ses fossettes et n'espérer qu'un signe de lui pour passer aux choses sérieuses. Malou se sent aiguillonnée d'une pointe de jalousie. C'est tout naturel, après tout. Réflexe maternel oblige.

Date : 21 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : bal des debs

En bonne mère poule, j'ai ouvert la boite aux lettres de Martin. Et constaté que notre petit poussin tout frais pondu fait déjà l'objet de voraces assiduités de la part de quadragénaires esseulées, qui m'ont bien l'air décidées à se le taper tout debout et tout cru. Ont notamment déclaré leur flamme, sans aller jusqu'à l'écrire, une certaine Liladamour (47 ans) qui barbouille d'insipides croûtes à Montmartre, ainsi qu'une autre ogresse de 43 ans, mère célibataire et chômeuse, dont je n'ai pas retenu le pseudonyme, tout aussi ridicule. Que convient-il de faire ? Traiter par le mépris, ou leur dire que désolé madame, mes parents n'accepteront jamais une telle différence d'âge ?

Une fois rassurée sur le sex-appeal de Martin, je suis allée surveiller fillotte, elle aussi très convoitée par le troisième âge. Te rends-tu compte qu'il nous a fallu repousser fermement les hommages indiscrets d'un gynécologue de 66 ans qui avait l'outrecuidance de lui proposer un toucher ? Pouah ! Quant aux quadra et autres quinquagénaires prêts à déniaiser notre rosière, ils se bousculent au portillon. Comme par hasard, ils sont tous pédégés ou médecins, certains allant jusqu'à s'avouer en puissance d'épouse légitime. La prendraient-ils pour une conne ? A vous l'antenne. MALOU

Date : 21 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : bal des debs

Personnellement, j'ai décidé d'ignorer les vieux qui feraient désordre dans notre roman à l'eau de rose. Considérons les comme une inévitable pollution, et tâchons de nous concentrer sur ceux qui peuvent nous faire des fiancés présentables. C'est ainsi que j'ai trouvé un Jean-Philippe pas mal de sa personne qui proposait d'engager le dialogue avec le sourire, tout en faisant une tête d'enterrement sur sa photo. Je le lui ai dit, histoire de voir s'il se défend bien. J'ai été un instant tentée de répondre à un footeux du plus beau noir que j'avais une sainte horreur du fouteballe, mais je me suis abstenue de crainte qu'il se méprenne et me taxe de racisme aggravé. Quant à fiston, outre les femmes mûres (je viens d'en repérer encore une qui s'avoue tranquillement mariée mais en veine de bagatelle, et tant qu'à faire avec un tendron, ben tiens donc !), il fait recette avec les camerounaises. As-tu quelque chose contre les mariages mixtes ? Moi pas, mais il me semble qu'elles vont bien vite en besogne. Alors, méfiance ! Il est bien tard, et me voilà qui baille d'ennui autant que de sommeil. Si tu en as le loisir, intéresse-toi donc à Velpo, qui me paraît mériter un petit coup de règle sur les doigts pour la façon cavalière dont il fait sa cour à notre Marie. Il veut déjà l'emmener en week-end à Deauville, tu te rends compte ?
Bonne nuit, ma vieille
LULU

Date : 22 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : RE - bal des debs

Ah, mais qu'est-ce que vous avez donc tous à me traiter de vieille ? Déjà, au courrier de ce matin, le maire de Paris se permettait en prévision des chaleurs estivales de m'inscrire d'autorité au service SOS canicule, tricoté à la va comme je te pousse les électeurs pour les personnes âgées ou handicapées. De quoi je me mêle ? Non seulement je n'ai rien demandé, mais j'aimerais bien savoir où il a été pêcher ces tuyaux à la noix selon lesquelles je serais cacochyme. Serions-nous tous fichés ? Alors si toi aussi tu t'y mets, je vais plonger tout droit dans la déprime.

Pour en revenir à nos petits loups, je m'apprêtais ensuite à répondre à Monsieur Velpo qu'il me semblait bien collant, mais le temps d'affûter ma plume... et pouf ! Tu avais déjà envoyé paître l'importun. Mouché, le Valpo ! Bravo, ma grande.

A part cela, Gros doudou m'a semblé d'une banalité trop affligeante pour que l'on s'y penche.

Quant à Cling, un peu rapide comme chasseur, faut-il le questionner sur tout cet «amour inutilisé» en demandant si Madame est parcimonieuse ? Je n'en ai rien fait pour l'instant, à toi de voir si ça mérite réponse.

Mais en revanche, Cybercalin mérite le détour. As-tu noté qu'il fait dans les pompes funèbres ? C'est un vrai personnage de roman, un pas gâté par Dame Nature qui court sus à son Esmeralda. Outre sa laideur sans appel, il a tout pour plaire : métier ingrat et vapeurs de midinette. Et si on lui écrivait, pour voir ? Biz et fest noz MALOU

Date : 23 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Pitié pour les canards boiteux

Non, ce ne serait pas gentil, il est décidément trop vilain. Laissons-le rêver à cette « belle femme pour relation sensuelle, intense et fidèle» qui craquerait pour son grand sourire déchaussé, ses yeux chassieux et ses poignées d'amour. Il doit bien y a avoir un brave laideron quelque part pour lui donner la réplique. Mais ce ne sera pas notre Marie. Nous avons d'autres ambitions, quand même ! Et voilà que justement se pointe en sabots dondaine le fiancé dont nous rêvions pour notre fifille. Il se fait appeler Milord. Poète, jolie frimousse à fossettes et taches de rousseur, amoureux de la mer et de sa Bretagne, déjà amoureux de sa bretonne, et un peu neuneu : on sait déjà combien il gagne pour faire bouillir notre marmite de conte de fée ! Que fait-on ? Faut-il l'éconduire illico mais la mort dans l'âme ? Ou bien pousser un peu le flirt si affinités, avant de renoncer dans la dernière ligne droite pour des raisons qu'il faudra trouver in extremis ? Ah mon Dieu, qu'il est frustrant d'être virtuelle... Je me console de la déception que nous allons devoir lui infliger en me disant que peut-être, ce sont deux papys en mal d'écriture qui se cachent derrière le prince charmant. Voilà qui serait rigolo ! Bises LULU

Date : 25 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : C'est pas gagné

J'aime assez l'idée des deux grands-pères miroir.
Envoyé une fin de non recevoir à SoleilMoto dont le côté Alain Delon de grande banlieue m'a agacée. Voilà qu'à défaut d'obtenir un rendez-vous galant qu'il sollicite à répétition depuis trois jours, il prétend maintenant lui tirer le portrait, tellement qu'elle est jolie (sic). Mais je crains que sous l'appareil photo, se pointe un outil moins avouable. De là à flairer le recruteur de bécasses pour le compte d'une quelconque mafia moldave, il n'y avait qu'un pas, que j'ai résolument franchi. M'est avis que si je ne m'en étais pas mêlée, notre innocente aurait été capable de gober tout cru son baratin à trois sous. Exit donc, le SoleilMoto.

Date : 25 mai 2007
De : lululegoff@free.fr
A : malou.levasseur@wanadoo.fr
Objet : Re - C'est pas gagné

J'en aurais fait tout autant à ta place. Et d'ailleurs, si ce suborneur s'avise d'insister, nous nous ferons un plaisir d'éclairer sa lanterne. Toi ou moi, peu importe, pourvu qu'il ait son compte. Pas de quartiers, justicions à quatre mains ! Mais il me venait quand même un petit frisson d'angoisse en faisant quelques réponses à l'instant (sans compter que nous avons encore 17 mails en souffrance dont il faut s'occuper. Tu veux bien t'en charger ? Je dors debout !) : si d'aventure, nous trouvant connectées au même moment et saisies d'une même indignation ou d'un attendrissement jumeau, voire même de sentiments radicalement opposés, nous y allions chacune de notre couplet à deux minutes d'intervalle ? Notre soupirant risquerait d'y perdre son latin, et Marie sa crédibilité. Ce serait ennuyeux, non ?

Date : 25 mai 2007
De : malou.levasseur@wanadoo.fr
A : lululegoff@free.fr
Objet : Aucune angoisse

Mais non. Au pire, Cruchon passerait pour une idiote. Et ce ne serait pas forcément pour nous déplaire. A ce propos, d'ailleurs, je commence à nous trouver un peu trop fortes en gueule pour la grande fille toute simple dont nous avons accouché. Faut-il rectifier le tir ? Votons-nous un retour à la simplicitude ou restons-nous désespérément futée ? D'ici là, fais de beaux rêves. MALOU

Chapitre 9

Ce soir-là, en guise de dessert, Malou se serait volontiers mise directement au lit avec un polar, mais si elle a bien compris le propos de sa petite camarade, c'est son tour de garde. Avec un bâillement, elle retourne sur LegendR et commence à faire défiler les messages dont une inflation galopante d'hormones mâles a déjà presque fait doubler le nombre en moins d'une heure. Sans l'attrait du neuf, cela devient franchement assommant. Et puis elle fronce les sourcils.

Message de BigGang92 à Bouquetfinal le 25/05/07 13.20 : Salut belle meuf ! T'es à donf kiffante t'sais

Réponse de Bouquetfinal à BigGang92 le 25/05/07 21.45 : Bonjour Monsieur BigGang92 ! Pourriez-vous être un rien plus clair dans vos propos ?

BigGang92 : On est plusieurs potes sous le pseudo, on cherche des partenaires de tournantes, t'en dis quoi ?

J'en dis... Malou réfléchit une demi seconde... que la simplicitude s'impose.

Bouquetfinal : Tournante, vous dites ? Vous aimez valser et faire danser les filles ? Voilà qui n'est pas courant à votre âge et les bons cavaliers se font si rares.

BigGang92 : Laisse béton la blonde, t'es trop naze. Sûr que les brunes, ça pige plus vite.

Même pas vexée, commente Marie-Louise à voix haute. Tout en cliquant sur le message suivant, elle se prend à déplorer ses lacunes en matière de langage amoureux des jeunes d'aujourd'hui.

Message de Dudule À Bouquetfinal le 25/05/07 16.34 : Bonjoure joli demoisel ! a par ton bô sourire, sékoi tes atoux ?

Allons bon ! Un dysorthographique, grommelle Malou in petto.

Réponse de Bouquetfinal A Dudule le 25/05/07 22.05  Difficile à dire de but en blanc, Monsieur Dudule. Ma fraîcheur peut-être ?... Et vous, quelle est votre botte secrète pour séduire les dames ?

Dudule : C'est un truc kon peu pas dire comme ça, rapport à la sangsure sur le site. Mais tu conné p'têt la chanson ?

Bouquetfinal : Quelle chanson, Messire Dudule ?

Dudule : Va faloire que tu dékode, hein ? Alors j'y vé:
«Sé la grosse chose à Duduleueu
J'la pren, j'la chose, elle m'enchoseueu
Ah ske sé bien Ah ske sé bon
Quand y'm'la kar dans l'machin, Tsointsoin...»
Tou le monde conné sa.

Bouquetfinal : Désolée, mais cela ne m'évoque aucun air connu. Et quelle est donc cette chose dont vous parlez ?

Dudule : J'y croix pas ! J'te parle d'mon pièjafille, d'mon joujouextra que j'é la en bas.

Bouquetfinal : Je vous trouve bien grossier, Monsieur Dudule. Passez votre chemin, et n'y revenez pas.

Pauvre débile, siffle Malou avec un reniflement de dégoût en cliquant sur le message d'après, histoire de renouer avec le monde rassurant des esseulés sans histoire.

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 26/05/07 20.50 : Bonsoir jolie fleurette !

Bouquetfinal : Bonsoir Divinmarquis, quel nom exquis !

Divinmarquis : N'est-ce pas ? Le vôtre lui aussi me ravit, qui sent si bon la pureté et la fragilité de ces tendres fleurs que l'on voit pousser à la fin de l'été.

Bouquetfinal : Oh, comme c'est gentil ! <

Divinmarquis : Et modeste avec cela. Je vous soupçonne en outre d'être délicieusement pudique, ma jolie fleur

Bouquetfinal : Vous n'avez pas tout à fait tort. Je suis pure et candide en ce qui concerne les choses de l'amour, et parfois, cela me pèse, si je puis me permettre de vous l'avouer sans détour.

Divinmarquis : Auriez-vous besoin d'un maître en ces choses-là ?

Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec leurs «choses», ce soir ? bougonne Malou, néanmoins fort curieuse de savoir comment Cruchon va se sortir de cette scabreuse escarmouche. Allez, Monsieur le pervers polymorphe, sortez donc du bois !

Bouquetfinal : A condition qu'il soit gentil et délicat, alors peut-être...

Divinmarquis : Admirable ! Je puis vous enseigner tout ce qu'on doit connaître du libertinage et vous faire oublier bien vite les infortunes d'une trop grande vertu. En premier lieu, êtes vous jamais allée à Paris en un muséeÊexquis?

Bouquetfinal : Si vous parlez du Louvre, cher marquis, je l'ai déjà visité...et m'y suis perdue avec délectation.

Divinmarquis : Qu'elle est amusante ! Mon musée a pour nom Erotisme et est sis boulevard de Clichy. J'en ressors toujours ébloui. Votre première leçon d'amour sera de m'y retrouver. Quand voulez-vous ?

Bouquetfinal : Oh, voilà que mon téléphone se met à sonner ! Je dois vous laisser. Bonsoir, Divinmarquis.

Elle ne mentait pas vraiment, mais cela tombait fichtrement bien. Le téléphone sonnait avec insistance.

- Malou ? chevrote une Lucienne survoltée.

- Voyons, Lucienne, tu n'es pas encore couchéeÊ à cette heure-là ? Ce n'est pas sérieux.

- Quel goujat, ce Dudule ! J'en suis encore toute retournée. Comment peut-on écrire des horreurs pareilles à notre innocente ?

- Ouh la coquine ! Alors, c'est donc que tu connais la chanson ?

Lucienne rougit comme une collégienne surprise à l'étude en train d'écrire son journal intime.

- Euh... et bien oui, là ! Je l'ai entendue l'an dernier dans un bar où nous étions allés boire un verre avec des amis. Et... Il y avait cette bande de marins un peu avinés. Mes amis en étaient tout gênés pour moi. Bien à tort, en fait. On les connaît, les marins. Un verre de trop, et il faut que ça braille des âneries. Ce n'est pas méchant. Ils n'y voient pas malice.

- Alors que Dudule...

- Ce n'est pas un marin ! Et puis, c'est à notre Marie qu'il propose sa... chose. C'est dégoûtant. On devrait le dénoncer aux employés du site.

- Et pourquoi pas, tiens. Ces sales types méritent qu'on les prenne par les couilles.

Lulu rougit de plus belle.

- Mais enfin, Marie-Louise, surveille ton langage !

- Désolée, ma belle. C'est la faute à Dudule. Moi aussi, je t'avoue que ça m'a tourneboulée, ces histoires.

Lucienne fait un rapide signe de croix, et poursuit d'une toute petite voix.

- Dis... à condition bien sûr qu'il existe vraiment, ce musée érotique : et si on y allait faire un tour toutes les deux, histoire de ne pas mourir idiotes, tu crois que ça serait mal ?

- A la bonne heure, Lulu ! Je suis bien contente que tu en parles la première. En lisant les cochoncetés de Dudule, je me suis demandé si Cruchon avait lieu d'être aussi chamboulée que nous. A coup sûr, Margot n'aurait fait qu'en rire alors que nous avons des vapeurs d'un autre âge. M'est avis qu'il est grand temps d'y remédier.

- C'est qui Margot ?

- Tu sais bien, c'est ma petite fille.

- Ah oui, celle qui te ressemble ?

- Oui, celle-là. Mais pour revenir à notre affaire, je me suis dit qu'une petite remise à niveau ne serait pas de trop pour se mettre dans la peau de nos jeunes, car nous sommes périmées, ma vieille, il faut bien qu'on se l'avoue. Tu es bien d'accord avec moi, hein ? Contrairement à notre adorable Cruchon, on a bien compris que cette histoire de tournante n'a pas grand-chose à voir avec les danses de salon. Mais saura-t-on décrypter la prochaine fois ? Et pour couronner le tout, quand le marivaudage que j'avais un peu provoqué avec Divinmarquis a tourné à la proposition malhonnête, j'ai été tellement prise de court que j'ai eu recours au bon vieux truc du téléphone pour me sortir du pétrin dans lequel je m'étais fourrée. Je me suis sentie tellement idiote ! Très franchement, un soupçon d'érotisme nous fera le plus grand bien.

Lovée dans son cher fauteuil, Lucienne hoche vigoureusement la tête, deux ou trois fois de suite, en signe de parfait accord.

- Et puis, prononce-t-elle d'un ton sentencieux, ce n'est pas comme si nous nous allions nous dévergonder pour le plaisir. En fin de compte, il s'agit d'une recherche documentaire à des fins littéraires. C'est un peu comme si on allait à la bibliothèque, tu vois ?

- Tu as raison, ma Lulu, nous sommes bien obligées de nous documenter. Et puis zut après tout, aux grands maux les grands remèdes! Je sens qu'on va s'amuser comme des folles. Quand reviens-tu à Paris ?

Chapitre 10

Huit jours plus tard en début d'après-midi, voilà que nos deux documentalistes en herbe déambulent pour la bonne cause sur le boulevard de Clichy, le nez en l'air et l'humeur badine, à la recherche du musée de toutes les turpitudes. Lulu avait encore apporté des huîtres, et le petit coup de Sancerre qui les avait accompagnées avait largement contribué à les mettre en condition

- Elle est rigolote, cette chaise ! s'écrie Lulu en s'arrêtant tout net devant une étroite vitrine. Je n'en voudrais pas dans mon salon, mais il faut avouer que cette fausse fourrure et ce dossier papillon, c'est original. Sauf que ce nœunœud rose sur le devant, je ne vois pas bien ce que cela rajoute. Le dernier chic parisien, sans doute.

Malou vérifie dans son calepin qu'elles sont arrivées à bon port et considère la chaise en question.

- Pouah ! C'est d'un mauvais goût ! Mets donc tes lunettes, ma fille. Ce n'est pas un nœunœud rose. C'est un membre viril.

- Dieu du ciel !

Lucienne, les yeux écarquillés et la main crispée devant la bouche, contemple l'objet en réalisant tout soudain l'usage auquel il se propose si galamment. Elle pique un fard et farfouille nerveusement dans son sac à main pour se donner une contenance. Marie-Louise pouffe en silence et s'approche pour mieux voir.

- Ah mais, c'est qu'il y a un petit moteur par en dessous, claironne-t-elle. Hi hi ! A mon avis, cela doit se mettre à bouger pour faire des guili-guili au bon endroit quand on s'assied. Il y a de ces tordus en ce bas monde, quand même... Mal à l'aise, Lucienne la tire par le bras.

- Chuuut ! Si quelqu'un t'entendait ? Malou jette un coup d'œil furtif par-dessus son épaule, soudain gênée elle aussi.

- Ah flûte, quelle imbécile je fais ! Imagine qu'une voisine ou une amie me reconnaisse. J'en mourrais de honte ! Allez, entrons vite. Là-dedans au moins, on ne risquera pas de croiser des gens comme il faut.

Derrière le modeste comptoir de l'entrée, siège une petite vieille affligée de ce teint verdâtre qu'arborent naturellement les dames pipi officiant dans les sous-sols crapoteux. Elle tricote avec application une affreuse brassière beigeasse et lève à peine le nez en leur tendant leurs tickets et leur monnaie. Dieu soit loué ! Sur le chemin hasardeux du stupre et de la fornication, elles avaient fantasmé sur l'inévitable caissier à l'œil égrillard qu'il leur faudrait affronter avant d'être autorisées à se rincer l'œil.

- Et s'il nous faisait une remarque désobligeante sur notre âge ? s'était soudain inquiétée Malou.

- Et s'ils avaient placardé près de la caisse un panneau d'interdiction aux mineurs et aux seniors ? avait renchéri Lucienne.

Elles avaient tout soudain failli renoncer, saisies d'une franche panique à l'idée de s'exposer à de telles humiliations. Mais, l'effet Sancerre aidant, les braves petites soldates de la documentation sur le tas s'étaient remises en route, en se répétant pour se donner du cœur au ventre que la démarche était décidément incontournable.

L'épreuve, ô combien redoutée, du passage en caisse s'étant avérée moins cruelle que prévu, c'est d'une démarche un peu plus assurée qu'elles se dirigent vers la première salle d'exposition. Lucienne se serait volontiers accordé une petite pause sur le seuil, histoire de se faire une idée d'ensemble avant de rentrer dans le vif du sujet.

Mais Marie-Louise, saisie d'une frénésie toute littéraire, l'a déjà empoignée par le bras et fonce à l'assaut de la galerie bordée de vitrines violemment éclairées. En y regardant de plus près, le thème est à n'en pas douter résolument phallique. Il y en a partout ! Et pas de ces zigounettes ou de ces petits zoiseaux si attendrissants. Rien que de la virilité triomphante, à croire que les défaillances de ces messieurs ne sont que ragots de bonnes femmes mal emmanchées. Tous les matériaux imaginables ont été mis à contribution. Qu'elles soient en bois, en plastique, en fil de fer, en marbre ou en argent, les artilleries portent bien haut leurs couleurs. Toutes les époques ont apporté leur pierre à cette érection séculaire à la gloire des mâles attributs. Pour l'exotisme, il y a du lingam, du priape, du phallus de pierre, de la flûte évocatrice, de la clarinette à moustache, ce qui à tout prendre, est excellent pour le vocabulaire quand on se pique d'écriture.

- As-tu jamais vu ça, souffle Lulu, fortement impressionnée. Dis, as-tu jamais vu ça ?

- A vrai dire, non, jamais avec une petite culotte de dentelle sur les bijoux de famille, rétorque Malou en faisant étape devant l'objet en question.

Lulu s'arrête à son tour, et fixe son amie d'un regard tout songeur, avant de murmurer d'une voix à peine audible :

- Moi, je crois que c'est de la menterie, tout ça. Victor, par exemple...

- Ah oui, c'est vrai, la coupe Malou. Ce pauvre Victor qui n'avait pas de quoi...

Sans laisser à sa peu charitable amie le temps de poursuivre l'épitaphe, Lulu se signe fiévreusement devant un diablotin paillard qui trimballe fièrement dans une brouette des génitoires aux improbables proportions. Le tout sous l'œil attendri d'une nonette pas très catholique dont la main gauche semble prête à voler au secours de l'attelage branlant.

Ce qui s'ensuit de recoins, de couloirs, d'escaliers et de galeries apporte son lot de films muets des années 30, d'hétaïres en pamoison, de gravures libertines du XVIIIe, de bacchanales débridées, d'abécédaires décadents, de galipettes en tous genres et autres pratiques sévèrement condamnées par le Vatican. Croisé au quatrième étage devant une série de gravures anglaises mettant en scène chapeaux melons et flasques nudités en chaussettes, un vieux libidineux en charentaises et fauteuil roulant s'avère être la goutte de trop qui met un terme à la visite. C'est au moment où il s'avise de leur décocher un pesant clin d'œil en se livrant à d'inavouables manipulations sous le plaid qui lui couvre opportunément les genoux et le reste, que sans s'être consultées, elles se précipitent vers les escaliers sans demander leur reste.

Assise à mi pente de l'escalier menant au deuxième étage, Lucienne s'évente avec le dépliant distribué à l'accueil du musée, tout en fixant son amie d'un œil un peu hagard. Sur le palier d'en dessous, le nez collé à une espèce de bas-relief hérissé de foisonnantes pilosités plantées aux endroits stratégiques, Malou semble au comble de la joie.

- Mon Dieu, quelle imagination ! Viens voir, Lulu. Et en plus, ce sont des bonnes sœurs !

- Pitié, j'en ai assez vu pour aujourd'hui. Dis, tu veux bien qu'on s'en aille ? J'ai une indigestion de zizis.

Et d'une voix mal assurée, elle ajoute qu'elle prendrait bien un petit remontant. Une idée qui fait tout naturellement son chemin. Sous ses airs bravaches, Malou se trouve elle-même un brin chambardée par cet excès de polissonneries.

Dehors, sur le boulevard, la foule est dense et les passants peu soucieux de s'écarter pour laisser passer deux vieilles dames un peu flageolantes. Avec une superbe indifférence, ils bousculent et tamponnent tout ce qui se trouve sur leur chemin, sans faire le détail ni témoigner le minimum syndical de respect pour le troisième âge. Réfugiées dans un renfoncement entre deux immeubles, les pauvrettes se tournent l'une vers l'autre avec la même grimace d'impuissance.

- Ils sont bien malhonnêtes, ces Parisiens, gémit Lulu en évoquant avec mélancolie sa plage déserte qu'il fait si bon arpenter hors saison à marée basse.

- Sortons de ce fourbi, propose aussitôt Malou. Tiens, prenons la petite rue à droite, là, à vingt mètres devant. Nous allons bien finir par tomber sur un bistro. Il est grand temps qu'on se le prenne, ce remontant. J'ai les jambes coupées.

Un peu plus loin dans l'étroite rue qui monte en pente douce vers la colline de Montmartre, le bistro est là qui n'attend qu'elles. Sa façade vieillotte et sa peinture écaillée leur paraissent de bon augure pour savourer le moment de calme auquel elles aspirent afin de se remettre de leurs émotions.

Derrière son bar, le patron moustachu torchonne sans enthousiasme et s'ennuie ferme. C'est l'heure creuse, et la salle est vide. Tiré de sa torpeur par la clochette qui tinte pour saluer l'entrée de ces clientes inespérées, il se fend d'un large sourire et s'avance à leur rencontre, les bras grand ouverts.

- Bonjourrrr Mesdames. Bienvenue au Saint-Peterrrsbourg. Venez par ici, que je vous installe.

Il les guide vers une petite table ronde côté rue, qu'il essuie avec application avant de les inviter à s'asseoir d'un geste trop ample pour être honnête.

- Et qu'est ce qu'elles prendront, les babouchkas ? Lulu hésite. Malou répond sans sourciller.

- Quelque chose d'un peu fort, Monsieur. Un remontant, en quelque sorte. Et peut-être, un petit goûter, tant que nous y sommes.

Cela tombe bien. Le tavernier a tout juste ce qu'il leur faut.

- C'est votre jour de chance, mes petites mères. Je viens de recevoir un lot de caviar de première qualité. Du Bélouga. Du meilleur. Alors, ce sera vodka-blinis-caviar pourrr vous ?

- Ce sera parfait, confirme Malou. Absolument parfait.

Laquelle, tandis que le costaud à moustaches disparaît dans la cuisine, se penche à l'oreille de Lucienne.

- On dirait Staline, tu ne trouves pas ? Quand je te disais qu'on allait s'amuser !

Le nez de Lucienne s'allonge.

- Pour le caviar, tu es sûre ? J'ai bien peur que cela ne soit pas dans nos moyens. Regarde au moins les prix sur la carte, toujours.

- Ne t'en fais pas, c'est moi qui régale. Mon avocat vient justement de m'envoyer hier un acompte sur la prestation compensatoire qu'il m'a obtenue pour mon divorce. La somme est coquette, et le sénateur doit faire sacrément la gueule. Et rien que ça, vois-tu, cela s'arrose !

Deux heures plus tard, le patron commence à regarder ostensiblement sa montre en se débrouillant pour faire un maximum de raffut en lavant ses verres. Il n'est pas du soir. L'heure de fermeture a déjà largement sonné, mais quelque chose le retient de flanquer dehors ces charmantes vieilles folles, présentement saisies d'une nouvelle crise d'hilarité. Avec des mines de chattes gourmandes, elles savourent leur troisième pot de caviar qu'elles continuent de faire descendre à coups de vodka. La rouquine lui rappelle sa grand-mère, et une aïeule, ça se respecte. Dans la rue, deux jeunes femmes du genre cadres sup. branchées tombent en arrêt devant la vitrine du café.

- Oh regarde, dit l'une. Si elles ne sont pas mignonnes, ces deux vieillesÊdames indignes !

- Caviar et vodka. Elles ont tout compris, les mamies. Mon rêve, c'est d'être capable d'en faire autant à leur âge.

Marie-Louise a beau y voir un peu flou, le manège de Lulu ne lui a pas échappé.

- Mais qu'est-che que t'as donc, à t'tortiller comme un ver de terre ? Il y a quèque chose qui te démange ? Allez, dis-moi ce qui te travaille.

- Malou, faut que j'aille à confèche.

- Quelle drôle d'idée ! Me dis pas que tu regrettes déjà.

- Ben si là ch'regrette. On s'est vautrées dans le pchutre, Malou, tu m'entends, dans le tchupre, nan chtupre,ça y est j'l'ai dit. C'est défendu par les commandements ça, Malou et j'veux pas aller en enfer.

La mécréante qui sommeille en Malou ne dort jamais que d'un œil, prête à se réveiller en sursaut si d'aventure on la titille.

- Tu rigoles ou quoi ? L'enfer, on en vient. C'est l'fichu musée qui t'a donné desjidées noires. Pour la conféchion, ça peut attendre demain, nan ? D'abord, t'as vu l'heure ? Pas une heure de chrétienne, ça. Et moi j'dis... hic ! que quand c'est pas l'heure, c'est pas l'heure. Et oualà.

Lulu tape du pied. Elle est au bord des larmes.

- Non, tout' chuite ! C'est péché, ce qu'on a fait. Y faut demander pardon avant d'se coucher. Sinon, j'vais pas dormir d'la nuit. Et si je m'endors, z'ai trop peur de rêver de... de...de tout ce tchupre , oualà !

Un sourd raclement de gorge leur fait lever le nez. Le patron est là, derrière elles, tout confus d'interrompre ces confidences très privées. Il se répand en excuses et justifications sur la dure condition des bistrotiers qui doivent fermer à sept heures précises par ordre de la préfecture. Muettes de honte, les deux pécheresses se lèvent précipitamment, ramassent leurs affaires et font appel à toute leur dignité pour réussir à quitter les lieux sans trop bousculer les chaises et tables qui font obstacle à leur laborieuse progression vers la sortie.

Une fois dehors, Malou lève les yeux vers un beau crépuscule sans nuages et considère avec perplexité le parapluie qu'elle tient à la main.

- Qu'est-ce qui m'a pris d'emporter ça, moi ? Lulu lui agite sous le nez un index sentencieux.

- Qui voit Groix voit cha croix, Malou !

- C'est quoi le rapport avec mon pépin ? Y'en a pas.

- Nan, hips. Mais qui voit Sein voit sa fin auchi, et toc !

Marie-Louise se dit qu'il est grand temps de reprendre les choses en main. Elle se fend d'un large sourire conciliant.

- Eh ma Lulu, t'y tiens toujours, à ta conféchion ?

- Voui.

- Alors je t'emmène au Sacré Cœur. Y'a pas plus chic pour la conféchion. N'a p'us qu'à monter les marches. C'est le truc en crème chantilly qu'est là-haut.

- Ouh là... C'est qu' c'est haut !

- Comme ça, tu pourras dire au curé que t'as déjà fait la pénitenche. Y te pardonnera aussi sec.

Entrecoupée de maintes pauses haletantes, la pénible ascension vers le salut de leur âme a duré trois bons quarts d'heure. Au débit de l'opération, lumbago et mollets sciés. Au crédit, un effet secondaire des plus bénéfiques sur la fluidité de leur élocution. C'est au soleil couchant qu'elles prennent enfin pied sur le parvis de la basilique. Pour y trouver porte close.

- Ah zut ! «Horaires de la sacristie : 15h-18h.», piaille Lucienne, au comble du désespoir. La maison du bon Dieu, cela devrait être ouvert à toute heure. Quels feignants, ces curés parisiens !

- N'oublie pas que c'est un haut lieu touristique, soupire Marie-Louise qui, pour sa part, regrette surtout de s'être tordu les chevilles pour rien sur cette vacherie d'escalier. Trois cent quatre vingt cinq marches. Elle les a comptées. Regarde-moi donc tous ces beatniks en short affalés partout. Si ça se trouve, il y en a tout autant de vautrés avec leur sac de couchage à l'intérieur. Devant le maître-hôtel. Voire même... dans les confessionnaux ! ajoute-t-elle avec un clin d'œil assorti d'un sourire en coin.

Lulu ne trouve pas cela drôle. Elle est affreusement déçue.

- Allez ma cocotte, la console Marie-Louise en lui entourant l'épaule d'un bras câlin. Si tu y tiens tant que cela, on reviendra demain, promis. Et d'ici-là, aspirine et Eau de Vichy à volonté. Comme cela au moins, tu ne risqueras pas de dire des bêtises dans le confessionnal.

Elle pivote sur son axe, dont la verticalité laisse encore à désirer, entraînant son amie dans un demi-tour hautement acrobatique, avant de tendre le bras vers l'horizon. Paris est à leurs pieds. Le soleil couchant a tout repeint en doré.

- Regarde comme c'est beau !

L'enfant de Bretagne concède qu'effectivement c'est très beau, tout se demandant avec effarement comment on peut entasser autant de gens sous une pareille forêt de toits. Cela doit sentir le renfermé, là-dedans ! Malou regarde sa montre.

- Eh bien, dis donc... il est 9 heures passé. Tâchons quand même de redescendre avant la nuit. J'ai une bonne soupe de poireaux à réchauffer. Et après cela, au dodo !

Chapitre 11

C'était pourtant une bonne idée, la soupe. Mais il faut croire que la confession ratée avait laissé au Malin le champ libre pour se payer une bonne tranche de rigolade sur le dos des rombières en goguette. Pris de remords, leur ange gardien, qui ne s'était pas foulé ce jour-là, leur avait fermement déconseillé de redescendre par le même chemin. Il ne manquerait plus que cela, qu'il se rajoute un ou deux cols du fémur brisés sur la conscience !

C'est donc par la face nord qu'elles entreprirent de regagner la morne plaine, soutenues dans leur lente progression par l'espoir d'y trouver un taxi qui les ramènerait au port d'attache et vers la soupe de poireaux. Mais l'antéchrist, qui en avait décidément après elles, avait semé sur leur chemin un bistro carrément irrésistible. Au pied d'un escalier qu'il avait bien fallu descendre faute d'un meilleur choix disponible, éclairant doucement une petite place bordée d'arbres et de jardins pentus, il représentait l'étape inespérée sur laquelle elles n'osaient plus compter. Leurs jambes avaient depuis longtemps cessé de fonctionner selon les lois utilitaires de la nature et rechignaient à les porter plus loin. Marie-Louise, qui contrairement à son amie, n'avait pas eu la sagesse de chausser ses baskets, se tordait de surcroît les chevilles et souffrait le martyre dans ses coquets escarpins à talons.

- Tu vois ce que je vois, Lulu ?

- Dame oui ! Un endroit pour s'asseoir et boire une bonne tasse de Lapsang Souchong.

Hélas, l'estaminet, très sympathique au demeurant, n'avait à offrir que d'insipides sachets de thé Lipton qu'en fines connaisseuses, elles n'appréciaient ni l'une ni l'autre. Le diablotin dépêché sur l'affaire par le grand Tentateur avait mis à profit leur hésitation pour leur souffler à l'oreille qu'un chtit canon de blanc bien frais ferait infiniment mieux leur affaire. Et que d'ailleurs, la commune de Montmartre était nulle en thé, c'est bien connu. Affalées sur leurs chaises, percluses de douleurs, elles ne s'étaient pas trop fait tirer l'oreille avant de succomber. Un verre entraînant le suivant, il faisait nuit noire quand elles chaloupèrent enfin dans la direction supposée de la mairie du XVIIIème arrondissement où il s'agissait toujours de trouver un taxi. Elles se perdirent un peu dans les ruelles jusqu'à ce qu'elles débouchent dans la pittoresque rue Norvins qui descendait du bon côté de la colline. Lucienne sursaute violemment et pousse un cri étranglé.

- Qu'est-ce qui t'arrive, ma fille ? L'interpellée pointe un index tremblotant vers une ombre menaçante qui, jaillissant d'un mur en contrebas, semble clairement d'humeur à foncer vers elles.

Malou y regarde de plus près et part d'un grand éclat de rire qui résonne de façon incongrue dans la rue déserte et faiblement éclairée.

- Ne fais pas ta sotte, Lulu, ch'est le Pache Muraille. Hi, hi ! Cha marche à tous les coups sur les provinciaux. Sauf que toi, t'as des lettres. Pour ta gouverne, cette place s'appelle Marcel Aymé.

- Ah bon. Dans ce cas, alors... Mais voilà qu'une douloureuse grimace lui chiffonne le visage, tandis qu'elle se penche en avant, genoux serrés et chevilles bizarrement tordues.

- J'ai envie de faire pipi.

- Allons bon. Tu peux retenir un peu ? Nous touchons au but.

- Non. Faut que j'y aille, tout de chuite. Sinon c'est pour ma culotte. Malou balaye la rue d'un regard soupçonneux. Pas la queue d'un chat, ni devant, ni derrière. D'une énergique poussée entre les omoplates, au risque de provoquer un fatal déséquilibre, elle propulse Lucienne vers le caniveau.

- Tiens, là, entre les deux voitures. Il fait tout noir. Et si quelqu'un vient avant que t'aie fini, y verra rien parce que je vais me mettre devant. Allez, vas-y donc, Lulu, aie pas peur, chuis là. Enfin soulagée, Lucienne tente de se redresser tout en remontant sa gaine.

L'opération, somme toute assez banale pour qui s'y est quotidiennement livrée depuis toujours, n'en exige pas moins un minimum de coordination gestuelle. A défaut de quoi, elle est susceptible de prendre du temps. Assez de temps pour laisser aux importuns tout le loisir d'arriver là où l'on se passerait volontiers de les voir. Et le voilà justement, cet intrus, qu'elles n'ont pas entendu venir et qui se matérialise incontinent devant elles sous les traits d'un représentant de l'ordre aux sourcils froncés. Elles sursautent en écarquillant les yeux pour faire la netteté. Mauvais plan. Le gros bouffi au nez patatoïde qui se campe devant elles est franchement antipathique. Une vraie tête de pochetron au bord de la violence conjugale. De quoi réveiller chez Malou un regain de combativité féministe. Quant à Lulu, empêtrée dans sa gaine coincée à mi-cuisses, elle tente maladroitement de dissimuler ses intimités. Résolument décidée à défendre bec et ongles la vertu de sa meilleure amie, Malou affermit la prise sur son parapluie et se dresse pour lui faire un rempart de son corps généreux.

- Qu'est-ce que vous faites là, Mesdames ? Circulez !

- Chirculez vous-même, grochier personnage, rétorque Marie-Louise, dressée sur ses ergots. Vous voyez bien qu'elle a un bejoin naturel. Laichez-nous tranquilles, à la fin ! Lucienne tremble de honte autant que de peur.

- Papiers !

- Juchtement, j'en ai pas, se désole Lulu. J'auriez pas un kleenex, Monsieur ?

- Mais vous êtes saoules, en plus !

- Oh, pas tant que cha, reprend Malou. Et d'abord, de quoi vous mêlez-vous ? On vous a dit de nous laisser tranquilles. Ch'attaquer à deux vieilles dames en pleine nuit, en voilà des façons !

- Ah, c'est comme ça que vous le prenez ? postillonne le justicier en se penchant vers Lucienne. Et vous, levez-vous, les mains sur la tête !

Le sang de Marie-Louise ne fait qu'un tour. Et c'est à coups de parapluie qu'elle entreprend de venger l'honneur bafoué de sa fragile amie. Une grêle de chiquenaudes s'abat sur la robuste épaule de l'agent, qui se retourne, cramoisi de rage.

- Les mains sur la tête, vous aussi ! Exécution !

Affichant un rictus assez sadique pour préparer ces dames à mourir au champ d'honneur, le pandore plonge lentement sa main dans sa poche. A leur grand soulagement, ce n'est pas un pistolet qu'il en extrait, mais une sorte de gros téléphone portable.

- Citadelle à Autorité. Citadelle à Autorité. Rodgeure.

-....

- J'ai besoin de renfort pour interpellation de suspects en cours. Envoyez-moi un véhicule rue Norvins, hauteur place Marcel Aymé.

-.... - Comportement indécent, ivresse et jet d'urine sur la voie publique, rébellion, outrage à agent dans l'exercice de ses fonctions, coups et blessures. Rodgeure.

Il a fallu à peine dix minutes au car de flics pour débouler et s'arrêter pile devant le groupuscule dans un crissement de pneus très étudié. Au volant, le Rambo de service se cure nonchalamment le nez en attendant que son collègue embastille les contrevenantes. C'est les mains menottées dans le dos qu'elles quittent les lieux, serrées l'une contre l'autre sur la banquette arrière et n'en menant pas large.

Au commissariat de la Goutte d'or où débarquent les captives sous bonne garde, c'est l'ambiance glauque d'une soirée ordinaire dans les quartiers chauds. Tassé par terre dans un coin, un jeune passablement défoncé contemple avec hébétude ses genoux couverts de vomissures, qu'il tente de nettoyer d'un geste pendulaire. Assises côte à côte sur un banc rivé au mur du fond, deux putains vétustes se jettent des regards venimeux. La blonde farfouille dans sa perruque pour la remettre d'équerre. La brune se gratte une varice qui trace une sinusoïde violacée sur le jambon qui lui tient lieu de cuisse.

On sent qu'il suffirait d'un rien pour que le torchon brûle à nouveau entre ces deux-là et qu'elles finissent par en venir aux mains. Face à elles, assis derrière un comptoir en formica, le jeune poulet dont c'est le tour de garde les surveille du coin de l'œil, prêt à les réduire de nouveau au silence si nécessaire. Devant lui, l'arme du crime : deux vertigineuses paires de chaussures fluo.

- Ivresse sur la voie publique, tapage nocturne et rixe à coups de talons aiguille. C'est la troisième fois qu'on vous voit ici depuis le début du mois. Je vous mets en garde à vue. Comparution immédiate demain matin.

A présent dégrisées, les deux mamies attendent sans piper mot sur leur banc. On les a délestées de leurs sacs à mains que le règlement impose de passer à la fouille. Malou, qui déteste qu'on touche à ses petites affaires, avait ouvert tout grand la bouche - qu'elle n'avait pas tardé à refermer en sentant la main de Lulu exercer une légère pression sur sa cuisse. Les yeux fixés sur leurs compagnes d'infortune, Lulu se penche pour murmurer à l'oreille de sa copine.

- Les pauvres femmes... Si c'est pas malheureux d'être encore obligées d'arpenter le pavé à leur âge. Je suis prête à parier qu'elles ne touchent pas de retraite. Et puis regarde comme elles sont grosses. Moi je dis qu'elles doivent se nourrir n'importe comment et manquer de sommeil. Si j'osais...

Un froncement de sourcils malounesque la fait taire. Considérant les gourgandines d'un œil apitoyé, elle commence à se tortiller sur son banc.

- Ne me dis pas que tu as encore besoin de faire, chuchote Marie-Louise.

- Si, encore un petit peu. Je n'avais pas vraiment fini. Et le pire, c'est que ma gaine est toute mouillée, avoue la pissouze d'une mine contrite.

- Eh bien demande, souffle Marie-Louise. Ils n'ont pas le droit de te refuser cela. Les droits de l'homme et du citoyen, ça existe même dans les commissariats.

Escortée d'une jeune fliquette à qui elle adresse un radieux sourire, Lulu ressort des toilettes en enfouissant dans la poche de sa parka un petit pochon de plastique. Au moment où elles arrivent près de Marie-Louise, celle-ci entend son amie susurrer à l'oreille de son escorte.

- Vous êtes un ange, Marielle. Merci du fond du cœur. Plutôt gênée de devoir exercer les rigueurs de la loi républicaine sur une inoffensive vieille dame qui aurait pu être sa grand-mère, la jeune femme a fait preuve d'humanité. Elle a déniché un savon de Marseille et un sac en plastique, et puis écouté la confession de Lulu pendant que celle-ci lavait à grande eau son sous-vêtement.

Elle en a conclu avec une pointe d'attendrissement que certes, ces dames avaient fait une bêtise, mais que tout cela n'était pas bien méchant. Elle a promis d'en parler au commissaire avant qu'il ne les auditionne.

- On va vous mettre en cellule de dégrisement pour la nuit. Et demain matin, vous en serez quittes pour vous faire sermonner. Lulu frissonne en pensant au gros lard qui l'avait surprise cul nu dans le caniveau. La fliquette sourit.

- Le commissaire n'est pas de service ce soir. Ne vous inquiétez pas trop, il n'est pas aussi méchant qu'il voudrait bien s'en donner l'air. Et si vous lui dites que vous regrettez vos sottises, les choses n'iront pas plus loin. Vous aurez le droit de téléphoner à un proche pour qu'on vienne vous chercher, et on vous laissera partir en début de matinée.

En attendant, je vais tâcher de vous trouver un oreiller pour chacune. Mais chut ! ajoute-t-elle avec un clin d'œil. C'est une faveur spéciale due à vos cheveux blancs.

Côté intimité, la cellule de dégrisement laisse à désirer. Sur le devant, des barreaux «ouvrant» sur un sinistre couloir à l'éclairage clignotant. Sur le côté, des barreaux séparant leur cellule de sa voisine, où s'insultent à mi-voix les filles de joie. Les deux murs restants sont occupés par des bas flancs où les invite à s'allonger la policière en leur tendant leurs oreillers. Marie-Louise ne le se fait pas dire deux fois, se couche sur un banc et se tourne contre le mur avec le vague espoir de sombrer dans le sommeil pour échapper à ce cauchemar.

A l'humiliation d'avoir été traitée comme une criminelle, s'ajoute celle de la promiscuité. Son dos la met au supplice. Et pour tout arranger, Lulu s'est encore fait des copines. Chaque fois qu'elle se réveille entre deux phases d'assoupissement, c'est pour entendre l'incessant babil de son amie qui prodigue aux dames d'à côté de judicieux conseils en matière de pratiques sportives et de bonnes habitudes alimentaires. A 5 heures du matin, elles en sont à débattre de leurs recettes respectives pour venir à bout des taches de stupre. Elle lève les yeux au ciel avant de sombrer à nouveau dans l'oubli.

Quand elle émerge enfin vers 7 heures, Lulu est lovée contre elle, la tête sur son épaule. Sous sa joue, une douce profusion mammaire lui tient lieu de doudou. Elle dort comme un bébé, la veinarde. Malou n'a pas le choix. Il faut qu'elle bouge pour soulager son dos. Lulu ouvre des yeux voilés d'hébétude et mâchouille un moment dans le vide.

- On est où, là ?

- En garde à vue.

Elles se regardent avec consternation, chacune découvrant sur l'autre le reflet de son propre déshonneur. Les cheveux ébouriffés, le teint gris, la bouche pâteuse et les yeux enfoncés, voilà qu'elles paraissent vraiment leur âge, n'en déplaise à Malou. Qui pour une fois, s'en fiche éperdument. Elle a très mal à la tête. Elle se sent sale, elle a honte, elle a froid. Elle rêve de prendre un bain. Lulu lui dit à l'oreille que leurs voisines ont fait la paix avant de s'endormir, mais qu'elles ont drôlement ronflé, les vaches !

- Mais toi aussi, tu as ronflé, figure-toi, lâche Malou dans un rictus peu charitable en se reculant subrepticement. Lulu a une haleine de chacal.

Décidément bonne fille, la dénommée Marielle arrive au pas de course et leur tend un sac de papier à travers les barreaux, après s'être assurée que dans la cellule voisine, ça roupille toujours.

- Pour le cas où vous auriez une petite faim, j'ai pris deux croissants de plus. Mais que cela reste entre nous, hein ? Au fait, le commissaire va vous voir dans une heure. D'ici là, décidez-vous sur la personne que vous voulez appeler.

Excellente question. Mais oh combien épineuse. A qui dans leur entourage peuvent-elles oser avouer leur dévergondageÊde ces dernières vingt-quatre heures ?

- A Loïc ! décide Malou sans hésiter. Au moins lui ne nous jugera pas. Quelle chance qu'il soit venu à Paris avec toi cette fois-ci. Il va venir nous sortir de là, et je te parie qu'il sera capable d'en rire.

- Le problème...

Lucienne semble profondément déprimée.

-... c'est qu'il n'a pas de téléphone portable. Il déteste ces machins-là. Et que je n'ai pas le numéro de téléphone de la congrégation qui l'héberge pour le week-end. C'est quelque part au Quartier Latin, mais je n'en sais pas plus. On devait seulement se retrouver à la gare pour reprendre le train de Lorient. D'ici là, chacun vivait sa vie. Et il n'était pas au courant de nos projets dans le détail.

Lulu re-machouille un coup. Les miettes de croissant ne font pas très bon ménage avec son dentier.

- A défaut de Loïc, hasarde-t-elle entre haut et bas, on pourrait peut-être appeler ta filleÊValérie ? Tu ne m'as pas dit qu'elle venait à Paris pour faire ses grandes courses de l'été chez Tati ? Les vêtements pour la colo, les sacs de couchage, tout ça.

- A ça, non ! Plutôt crever ! Elle en profiterait pour me faire la morale, depuis le temps que ça la démange. Et d'ailleurs, ses courses, elle devait les faire entre deux trains. On avait vaguement prévu de déjeuner ensemble, si elle avait le temps. Mais d'un côté comme de l'autre, le cœur n'y était pas. Non, il faut trouver autre chose.

Par la porte du couloir ouverte sur l'accueil, les bruits du commissariat parviennent aux gardées à vue. Des bruits de routine, faits de sonneries lancinantes des téléphones qu'on néglige de décrocher, de fax qui crachent leurs rouleaux de papier, de machine à café qui ronronne et de conversations indistinctes.

Soudain, Marie-Louise dresse l'oreille et devient toute pâle. Une voix suraiguë vient de claquer comme un coup de fouet à l'accueil du commissariat. Une voix reconnaissable entre toutes, autoritaire, condescendante et guindée, tout cela dans le registre du haut perché.

- Tous mes papiers, Monsieur l'agent ! Ma carte de crédit et mon billet de train. Tout était dans ce portefeuille qu'on m'a volé.

Une voix grave, calme, fonctionnelle entreprend d'interroger la plaignante, qui ne l'entend pas de cette oreille et grimpe encore d'une octave sur la gamme de l'hystérie.

- Que fait la police, hein ? Où sont vos agents ? Dans les commissariats, bien au chaud pendant que les honnêtes gens se font détrousser. A 9 heures du matin, vous vous rendez compte ? Je vais écrire à mon député, vous allez voir que cela n'en restera pas là, ça je vous le promets !

Les yeux écarquillés, Malou est comme tétanisée. Au moment où Lulu ouvre la bouche pour s'en inquiéter, elle pose un doigt sur ses lèvres et se penche à son oreille.

- Catastrophe ! C'est Valérie. Mais qu'est-ce qu'elle fiche là, bon sang ? Alors ça, c'est le bouquet !

- Elle a du se faire bousculer par un pickpocket en allant chez Tati, répond Lucienne dans un souffle. C'est bien notre veine, si ça se trouve, nous avons atterri dans le commissariat le plus proche.

Les deux amies se tassent sur leur banc et font silence, jusqu'au moment où après avoir épuisé son stock de fiel et fait enregistrer sa plainte, la furie quitte les lieux en faisant crépiter bien fort ses talons sur le carrelage avant de claquer violemment la porte.

- Et tu sais ce qui va se passer ? soupire Malou. Lucienne soupire à son tour.

- Je suppose qu'elle va débarquer chez toi et demander asile pour la nuit.

- A tous les coups, fait Malou avec un reniflement agacé. Et pourtant, c'est bien la dernière personne que j'avais envie de voir aujourd'hui. Toute la nuit, pour m'aider à tenir le coup, j'ai pensé à la douce soirée réparatrice que nous passerions toutes les deux une fois sorties du trou. Avec la soupe de poireaux et un grand bol de camomille. J'en salivais d'avance ! Et maintenant, voilà qu'on ne pourra même pas se parler librement. Fichue gamine ! Même petite, c'était déjà une tête à claques.

- Tss, tss, dit Lucienne, ce n'est pas gentil de parler ainsi de ta fille. Tu ne lui fais grâce de rien, hein ? Elle doit pourtant avoir ses bons côtés, tout de même. Et puis, si cela se trouve, peut-être aura-t-elle réussi à attraper son train malgré tout.

- Ça serait trop beau...

- Et maintenant, conclut Lucienne, si on réfléchissait à ce coup de téléphone ? Tu as quelqu'un tête ?

Il est midi passé quand Marielle la gendarmette vient enfin les libérer.

- Levée d'écrous, mesdames ! Votre chevalier servant vous attend à l'accueil. Il est charmant, ce garçon, ajoute-t-elle avec un sourire attendri en direction de Lucienne. C'est votre fils ?

- Pas du tout, répond Malou à sa place. C'est mon professeur d'informatique. Mais c'est aussi un ami.

Tout droit sorti d'une BD de Cabu, avec ses airs de grand adolescent blanchi sous le harnais et son pull informe, Lucas se tient un peu voûté comme font les grands maigres. Il s'avance avec un large sourire vers les deux pauvres vieilles, qui affichent honteusement les stigmates d'une franche gueule de bois et d'une nuit insomniaque. A son bras, pend un grand sac de plastique que l'on dirait rempli de gros ballons ronds.

- Bonjour ma chère Marie-Louise. Comment allez-vous ?

- Couci-couça. Je ne sais comment vous remercier d'être venu aussi vite.

Il se tourne vers Lucienne.

- Bonjour Madame. Alors, c'est vous l'amie d'enfance à qui Marie-Louise veut envoyer des mails ?

Lulu marmonne que oui et baisse le nez, saisie d'un accès de gêne aussi soudain qu'inhabituel chez elle.

- Allez, venez mes princesses, votre carrosse vous attend dehors, leur dit-il en soulevant légèrement son lourd sac plastique. Mais vous me ferez le plaisir de vous chapeauter d'abord.

Devant le commissariat, stationne un rutilant side-car vert pomme, entouré de badauds esbaudis, flicaille comprise.

- Désolé, mesdames, il m'a fallu réagir dans l'urgence, et faute de posséder mon propre véhicule, j'ai emprunté celui de mon voisin du dessous avec lequel je suis bon copain. Entre célibataires, on s'entraide. Je dépatouille ses problèmes informatiques. En échange, il me fait un coup de ménage de temps en temps et me régale de soupers fins. C'est très pratique d'avoir un voisin gay. Une vraie fée du logis. Par contre, ses goûts en matière automobile sont un peu excentriques, et vous me voyez navré de n'avoir pas pu trouver mieux à vous proposer.

- Mais c'est épatant ! s'enchante Lulu, toute honte bue et faculté d'émerveillement intacte.

Chapitre 12

Home, sweet home. Enfin. L'estomac à l'envers et les yeux bouffis de fatigue, les deux noctambules se retrouvent affalées côte à côte sur le canapé du salon, les pieds sur la table basse. Pour faire passer l'Alka Seltzer, elles se sont fait du thé. Lucas vient de les quitter sur un dernier coup d'œil légèrement inquiet, en promettant de revenir prendre de leurs nouvelles le lendemain. Il faut dire que le retour du commissariat s'est avéré dans un autre genre aussi sportif que l'aller, et qu'elles ont bien cru mourir de peur. Lucas est tout confus de les avoir autant secouées. A sa décharge, il est plutôt nul en conduite. Le permis, cela remonte à loin, et voilà belle lurette qu'il a résolument opté pour le réseau fort bien conçu des transports publics parisiens. Sans compter que le side-car, c'est au mieux un argument de dragueur à faire défaillir les minettes (ce qui déjà n'est pas son truc.) Mais vouloir y entasser deux mamies toutes cassées par une nuit au gnouf, c'était une très mauvaise idée, dont il a pris la mesure au premier virage sur l'aile en les voyant secouées de hauts le cœur. Il a souffert pour elles en entendant craquer leurs vieilles articulations au moment d'enjamber la portière inopportunément coincée. Ce qu'il n'a pas vu, Dieu merci, c'est le regard effaré qu'a lancé Marie-Louise à Lucienne à l'occasion de cette figure imposée. Vêtue comme à son ordinaire d'une longue jupe à godets, cette dernière avait oublié que sa culotte n'était pas fidèle au poste stratégique, mais roulée en boule dans un sac de plastique fourré à la hâte au fond de sa poche. Rappelée à l'ordre par un chuchotement indigné, elle a fini le voyage en serrant bien fort contre ses genoux la jupe folâtre qui ne demandait qu'à faire voile au vent.

La sonnerie du téléphone les tire de leur torpeur au moment précis où le sommeil commençait à les gagner. Sans surprise, c'est une Valérie fermement décidée à se faire plaindre qui déverse sa litanie pétaradante dans le conduit auditif de sa mère. Laquelle, avec un regard las, éloigne le combiné à distance raisonnable de son oreille, autant pour son confort personnel que pour l'édification de Lulu.

- Bon, Maman, conclut-elle d'un ton qui ne laisse guère de place à la réplique, j'espère que tu peux m'héberger ce soir. Sinon, je n'ai plus qu'à aller vaguer sous les ponts.

- Mais bien sûr, ma chérie. Nous nous serrerons un peu.

- Comment, mais tu n'es pas seule ? On sent naître dans la voix de Mère la pudeur comme un affreux soupçon.

- Lucienne est venue passer le week-end avec moi. Tu sais, c'est mon amie de Bretagne, avec qui j'ai été à l'école.

- C'est bien ma veine, rétorque Valérie d'un ton pincé. Moi qui espérais me faire dorloter après cette épouvantable journée. Mais c'est sans doute trop demander si ta copine est là.

- Mais non, mais non, répond mollement Malou en se massant les tempes.

- Bon. Je serai chez toi dans dix minutes.

Dans le TGV qui la ramène vers Clermont Ferrand, Valérie se repasse le film de cette surprenante soirée de la veille avec sa mère et l'amie bretonne. Sans prévenir, une bouffée de tendresse lui serre la gorge et voile ses yeux d'un épais brouillard. Mon Dieu, qu'elle a vieilli, sa maman ! Voilà des années qu'elle ne l'avait vue aussi calme. Aussi éteinte, pour tout dire. Elle se prend à regretter sa pétulance, ses provocations et cet excès de vitalité qu'elle jugeait à l'ordinaire de si mauvais goût chez une grand-mère. La copine, qu'elle n'avait jamais rencontrée, ne valait guère mieux.

En débarquant au milieu d'une soirée entre les deux amies d'enfance, elle s'attendait au pire, pour peu que la bretonne soit faite du même bois que la parisienne. Elles seraient en train de siroter un apéritif, voire même un cocktail, en gloussant comme des gamines à l'évocation de leurs histoires de collégiennes périmées. En les voyant toutes les deux si pâlottes et chiffonnées, elle avait soudain réalisé que sa mère était mortelle et que la vieillesse était décidément un long naufrage. La passe d'armes habituelle autour de l'apéro lui avait été épargnée (Qu'est-ce que tu bois, Valérie ? Un verre d'eau, tu sais bien. Quelle drôle d'idée, bois plutôt un petit coup de blanc, ça te décoincerait, ma fille. Et toi, tu bois trop, Maman, surtout pour ton âge. Ah, fiche-moi la paix, tu veux ?). Elle se surprend presque à le regretter. Au lieu de cela, on lui avait proposé de la camomille. La soupe de poireaux aurait à elle seule suffi à l'inquiéter. Sa mère, aussi gourmande que fin cordon-bleu, n'aurait jamais en temps normal reçu une amie sans mettre les petits plats dans les grands, un maximum de cholestérol dans les assiettes et du vin dans les verres. Elle se promet d'en parler dès le lendemain à son directeur de conscience.

Au réveil d'une longue nuit réparatrice, les deux amies ont retrouvé quelques couleurs. En fin de compte, la soirée s'est plutôt gentiment passée. Valérie les a bien un peu saoulées avec le récit de son calvaire, mais la camomille a fini par l'achever, elle aussi. Sans parler du somnifère que Malou avait subrepticement laissé choir dans la théière en se disant qu'il profiterait équitablement à tout le monde.

- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? dit Lulu.

- Eh bien, on va sur Internet voir comment vont les enfants. Il n'en fallait pas plus pour que le sourire refleurisse au coin de leurs lèvres. Sans surprise, la boite mail de Martin a fait un nouveau plein de sollicitation féminines. Dans le tas, il semble même que l'on puisse dénicher une ou deux candidates possibles. La surprise les attend dans le courrier de Bouquetfinal.

- Oh, ça par exemple ! On dirait que que Divinmarquis n'a pas renoncé. Les trois derniers messages sont de lui.

Divinmarquis : Auriez-vous besoin d'un maître en ces choses-là ?

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 2/06/07 22.50 : Où êtes-vous, petite fleur ? Depuis que je vous y ai donné rendez-vous, je suis allé tous les jours au musée de l'érotisme dans l'espoir d'y apercevoir votre adorable frimousse. L'avez-vous enfin visité ? Peut-être n'avions-nous pas les mêmes horaires ?

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 3/06/07 19.53 : Ma chère Bouquetfinal, est-ce par coquetterie que vous me faites ainsi languir ? Je reviens à l'instant du musée, où j'ai de nouveau scruté en vain toutes les jolies têtes blondes. La vôtre est à tel point gravée dans ma mémoire que je n'aurais pas pu la confondre avec une autre. Je vous en prie, faites-moi signe !

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 7/06/07 21.05 : Afin de nous donner une nouvelle chance de nous croiser enfin, je viens de mettre ma photo en ligne sur LegendR. Peut-être est-ce cela que vous attendiez pour vous rassurer sur ma bonne mine. Si vous me faites la grâce de passer demain au musée, je vous y attendrai tout l'après midi. Il ne tiendra qu'à vous de me reconnaître. Je vous baise les mains.

Les marraines pianotent fébrilement. La photo s'affiche. C'est un bel homme distingué aux tempes argentées, dont les traits fins affichent une tardive cinquantaine. Il a une tête de diplomate.

- Oh le salaud ! L'infâme salaud ! Marie-Louise est rouge de colère.

- Eh bien quoi ? S'étonne Lucienne, ce n'est pourtant pas la première fois qu'un vieux cochon s'intéresse à notre poulette. A nos débuts, tu n'en faisais pas toute une affaire.

- Sauf que cette fois, c'est Charles.

- Mon Dieu, tu le connais ?

- Tu parles ! C'est mon troisième mari. Le seul qui ne soit pas mort. Lui, je l'ai assigné en divorce pour adultère. Lucienne la regarde d'un air apitoyé.

- Mais dis-donc, il n'était pas un peu jeune pour toi ? Les maris trop jeunes font des hommes volages. Une femme d'expérience comme toi aurait dû le savoir. - Penses-tu ! Nous avions le même âge. Cette photo date de largement avant notre mariage. Il avait bien dix ans de plus quand je l'ai épousé. - Un sado masochiste doublé d'un menteur. Nous voilà bien... Pauvre Bouquetfinal !

Malou a mal partout. Elle se lève pour s'étirer. Une articulation craque, du côté de l'épaule gauche.

- Tu sais ce qui me ferait vraiment envie, maintenant ?

- Une verveine ?

- Non, aller au Spa. Il y en a un pas très loin.

- C'est quoi ce truc ?

- Tout ce qu'il faut pour nous détendre la carcasse. Des bains bouillonnants, des bains de boue,des jets sous-marins, des massages, de la vapeur, des douches froides. Quand nous sortirons de là, nous serons comme neuves.

- C'est bien un truc de parisiens. Un plongeon dans l'Océan aurait suffi à mon bonheur. Mais à défaut, va pour le Spa.

Une heure à peine plus tard, les voilà qui trempent. Pieds et mollets louvoyant entre deux eaux au rythme des puissants bouillons, les épaules tombantes et le dos rond, elles sont assises côte à côte au bord du bassin. Figées dans leurs postures jumelles, elles offrent un contraste si saisissant qu'elles s'attirent nombre de regards amusés.

Malou, toute en rotondités pigeonnantes dans l'échancrure de son maillot gainant à grands ramages mauves, fushia et verts, chapeautée d'un bonnet fleuri à pétales rose tendre encadrées d'une guirlande d'un vert plus soutenu. Frissonnante à son côté, Lulu flotte dans un sobre maillot rayé bleu et blanc, orné sur le devant d'une ancre marine, oublié dans les placards de Malou par l'une quelconque de ses petites filles. Ses cuisses de mouche faseyent sous l'effet des tourbillons qui s'emparent de ses mollets pour leur imprimer un vigoureux massage. Ses premiers frissons craintifs ont cédé la place à un doux sentiment de bien-être. Elle s'abandonne. C'est bon. Elle s'appuie contre l'épaule douillette de son amie.

- Et maintenant, si tu me parlais un peu de ce vilain mariÊqui t'a fait des misères ?

- Je l'ai rencontré à un thé dansant en 1996.

- Chez des amis ?

- Oh, pas du tout. C'était une sorte de club de rencontres pour les gens comme il faut, qui permettait aux quadras et quinquas esseulés de courir sus à l'âme sœur sans avoir l'air de trop y toucher. Des lieux comme celui-là, il s'en trouvait plusieurs dans les quartiers chics. C'était généralement en sous-sol, c'était discret, feutré, de bon ton, et surtout tamisé pour qu'on y voit moins nos rides. Les gourgandines cherchant le micheton étaient impitoyablement écartées, de même que les gigolos trop voyants. Les messieurs étaient plutôt corrects, dans le genre professions libérales et cadres moyens ou supérieurs. Certains faisaient même d'excellents danseurs. En bref, on était en bonne compagnie. Tout à fait ce qu'il me fallait. N'oublie pas que dès l'âge de 45 ans, j'étais déjà deux fois veuve et que grâce à Dieu - non, soyons justes - grâce à Roger, mon deuxième mari, je n'avais plus de soucis d'argent à redouter. Il avait fait le nécessaire.

- Si tu étais à l'abri du besoin, l'idée de repartir à la chasse au mari était peut-être superflue, non ?

- Te voilà bien cynique, je ne te reconnais plus.

- Mais c'est toi-même qui me l'a dit ! Se marier, ça sert «à casser la croûte».

- Évidemment. Mais pas que. Des deux mains, Marie-Louise se donne une claque nerveuse sur les cuisses, provoquant une onde sismique sur toute leur surface largement étalée au bord du bassin.

- C'est que ça me démangeait du côté du tralala, tiens ! Voilà qui rend Lulu toute songeuse.

- Ah bon ? Je ne me souviens pas que mon veuvage m'ait provoqué des démangeaisons à cet endroit-là.

- Après Victor, c'est le contraire qui m'aurait étonnée, dit perfidement Marie-Louise. Préférant éviter ce sujet susceptible de basculer rapidement dans le scabreux, Lulu revient à ses questions. Des pans entiers de la vie de Marie-Louise lui manquent encore, et sa curiosité naturelle ne connaît plus de limites dès lors qu'il s'agit de sa meilleure amie. Elle en était restée au premier mari. Il lui manque encore les deux suivants, à commencer par l'infâme suborneur.

- Tu aurais pu te contenter de prendre un amant. C'est quand même moins encombrant.

- Mais j'en ai eu quelques uns après mon deuxième veuvage, tu penses bien !

Et avec un clin d'œil coquin, elle avoue que même avant, elle s'était laissée aller à quelques cocufiages aussi discrets que réjouissants, qui eurent tous le bon goût de rester sans lendemain. Elle avait trop à perdre si cela venait à se savoir.

- Oh, quand même, ce pauvre Roger, soupire Lucienne, avec un soupçon de réprobation. Est-ce qu'il méritait cela ?

- Parfaitement ! Après dix ans de mariage et de déjeuners d'affaires au cholestérol, la bedaine lui avait poussé et il était devenu paresseux au lit. C'était bien de sa faute, après tout. Quand on épouse une femme de 12 ans plus jeune que soi, on a tout intérêt à assurer. Si on est empêché de ce côté-là, on garde sa vieille moche râleuse et on évite de faire le malin avec sa secrétaire.

- Voilà qui n'est pas très charitable, ma chère. D'autant plus qu'il a généreusement assuré ton avenir, au bout du compte.

- C'était bien la moindre des choses, il m'avait fait deux enfants. Et puis d'ailleurs, il s'est beaucoup plus amusé avec moi qu'avec sa première femme. J'étais nettement plus rigolote. Je te garantis qu'il n'a pas perdu au change. Lucienne se dit que décidément, Malou n'a pas changé depuis leurs jeunes années. Quoiqu'il arrive, elle ne perdait jamais le nord !

- Mais du coup, je ne te comprends plus. Quel besoin avais-tu d'épouser le sénateur ? Il aurait pu faire un amant très présentable. Un de plus ou de moins, tu n'en étais plus cela près, si je t'ai bien comprise. Tu avais tout ce qu'il te fallait pour te dispenser de repasser par la case mairie. Malou la regarde d'un air de défi. A bien y réfléchir, il n'y a pas de quoi être fière, mais elle assume.

- J'ai craqué sur la particule. Cela manquait à mon tableau de chasse. Après quinze ans d'une vie plan-plan avec mon négociant en vins et spiritueux, il faut croire que j'avais besoin de respirer un peu l'air des cimes. Les ors de la république, les cocktails et autres pince-fesses, les courbettes du petit personnel, les soupers fins, les week-ends à Ramatuelle, les voyages d'études exotiques aux frais du contribuable, c'était très excitant et en tout cas plus glamour que l'épicerie de luxe.

Tout un monde parfaitement étranger à Lulu, et qui ne l'impressionne pas plus que cela. Elle reprend avec douceur.

- Mais le bling bling, ça finit par sonner creux, hein ? Et donc, il t'a rendue malheureuse, le sénateur ?

- Pire que cela, il m'a humiliée. Car contrairement à moi qui avais fait en d'autres temps dans le coup de canif discret, il affichait ses liaisons. Et ça, c'était la partie émergée de l'iceberg. Il fallait qu'il saute sur tout ce qui portait jupons, au risque de faire scandale dans les couloirs sénatoriaux. Toutes ses secrétaires - et il en changeait souvent - ont dû y passer. A commencer par celle que j'ai vue ressortir écarlate et la minivague en pétard de dessous son bureau le jour où j'ai franchi sa porte en coup de vent pour l'inviter à célébrer aux chandelles notre anniversaire de mariage. Il paraît qu'elle cherchait son stylo Mont Blanc, la brave petite. Elle a pris mon pied au cul, et lui a fait ceinture pour le dîner. Et pour la fellation itou, compte tenu de l'état d'avancement de leur petite affaire qui au jugé, se trouvait encore pendante. Bien fait pour lui. Maigre consolation pour moi, mais c'était jouissif sur le moment. Ce que j'avais le plus de mal à supporter, c'était les regards apitoyés ou carrément gourmands de tous ces cons du «beau monde». J'ai fini par fuir les pince-fesses et les petits fours, où circulaient les ragots qu'on mettait en sourdine à mon approche. Heureusement qu'il me restait quelques bonnes copines. C'est le jour où l'une d'entre elles m'a dit l'avoir de nouveau croisé dans un thé dansant que la coupe a débordé. Le lendemain matin, j'étais chez mon avocate. Fin de l'histoire.

Lucienne contemple le visage de son amie, qui lui paraît tout soudain afficher dix ans de plus que la veille. Ses joues qu'elle a connues si pleines sont marquées de coups de griffe. La chair est molle. Le teint est blafard. Ce salaud l'a charcutée dans ce qu'elle avait de plus cher : ses beaux restes. Elle a envie de pleurer. De chagrin et de rage. Elle pose sa menotte sur la cuisse de Malou.

- Viens avec moi en Bretagne. Nous réfléchirons à tout cela au grand air. Décidément, celui de Paris ne nous vaut rien.

Les moinillons ayant libéré Loïc plus tôt que prévu, il a décidé au dernier moment de venir chercher ces dames pour faire route avec elles jusqu'en Bretagne, tant qu'à faire. C'est au moment où ils s'apprêtaient à quitter l'appartement que Lucas a sonné à la porte.

- Bonjour Lucas, s'exclame Marie-Louise, affreusement gênée. Ne me dites pas que nous avions un coursÊd'informatique ? Serais-je devenue gâteuse à ce point là ? C'est qu'en fait nous partons en voyage, notre TGV décolle dans une heure.

Loïc est tout sourire.

- Vous m'en voyez enchanté, chère amie. J'en conclus que vous êtes requinquées. Non, je venais simplement prendre de vos nouvelles, comme je vous l'avais promis hier en vous quittant. J'étais mort de honte de vous avoir autant chahutées dans mon side-car, et je tenais à m'assurer qu'il n'y avait pas de bobo. Me voilà donc rassuré, et il ne me reste plus qu'à vous souhaiter bon voyage.

Loïc, que sa nature bon enfant incline volontiers à la convivialité, s'est littéralement statufié sur pied. Planté comme un menhir au milieu du salon, il regarde Lucas. Et puis Lucienne. Et puis encore Lucas.

- Nom de Dieu...

- Tu blasphèmes, mon frère.

- Non, j'hallucine.

Chapitre 13

La maison jaune ronronne doucement. Au dehors, une petite brise tiède agite mollement les hortensias sous les rougeoiements du soleil qui n'en finit pas de se coucher. Au dedans, c'est chaleureux, tamisé et douillet. Elles ont dîné léger. Lulu a retrouvé avec bonheur son fauteuil favori. Malou, qui du fond du canapé, lui fait face, semble apaisée.

Lucienne hésite à rider cette surface redevenue presque lisse. Mais tant pis. Pendant tout le voyage de retour en TGV, elle n'a pensé qu'à cela. Elle ne se reconnaît plus, mais basta, il sera toujours temps de s'arranger plus tard avec sa conscience. Elle lance un ballon d'essai.

- Et si on lui donnait une leçon, à ton sénateur ?

Marie-Louise n'en revient pas. Où est passée la naturelle compassion de Lulu, qui de tout temps a su pratiquer le pardon, quitte à trouver des explications tordues pour justifier l'inexcusable et ramener sans relâche la paix autour d'elle ? Encore un dommage collatéral à mettre au débit de ce salopard. Lulu a raison, il est grand temps d'équilibrer les comptes.

Elle se lève et fonce vers le PC portable, posé sur le petit secrétaire placé dans l'angle près de la fenêtre.

- Commençons déjà par aller voir s'il continue à poursuivre notre blanche colombe de ses assiduités. Elle pianote avec célérité son chemin d'accès à LegendR. Lulu la regarde faire en se disant qu'elle a réalisé de sacrés progrès. Bravo Lucas !

- Bingo ! Viens voir ça, Lulu.

Lucienne se lève péniblement, tant ses genoux renâclent à se déplier. Il y a encore cinq ans, la montée au Sacré Cœur n'aurait laissé aucune trace. Foutue vieillesse. Bon, d'accord. Il y a aussi la nuit en garde à vue et l'excès de bibine, plaide-t-elle pour la défense de ses articulations dont elle espère encore des années de bons et loyaux service.

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 26/05/07 20.50 : Vous me mettez au désespoir ! N'avez-vous pas eu la curiosité d'aller voir ma photo à défaut d'accepter mon rendez-vous ? J'attendais à ce sujet au moins un signe de vous. Je vous en prie, ne faites pas la farouche !

Les yeux brillants et les dents serrées, elles se regardent fixement et retrouvent instantanément leur vieux cri de guerre.

- Allez, banzaï !

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 11/06/07 21h15 : Vous êtes séduisant, je vous l'accorde bien volontiers, mon cher Divinmarquis. Très séduisant, même. Mais notre différence d'âge me fait craindre une histoire sans issue. Autant que vous le sachiez, je rêve maintenant de faire mon nid. Et de préférence, pas dans celui des autres.

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 26/05/07 20.50 : Quoi de plus naturel pour une femme au seuil de sa plénitude ? N'ayez crainte, je suis célibataire, à l'issue d'une douloureuse séparation et ne rêve que de reconstruire un nouveau foyer, dont je veux qu'il soit mon dernier ancrage. Quant à mon âge, la belle affaire ! J'ai vingt ans de plus que vous, c'est-à-dire tout ce qu'il faut d'expérience, de délicatesse et de vigueur amoureuse pour savoir vous chérir et vous gâter comme il convient. Laissez-vous tenter par la maturité. Vous n'aurez pas à le regretter, car je saurai vous la rendre amusante. Je possède des trésors d'imagination que je brûle de déposer à vos pieds. Laissez vous au gré du courant porter dans le lit du torrent. Quittons la rive, partons à la dérive.

Elles jubilent. Malou connaît bien son homme. Elle si dit avec une vibrante satisfaction que sur le plan du baratin aussi, il a dû prendre un sacré coup de vieux, puisque le voilà réduit à appeler Gainsbourg à la rescousse.

- Le voilà ferré, l'imbécile ! A nous de jouer fin, maintenant. On lui décrit la nuisette vaporeuse dans laquelle on va se glisser sous nos sages draps de jeune fille ?

Lucienne s'accorde instant de réflexion, sourcils légèrement froncés.

- Non, faisons plus subtil. Ce ne serait pas dans notre nature.

Message de Bouquetfinal à Divinmarquis le 11/06/07 21h46 : Tout cela est bien soudain, cher Divinmarquis. Cela se réfléchit. Il me faut décidément passer la nuit là-dessus. Faites de beaux rêves.

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 11/06/07 21h48 : N'en doutez pas.

Assises côte à côte, elles fixent l'écran sans remarquer que derrière la fenêtre, une ombre furtive vient de bouger, avant de s'éloigner en rasant les murs. Une ombre qui ressemble furieusement à celle de la grande Joséphine. Depuis qu'elle les avait vues débarquer en fin d'après-midi, elle était rongée de curiosité. Jamais Lucienne n'avait autant voyagé. A force de la voir passer devant chez elle avec sa petite valise à roulettes, elle avait flairé une affaire louche qui pourrait bien s'avérer de nature, allez savoir, à entacher la mémoire de Victor.

Et voilà maintenant que son horrible copine forte en gueule et si outrageusement décolletée ne la quittait plus d'une semelle, ce qui ne présageait rien de bon. Dressée en embuscade contre le volet, elle avait sorti de sa poche la loupe dont elle avait eu soin de se munir pour voir de plus près de quoi il retournait. C'est ainsi qu'elle a pu lire par dessus leurs épaules l'essentiel de l'écœurant marivaudage qui se déroulait à l'écran. Dieu tout puissant, voilà maintenant qu'elles se cherchent un homme ! Comme des chiennes en chaleur. De ce qu'elles se disaient, elle n'avait malheureusement pas saisi grand-chose, eu égard à l'épaisseur du mur de granit. Mais elle avait entendu fuser leurs rires de vauriennes en maraude, ce qui suffisait largement à l'édifier sur les cochoncetés qui se tramaient dans le dos des honnêtes gens. Des catins, voilà ce qu'elles étaient ! Quel exemple déplorable pour notre jeunesse ! Il était temps de faire quelque chose.

Le lendemain matin, c'est une série de coups saccadés assénés d'une main sévère sur le heurtoir qui vient les tirer du sommeil. Lucienne, encore toute chiffonnée, titube de son lit à la porte d'entrée au risque de se prendre les pieds dans sa longue chemise en pilou d'un bleu layette qui a connu des jours meilleurs. Sur le seuil, se dresse une espèce d'immense corbeau décharné.

Bouche bée, elle écarquille les yeux. Le volatile, après mise au point, ressemble à s'y méprendre au curé. Il ne manquait plus que cela. Tout en balayant le salon d'un regard inquisiteur par-dessus l'épaule de l'aïeule, il s'exprime d'un ton pressant.

- Bonjour Lucienne. Il faut absolument que je vous parle.

- Bonjour, mon Père. Vous êtes bien matinal. Il est à peine huit heures...

- Ce n'est pas un hasard. Compte tenu du caractère fort délicat de ma démarche, il y avait avantage à ce qu'elle reste aussi discrète que possible. Puis-je entrer ?

- C'est que... Je ne suis guère présentable.

- Peu me chaut ! Le Seigneur vous aime telle qu'il vous a faite. Le saint-frusquin n'est que vanité.

Sans enthousiasme, Lucienne s'efface pour le laisser passer et lui offre un siège du bout des lèvres. Pas de café. Faut quand même pas pousser. L'ange exterminateur pose ses fesses anguleuses au bord de la chaise et lui plante en pleine face son regard charbonneux.

- Cela fait quelque temps que je ne vous ai pas entendue en confession, ma fille. Et pourtant, d'après ce qui m'est revenu aux oreilles, il semblerait qu'il y ait urgence. Lulu se fend d'un doux sourire.

- N'avez-vous pas récemment dit en chaire, mon Père, qu'il fallait se garder de prêter l'oreille aux commérages ?

- Certes. Mais je sais de source sûre que vous menez une vie de débauche en vous livrant à la fornication avec votre ordinateur.

- Oh le pauvre ! Il ne méritait pas cela !

- Cessez d'ironiser, ma fille ! Vous aggravez votre cas. Occupez-vous plutôt de faire la paix avec notre Seigneur tout puissant qui m'a donné pour mission de ramener au bercail la brebis égarée. N'avez-vous donc aucun respect pour la mémoire de votre défunt ? Allez à votre âge roucouler sur les sites de rencontre et vous laisser tenir des propos obscènes, c'est indigne d'une chrétienne. Repentez-vous, Lucienne, je suis là pour vous entendre.

- Cela risque de poser problème. J'ai changé de confesseur.

- C'est votre dernier mot ?

- Oui, mon Père. Et s'il le faut, quoiqu'il m'en coûte, je suis prête à changer aussi de paroisse.

Le prêtre ayant vidé les lieux dans un envol peu ragoûtant de soutane aux effluves rances, la porte du fond s'ouvre à la volée sur une Malou hilare.

- Quel con !

Lulu sourit.

- Un parfait con. Mais cela, je le savais déjà. Bon débarras.

Son sourire s'élargit.

- Et encore, il ne sait pas tout. Il mériterait qu'on lui raconte le musée de l'érotisme, notre soirée de cuite et la nuit en garde à vue. Rien que pour voir la tête qu'il fait. Elles éclatent de rire. Le moral est revenu. Merci mon Père ! Amen.

Dans la foulée, Lulu suggère d'aller à la pêche aux moules, histoire de s'aérer. Elles ont encore dans les narines cette vieille odeur de sainteté qui leur irrite les muqueuses. A cette heure-ci, la plage sera déserte.

- Tiens, prenons aussi les filets à crevettes. Il y en a de moins en moins, mais sait-on jamais, des fois que le bon dieu ait envie de nous gâter après toutes les misères qu'il nous a faites. La saison n'a pas encore commencé, et peut-être qu'avec un peu de chance, la collecte nous fera un déjeuner honorable. Il suffira de passer par le centre ville au retour pour compléter d'une salade, d'un quignon de pain, et d'une motte de beurre salé.

Et les voilà parties en ciré jaune et bottes de caoutchouc marine. Arc-boutées sur le manche de leur piège à crevettes, elles arpentent à grandes foulées le sable humide balayé par le ressac, et ô surprise !

Les mignonnes sont revenues, qui leur offrent en spectacle un foisonnant ballet de cabrioles désespérées au-dessus du filet qui trace son chemin, droit devant. Les deux vieilles sont aux anges. Sans presque y penser elles retrouvent leurs gestes d'adolescentes et les roucoulades de plaisir associées. En moins d'une heure, le seau à faire des pâtés est rempli. Tandis qu'un peu plus tard, Lulu s'aventure sur les rochers à la recherche des moules scotchées sur le granit luisant, Malou, assise tout près du rivage, se gorge d'air marin en la surveillant de loin. Bon sang, que ça fait du bien ! Sa poitrine ne lui paraît pas assez vaste pour absorber tout ce bonheur. Et dire qu'elle croyait avoir de la marge ! Pour la première fois de sa vie, elle se demande ce qui peut bien la retenir encore à Paris. Les trottoirs conchiés et constellés de glaviots semés là pour faire déraper les vieilles dames ? Pas vraiment, non. Les bouffées de diesel éructées par les bus à soufflets chaque fois qu'elle s'apprête à traverserÊla rue ? Guère plus. L'incessant bruit de fond du trafic, les motos qui pétaradent, les sirènes de police, d'ambulance, du Samu ? Les Parisiens pressés qui font tous la gueule ? Encore moins. Que lui reste-t-il à attendre de cette ville qu'elle a tant aiméeÊà l'époque où un rien l'amusait ? Ses enfants, ses petits enfants n'y sont pas. Ses amies. Lesquelles, au fait ?

Bonne question. Sa vie mondaine est partie en capilotade avec son divorce. Partie dans la même eau saumâtre avec un gargouillis de siphon cacochyme. Les cartons d'invitation officiels aux festivités de la république se sont faits de plus en plus rares. Normal. C'est elle, après tout, qui avait donné le la en déclinant à peu près tout ce qui se présentait à coup d'excuses sucrées. Sans surprise, elle constate qu'elle n'en éprouve aucun regret. Les expos, les musées, les restaus. Bof. Il y en a ailleurs. Et puis cela se visite en compagnie. Son club de bridge ? La présidente en exercice l'exaspère avec ses façons autoritaires. Pas besoin d'un club et de petits gâteaux qui font grossir pour jouer au bridge. Des partenaires, on peut en trouver partout, pourvu qu'on cherche un peu.

Quant aux quelques bonnes copines qui lui restent, il n'est pas interdit de papoter avec elles par téléphone ou sur internet. Et bien voilà qui est réglé ! Elle n'a pas forcément besoin de finir sa vie à Paris. Elle n'est pas obligée non plus d'en partir. Chouette ! Son horizon s'élargit. Lulu y avait déjà largement contribué, il faut dire. Grâce lui soit rendue, et bénies soient ces retrouvailles miraculeuses qui les a fait renouer avec leur complicité d'antan. Elle lève des yeux humides sur Lucienne qui revient à cet instant vers elle, chargée d'une besace bien remplie. A moitié dissimulée derrière un arbre en bordure de la plage, Joséphine les observe de loin et siffle entre ses dents «Bisque bisque rage !». On dirait que la visite du curé ne les a pas émues plus que cela. Il a dû s'y prendre comme un manche.

Message de Bouquetfinal à Divinmarquis le 12/06/07 071h21 : Avez-vous bien dormi, ma belle au bois ?

Au-dessus de leurs tasses de café fumantes, les mères maquerelles ricanent. Dans les yeux de Malou, clignote une lueur mauvaise.

- Il prend décidément un coup de vieux, le sénateur. Au temps de sa superbe, il ne se serait jamais réveillé aussi tôt. Le voilà insomniaque, le débris.

- Ben tiens, il a dû fantasmer toute la nuit sur notre tendron.

- Grand bien lui fasse. S'il pouvait nous faire une crise d'apoplexie...

Message de Bouquetfinal à Divinmarquis le 12/06/07 14h15 : Oui. Et vous ?

Message de Divinmarquis à Boutquetfinal le 12/06/07 14h17 : Comment vous prénommez-vous ? Cette question m'a hanté toute la nuit. Je n'en ai point trouvé le repos.

Message de Bouquetfinal à Divinmarquis le 12/06/07 14h20 : Voilà qui n'est pas raisonnable et n'en méritait pas tant. Je m'appelle Justine.

- Allez, on ferme boutique. Laissons-le méditer sur ce scoop.

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Chapitre 14
ÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊ

Noyé dans un nuage de fumée bleutée, Lucas tape furieusement sur son clavier. La cendre qui menaçait ruine au bout de sa cigarette depuis dix secondes de trop s'écrase sur les touches noires. Il souffle dans le tas, et dans un haussement d'épaules fataliste, regarde la cendre s'envoler, puis se reposer un peu plus loin. Enfin, la page Internet s'affiche à l'écran. Droits des enfants adoptifs : Le principe du secret des origines est enraciné dans le droit français. Allez hop, circulez, y'a rien à voir !

On frappe à la porte. Il se déplie comme un ressort et se cogne un genou contre un coin de sa table de travail. Un juron sonore fuse. Sur le palier, frétille d'impatience son voisin Jean-Dominique, vêtu d'un joli petit tablier bonne femme à carreaux rose et blanc.

- Cooool, ma poule !

- M'appelle pas ma poule, sinon je te casse la gueule.

- Oh oui, oui, oui. Fais-moi mal ! Manifestement, Lucas n'est pas d'humeur. L'homo aux antennes sensibles se le tient pour dit.

- Tu as oublié que c'est mon jour de ménage ? Normalement, tu aurais dû dégager, mon pote. Comment veux-tu que je fasse du bon boulot si je t'ai dans les pattes ?

- Désolé, ça m'était sorti de la tête. Il faut dire...

- Dire quoi ? Allez, vas-y, vide ton sac. Pendant ce temps, je vais nous faire un café. Tu m'as tout l'air d'en avoir besoin.

Lucas hésite, trois doigts plantés dans sa tignasse. Le truc est tellement énorme.

- Ma mère est morte il y a quatre mois...

-... Je sais bien, mon pauvre vieux. Mais enfin quand même. Vu son âge, c'était dans l'ordre des choses, non ? Et c'est maintenant que tu nous fais un coup de cafard à retardement ?

- Non, ce n'est pas le sujet. Ce qu'il y a, c'est que je me suis attaqué avant-hier au tri de ses affaires. Et dans son tas de paperasses, j'ai découvert complètement par hasard que ma vie s'était construite autour d'un mensonge. Un vrai gros mensonge bien dégueulasse.

Jean-Do l'encourage d'un geste voltigeant de la main qui finit, légère, sur son épaule. Un geste sans ambiguïté. Une pression amicale.

- Mes parents m'ont adopté à la naissance. Mais ils ne me l'ont jamais dit, ces enfoirés. Et maintenant qu'ils sont morts tous les deux, je n'ai pratiquement aucune chance, ni de savoir pourquoi, ni de savoir qui je suis vraiment. La loi est contre moi. Le timing aussi. Je suis né en 1957, ça fait un bail. Va donc retrouver des archives qui tiennent la route, cinquante ans après. Aucune copie de l'acte de naissance au dossier. Comme si on m'avait ramassé dans une poubelle. A croire qu'on a tout fait pour brouiller les pistes. Alors tu vois, oui c'est du lourd.

- Lourd de chez relou, mon pauvre vieux. Et comment tu t'entendais avec tes parents adoptifs ?

- Oh, une enfance sans histoire de fils unique. Des parents à principes, qui ne savaient pas rigoler. J'avais peu de copains, ils n'étaient pas les bienvenus dans notre petit appartement. Pour tromper l'ennui, je lisais beaucoup de revues scientifiques. Tout ce qui me tombait sous la main. Mon père était militaire, et je luis dois mes études d'ingénieur électronique et les dix ans que j'ai passés à travailler dans l'armée dans ce qui devait devenir plus tard leur service informatique le plus en pointe. J'aime à croire que j'y suis un peu pour quelque chose. Même si un tout petit peu seulement. J'ai transmis la passion en même temps que la technique à tout un tas de petits jeunes. Quand je suis parti après avoir semé ma petite graine, ils étaient une dizaine dans le service.

- Tout s'explique ! Et ta mère ?

- Pas très rock n'roll. Elle me surveillait comme le lait sur le feu, me bourrait de vitamines et me poursuivait armée d'une petite laine dès que je faisais mine de vouloir sortir sans. Non pas qu'elle fût méchante, ça, pas du tout. Elle avait un ardent désir de bien faire. Mais elle manquait terriblement de fantaisie. C'était une femme de devoir.

- Et la tendresse, bordel ?

- C'est marrant, que tu dises ça. J'y pensais, justement. Comment t'expliquer... Elle était nulle en câlins. Pas comme les autres mamans que je voyais au square dévorer leur petit avec des gros bruits mouillés et des papouilles qui chatouillent. Je regardais tous ces gosses enfoncer la joue dans ces poitrines qui les accueillaient en se faisant toutes douces comme un oreiller. Et moi, quand j'essayais de faire pareil, elle restait raide comme un piquet. Sous ses vêtements, il devait y avoir tout un tas de baleines et de machins bien durs. Enfin, j'imagine, parce que je ne l'ai jamais vue toute nue.

- D'un autre côté, les mamans trop cajoleuses, ça fait des pédés. Tu ne voudrais pas être pédé, hein ? Alors dis-toi que tu l'as échappé belle et vis ta vie. Arrête de regarder dans ton dos, puisqu'il n'y a rien à voir derrière les casseroles qu'on t'y a accrochées. Sors un peu de ta tanière. Bouge. Vois des gens. Enfin, je ne sais pas, moi. Fais comme tout le monde, quoi.

Lucas n'a pas envie de relever. Déjà qu'il n'en revient pas de s'être aussi facilement confié. Ça doit être l'effet tablier en Vichy à carreaux. Jean-

Do tente une diversion.

- Et au fait, tu ne m'as pas raconté comment s'est finie la garde à vue de tes deux grands-mères. Tout ce que je sais, c'est que tu m'as ramené le side-car sans l'avoir bigorné. Un vrai miracle, je m'attendais au pire !

- Oh, je les ai bien un peu secouées. Mais je les ai ramenées à bon port. Elles faisaient peine à voir, les pauvres petites dames. Toutes pâlichonnes, toutes fatiguées, et certainement très humiliées. Se faire engueuler par un commissaire, à leur âge, ça doit faire un choc.

C'est bien la première fois que je voyais Marie-Louise aussi éteinte. Plus rien à voir avec la pile de nerfs à qui j'essayais d'inculquer des rudiments d'informatique et qui bouillait d'impatience. Qu'est-ce qu'elle était drôle, pourtant, avec ses coups de gueule et ses grands moulinets de bras quand la technique lui résistait ! Au point que j'attendais nos petits cours avec une sorte de gourmandise.

Je les ai laissées vautrées dans le canapé du salon, aspirine et tisane à portée de main. Aux dernières nouvelles, elles sont en Bretagne chez la copine. Elle est trop mignonne, celle-là.

Dans un tout autre genre que Marie-Louise, mais elle m'a bien plu. Je les trouve terriblement attendrissantes, toutes les deux.

Chapitre 15

Emergeant d'une sieste impromptue, pour elle qui a toujours considéré que dormir en plein jour était une regrettable perte du temps chichement compté aux mortels, Marie-Louise entend son amie dire au revoir, merci puis raccrocher le téléphone. Elle appelle d'une voix dolente.

- Lulu ! C'était qui ?

- Oh, rien de bien important. Une dame à qui j'ai demandé de me rendre un petit service.

- Elle a dit oui, j'espère. A toi si généreuse, ça me ferait mal au sein que quiconque se permette de refuser un coup de main.

- Elle a dit qu'elle ferait de son mieux. J'ai bon espoir.

- A la bonne heure, répond distraitement Malou. J'étais en train de me demander quel accueil notre cher marquis a fait à notre prénom de légende.

C'était un peu gros, tout de même. Il va finir par flairer l'entourloupe.

D'un pas traînant, elle se dirige vers l'ordinateur, qu'elle remet en route. Le site de rencontres prend tout son temps pour s'afficher. Que c'est énervant... Lucas avait raison, ce Monsieur Gates est vraiment trop nul.

- Luluuuuu !

- Ben quoi ? Divinmarquis nous fait enfin sa crise cardiaque ?

D'un geste pressant, Marie-Louise lui fait signe de la rejoindre devant l'écran. Son dos massif oscille au rythme de ses efforts pour trouver une assise plus confortable. Et ses épaules frémissent d'une juste indignation.

- C'est quoi ce truc ? Tu t'amuses à me faire des farces pendant que je fais la sieste, maintenant ?

- Mais pas du tout. Je ne me suis même pas approchée du pécé. Je n'ai fait que lire le journal et passer un ou deux coups de fil. Moi aussi, j'étais un peu fatiguée, tu sais. C'est ma façon à moi de faire la sieste.

Lucienne, une main posée sur son épaule, se penche vers l'écran pour voir de quoi elle parle.

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 15h13 : Bouquetfinal !?! Comme une apothéose, une gerbe d'étincelles, un éblouissement.... Et ce sourire que vous avez, quel ravissement !... Existez-vous vraiment?
MARTIN

A son tour, elle considère son amie d'un regard soupçonneux.

- Si ce n'est pas moi, alors il faut bien que ce soit toi. Tu as un sacré culot, quand même. Faire des choses pareilles derrière mon dos... Ces deux petits, on les a fabriqués ensemble, non ?

Oh, mais regarde, regarde, ce n'est pas fini !

Message de Bouquetfinal à Misourlou le 12/06/07 15h22 : Enfin ! Vous en avez mis, du temps ... C'est que je commençais à me languir toute seule en haut de ma tour prends garde ! Si j'existe ? Demandez au metteur en scène. L'ogre au grand cœur en a l'air convaincu, et si l'histoire va au bout, je vais finir dans la peau d'une nabote mongoloïde. Alors, faite viiiiiiiite !

- Çl;a ne te rappelle pas un film&nbesp;?

- Si. Un film d'animation, une sorte de conte de fées à l'envers. Moi aussi, je l'ai vu quand ils l'ont passé à Lorient. C'était très drôle.

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 15h29 : Tout juste le temps d'enfourcher ma monture. Tenez bon, gente dame, j'arriiiive ! Quoiqu' en toute honnêteté, je m'avoue beaucoup plus intimidé par votre sourire ravageur que par cette extrême urgence que vous voulez m'imposer. Seriez-vous prête à tenter l'aventure au dehors du conte de fée ? Chevalier servant je serai si vous le désirez. Mais tant qu'à faire, j'aimerais autant que ce soit pour de vrai. MARTIN

Lucienne se tait un moment. La cause lui paraît entendue. Son verdict tombe d'une voix sourde.

- J'ai pigé. Tu devais commencer à t'ennuyer avec nos analphabètes, Divinmarquis commençait à en prendre trop à son aise, et... retour au conte de fées pour donner un peu d'air à Marie. Il te fallait une histoire d'amour pour relancer notre roman. Tu as toujours aimé inventer des histoires abracadabrantes. C'est toi la farceuse, allez, avoue !

- Je te jure que je n'ai rien fait de tel. Enfin quoi, je piquais un roupillon sur ton lit pendant que ces messages tombaient dans notre escarcelle. Comment m'y serais-je prise, à ton avis ?

- Oh, je te connais, tu as plus d'un tour dans ton sac, quand il s'agit de faire des niches ! Tiens, ça y est, j'ai trouvé. Tu as dû demander à ton prof d'informatique. A distance, avec nos codes d'accès, cela doit être un jeu d'enfant pour lui. Votre complicité ne m'a pas échappé. C'est quand même lui que tu as appelé au secours l'autre matin pour nous sortir du trou. C'est un signe qui ne trompe pas, ça. Allez, avoue donc !

- Il n'est pas au courant pour LegendR. Il n'a pas nos codes d'accès. Je te le jure. Moi aussi, je suis dépassée par les évènements, tu sais. Et on dirait qu'on n'est pas au bout. Regarde les qui continuent à roucouler. C'en est presque gênant. J'ai l'impression d'être en train de regarder par le trou de la serrure.

Les yeux rivés à l'écran, elles n'en perdent pourtant pas une miette. Le rythme des messages s'accélère.

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 15h32 : Ouf ! Je vous préfère intimidé plutôt que loup-garou. La timidité, ça me connaît, j'en ai moi-même à revendre. En quelques jours de rencontres virtuelles, je n'avais attiré dans mes filets que vieux libidineux et imbuvables machos, plus quelques honnêtes benêts. J'étais prête à tourner casaque. Alors, pensez donc, votre message fut comme un arc en ciel ! Pardonnez à mon excès d'enthousiasme et prenez l'impatience pour ce qu'elle valait : une boutade. Tout comme vous, Martin, j'aime prendre mon temps. Faisons connaissance tout doucement, et voyons si le choc des photos (j'avoue en rougissant que la vôtre ne me déplaît pas) résiste au poids des mots. Vous voulez bien, Martin ? MARIE

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 15h35 : Votre tempo sera le mien, Marie, et foin des speed dating et autres modernes nazeries, accordons nous le temps de fleureter à l'ancienne. Vous ai-je déjà dit que votre sourire me ravit? Votre MARTIN

Message de Bouquetfinal à Misourlou le 12/06/07 15h38 : Je ne me lasse pas de vous l'entendre redire. Et si vous me parliez un peu de vous ? MARIE

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 15h40 : Oh, moi!... c'est un petit gars bien ordinaire, comme dirait la chanson. Je suis un kiné qui aime son métier pour ce qu'il a d'utile. Sportif, mais sans aller jusqu'à l'excès. Je suis bien placé pour savoir où cela mène. Je vis à Paris, mais ne rêve que de verts paysages et de randonnées pédestres. Hélas, il faut bien vivre, et pour l'instant, c'est là que je me suis fait une bonne clientèle. Indécrottablement timide à l'égard du beau sexe, j'ai dû en dix ans louper toutes les opportunités de rencontre qui se sont présentées, parce qu'à chaque fois je me suis comporté comme le dernier des imbéciles. Vous voilà prévenue. Et maintenant, à vous.

Message de Bouquetfinal à Misourlou le 12/06/07 15h43 : Le dernier des imbéciles, je ne vous crois pas : j'en ai vu d'authentiques sur ce site. Vous voulez donc que je vous parle de moi, et je ne peux m'y soustraire puisque c'est la règle du jeu ... Un sujet que j'ai toujours du mal à évoquer. Appelez cela des pudeurs de jeune fille, si vous voulez. Je suis une grande (1m68, quand même!) fille toute simple. A tel point que Maman et Tatie, qui sont volontiers taquines, voire même vipérines à leurs heures, m'appellent Cruchon. Beaucoup de nature, pas encore assez de culture à mon goût ( mais j'y travaille) en dehors des compositions florales.

Malou grince des dents.

- Non mais tu as vu comment elle nous traite ? Elle ne manque pas d'air, la pucelleÊaux yeux bleus ! Quel monstre d'ingratitude !

- Attention, dis Lucienne. Tu es en train d'avaler cette histoire. Gardons la tête froide, il y a forcément quelqu'un derrière. Si ce n'est pas Lucas, c'est qu'il y a un pirate quelque part sur Internet. Il paraît qu'ils sont très forts.

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 15h48 : Adorable menteuse! Si vous étiez aussi "cruchon" que vous le dites, vous n'écririez pas aussi bien ! Parce que votre vocabulaire a quand même une autre allure que les insanités récoltées à la louche sur ce site. Ah, ce n'est pas vous qui me donneriez à chaque détour de phrase du "sans prise de tête" ou du "je te kif grave" !

Message de Bouquetfinal à Misourlou le 12/06/07 15h56 : Non, de ce côté-là, il n'y a guère de risque. Aussi souvent qu'aux épines de mes roses, je me pique de lecture, et parfois même d'écriture. Entre deux bouquets, j'ai tout mon temps pour rêver. Y compris à vous depuis peu. Marie toujours vierge

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 16h07 : Permettez-moi de saluer ces touchants propos d'un bouquet de fleurs. Et d'oser vous poser la question : Vierge comme je suis Lion, ou bien... Votre Martin, dorénavant élevé au rang de Grand Dadais, mais c'est votre faute, aussi.

Message de Bouquetfinal à Misourlou le 12/06/07 16h12 : Vous voyez ? Incurablement naïve, et maladroite avec cela ... Je suis présentement pivoine, à force d'embarras. Ce qui la fout mal pour une fleur bleue. Quant aux attributs réels ou supposés de mon signe virginal, vous me permettrez pour l'instant de ne pas m'étendre ... heu, sur le sujet. Je vous embrasse, MARIE
PS. Votre joli bouquet a mérité mon plus beau vase

Malgré elles, et en dépit de toute raison, l'attendrissement guette les marraines.

- C'est joli, ce qu'ils s'écrivent, non ? commente Lucienne, dont les joues ont rosi. A seize ans, elle serait tombée raide amoureuse d'un aussi galant troubadour.

- Très joli. Mais je trouve Marie bien entreprenante et pour le coup moins nunuche que nous l'avons faite.

- Que veux-tu, les enfants ça ne se garde pas sous clé. Il faut bien qu'ils s'envolent quand ils ont fini de défroisser leurs ailes. C'est la vie qui veut ça. Elles commencent à rire. Pas longtemps.

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 16h22 : Oh Marie, je sens que nous avons tant de choses à nous dire. Mais voilà que je suis tout d'un coup mal à l'aise. Comme si quelqu'un était en train de lire par-dessus notre épaule. C'est franchement désagréable à l'heure où je m'apprête à déposer mon cœur à vos pieds.

Message de Bouquetfinal à Misourlou le 12/06/07 16h30 : Aïe ! J'avais oublié Maman et Tatie. Elles sont un peu mères poules, toutes les deux. A mon âge, il serait peut-être temps qu'elles me lâchent les baskets ! Allons-nous en, Martin. Sortons de LegendR. Nous n'avons plus rien à y faire.

Bouche bée, les génitrices se prennent en pleine gueule la première crise d'adolescente de leur tardillonne trop sage. Vlan ! Comme ça, sans signe avant coureur. C'est incroyable.

Message de Misourlou à Boutquetfinal le 12/06/07 16h36 : Vos désirs sont des ordres. Je viens à l'instant même de me désinscrire. Faites en autant et retrouvons-nous sur hotmail. Voilà mon adresse : rimaillequemaille@hotmail.fr. J'attends votre message avec l'impatience que vous imaginez d'être enfin seul avec vous.

Elles se regardent avec consternation.

- Pouf, ils sont partis. Ecran vide sur LegendR. Les larmes leur montent aux yeux. C'est que mine de rien, elles s'étaient attachées à leurs charmantes créatures. Elles savent bien que c'est idiot, mais il n'empêche. Maudit soit le pirate qui a tué leur rêve.

Chapitre 16

Pendant deux jours, elles ont tourné comme des âmes en peine dans la maison. Les visites sur le site de rencontre avaient fini par faire partie de leur quotidien, sans qu'elles aient pris la mesure de l'addiction dont elles étaient devenues les victimes trop consentantes. Jusqu'à Divinmarquis, dont les appels pressants aux galipettes crapuleuses commençaient à leur manquer. Ce jeu du chat et de la souris était d'autant plus distrayant que dans l'affaire, n'était pas chat celui qui croyait l'être. Elles étaient bien retournées une fois ou deux surfer sur LegendR, histoire d'être sûres. Mais toute trace de leurs deux protégés avait été effacée, y compris leurs boîtes à lettres, supprimées elles aussi. Il fallait tout bonnement se faire une raison.

Toujours prompte à voir le côté positif des choses, Lucienne en a profité pour renouer avec ses grandes promenades sur la lande et ses bains matinaux. Quant à son amie, elle ne lui a pas laissé le choix. Elle n'avait qu'à l'accompagner.

- Mais tu sais bien que je ne suis pas une grande sportive, contrairement à toi, a pleurniché Malou. Je n'arriverai jamais à te suivre. Tu marches si vite !

- Oh mais, c'est que je vais ralentir, tu vas voir cela. On commencera tout doux, et puis on accélèrera. Un petit coup de pédale tous les jours, jusqu'à ce que nous allions du même pas. C'est quand même plus pratique pour se causer, a-t-elle ajouté avec un clin d'œil narquois. Si tu restes à la traîne, avec le bruit du vent et des vagues, on ne s'entendra pas.

- Je vais avoir des courbatures. Des rhumatismes. Je vais finir par me casser le col du fémur. Et ça sera de ta faute, na !

- Tu te le casseras plus sûrement si tu restes dans la maison à traîner sur un canapé. A notre âge, le meilleur sport pour durer, c'est la marche. Et je suis fermement décidée à te faire durer autant que moi.

Comme Loïc. Je vous interdis à tous les deux de me laisser en rade. Et j'ai bien l'intention de faire tout ce qu'il faut pour parvenir à mes fins. Quelle autorité ! L'entrée en scène de cette nouvelle Lulu laisse Malou sans voix. Comme si elle lui avait piqué son rôle.

En définitive, Marie-Louise a fini par prendre goût aux balades pédestres. Bien plus qu'elle ne l'aurait jamais imaginé. Avec la natation, elle a un peu plus de mal, mais elle commence à s'y faire. A vrai dire, elle a conçu un tel enthousiasme pour ces nouvelles activités que c'est elle qui piaffe dès le petit déjeuner avalé et la table débarrassée.

- On y va, Lulu ? Qu'est-ce que t'as donc à traîner ? Si tu continues, il va se mettre à pleuvoir et nous serons obligées de rebrousser chemin. J'ai encore mes cinq cent grammes de capitons à perdre aujourd'hui, moi ! Alors, au boulot !

C'est à l'occasion de l'une de ces promenades que Marie-Louise a fini par oser aborder un sujet sur lequel Lucienne était toujours restée très discrète. Cet enfant de l'amour qu'elle a perdu à la naissance, cela fait un moment que ça la tarabuste. Connaissant sa Lulu au cœur tendre, elle se doute bien que pour un coup du sort pareil, il n'y a jamais prescription. Elle s'en veut de s'être contentée à l'époque d'envoyer ses condoléances. Elle a oublié en quels termes, mais il y a fort à parier que sa lettre était celle d'une femme du monde, avec des mots tout faits, des formules usées jusqu'à la corde, et strictement rien qui puisse servir à consoler. Elle aurait dû tout laisser en plan et foncer la voir en Bretagne le jour même où la nouvelle lui fut annoncée. C'était son boulot de meilleure amie. Elle a été nulle sur ce coup là. Est-il encore temps de se rattraper ?

D'une voix mesurée, Lulu commence à raconter.

- L'accouchement a été très difficile. Cela se passait à la maison, comme on faisait encore souvent dans notre province à l'époque. Mon père ne voulait pas entendre parler de l'hôpital, il trouvait que c'était vulgaire. Une fille de notaire, ça n'accouche pas en compagnie des filles de ferme et des femmes de marin. Victor, qui n'avait pas voix au chapitre, a suivi, comme d'habitude. En ce qui me concerne, c'était tais-toi et pousse. Estime-toi heureuse qu'on t'ait trouvé un mari pour endosser le bâtard. Et fais ton boulot de parturiente.

- Pauvre petite mère. C'est monstrueux, ce que t'a fait ton père. Quant à Victor, il n'avait pas de couilles. Il ne fallait pas s'attendre à ce qu'il vole à ton secours. Lulu hoche la tête, avant de reprendre le fil de son récit.

- Les contractions duraient depuis des heures. Elles sont devenues de plus en plus violentes. Mais le bébé ne voulait toujours pas descendre. Comme si une branche fourchue avait poussé dans mon ventre et le retenait accroché.

La sage femme m'a hurlé de pousser. Sous l'effet de la douleur, je me suis évanouie. Oh, seulement quelques minutes, d'après ce qu'on m'a dit ensuite. J'ai ouvert les yeux sur un bébé tout bleu, ou tout violet, je ne sais plus. Enfin, pas sur un baigneur aux bonnes joues rose en tout cas. On m'a dit qu'il s'était étranglé avec son cordon ombilical.

J'ai refermé les yeux, et j'ai dû cette fois-ci m'évanouir pour de bon. A mon réveil on m'a dit qu'il était mort. On me l'a seulement montré de loin, on ne m'a pas laissé le toucher. Je n'ai même pas eu le droit de le serrer sur mon cœur avant qu'on ne l'emporte. Sa bouche se crispe douloureusement.

- C'est le bon dieu qui m'a punie j'en suis certaine. Après la mort de Gaël, quand je me suis aperçue que j'étais enceinte, j'ai voulu avorter. Je n'ai pensé qu'à cela pendant des mois. Mais je ne savais pas à qui m'adresser. Il n'y avait rien à attendre de mon père : chez nous, on ne mange pas de ce pain-là.

Et voilà, je suis restée en plan à ruminer toutes ces mauvaises pensées, en espérant que la nature serait miséricordieuse. J'ai marché, couru, escaladé les rochers, en comptant sur une chute qui provoquerait une fausse couche. J'ai tout juste réussi à me tordre vilainement la cheville, ce qui m'a valu de me retrouver enfermée à la maison, tout juste bonne à couver le fruit de mon péché (comme disait Papa). Je n'en suis sortie qu'une fois, c'était pour me marier avant que on ventre ne se voie trop. Tu te souviens ? Nous avons passé ma dernière nuit de jeune fille à pleurer et à élaborer des plans sur la comète.

- Mais pourquoi tu ne m'as pas fait signe avant, bon sang ? Je me serais débrouillée pour te trouver une solution, moi. Je connaissais pas mal d'étudiants en médecine, à l'époque. C'était le meilleur filon pour les filles de famille qui s'étaient fait engrosser. J'ai dépanné plusieurs copines comme cela. Alors, tu penses si je me serais remuée pour toi.

- Tu vois ? Nous avons été injustes avec Marie. Finalement, c'est moi qui méritais d'être surnommée Cruchon. Je n'ai même pas eu le nerf de t'appeler.

Elle se tait. D'un geste frileux, elle resserre autour de ses épaules son épais gilet de laine. Il est encore tôt et le soleil est voilé de nuages filandreux. Malou lui ouvre les bras. Elle se laisse bercer. La tête nichée au creux de son épaule, elle pleure enfin dans les bras de son amie.

Chapitre 17

Un matin, Lulu a trouvé dans son courrier une épaisse enveloppe de papier kraft.

- Ah, enfin ! Elle en sort une dizaine de feuillets glacés, qu'elle étale sur la table comme un jeu de cartes. Ce sont des photos de filles blondes.

Assise en face d'elle, Marie-Louise attrape ses lunettes et se dévisse le cou pour mieux voir.

- Qui sont ces filles ?

- Des professionnelles. Marie-Louise prend une profonde inspiration.

- Tu veux dire des putes ?

- Tout juste, ma chère. Lucienne est occupée à dévisager les créatures l'une après l'autre, en suivant à l'occasion du bout du doigt la ligne d'un menton, la courbe d'une joue, le galbe d'un mollet. Elle marmonne que non, pas celle-là, elle est décidément trop vulgaire. Ah, là, peut-être quelque chose à en tirer. Quoique... avec beaucoup d'imagination, s'entend. Reprenant à son compte l'une des expressions favorites de sa petite fille préférée, Marie-Louise se dit qu'elle a dû péter un câble. Elle fronce le nez d'un air dégoûté, comme s'il flottait dans la pièce une odeur de poubelle.

- Voilà autre chose ! Tu ne trouves pas que l'autre nuit avec les deux grosses vaches nous a suffi ? S'il s'agit de se trouver une occupation, j'en ai une flopée à ton service. Si par exemple on faisait une partie de poker, histoire de vérifier si je te bats encore à plate coutureÊcomme au bon vieux temps ?

Lulu la regarde sans la voir et pousse les photos dans sa direction. .

- Tiens, aide-moi plutôt. Regarde-les bien. Dis-moi si tu en vois une qui pourrait vaguement ressembler à Bouquetfinal.

- Tu n'y songes pas ? Je ne veux pas de ce genre de fréquentations pour notre fille. Des fois qu'elle nous la fasse sombrer dans la débauche. Avec tout le mal qu'on s'est données pour la protéger des horreurs de l'existence... Lucienne hausse les épaules. Dieu, que Marie-Louise sait se montrer agaçante, quand elle s'y met !

- Réveille-toi, Malou. Tu te souviens qu'elle est partie se faire voir ailleurs, notre «fille» ? Pfft, envolée Bouquetfinal. Il serait temps de remettre les pieds sur terre. C'est précisément ce à quoi je m'emploie. Et à ton service, en plus. Tu n'as pas une petite idée, dis ?

Marie-Louise a retrouvé le sourire.

- Si, une idée que je commence à trouver assez réjouissante. Tu veux piéger le sénateur ?

- Oui Madame. On va lui faire le grand jeu. Ah, mais c'est qu'elle a des talents cachés, notre Bouquetfinal ! Il se pourrait bien que l'élève dépasse le maître. Décidément, Lucienne ne finira jamais de la surprendre.

- Et tu les sors d'où, ces prostiputes ?

- J'ai demandé à Mimi la boutonneuse de faire son carnet d'adresse et de me dénicher des grandes blondes aux yeux bleus. Un profil très répandu dans les pays de l'est. Il n'est pas bien difficile d'activer les bons réseaux quand on est du métier.

- Euh... et cette boutonneuse tu la connais d'où ? Je ne savais pas que tu avais ce genre de fréquentations.

- Tu la connais aussi. Tu as passé une nuit en cellule à côté de la sienne. C'est la brune un peu boulotte qui se disputait avec sa copine sur le banc en face de nous à l'accueil du commissariat. C'est vrai qu'elle avait une fâcheuse tendance à bourgeonner de la trogne. Son sobriquet, elle a fini par s'y faire aussi.

J'ai beaucoup discuté avec elle, surtout après que sa collègue se soit endormie. Elle m'a raconté toute sa vie. C'était passionnant. Et infiniment triste, aussi. Pauvre petite, elle en a vu des vertes et des pas mûres. C'est une très brave fille, sans un sou de malice et pas du tout armée pour se défendre dans la vie. Je lui ai donné tout un tas de conseils, en espérant qu'elle saura les mettre à profit. Je lui ai même proposé de demander à Loïc d'intercéder pour elle auprès de Sainte Rita. Ça l'a beaucoup émue.

Du coup, elle m'a dit que si elle pouvait me rendre n'importe quel service qui soit dans ses cordes, elle se ferait un plaisir. Sur le moment, je me suis dit que c'était certes bien gentil, mais que ne risquais pas d'en avoir l'usage. C'est en repensant à cette conversation que je lui ai téléphoné l'autre matin. Elle n'a pas hésité une seconde. A nous de désigner notre meilleure candidate, et elle se chargera du reste. Nous aurons la fille à disposition pour le jour J. Il suffira de passer commande un ou deux jours avant. Cela coûtera juste un peu d'argent.

- Oh, l'argent, commence Malou d'un ton léger, l'argent, on en a.

Et voilà que soudain, ses yeux s'éclairent d'une joie mauvaise tandis qu'elle se met à rire.

- C'est même le sénateur qui va payer pour ses sulfureux services ! Juste retour des choses. Que voilà une façon plaisante de dépenser la prestation compensatoire que lui a fait cracher mon avocate ! J'adore !

- Et en plus, la morale est sauve, conclut Lucienne, pas fâchée d'y mettre un peu de religion.

Leur choix s'est porté sur la moins abîmée par la vie. Elle paraît un peu plus jeune que Bouquetfinal, ce qui lui permet d'afficher ce faux air d'innocence et de fraîcheur qu'elle a dû cultiver par conscience professionnelle. A consommer rapidement, tout de même mais bon. Elle a la même silhouette longiligne, la même cascade de cheveux blonds qui dégringole sur ses épaules et des yeux tout aussi bleus. Sauf que ces yeux-là fixent le photographe avec une expression blasée. Mais dans l'ensemble, elle peut faire illusion. Surtout si on la relooke en fleuriste provinciale.

Chapitre 18

Du dos de la main, Loïc s'essuie le front. Il sue à grosses gouttes. Encore un petit mètre carré de potager à désherber, et les haricots verts vont enfin pouvoir pousser à leur aise. Débarrassés de ces cochonneries de liserons qui ne demandent qu'à étouffer leurs jeunes tiges. En bon écolo, il se refuse à toute guerre chimique. Du coup, il faut de l'huile de coude, mais quand on n'est plus de la première jeunesse et qu'on a les poumons bien encrassés, eh bien cela vous fatigue son homme. Il sent monter une quinte de toux et s'appuie contre la barrière en respirant bien fort, bien profondément, les yeux baissés sur ses bottes en attendant de reprendre souffle et vie. En général, ça aide à faire passer.

C'est passé. Lors qu'il relève les yeux, c'est pour se trouver nez à nez avec une carabosse hors d'âge, appuyée d'une main sur une canne, et soutenue de l'autre côté par une grosse femme sans grâce aux bajoues couperosées. Plantées sur le chemin creux qui borde sa barrière les deux femmes le regardent intensément. La plus jeune se décide enfin à parler.

- C'est vous le père Loïc Le Floch ?

- Oui et non. Je m'appelle en effet Loïc Le Floch, mais je ne suis pas prêtre.

- C'est qu'on nous aura mal renseignées. Ma foi, tant pis pour l'absolution que voulait vous demander ma mère.

N'empêche que si vous vous appelez comme vous avez dit, alors c'est vous qu'on cherche. Nous avons à vous parler. C'est très important. Ce n'est pas humain de laisser cette pauvre vieille plantée là, se dit Loïc. Il leur propose de venir s'asseoir un moment chez lui.

- Merci Monsieur, accepte la fille. Ma mère a toute sa tête, malgré ses quatre-vingt six ans. Mais elle ne tient plus sur ses jambes. Et les révélations que nous avons à vous faire n'ont pas besoin de témoins. Nous serons en effet bien mieux à l'intérieur.

Assis en face d'elles, Loïc se recueille. Une vieille habitude de confesseur prêt à tout entendre et à tout absoudre à qui est d'humeur repentante. D'un geste bienveillant, il les invite à parler. D'une voix chevrotante, la vieille actionne la machine à remonter le temps. Du temps où elle exerçait le métier de sage-femme en Bretagne.

- Il y a cinquante ans, j'ai été appelée en grand secret dans la maison du notaire de Plœrmel. Il faisait déjà nuit, et on m'a fait signe de me faufiler par la porte de derrière. Il y avait là, dans une chambre d'adolescente aux persiennes closes, se tortillant sur un lit une toute jeune femme aux prises avec les douleurs de l'enfantement. Mon Dieu, qu'elle était mignonne sous son masque de souffrance. Qu'elle avait l'air jeune, presque une enfant. Elle avait des yeux extraordinaires. Je les revois encore, exorbités, suppliants, des yeux de biche prise au piège. Auprès d'elle, deux hommes qui se sont respectivement présentés comme son père et son mari. Pas un sourire, pas un mot aimable, et pas trace de cette émotion qui règne d'ordinaire dans les foyers où se prépare un heureux évènement. J'ai aidé à mettre le bébé au monde, et cela ne s'est pas passé sans mal. Le pauvre petit s'était entortillé le cou dans son cordon ombilical et il s'en est fallu de quelques minutes pour qu'il soit perdu. Quand je l'ai extrait en toute hâte du ventre de sa mère, il présentait un début de cyanose. Mais il était encore temps de faire quelque chose, et j'avais déjà de l'expérience. C'est ce qui l'a sauvé.

- Répétez cela, s'il vous plaît. Sauvé, vous dites ?

- Oui, l'enfant a survécu. C'était un garçon. Loïc soupire profondément.

- La femme dont vous parlez, c'était ma sœur jumelle. J'étais au séminaire à l'époque. J'ai toujours gardé ce cuisant regret de ne pas avoir été auprès d'elle cette nuit-là. On m'a dit que l'enfant était mort. Alors, cela aussi, c'était un mensonge ? Comme ce mariage soit disant bienvenu dont elle ne voulait pas, comme le déni de son chagrin pour l'empêcher de prendre le deuil de son amoureux perdu en mer, comme tout ce qui se faisait cette année là dans cette maison de malheur ?

- Oui Monsieur. Lorsque j'ai annoncé à votre père que l'enfant survivrait, il a répondu sèchement que c'était fort dommage, mais que puisque telle était la volonté du Seigneur, il faudrait s'en accommoder et trouver une autre solution. Il m'a regardée bien en face et m'a parlé en homme d'affaires. Ce que l'on attendait de moi, c'était d'aider à trouver une famille en mal d'adoption pour cet enfant et surtout, surtout, ne plus jamais en donner de nouvelles.

Effacer toutes traces de cette nuit, et faire qu'aucun lien ne puisse jamais être établi entre les deux familles. Je serais généreusement dédommagée pour mes services, m'a assuré le notaire, en commençant à parler chiffres. Des chiffres à vous donner le vertige. Je n'étais pas riche, Monsieur, et moi aussi j'avais fauté dans ma jeunesse. J'avais cet enfant-là à élever, fait-elle en posant la main sur le bras de sa fille.

Deux petites larmes se détachent de ses yeux liquides pour aller se frayer un chemin le long des rides qui ravinent son visage crayeux. Ses épaules s'affaissent.

- J'avais dans ma clientèle le couple idéal pour mener à bien cette affaire. La femme en était à sa troisième fausse-couche et frisait la quarantaine. Ils n'ont pas posé de question et ont signé tous les papiers que m'a fournis le notaire. Ils s'appelaient Framoulin. Tout ce que je sais, c'est qu'ils sont partis s'installer à Paris dès qu'ils ont pris livraison du bébé. Je me suis laissé acheter, voyez-vous.

A l'heure où je fais mes comptes, je ne veux pas comparaître devant le tribunal suprême avec ce poids sur ma conscience. Il fallait que je vienne vous voir. Pour tenter de réparer le mal que j'ai fait à votre sœur. Est-elle encore de ce monde ?

- Elle a toujours bon pied bon œil. Mais ne tentez pas de l'approcher. C'est à moi qu'il revient de la préparer à recevoir ce don du ciel. Tout est dans la façon de présenter les choses.

Loïc poursuit, en détachant lentement ses mots.

- Et le mari, qu'est-ce qu'il en a dit, de cette saloperie ?

- Il a dit : «Faites pour le mieux, père. Voilà qui me semble une bonne décision, et je souhaite comme en toutes choses m'en remettre à votre sagacité. De toute façon, je n'y tenais pas tant que cela, à élever un bâtard.»

Chapitre 19

Assis derrière son bureau, le sénateur contemple d'un œil vague les lambris dorés sur le mur d'en face. D'un geste sec, il referme le couvercle de son ordinateur portable. Bouquetfinal ne répond plus à ses messages, et pire encore, il semble bien qu'elle ait déserté le site LégendR. Comment faire pour la retrouver ? Il la lui faut absolument, cette petite ! Il en perd le sommeil, à force d'imaginer les mille et une douceurs auxquelles ils se livreraient quand il lui aurait appris les choses de la vie. Il a en tête tout un tas de petits jeux amusants, dont un en particulier qui met en scène ses longs cheveux blonds. Mais encore faut-il provoquer cette rencontre. Et comment faire maintenant que la belle a disparu des écrans ?

Un discret frappement à sa porte le fait lever le nez. C'est sa secrétaire, qui lui annonce une livraison de fleurs et s'efface devant un énorme bouquet sur pattes, avant de refermer doucement la porte derrière elle. La livreuse est revêtue d'une blouse bleu ciel et d'une petite toque assortie arborant un logo Bouquetfinal. D'un geste gracieux, elle s'avance pour offrir au récipiendaire le buisson de roses dont elle est chargée, et se fend d'un large sourire en laissant comme par maladresse tomber sa blouse qui s'affale en corolle à ses pieds. Il regarderait bien de plus près, mais ses lunettes sont introuvables. Sans leur truchement secourable, on a un peu tendance à faire dans le flou artistique à cet âge-là. En tout cas suffisamment pour faire joyeusement l'amalgame entre une pétroleuse serbo-croate et une inoffensive Miss Laine du siècle dernier.

- Bouquetfinal !

- Me voilà, Divinmarquis.

Tout parlementaire normalement constitué se serait interrogé sur d'aussi improbables coïncidences, à commencer par la facilité d'accès à son bureau pour des tiers dépourvus d'habilitation officielle. Mais quand la dame de ses pensées se dresse au-dessus de lui, dévoilant le charmant accoutrement qui se cachait sous sa modeste blouse, le questionnement n'est plus à l'ordre du jour. Court-vêtue d'une guêpière rose vif à pompons noirs, ses longues jambes gainées de bas résille et de bottes de cuir, elle brandit un fouet, qu'elle agite langoureusement sous les narines frémissantes du séducteur décrépit.

- A nous deux, mon cher marquis ! feule la coquine apparition. Je vais vous apprendre le respect.

- Oh oui, maîtresse, soupire-t-il dans un râle guttural.

Lorsque la porte du respectable bureau sénatorial s'ouvre à la volée quelques dix minutes plus tard, la presse people convoquée sur site par une anonyme vieille pie se trouve à l'unisson : au bord de l'extase.

Le haut dignitaire, à quatre pattes par terre, est en train de se faire fouetter cul nu par une créature vociférante et déchaînée. Il se tortille comme un ver de terre en gémissant des obscénités. De la porte, la vue est imprenable. Sous ses fesses roses et fripées qui s'agitent en cadence pour aller plus sûrement à la rencontre de la déculottée, se balancent des bijoux de famille ratatinés de frousse, qu'il tente maladroitement de protéger d'une main tremblante.

- Ouille !

- Couille ?

- Non, ouille !

- C'est vrai que vous n'en avez guère, susurre la belle en guise de conclusion à cet épisode hautement festif.

Les flashes crépitent. Derrière la porte, on se bouscule pour mieux voir et les commentaires vont bon train. Les téléphones portables sont dégainés et la scène dûment rapportée aux rédactions survoltées.

Dans la confusion qui s'ensuit, nul n'a remarqué la disparition de la fouettarde mercenaire, qui a profité de l'arrivée, bien tardive, d'un appariteur musclé pour s'éclipser et se fondre dans la foule.

Dans la maison jaune, deux charmantes vieilles dames boivent tranquillement leur thé en écoutant un flash spécial d'information où il est question d'une scandaleuse affaire de mœurs dans laquelle serait impliqué un haut représentant de l'État. Tous les détails seront exposés dans le journal du soir et circulent déjà sur Internet. Elles se sourient joyeusement et se promettent d'effectuer une razzia dans la Maison de la presse dès le lendemain matin.

Chapitre 20

Encore assise devant les restes du petit déjeuner qu'elle a poussés un peu plus loin, Malou se vautre avec délices dans l'assourdissant caquetage de la presse people. Mazette, ils n'ont pas fait dans la dentelle ! Bon, et alors, c'est ce qu'elle voulait, non ? Oui mais tout de même, cette photo étalée sans vergogne au milieu des rubriques assassines, ce cul livide et chiffonné sous les assauts du fouet, ces pauvres breloques pendantes et torturées, tout cet attirail devenu res publica, elle l'a eu dans son litÊpendant pas loin de sept ans ! Et voilà qu'elle se sent à son tour violée dans son intimité. Encore heureux qu'ils n'aient pas rajouté dans un coin un portait plein de dignité de l'épouse bafouée. Ah, pardon, ex-épouse ! se dit-elle à haute voix. C'est précisément le moment de ne pas l'oublier, tant qu'on est sur le chapitre de la dignité. Certains des magasines ne se sont d'ailleurs privés de faire le récit de leur divorce tonitruant et de la condamnation du fornicateur à tous les torts. Il y a donc lieu de considérer que l'honneur est sauf.

Ce matin-là, éprouvant le besoin d'être seule avec ses cogitations, elle a renoncé à la promenade quotidienne. D'humeur particulièrement morose, elle imagine une horde de journalistes hérissés de micros et caméras lancée à ses trousses pour lui soutirer sa version des faits et plus si affinités. C'était franchement une bonne idée, la Bretagne. Elle est partie sans crier gare, sans même prévenir la concierge, Dieu merci. Ils vont faire chou blanc. Avant qu'ils ne la retrouvent sur son coin de littoral, ils auront déniché d'autres salades à se mettre sous la dent. Un clou chasse l'autre, et dans ce monde de brutes, cela ne prend guère plus de vingt-quatre heures.

Du coup, Lucienne en a profité pour aller nager. Marie-Louise en est à ce stade de ses réflexions quand on frappe à la porte. Loïc est devant elle, un peu gauche, tenant un gros paquet de croissants à la main.

- Bonjour les filles ! Il fait si beau que j'ai eu envie de voir la mer et d'en profiter pour prendre un deuxième petit déjeuner avec vous, si vous voulez bien de moi. Je sais, je sais, ce n'est pas bon pour mon cholestérol, mais les envies, ça ne se discute pas.

- Mon pauvre Loïc, tu vas être déçu. Lucienne est partie prendre son bain de mer. Tu sais comme elle est enragée avec cela.

- Pas tant que ça. En fait, c'est toi que je voulais voir. Seul à seule.

Chassez la nature, et la coquette revient au galop. Malou se fend d'une œillade assassine.

- Oh le vil suborneur ! C'est-y que tu veux me déclarer ta flamme avec cinquante ans de retard ?

Loïc esquisse une maladroite courbette.

- Tu es toujours la plus belle, princesse, tu sais bien. Mais il ne s'agit pas de cela. Garde-moi tes yeux doux au chaud pour une autre fois. Ce que j'ai à te dire n'est pas de la bagatelle. En fait, j'ai besoin de ton aide.

- Tout ce que tu veux, mon cher, si je peux.

- Alors, voilà la question piège : ton prof d'informatique Lucas, c'est quoi son nom de famille ?

- Lucas Framoulin.

- Bingo !

- Quoi, bingo ?

- Une intuition que j'ai eue, comme ça, quand je suis tombé nez à nez avec lui l'autre soir chez toi. Un petit air de famille qui m'a frappé. Allez, fais un effort. Il ne te fait penser à personne, ton Lucas ?

- Euh... Ma foi, en cherchant bien vous avez un peu le même genre d'yeux. Du bleu comme ça, on n'en voit pas souvent.

- Bien. Et qui d'autre encore a ces yeux là ?

- En dehors de Lulu, je ne vois pas.

- Tu l'as dit, bouffie !

- Mais enfin, Loïc, je ne te permets pas !

- Pardon, pardon, j'oublie toujours que nous n'avons plus seize ans...

- C'est drôle ce que tu dis, ça me fait penser à quelque chose. Quelque chose que j'ai entendu récemment, mais quoi, bon sang ?

Les yeux dans le flou, Malou est en train de se creuser la tête, à la recherche d'un souvenir diffus qu'elle sent flotter à la limite de sa conscience, sans qu'elle parvienne à l'épingler. Quelqu'un avait dit quelque chose à propos de Lucas. Sur le moment, elle n'y avait prêté qu'une attention très vague, mais son intuition lui dit de ne pas lâcher l'affaire. Elle se repasse en boucle le film de ses derniers jours parisiens avant la fuite en Bretagne. Ça y est, elle le tient !

- Tu sais, quand Lucas est venu nous récupérer au commissariat, la policière sympa l'a pris pour son fils. C'est moi qui l'ai détrompée. Avec ma grande gueule, je n'en fais jamais d'autres !

- C'est son fils. Et j'ai de quoi te le prouver, ajoute-t-il en montrant le dossier qu'il vient de poser sur la table.

Malou se frappe le haut du crâne du plat de la main.

- Quelle foutue nigaude je fais ! Voilà des mois que j'avais sous le nez de quoi me poser la bonne question, et je n'y ai vu que du feu. Alors que toi, alors que la gendarmette, il ne vous a fallu que quelques secondes pour que cela vous saute aux yeux. Je suis décidément trop nouille.

- Mais non. Tu as toujours manqué d'intuition. C'est tout.

Après la visite de la Carabosse, Loïc s'est lancé sur les traces de ce Lucas Framoulin, en écumant les registres d'état civil parisiens de l'année 1957, sur Internet d'abord, puis dans les mairies d'arrondissements. Jusqu'à ce qu'il trouve. Et il avait fini par le retrouver. Lucas Framoulin, régulièrement adopté par Germaine et Gaspard Framoulin le 18 octobre 1957.

Malou s'empare de la main de Loïc et sent descendre en elle un profond sentiment de paix. Sa conscience va enfin cesser de la titiller. Elle a fini par le donner, ce coup de main au destin qu'elle n'avait pas été fichue d'apporter à l'époque quand son amie était dans la panade. Il a suffi qu'elle s'entiche de son prof d'informatique. Sur ce coup-là, son ange gardien a été top. Le bon Loïc a fait le reste. Du reste, il lui va bien comme filleul, ce Lucas. Car avec son habituelle présomption, elle ne doute pas qu'elle aurait été marraine. Lulu va enfin pouvoir en finir avec son mal d'enfant, dont la naissance d'une fille, quelques années plus tard, n'avait pas suffi à la libérer. Victor étant du genre parcimonieux, il n'y avait pas eu de troisième rejeton. Marie-Louise serre un peu plus fort la main de Loïc.

- Et maintenant, on fait comment ? On le convoque en Bretagne ?

- Tout doux, ma belle ! Qui te dit que ce garçon a envie de plonger dans le psychodrame ? Peut-être est il parfaitement à son aise dans sa peau de Framoulin. Avant d'aller le perturber, nous avons tout intérêt à y réfléchir à deux fois. Pense un peu à lui, aussi.

- C'est tout réfléchi. Ce garçon est un angoissé. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Gros fumeur et bouffeur d'ongles. Tu vois le tableau. Et au fait, ses parents adoptifs sont toujours vivants ?

- Morts tous les deux.

- A la bonne heure. Voilà qui nous fait place nette.

Chapitre 21

Lucas n'a pas été convoqué. Mais fort civilement invité à passer quelques jours sur la côte bretonne par une Malou qui pour l'occasion avait fait simple. Pas avec sa voix haut perchée réservée aux mondanités, sans faire dans la minauderie de commande, mais avec un ton presque maternel qui pour un peu l'aurait ému. Il n'a pas l'habitude. Rien en tout cas qui ne puisse effaroucher ce grand susceptible. Cela tombait bien, il n'avait aucun projet pour ce début juillet et s'est laissé convier de bonne grâce. Il éprouvait, lui aussi, le besoin de changer d'air, et la perspective du Fest Noz qu'on lui faisait miroiter pour le week-end lui paraissait follement exotique.

C'est d'ailleurs en plein délire exotique qu'il a débarqué dans la maison jaune avec son sac à dos sur l'épaule quelques jours plus tard. Assise sur un fauteuil à haut dossier Marie-Louise est en pleine crise d'hilarité.

Au milieu du séjour, Loïc et Lucienne, agrippés l'un à l'autre par le petit doigt, se livrent à une chorégraphie fort compliquée. Ce n'est pas très rock n'roll, mais cela a une certaine allure. Et que je te balance les bras en avant, et que je te secoue tout ça, un petit pas sur le côté, une flexion du genou pour envoyer l'autre pied se faire voir en l'air, un moulinet avec les bras, et rebelote.

Bouche bée, Lucas admire les deux vieux. Tout ça sans se casser la gueule, c'est trop fort ! D'autant qu'ils sont parfaitement synchrones, les anciens, ce qui lui paraît relever de l'exploit. Loïc, dont la morphologie un tantinet pachydermique aurait donné à penser qu'il se tirerait moins glorieusement de l'exercice que son petit bout de sœur, sautille avec une égale légèreté et mouline avec un pareil entrain. Sauf qu'ils sont sérieux comme des papes, ce qui lui paraît ne pas coller dans le tableau. Malou, qui le voit tout perplexe, se penche vers lui et lui murmure que les Bretons, ça danse sans sourire. Exactement comme les Flamandes.

- Bon, c'est pas le tout, dit Lulu, mais maintenant, Malou, il va falloir que tu t'y colles si tu veux être prête pour le Fest Noz paroissial de dimanche. N'oublie pas que c'est pour la bonne cause. Un voyage à Lourdes pour les impotents de la paroisse. On ne peut pas louper cela.

- Ça sera sans moi, bougonne Loïc.

- S'il te plaît, frérot, plaide Lulu avec un regard suppliant. C'est pour les bonnes œuvres. Ce n'est pas le moment de faire ton radin.

- N'empêche que c'est l'aile la plus ringarde des papistes de ta foutue paroisse qui est derrière tout ça. Je ne peux pas les encaisser. A commencer par ce grand con de curé.

- Moi non plus, je ne les aime pas trop, mais fais ça pour moi. Et pour Malou. Depuis le temps que je lui promets un vrai Fest Noz.

Marie-Louise fait celle qui n'a pas entendu et regarde obstinément par la fenêtre, l'air de rien. Des fois que Lulu en profite pour l'oublier dans un heureux moment de gâtisme. Mais Lucienne va très bien et ne manifeste aucune intention de lâcher son idée fixe. Les joues encore rosies par son héroïque pas de deux, elle se dirige prestement vers sa vieille chaîne mono et pose un 33 tours sur le plateau.

- Tiens, ça tu vas aimer, y'a pas de biniou.

Hélas... Les hennissements des sœurs Gouadec sont de taille à rallier les plus récalcitrants à la cause des biniou et bombardes. Malou jure, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus et sort discrètement de sa poche les boules Quiès qu'elle y avait enfouies, au cas où. Une fois les bouts de caoutchouc enfoncés bien profond, cela devient supportable. L'ennui, c'est qu'on ne s'entend plus causer. Bonne fille, Lulu réduit le volume sonore avant de passer aux exercices pratiques.

- C'est du kan ha diskan. En bon français, chant et contre-chant a capella. On va t'apprendre la ridée à six temps. C'est tout juste la musique qu'il nous faut. C'est facile et ça se danse comme de rien. Allez, viens donc ! Mets toi à ma gauche. Maintenant, tu me prends par le petit doigt et tu fais comme moi. Un pas de côté avec le pied droit. Oh là, j'ai pas dit une enjambée de sept lieues, j'ai dit un pas. Un petit pas, ça suffit. Marque un temps. Ramène ton pied gauche contre le pied droit. Pendant ce temps, balance tes bras vers l'avant, mais pas d'un coup, hein ? Tu n'as qu'à te laisser guider par ma main. Il faut scander le mouvement avec des petites secousses en rythme. Ecoute la musique, ça va t'aider. Et maintenant, un petit pas de côté à gauche. Marque un temps. Le pied droit rejoint le pied gauche, souplement, tandis qu'on balance les bras en arrière. Voilà, très bien, tu y es. Va doucement, on n'est pas pressées. Parce que maintenant, ça se complique un peu. Un pas à droite, mais sans reposer le pied. Tu le laisses un temps en l'air, et pendant ce temps, tu décris avec les bras un arc de cercle qui se termine à hauteur de poitrine. Quand tu reposes ton pied, nouvel arc de cercle, à finir cette fois au niveau de la ceinture. Tu continues le mouvement jusqu'à ce qu'ils balancent pour se projeter naturellement en arrière. Du côté des pieds, c'est au tour du gauche de s'envoyer en l'air, et ainsi de suite.

Charitable, Loïc est venu se planter de l'autre coté de Marie-Louise, dont il a saisi le petit doigt. Ainsi encadrée, Malou s'essaye aux subtilités de la ridée, avec toute la grâce d'un pingouin qui se serait égaré en territoire bretonnant. Après s'être trois ou quatre fois pris les pieds dans le tapis et avoir joyeusement écrabouillé les pieds de ses compagnons, Malou demande grâce, tout en reconnaissant à son corps défendant qu'elle s'est bien amusée et que pour un peu, elle y prendrait goût. Adossé contre le mur, Lucas suit la scène avec intérêt. Du pied, il marque la mesure avec entrain. Bon sang ne saurait mentir, se dit Loïc, qui l'observe du coin de l'œil. Ce garçon, c'est du pur breton, ou je ne m'y connais pas.

- Dis donc, mon garçon, tu n'aurais pas quelque part des origines bretonnes, toi ?

- Je ne crois pas. J'ai toujours vécu à Paris.

- Et alors, ça n'empêche pas d'être breton, que je sache.

Lucas hésite. Après tout, un prêtre défroqué, ça inspire confiance. Il n'y a pas une once de méchanceté dans cet homme là.

- Très franchement, je n'en sais rien. Je suis un enfant adopté. Je ne sais pas d'où je viens. Mes parents ne m'ont manifestement pas jugé digne d'être mis dans la confidence. J'ai tenté quelques recherches sur Internet, mais cela s'est à chaque fois terminé en cul de sac. J'ai fini par laisser tomber en me disant que je finirais bien par m'y faire. A vrai dire, si je pouvais choisir, cela ne me dérangerait pas plus que ça d'être breton. Je me sens bien dans votre pays.

Loïc et Malou échangent un regard appuyé. Arrondissant et étirant les lèvres, cette dernière forme un message silencieux. Vas-y, c'est le moment.

- Viens par là, mon gars, dit soudain Loïc en l'attrapant par la manche. Allons faire un tour sur la plage. Faut que je te cause.

Lucas na pas du tout apprécié la plaisanterie. Indigné de toutes ces initiatives menées dans son dos et frustré d'avoir été traité en quantité négligeable, il a déversé toute sa rage sur cet oncle providentiel qui avait tant œuvré pour lui rendre sa mère.

Il l'a traité de saligaud, de pervers, de vieux schnock en mal de paternitude par frangine interposée, a menacé de porter plainte, et a fini par saisir le vieil homme à la gorge. C'était sans compter sur les talents fort peu écclésiastiques de Loïc, qui avait pratiqué la savate quand il était aumônier des armées et qui, en bon Breton, a la susceptibilité chatouilleuse. Ce dernier lui balance une magistrale baffe dans le nez suivie d'un très beau et très académique celui-là coup de tatane derrière l'oreille histoire de le calmer un peu.

Malou se dirige vers le placard aux alcools, pose la bouteille de chouchen sur un guéridon et d'autorité, leur verse à chacun une généreuse rasade de tord-boyaux.

M'est avis que tu auras besoin d'un petit remontant après avoir entendu ce que j'ai à te dire.

Malou boit une gorgée et prend la main de son amie.

- Tu te souviens de ce que tu m'as raconté l'autre jour sur la lande... à propos de ce bébé ?

- Évidemment. Je vis avec ce souvenir tous les jours que Dieu fait.

- Eh bien, l'histoire ne s'est pas terminée tout à fait comme tu le crois. Je vais te raconter la suite.

- Et comment serais-tu au courant, toi qui n'y étais pas ?

- Parce qu'en mettant bout à bout ce que nous savions chacun, Loïc et moi avons refait ensemble la partie du chemin qui manquait. Alors voilà : ton bébé n'est pas mort. C'est un grand et beau garçon maintenant, comme tu vois. Lucienne repose son verre, sans avoir bu. Les mains nouées sur la gorge, elle tremble comme une feuille.

- Pas mort ! Mais je l'ai vu tout bleu, tout inerte, cet enfant. Il ne respirait pas.

- La sage-femme était une femme d'expérience. Des bébés nés cravatés, elle en avait vu d'autres. Elle a réussi à sauver ton enfant in extremis pendant que tu étais dans les vapes. Il a survécu.

- Et pourquoi m'a-t-on raconté le contraire ?

- C'était une idée diabolique de ton salopard de père. Il ne voulait pas de ce «bâtard» qui faisait tache dans son honorable lignée. Et il s'est passé de ton avis. Il a demandé à la sage-femme de l'en débarrasser en lui trouvant une famille adoptive. Elle est partie avec le bébé le soir même.

Lulu est atterrée.

- Mais c'est monstrueux ! C'est du vol ! On m'a volé cinquante ans de maternité. Tu te rends compte ? Je ne pourrai jamais le pardonner !

- Sauf que tu n'as plus de coupable à faire payer. Il est temps d'enterrer tes vrais morts, ma vieille et de faire connaissance avec ton enfant. C'est pas beau, ça, d'être maman à ton âge ? Il y a des femmes qui payeraient des fortunes pour cela. Sans t'embêter avec les couches-culottes, les baby-sitters, les coqueluches, les otites, les oreillons, tout ce qui nous pourrit la vie de jeune maman. Veinarde.

- Moi j'aurais bien aimé me «pourrir la vie» avec ça, comme tu dis. Lui faire des guilil guili sur le ventre, lui chanter des berceuses bretonnes, lui faire des câlins, le rassurer quand il fait des cauchemars, jouer à la poupée, lui tricoter des petits pulls marins et le bonnet assorti. - Mouais... Un peu tard pour ce genre de chatteries. Eh bien tu n'as qu'à passer commande d'un petit fils.

- Tu es folle ? Je ne suis pas une mère abusive, moi. Le petit fera bien ce qu'il veut. Malou éclate de rire.

- Le petit... Tu n'as peut-être pas remarqué comme il est grand, ton petit ? Allez, cesse de faire l'autruche. Serre Lucas sur ton cœur. D'ailleurs, les voilà qui reviennent.

Chapitre 22

D'un bon pas, les trois vieux en goguette et le «petit» reviennent de la fête du village. Cela avait été un beau Fest Noz. Forte de ses nouveaux acquis, Malou avait fait un tabac, écrasant ici un pied imprudent, bottant là un mollet inconsciemment levé à porté de ses ruades, secouant comme des pruniers les bras de ses voisins et tordant au passage quelques petits doigts qu'on lui avait confiés sans précaution. Personne n'avait semblé lui en vouloir, à tel point qu'elle avait été élue reine de la soirée à l'unanimité moins une voix, dont on ne s'étonnera guère que ce soit celle de la Joséphine. Il faisait chaud dans la salle paroissiale et quand on danse la ridée en y mettant de l'entrain, il fait soif. Le cidre et le chouchen avaient coulé à flots, et les quatre marcheurs sont un peu pompettes.

Lulu et Malou, qui marchent devant, voient de loin un couple arrêté devant la porte de la maison. De dos, leurs silhouettes leur sont étrangement familières. Un flot de cheveux blonds agité par la brise balaye les épaules de la fille. A leur approche, ils se retournent. Marie et Martin, se tenant par la main, leur sourient.

- Bonjour Marraines. Nous n'allions tout de même pas partir en voyage de noces sans venir vous embrasser avant.

Les yeux exorbités, les marraines du troisième âge se sont figées. Elles se demandent si le Chouchen leur joue encore un de ses tours. - Mais vous avez l'air vrais !

- Plus vrais que nature, Marraines. Et faits l'un pour l'autre, comme vous nous avez voulus.

- Mais comment est-ce arrivé ?

- Il faut croire qu'on s'est réveillés de votre conte de fées tous les deux au même instant. Le coup classique du prince charmant et du baiser ravageur qui fait traverser le miroir.

D'un même mouvement, les deux vieilles, saisies d'un égal soupçon, se tournent vers Lucas, dont le nez, qui tire maintenant sur le vermillon, a doublé de volume. Vous y êtes pour quelque chose, vous ? Inutile de faire l'innocent ! Sous la menace du poing de nouveau brandi sous son menton par Loïc, l'informaticien passe aux aveux.

En bon hacker chevronné, il ne lui a pas été bien difficile de dénicher tous les codes d'accès sur le PC de Malou. A partir de là, la tentation de s'amuser un peu avec les créatures des mamies internautes devenait irrésistible. Après les avoir fait marivauder un moment sur LegendR, il les a envoyés surfer sur Dreamlife, pour organiser la rencontre de leurs avatars.

- Et c'est là que je les ai perdus. J'ignore ce qu'ils sont devenus. J'ai cliqué sur un lien appelé RealLife, et je me suis retrouvé devant un écran blanc, à travers lequel vos deux protégés ont sauté d'un même élan. Ils ont disparu. Je suis désolé.

Malou pousse un hurlement de rage et se rue vers lui, avant d'être prestement ceinturée par Loïc. Ce dernier, qui commence à en avoir plus qu'assez de cette histoire rocambolesque, s'en prend à sa sœur :

- Voilà ce que c'est ! Tu ponds un soi-disant mort-né et 50 ans plus tard il revient faire le malin chez toi avec ses petites combines de sale hacker et ses manigances de petite frappe à 2 balles! Ma pauvre Lulu, c'est pas un cadeau, ton fils !

De son côté, Lucas ne décolère pas.

- Mais je ne vous ai rien demandé moi ! C'est vous qui êtes venus me chercher pour vous décoincer l'internet et vous commencez à me gonfler avec vos histoires insensées de vieux fouineurs en mal d'adoption !

Ce qui lui vaut une nouvelle et non moins magistrale baffe de Loïc suivie d'une seconde, donnée par Lulu celle-là :

- Ça t'apprendra à pas crier à ta naissance ! Et ça ne t'empêche pas d'être mon fils ! Et ça, c'était ta première gifle ! Il était temps.

La mère et le fils sont face à face. Les yeux dans les yeux. Immobiles, retenant leur souffle, passant insensiblement de la colère à l'attendrissement le plus pur. Maintenant, ce sont Malou et Loïc qui pleurent. Eux, ils se sont remis à sourire

- Bonjour mon fils, dit Lulu en tendant les mains vers lui. Et puis elle se tait. Lucas ne pipe pas mot. Au creux de sa joue, un muscle tressaille.

- Ben alors, gronde Loîc, tu as perdu ta langue ? Dis bonjour à ta mère, quand même !

Dans le ventre de Lucas, tout ce manque accumulé de salutaires corrections maternelles se noue en une grosse boule, qui enfle, qui enfle et puis se dégonfle d'un coup comme une baudruche.

- Maman, ma toute petite Maman, dit-il en l'empoignant par la taille pour la soulever dans ses bras. Joue contre joue, ils se bercent. Du bout des doigts, ils suivent les contours de leurs visages, à la découverte d'une cartographie qu'ils auraient dû connaître par cœur. Elle appuie doucement sur une tache de naissance en forme de comète qu'il a à la base du cou.

- Ton père avait la même. Viens avec moi marcher sur la plage. Je vais te raconter ton papa. C'était un homme merveilleux. Mon seul amour d'homme en dehors de toi.

Sur le pas de la porte, les amoureux de l'Internet sont toujours là, scotchés l'un contre l'autre. Les marraines les serrent dans leurs bras et, et se tournent l'une vers l'autre, radieuses.

- Eh bien tu vois, ma Lulu, on l'a, notre roman !

 


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