Eve et Lucie Paul-Margueritte

DEUX FRÈRES DEUX SŒURS
Deux époques littéraires
(Extraits de l'ouvrage)

Paul et Victor Margueritte
Paul et Victor Margueritte
Nos parents avaient le goût du changement, nous ne sommes restés que deux ans rue Vauquelin. Le nouvel appartement au 95, Boulevard Saint-Michel nous parut luxueux. C'était au quatrième. Une longue galerie reliait le salon à la salle à manger, nous y galopions sur un étroit tapis d'Orient, à moins que notre père ne nous permit de jouer à côté de lui avec la corbeille à papiers et les pains à cacheter. Sagement, nous occupions à tour de rôle, un petit fauteuil pliant de velours rouge, brodé de jaune, que nous avions reçu aux étrennes. Et la plume s'arrêtait de courir sur le papier et, des mains paternelles, sortaient une cocotte en papier, un cheval, une danseuse en tutu que nous nous disputions.

Il y avait dans le cabinet de toilette tendu de mousseline liberty, une grande baignoire de zinc, peinte à l'extérieur en vert océan, nous y admirions le large mouvement des vagues crêtées de blanc. Cet objet marquait une sensible amélioration de la situation paternelle.

Oui, la vie devenait plus facile, les succès littéraires se précisaient. Tous les mois ne renouvelait-on pas, par une douzaine d'assiettes fleuries, le service de Strasbourg dont Odile, puis Marie, firent une hécatombe.

Dans cette salle à manger notre mère, bonne musicienne, nous initia, sur un piano droit, à la méthode Clémenti, non sans quelques coups de règle sur les doigts. Ce double mode d'enseignement obtint ses fruits aussi regrettons-nous d'avoir délaissé le piano à l'époque des examens. Notre mère déchiffrait avec aisance et chantait d'une voix chaude, profonde, les mélodies de Schumann: «J'ai pardonné, mon cœur s'était donné».

La jeune provinciale s'était parisianisée. Elle était élégante, portait bien ses toilettes d'un goût très sûr. Elle tenait aussi à nous voir joliment habillées. Mme de Broutelles, directrice de La Mode Pratique, qui venait de publier Ma Grande, se plut à donner, dans sa revue, le portrait en, pied en couleur, de la femme de l'écrivain et de ses deux fillettes.

Plus tard, Mme Paul Flat, la femme du directeur de La Revue Bleue, qui devait devenir Mme Marcel Sembat, peignit en robes de velours gris souris les deux petites filles, dans un paysage automnal. Qu'est devenu ce tableau et que sont devenues d'intéressantes correspondances? Égarées sans doute, au cours des nombreux déménagements.

Très grand, mince, élégant, de cette élégance romantique mise à la mode par Théophile Gautier et continuée par Élémir Bourges, Paul Margueritte, à cette époque, portait des gilets de peluche jaune bouton d'or, vert, écarlate.

Ses camarades appartenaient au milieu littéraire ou rêvaient de s'y faire un nom, à l'exception de l'aéronaute Capazza qui cherchait à résoudre le problème de la direction des ballons. C'étaient Élémir Bourges, le poète Jean-Marie Mestrallet, Maurice Bouchor, le romancier Jean Blaize, Paul Bonnetain qui avait servi dans l'Infanterie de marine puis était allé au Tonkin envoyé par Le Figaro. L'auteur d'Amours Nomades, de Charlot s'amuse, une œuvre audacieuse, censurée, avait signé en compagnie de Paul Margueritte, J. H. Rosny, Gustave Guiches et Lucien Descaves le manifeste des Cinq contre le «naturalisme».

Autres amis, les frères Rosny, Léo Rouanet, espagnolisant, Anthony Blondel, François Sauvy, auteur de Camus d'Arras, Amédée Pigeon, fin lettré, Octave et Joseph Uzanne, Louis Le Cardonnel, Antonin Caillens, Georges Beaume, romancier plein de sensibilité et Paul Guigou, exquis poète, précepteur des enfants de Gyp.

Nous connaissions par cœur son album illustré par Vimar, cette Arche de Noé où l'âne traîne la patte, où l'hippopotame, pris du mal de mer, fait une si drôle de grimace, et, grâce à l'ingénieux Tom Tit, pendant des heures, avec des bouchons, du carton, des fétus de paille, des marrons d'Inde, nous fabriquions toutes sortes de petits objets amusants.

Elemir Bourges
Élémir Bourges
Le jardin des Bourges, en contrebas, bordait ses allées de pommiers. Un jardin de curé précédait la maison. Mme Bourges y dressa souvent un petit théâtre de marionnettes dont elle tirait les ficelles en imaginant drames et comédies. Ou bien, sur le banc de pierre grise, nous jouions au Singe Vert avec un jeu de cartes tchèque. A l'heure du goûter, dans la salle à manger:

– «Attention les fées vont sortir du mur!»  les fées qui hantaient le château de la tapisserie faisaient pleuvoir des bonbons sur nos têtes. En vérité, le vieux presbytère était une maison magique où vivait réellement une fée blonde: cette Anna Bourges, aux yeux de pierrerie, si adroite à faire tomber du plafond des chocolats en papillotes.

Quand Mme Bourges nous emmenait avec Sita cueillir la violette, la fraise ou le champignon, elle nous faisait voir, dans l'écorce des arbres, les yeux des génies de la forêt. Nous avons cru longtemps aux fées et aussi, par la faute d'une servante, au loup-garou qui se cache dans les coins sombres d'où il surgit pour punir les enfants qui ne sont pas sages.

La sœur de Mme Bourges, Zena Braunerowa peignait et cuisait elle-même ses verreries: service à porto, à liqueur, dragons auxquels sa fantaisie donnait les formes les plus cocasses. Une exposition qu'elle fit à Paris eut un vif succès.

A Samois, Élémir Bourges réalisa avec la conscience d'un Flaubert des œuvres qu'il se donna la joie de polir longuement, et notre père put alors s'acquitter des bons procédés de son ami en faisant accepter à la Librairie Plon: Les Oiseaux s'envolent et les Fleurs tombent. Bourges, en tête du livre, rima cette dédicace:

A Paul Margueritte:

C'est à vous seul, ami, que ces oiseaux,
Mornes chanteurs, tapis dans les roseaux
Doivent leur vol que va guetter la flèche;
Par vous, les fleurs se changent en réaux.

Aussi n'étant qu'un fantôme sans os,
Depuis longtemps en ai déjà le los,
Ma dédicace eut redit toute fraîche :

C'est à vous seul !

Vous puis-je offrir, las, mes prochains ragots?
C'est vous remettre au paradis des sots,
Moi qui suis plus lent qu'un bœuf à la crèche,
Car, dans le temps d'un mien conte revêche,
Vous en ferez pour les Buloz, les Xau,
Sept à vous seul !

27 mars 1893.
Tous les dimanches, Bourges traversait la forêt à pied pour se rendre chez Armand Point, et Paul et Victor quelquefois s'y rendaient à cheval.

Ils retrouvaient chez Point: Pierre Louÿs, Paul Fort, Stuart Merrill, Jean Lorrain, Camille Mauclair, Georgette Leblanc, Léa Rouanet, Eugénie Nau, Édouard Dujardin, Oscar Wilde, Maurice Donnay, Viéllé Griffin, Paul Claudel, Saint Paul Roux, José-Maria Sert, Daniel et Philippe Berthelot, Jacques Daurelle et le peintre Louis Anquetin.

Anquetin aimait l'équitation. Il a souvent représenté sur ses toiles des chevaux et des centaures.

Dans son jardin surélevé de Marlotte, sur la rue passante, il montait à cru, nu comme Adam avant la faute, et coiffé d'un feutre emplumé.

Pour se réjouir la vue de ces divertissements que les arbres masquaient vraiment trop, les prudes de la grand-rue, se postaient à leur grenier après quoi, les pimbêches criaient à l'inconvenance.

Chez Point, régnait la belle humeur. Mme Philippe Berthelot nous a communiqué des petits vers par lesquels s'accueillaient, en musique, les visiteurs:

C'est d'abord Bourges qui, parfois,
S'amène à pied depuis Samois :
A la main son bâton de bois,
Comme un pèlerin de saint François.

On a toujours beaucoup aimé
Le bon poète Mallarmé
Malgré qu'il soit très mal armé
N'en soyez pas trop alarmé.

Auguste Séverin, Camille Mauclair
Ne boit jamais que de l'eau claire
Pétillant, vif comme l'éclair
Il s'exprime avec des mots clairs.


A Haute-Claire, ainsi avait-il baptisé sa demeure rue du Gros sel, Armand Point avait installé ses fours à émaux. Aidé de deux ouvriers italiens, il orfévrait des coffrets incrustés de pierreries et d'émaux, des bagues où l'on voyait se tordre des dauphins autour d'une perle ou d'un rubis.

Armand Point
Armand Point
Armand Point avait exposé ses premières toiles au Salon de la Rose-Croix que présidait Péladan. Il s'inspirait des primitifs italiens, redécouvrit le secret de la peinture à l'œuf et sut donner à ses nus très stylisés la chaleur des nus du Titien et du Tintoret.

Péladan, ce mage aux cheveux touffus, à Samois se passait de couvre-chef. Lorsqu'il assista à la messe, le bedeau prenant pour une coiffure sa noble crinière, le pria de se découvrir.

A Samois, le critique Émile Hennequin, venu déjeuner chez Odilon Redon, commit l'imprudence de se baigner dans la Seine sitôt après le repas et se noya. Le Figaro, mal renseigné, annonça la mort de Paul Margueritte, et notre grand-mère vit surgir le lendemain un cortège de cousines en deuil.

Notre père qui ne savait pas nager éprouva toujours sur l'eau un vague effroi. Et pourtant, le dimanche, nous traversions la rivière en barque pour aller voir, sur l'autre rive, à Héricy, l'écrivain Henri Signoret.

Pendant que les enfants s'amusaient dans le jardin avec les chats ou le danois Téglab, ou Keyam l'épagneul aux doux yeux, les grandes personnes s'enivraient de musique et de propos littéraires, ou s'exerçaient à lancer des fléchettes qui devaient effaroucher les oiseaux de la haute volière, lorsqu'on en rabattait les portes pour y pendre le paillasson.

Parmi les amis de Signoret une veuve, Mme Saint-Clair, très musicienne, apportait au piano dans les œuvres de Wagner, de Frank, de Chausson, sa compréhension et son talent. Une très jolie servante-maîtresse, Marie, confectionnait de bonnes pâtisseries. Elle nous apprit à ramasser dans la farine, avec les dents, une pièce de dix sous: le nez s'enfarinait; il n'en faut pas plus pour amuser les enfants.

Henri Signoret avait dirigé La Revue des Chefs d'Œuvre qui ne put offrir à ses lecteurs que quelques numéros et, pour faire connaître au théâtre les meilleures pièces étrangères il créa, Salle Vivienne, «Le Petit Théâtre pour marionnettes». Il y donna Le Gardien vigilant, de Cervantès, Les Oiseaux, d'Aristophane et La Tempête, de Shakespeare, dont Ernest Chausson écrivit la musique. Les décors étaient de Rochegrosse et de Lucien Doucet, les marionnettes, fort belles, donnaient l'illusion de la vie. Les têtes en avaient été sculptées par J. B. Belloc, un élève de Mercié. Les voix des lecteurs étaient celles de Jean Richepin, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, Amédée Pigeon, Coquelin Cadet et Félix Rabbe, le traducteur de Shelley. Henri Signoret attendait beaucoup de sa tentative et, malgré d'élogieux articles signés Anatole France, Jules Lemaître et Paul Arène, il n'obtint pas le suffrage du public.

Lorsque Le Petit Théâtre de la rue Vivienne ferma ses portes, les amis de Signoret se partagèrent les marionnettes. Nous avons hérité d'un personnage à longue robe jaune et figure de cire brune: Chrysogone qui, placé dans notre antichambre semblait, d'un bras tendu, guider les visiteurs vers le salon.

Pour des pique-niques dominicaux où prenaient part des amis venus de Paris, on réquisitionnait un break, et l'on allait camper dans une clairière. On dressait le couvert sur un carré de mousse. Ensuite, Élémir Bourges ou Stéphane Mallarmé ou Maurice Bouchor, ou le poète Jean-Marie Mestrallet, lisait une comédie de Shakespeare. La forêt silencieuse était vraiment le cadre rêvé pour écouter Le Songe d'une Nuit d'été ou Comme il vous plaira. Nous n'en goûtions pas encore la beauté, mais nous aidions à dresser le couvert et à surveiller le poney et l'âne, toujours tentés de s'échapper.

Au retour, dans le break décoré de bruyères et de fougères, nous chantions à tue-tête, les vieilles chansons de France: J'ai trois moulins... ou Derrière chez mon père, il y a un rosier... Pour finir, on attaquait Frère Jacques, dormez-vous? et l'on s'époumonait à imiter le bruit des cloches: «Ding, dong, dong!» en atteignant, au crépuscule, les premières maisons du village.

CHAPITRE VII
Dans cette maison de Vétheuil, achetée par notre grand-mère et où ses fils avaient fait de grands travaux, la vie en phalanstère ne se réalisa pas sans heurts, amertumes et petites jalousies.

Notre grand-mère qui assurait en toute compétence la direction du ménage fut priée de passer le commandement à l'autre mère et, en but à de mesquines tracasseries, finit par quitter le Talus avec Julie.

Notre père éprouva de son côté le besoin de se libérer des contraintes familiales: il s'installa à Marlotte dans une maison assez grande, avec terrasse et jardin, rue de la Cheminée-Blanche, dénommée depuis rue Delort; cette villa avait appartenu au peintre Detti. Dans la même rue, Armand Point avait sa maison Haute-Claire et ses ateliers. Victor loua à Marlotte Le Verger et notre grand-mère: la Maison des Champs qui avait été habitée par François Coppée.

Le Pignon
Le Pignon, 33 rue Delort à Marlotte
Marlotte nous assurait en été des vacances agréables. Mais nous sentions grandir contre nous une animosité injustifiée de la part de la compagne de notre père. Lui-même commençait à souffrir de son humeur irritable. Combien elle se révélait différente de la femme qu'il avait créée de toutes pièces en l'idéalisant!

Nous sillonnions la forêt à bicyclette, sur les routes ombragées. Parfois un pique-nique rassemblait les amis auprès de la maisonnette d'un garde forestier qui nous offrait sous les arbres une table rustique.

Nos voisins de campagne étaient alors les Rouanet, maison accueillante par la grâce de la maîtresse de maison. Léo Rouanet, écrivain espagnolisant très érudit avait traduit les Chansons d'Espagne et avec Henri Chambige (Marcel Lamy) une savoureuse Vie de Alonso de Contreras.

Un été vinrent à Marlotte le sculpteur Belloc dont la femme était bonne musicienne, Alexandre Marie, auteur de La Forêt symboliste, et Jacques Daurelle qui écrivait au Mercure de France où il tenait la rubrique de la curiosité. Plus tard, il eut à Vence un magasin d'antiquités.

A Haute-Claire, Armand Point, tel un artiste de la Renaissance, sous le béret de velours noir, peignait, ciselait et cuisait ses émaux. Armand Point méprisait l'art moderne qu'il jugeait incohérent et destructeur et admirait passionnément les maîtres vénitiens et toscans dont il avait retrouvé la technique. Dès cet instant, il s'isola dans un labeur ardent et prit ses thèmes d'inspiration dans la mythologie.

De jeunes artistes scandinaves venaient demander au maître de les initier à la peinture symboliste et, parfois, l'élève s'éprenait du professeur. Il arriva que ce fut réciproque. Les artistes ont besoin de renouveler leur source d'inspiration. Point s'en alla passer l'hiver en Italie avec Mlle B... et entre temps, Hélène sa compagne, lasse de l'attendre, devint Mme Philippe Berthelot.

Helene
Hélène Berthelot
L'infidèle en eut un très vif regret, puis il épousa une Danoise d'une grande beauté: Helga.

Le bonheur du ménage s'incarnait dans un enfant charmant, blond aux yeux bleus, Victor, qui portait en lui tous les dons. Armand Point, originaire de l'Algérie, recevait à la mode arabe, c'est-à-dire fastueusement. Il faisait rôtir dans son jardin sur une fosse creusée à cette intention, un mouton entier, le «méchoui» dont les invités beurraient, en cours de cuisson, avec un pinceau, la chair croustillante.

De Paris venaient à ces agapes, le dimanche, André, Daniel, Philippe et Hélène Berthelot, Grosclaude, du Figaro, Maurice Donnay, Élémir Bourges et le peintre Sarreluis, qui s'endormait, disait-il, si l'on ne parlait pas de lui.

Entre amis pétillait l'esprit de Francis de Miomandre. Il était fiancé à une amie d'Hélène: Migette qu'il épousa. Son premier livre, Écrit sur de l'eau, d'une fantaisie ailée, devait en 1908, recevoir le prix Goncourt. Francis était le candidat de notre père, il s'imposa sans peine en dépit de la concurrence effrénée que créait le grand nombre d'ouvrages présentés. Les candidats étaient choisis avec un soin extrême; pendant bien des années, chaque œuvre primée fut une œuvre remarquable.

Si l'on savourait le méchoui chez Point, chez nous, le couscous était de tradition, confectionné selon les rites avec les deux sauces: faible ou forte (la meurga) mouton et poulet, légumes variés, pois chiches et fonds d'artichauts, et la semoule bien beurrée. Julie nous en a transmis la recette.

Au cours du dernier été de Marlotte, car nous n'étions pas au bout de nos pérégrinations, nous avons joué la comédie sur la terrasse de notre villa, qui se prêtait à la présentation de ces spectacles. Lucie incarna Le beau Léandre de Théodore de Banville et. Ève se distingua dans le Tricorne enchanté de Théophile Gautier.

Notre père nous fit aussi répéter Pierrot Posthume, de Théophile Gautier et Le dîner de Pierrot qui fut donné en matinée. Jean, le petit garçon de Victor faisait ses débuts dans la troupe; son frère Jacques était encore au maillot. Aux voisins et amis, s'étaient joints: les Franc-Nohain, le docteur Couvreur et sa femme, les d'Esparbès, notre cousine Camille Mallarmé, Jean-Marie Mestrallet, Caroline de Broutelles, directrice de la Vie Heureuse, son mari le sculpteur Reymond, Cortot, Léon Blum, Léon Bulot et quelques autres personnalités.

Léon Blum et Léon Bulot nous quittèrent, en fin d'après-midi, pour gagner Melun où ils étaient attendus aux «Eaux-Vives», chez Thérèse Humbert. Elle était la belle-fille d'un haut magistrat et se disait héritière d'un parrain américain, Crawford, et du frère de Crawford, personnages apocryphes inventés par elle. Sur cet héritage imaginaire, Thérèse Humbert parvint à se faire avancer des sommes considérables. Son frère, Romain, signait les faux; elle menait grand train. A l'ouverture du coffre-fort, on ne trouva que de vieux journaux et un bouton de culotte. L'affaire Humbert put se compter parmi les grandes escroqueries du siècle.

Humbert
Thérèse Humbert
Georges d'Esparbès, l'auteur de La Légende de l'Aigle, était conservateur du château de Fontainebleau. D'Esparbès nous fit connaître les Franc-Nohain qui habitaient cette année-là près de Fontainebleau; chaque été, ils changeaient de villégiature; l'hiver, ils occupaient à Paris faubourg Saint-Honoré le dernier étage de la maison Houbigant.

Madeleine Franc-Nohain avait un joli talent de pastelliste, ses modèles étaient ses enfants: Claude et Jaboune. Son père était le musicien compositeur de chansons: Léopold Dauphin, ami de Mallarmé. Sa sœur avait épousé Adolphe Boschot, auteur d'une vie de Berlioz.

Claude Terrasse, ami des Franc-Nohain composait souvent chez eux au piano. Lorsqu'une jeune femme - servante ou amie - traversait la pièce où le maître du bout des doigts s'exerçait à marier des notes, il lâchait aussitôt les touches pour se retourner vivement et projeter en avant, par jeu, des bras de faucheux.

Franc-Nohain passait ses journées à L'Écho de Paris dont il était secrétaire général. Nous rapportions de nos séjours auprès de Madeleine Franc-Nohain de gracieux pastels.

Un de ceux que nous possédons représente une jeune fille en robe bleue sur une chaise-longue, cheveux noués d'un ruban, décor de parc: Ève ne se reconnaît plus dans cette esquisse, - un autre: deux enfants sur une pelouse, et celui-ci, touchant, montre un petit garçon alité au creux d'un oreiller : c'est Claude auquel Jaboune fait la lecture.

Une des demeures des Franc-Nohain, près de Pontoise, avait appartenu à Paul de Kock. Un jour, une grande armoire s'ouvrit soudain, lasse d'être close. Elle était pleine de robes et de colifichets à la mode de 1880, robes de ville ou de soirée à falbalas, point trop fanées, qui avaient paré au temps de sa jeunesse, la femme de l'auteur. La journée se passa à essayer ces jolies robes.

Franc-Nohain, serviable, présenta une traduction d'Ève à L'Écho de Paris où elle collabora pendant près de vingt-cinq ans, jusqu'à la disparition du journal. Elle y fit la connaissance du directeur littéraire Charles Foley qui l'encouragea à écrire des romans personnels: ils parurent à L'Écho de Paris ainsi que ses traductions de l'anglais. Henry Simond, bien gardé par un chien énorme, se figeait aux demandes d'augmentation.

Dans son appartement de la rue Ballu et dans sa coquette maison d'Andrésy où les murs se paraient des belles gravures de Méryon, Charles Foley recevait ses amis écrivains et compositeurs: Jean d'Esme à ses débuts et sa femme, la comtesse d'Esménard, Pierre Ladoué, critique d'art très cordial, Henri de Montfort, Francisque Darcieux, Bellecour et Fiévet, Max Fischer. L'auteur de Au Téléphone, dont l'esprit est le plus malicieux du monde, écrit, en ce moment ses mémoires; nous y trouverons de savoureuses anecdotes sur les uns et les autres.

Nous donnions au Gaulois chroniques et traductions. Le directeur littéraire Lucien Corpechot nous recevait amicalement. Parfois, dans les couloirs, passait Arthur Meyer, falot, suivi de son caniche blanc.

Dans ses mémoires, Corpechot fait de son directeur un amusant portrait, évoque le duel où par un geste d'effroi M. Meyer écarta de la main l'épée de son adversaire, incorrection qui lui sauva la vie mais le disqualifia et que seule, disait-il, «une guerre pourrait faire oublier».

Arthur Meyer épousa une jeune fille de l'aristocratie Mlle de Turenne, dont il eut deux enfants.

Aux Annales Politiques et Littéraires, Adolphe Brisson souriait dans sa barbe grise; Yvonne Sarcey, «tante Yvonne» organisait des conférences pour gens du monde désireux de s'instruire en s'amusant. D'illustres académiciens s'y firent entendre, le sujet s'agrémentait d'auditions d'artistes connus, de chants et de danses. Le succès récompensa cette innovation. Pierre Brisson, dans son recueil de souvenirs, fait revivre le salon de ses parents d'une plume alerte.

Un peu avant la guerre de 1914, les Brisson donnèrent, au moment des roses, une grande fête à la Malmaison. Myriam Harry, sous des voiles gris, piqués de mandarines, accompagnait Jules Lemaître dont elle était l'Égérie, et auquel, plus tard, elle devait consacrer une grande étude. Le Journal des Débats, où Ève donna plusieurs traductions, occupait une très vieille demeure rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois. Dans cette rue provinciale, le silence n'est troublé que par le bruit des cloches. Antoine Albalat, auteur de L'Art d'Écrire, recevait ses auteurs et de même qu'Etienne de Nalêche, le directeur, prenait connaissance des manuscrits.

A L'Ami du Peuple, de Coty, nous étions accueillies par René Giron, très bienveillant confrère ou par le directeur : Martin-Mamy. Au Petit Journal, qui nous publia des contes, nous allions voir Mme Gaston Chérau (Hélène Valentin), auteur des Contes couleur du temps. Mme Chérau dirigeait la «Mode» du Petit Journal.

En 1907, Paul et Victor signaient encore ensemble, mais écrivaient isolément, le conte ou l'article hebdomadaire pour Le Journal, La Dépêche et La Prensa. Leur collaboration n'avait été vraiment étroite que dans l'œuvre en quatre volumes qui montre, sous une forme romancée la guerre de 1870 : là, ils s'appuyaient sur des textes. Pour les œuvres d'imagination, leur tempérament s'était révélé trop différent.

Lorsque Victor décida de s'orienter vers la politique et se porta candidat au poste de sénateur dans la Meurthe, notre père craignit d'être entraîné à signer des articles de politique qu'il eût peut-être désapprouvés et il en prit prétexte pour rompre une collaboration qui, en fait, n'existait plus que de nom.

Victor Margueritte
Victor vint trouver son frère à Antibes pour s'entendre avec lui et notre père nous écrivit: «Après six semaines de vie électorale, Victor a reconnu que je ne pouvais être à la remorque de sa vie nouvelle, il a compris combien ma présence d'homme de lettres à ses côtés eut été illusoire et sans raison d'être. et il en a convenu amicalement... Il m'a dit alors qu'il me demandait comme un service de le laisser signer seul Prostituée en journal et en librairie.

«Je lui ai demandé réflexion en lui objectant que nous avions convenu que Vanité et Prostituée se faisaient pendant comme travail, que j'avais des raisons de désirer signer son livre, comme il avait signé le mien. Il a beaucoup insisté.

«Si tu me laisses signer seul Prostituée, j'ai à montrer un gros livre qui, avec ses défauts, est cependant quelque chose d'important.»

Devant cette raison fraternelle, j'ai dit que je consentais. Il a paru content.

«Voilà comment cela s'est passé, très bien de part et d'autre, mieux que je ne pouvais l'espérer... Je ne désire qu'une chose: c'est que maintenant, débarrassé de ces questions irritantes, notre affection n'ait plus que de la confiance et de l'amitié réciproque.»

Paul et Victor avaient documenté ensemble Prostituée, poussant la conscience jusqu'à visiter, accompagné d'un directeur de la Police: M. Badin, les principales maisons hospitalières de la capitale. Ils avaient longuement parlé de ce roman. Et pour Femmes Nouvelles, ils avaient, avec Masson-Forestier, visité à Rouen, des ateliers et des chantiers, qui leur montrèrent «à nu l'enfer du travail».

Pour documenter leurs grands livres militaires d'Une Époque, ils avaient, pendant sept ans, compulsé des centaines de volumes, de brochures, de journaux, notant les plus infimes détails.

Pour son livre: La Flamme, où il étudie un cas de folie, notre père toujours précis, tint à interviewer des médecins aliénistes. A Villejuif, le docteur Toulouse, à Maison Blanche, le docteur Rogues de Fursac, auteur d'Un Mouvement mystique au Pays de Galles, et d'une étude sur la mentalité des régicides.

On n'aborde pas sans crainte, les grands psychiatres. Ayant eu l'occasion de dîner dans un banquet auprès du professeur Laignel-Lavastine, célèbre neurologue, auteur d'une Histoire de la Médecine, et directeur d'une maison de repos en province, l'une de nous demanda au maître s'il n'était pas tenté de classer les écrivains parmi les fous? Le docteur Lavastine répondit Ð sans doute plaisantait-il, Ð «qu'il les installerait volontiers dans une de ses annexes». Mais ceci n'est qu'une digression...

Victor ne fut pas nommé sénateur de la Meurthe. Il renonça à la politique et revint au métier des lettres où il devait, après la mort de notre père, connaître un étonnant succès de librairie, avec La Garçonne, œuvre vigoureuse, audacieuse pour l'époque, qui fut passionnément discutée, le scandale aidant.

Garçonne
La Garçonne fait scandale
Par contrecoup, Lucie se vit retourner par Le Journal, son roman La Chèvre folle qu'elle avait eu la satisfaction d'y voir accepté; le directeur estima que le nom des Margueritte n'était que trop mis en vedette.

La rupture de la collaboration détermina un changement de domicile. Un de plus! Victor demeura rue de Passy, Paul s'installa avec sa compagne villa Beauséjour, dans une isba qui provenait de l'Exposition de 1889. Les chambres étaient au premier étage. La nôtre parait ses murs d'une cretonne rose ornée de guirlandes et d'amours. Les becs Auer étaient encore utilisés.

Les pièces de réception: grand salon, salon plus petit tapissé d'un damas jaune bouton d'or, et salle à manger aux tentures réséda, s'ouvraient au rez-de-chaussée sur un petit jardin en pente où myosotis et giroflées s'alignaient en cordon à l'ombre d'un marronnier. Une isba minuscule abritait les fauteuils de toile et les outils du jardinier. Ce jardin enchanta Turiri, le gros angora blanc; les deux chiens colleys s'y prélassaient.

Notre père fit du grand salon son cabinet de travail. Quatre dessus de porte, dus au pinceau d'Anquetin, représentaient nymphes et satyres. Devant la fenêtre, une longue table Louis XV, Paul et Victor y avaient travaillé ensemble, chacun à une extrémité, Paul y écrirait désormais seul, à sa guise. La villa n'était pas seulement, dans toutes ses pièces, ornée de meubles anciens, elle était bien montée: cuisinière, femme de chambre, et un domestique jardinier qui s'occupait aussi du cheval; promenade au Bois le matin, souvent en compagnie du peintre Anquetin, notre voisin.

La villa Beauséjour aurait dû être un Paradis, mais l'humeur de la maîtresse de maison, une grande nerveuse, l'assombrissait considérablement. Sa jalousie à notre égard se manifestait à tout instant: nous avions le tort d'être là.

Lorsqu'il s'était installé boulevard Beauséjour, Paul Margueritte avait affiché sa liaison avec le plus grand soin et le plus grand éclat. Très conjugal dans l'irrégularité, il avait prié ses amis de considérer sa compagne comme la véritable Mme Paul Margueritte.

Paul Margueritte
Paul Margueritte

Chacun pensait: «Bon, ça y est, Paul est heureux!» Il ne l'était déjà plus guère. Il souhaitait éperdument un enfant. Elle le lui refusa. Sûre d'être aimée quand même: les vrais amoureux rassurent trop, Ð elle ne se mettait plus en frais pour lui. Pour le moindre méfait d'une domestique ou parce qu'une de ses sœurs, estimait-elle, lui avait manqué d'égards, parce qu'en sortant du bain, nous avions laissé tomber quelques gouttes d'eau sur le carré de liège, pour un lait de poule servi tiède ou un zabaglione qui ne moussait pas assez, Ð petites gâteries de cinq heures, prises dans sa chambre, Ð elle se ruait en trombe au cabinet de travail, brisait la trame du songe et condamnait le malheureux écrivain à écouter ses récriminations. Après quoi, elle se sentait mieux.

Un jour, il s'en trouva si mal qu'il tomba en syncope. «C'est ennuyeux, observa-t-elle en le ranimant, on ne peut rien te dire.»

Il se demandait comment il y tiendrait. Lorsqu'il en avait trop long sur le cœur, il nous engageait à aller l'attendre à l'entrée du Bois, et là, du moins, il s'épanchait.

Les distractions ne manquaient pas: soirées en ville, et «générales» à la Comédie-Française: Les Noces corinthiennes d'Anatole France, Primerose, de Flers et Caillavet, L'Énigme, de Paul Hervieu, et Amoureuse et Le Duel et Blanchette, Oiseaux de passage, et La Chance, de Capus et toutes les pièces de cette époque qui compte parmi ses auteurs: Courteline, Henri Bataille, François de Curel et Bernstein.

Lorsque la Duse vint à Paris, ce fut un événement. Notre père voulut que nous l'applaudissions, il loua une loge de quatre places. Crise de nerfs, boulevard Beauséjour, fureur... «Un plaisir que je partage n'est pas un plaisir pour moi!» Jules Renard, profond psychologue, n'a-t-il pas observé: «Il ne suffit pas d'être heureux, il faut encore que les autres ne le soient pas.»

CHAPITRE VIII
Mai 1908 : Lucie se marie, triste expérience qui lui inspirera: Le Singe et son Violon, œuvre mordante, spirituellement illustrée par Charles Martin. Elle a trouvé une occupation chez Laffitte: elle y dépouille journaux et revues anglais et américains et signale au directeur littéraire, Henri Barbusse, les articles qui méritent d'être traduits.

Barbusse est l'auteur de L'Enfer, ce livre terrible où, dans un hôtel, un curieux, par une fissure de la corniche, voit et décrit les ébats pratiqués dans la chambre voisine, et, c'est un séducteur. Il a de nombreuses admiratrices: celles qui viennent à lui espérant caser un manuscrit chez Laffitte, celles qui aimeraient à se faire consoler. Henri Barbusse les fascine de son regard vert, sollicite leurs confidences, et Pierre Laffitte, passant devant la porte de son bureau, l'entend dire à l'une de ses visiteuses: «Alors, vous n'êtes pas heureuse?»

Barbusse confia un jour à sa lectrice qu'il lui plairait d'assister à un cataclysme mondial dont il serait l'unique survivant.

Aux réceptions du boulevard Beauséjour, on parle beaucoup du prix Goncourt auquel aspirent tous les jeunes écrivains. Les premiers prix avaient été donnés à John Antoine Nau, à Léon Frapié, à Jean et Jérôme Tharaud, Miomandre, Farrère, Marius et Ary Leblond.

Notre père voyait souvent Gustave Geffroy, dont il nous conseilla de lire L'Apprentie et Cécile Pommier. Il avait de l'amitié pour Lucien Descaves, qu'il appelait «le hérisson bienveillant», et pour Léon Daudet dont il estimait le talent et le caractère. Mirbeau l'amusait par ses paradoxes.

Léon Hennique disait qu'il aurait voulu être explorateur ou peintre. Né à la Guadeloupe, dont son père était gouverneur, il en était parti de bonne heure. Les Antilles avaient inspiré à l'auteur de Minnie Brandon, le délicieux Peuf, histoire d'un petit blanc qui grandit parmi les créoles, les nègres et les Chinois.

Les recueils de vers ont encore des lecteurs, celui de Nicolette Hennique fut des mieux accueillis. Travail, promenades à cheval, soirées théâtrales et réunions d'amis composaient une vie bien remplie. Un dîner n'était pas comme aujourd'hui un luxe coûteux. Notre grand-mère qui nous recevait à déjeuner le dimanche joignait toujours à ses menus (entrée de poisson, rôti, croquettes) une terrine de foie gras au porto de chez Petit (prix 5 fr.) et la bombe aux marrons de Coquelin.

Les dîners boulevard Beauséjour mettaient les servantes sur les dents. La table se couvrait de fins cristaux, de fleurs, d'argenterie. Le lustre de cuivre hollandais versait sa douce lumière sur les robes décolletées.

Louis Barthou
Louis Barthou

Qui aurons-nous ce soir ? Des gens sérieux: Me Raymond Poincaré glacé, intimidant, Léon Bulot, esprit fin et caustique à qui notre père est reconnaissant d'avoir compris que les époux qui se détestent ne peuvent être contraints de cohabiter, Paul Painlevé, perdu dans de hautes spéculations, souvent distrait, Louis Barthou...

Ce grand politicien avait un petit talent de société qu'il devait à l'étonnante souplesse de ses jarrets; comme la grenouille à ressorts, accroupi, il bondissait à une hauteur prodigieuse... sans toutefois décrocher le lustre.

– Excellent entraînement à la politique, observait le maître de maison. Paul Hervieu, pince sans rire, alors que Barthou évoquait une mauvaise blague faite à sa belle-mère – laquelle était fort riche, Barthou lui avait annoncé que les fonds russes remontaient, – Paul Hervieu susurra: «Vous croyez donc aux morts subites?»

colette
Colette
Colette jouait alors au music-hall une pantomime, La Chair, avec Wague. Dans notre pensionnat de Neuilly, les Claudine passaient de main en main. Au théâtre, Willy se montrait encadré de Colette et de Polaire, toutes deux habillées de même et se ressemblant. Les Nouvelles Littéraires ont donné récemment de ce trio, vu par Sem, un amusant croquis.

Colette vint chez nous, en robe montante, coiffée d'un turban bariolé. Elle parla peu, juste assez pour nous permettre de savourer un accent bourguignon qu'elle n'a jamais perdu.

Colette présidait l'Académie Goncourt. L'Académie Royale de Belgique tint à la compter parmi ses membres: et si l'on considère son rare talent ces hommages lui sont dus.

Marcel Prévost regardait les jeunes filles au corsage, ses mains, indiscrètement, modelaient les rotondités dont ses regards supputaient la maturité.

L'auteur des Demi-Vierges, roman à clef, œuvre également commentée dans les pensionnats, et des Lettres à Françoise, nous conseilla le mot qui fait image, satisfait d'avoir découvert qu'une patte de chien sur le trottoir humide imprime la forme d'un trèfle.

Marcel Prévost redoutait les parfums. Il fallut un soir défleurir la table où les petits lézards en verre de Venise portaient mimosas et violettes.

Le futur académicien recevait le dimanche dans un hôtel de la rue Vineuse. Le rez-de-chaussée ouvrait sur un jardin où l'on se tenait en été. La femme de l'écrivain proclamait la nécessité d'être premier en tout, et notamment dans les lettres. «Il faut tenir la tête du peloton, disait-elle, sinon, cela ne vaut pas la peine.»

Notre ami Maurice Dumoulin, secrétaire de rédaction au Temps, cousin de Saint-Georges de Bouhélier (l'auteur du Carnaval des Enfants) et apparenté aux Viardot, avait aux Mureaux une propriété où il passait ses vacances avec sa femme et sa fille Simone. Sur le conseil de Dumoulin, Ève traduisit le piquant recueil d'anecdotes d'Anthony North-Peat (1828-1870): Paris sous le Second Empire, journal d'un Anglais à Paris.

Les conférences de notre ami aux Annales étaient appréciées, chacune de ses études: M. et Mme Favart, Les Ancêtres d'Alfred de Musset, fut une œuvre de valeur.

Paul Géraldy nous donna un soir la primeur des vers de Toi et Moi. Son amie Germaine Lubin l'accompagnait. Isadora Duncan, en tunique et voiles blancs, sur la musique de Beethoven ou de Chopin, recomposait au théâtre les danses grecques. Suzanne Desprès et Lugné Po‘ l'amenèrent chez nous. Elle portait ce soir-là un fourreau de velours violet, dans lequel elle ondoyait avec grâce. Notre père, par discrétion, n'osa la prier de danser. «J'aimerais que vous me fassiez un petit enfant, dit-elle au maître de maison.» Elle avait exprimé le même désir à Anatole France.

Ð Quel magnifique enfant, maître, nous pourrions avoir. Ð Madame, répondit l'auteur du Lys Rouge, il n'est pas dit que ce rejeton serait magnifique, car il pourrait me ressembler... et avoir votre esprit.»

Isadora Duncan
Isadora Duncan
Isadora Duncan avait eu de l'Américain Singer, une fille et un garçon. Eile eut la douleur de les perdre, noyés par un chauffeur ivre qui précipita l'auto dans la Seine. lsadora Duncan devait, elle aussi, périr en auto: un pan de sa longue écharpe se prit dans une des roues et l'étrangla. Le progrès moderne, les accidents qui en résultaient faisaient dire à Élémir Bourges : «Si l'on vous disait qu'à la porte de Paris, un minotaure dévore hommes, femmes, enfants, toute la jeunesse s'unirait pour l'abattre. Et vous pratiquez joyeusement l'automobile qui fait tous les jours des victimes.»

Que dirait aujourd'hui Élémir Bourges!

Jean Vignaud donnait son premier roman: La Terre ensorcelée, dont il fut question pour le Prix Goncourt.

Directeur littéraire et critique au Petit Parisien, Vignaud mènera de front sa double vie de journaliste et d'écrivain. Sa femme, Bruno Ruby, est une romancière estimée.

Marius et Ary Leblond, Edmond Jaloux, Francis de Miomandre, Jean et Jérôme Tharaud - qui venaient de publier Dingley, écrit deux fois, rare conscience, Émile Nolly, auteur de La Barque annamite ainsi que les poètes Alfred Droin et André Foulon de Vaulx, et Louis Pergaud, auteur du Roman de Miraut qui montre une si grande connaissance de l'âme des chiens, et Gaston Roupnel, auteur du savoureux Nono, connaissaient le chemin de notre maison.

Émile Nolly (capitaine Détanger dans l'Infanterie coloniale), envoyé au Maroc en 1911, avait participé à la prise de Fez et défilé en tête de ses noirs dans les ruelles de Salé. «Comme nos clairons sonnaient joyeusement il y a quatre jours, sous les remparts du nid à forbans!» nous écrit-il.

Pierre Mille nous charmait par ses anecdotes.

Judith Gautier nous parlait de la vieille Chine où elle n'était jamais allée, mais qu'elle décrit en visionnaire dans le Dragon impérial.

J. H. Rosny aîné projetait des lueurs géniales sur cette époque incertaine de la préhistoire qu'il a si étonnamment reconstituée dans Vamireh. Jusqu'à la fin de sa vie, il resta alerte de corps et d'esprit, s'imposant un quart d'heure de gymnastique tous les matins pour entretenir la souplesse de ses muscles, comme il entretenait par un labeur assidu, les rouages de son cerveau. «II faut travailler, disait-il, travailler tous les jours et ne pas trop croire à l'inspiration.»

Le sentiment qu'il avait de la brièveté de la vie, de la déchéance physique, le regret de sa jeunesse, l'idée de la mort attristaient Rosny profondément.

Mme Rosny était très bonne, très belle aussi, avec des yeux splendides. Pour le petit-fils de son mari: Borel-Rosny, elle fut une grande amie compréhensive.

Jules Huret, journaliste de grande classe, se distinguait par ses enquêtes sur l'Argentine et sur l'Amérique du Nord.

Edouard Estaunié parlait peu. Nous avions lu ses livres d'une haute spiritualité: Le Ferment, Les Choses voient, L'Ascension de M. Baslèvre.

A cette époque, Marcelle Tinayre se classait haut par son roman La Maison du Péché, Gabrielle Réval, avec La Bachelière en Pologne soutenait le succès des Sévriennes, où elle avait fait œuvre de féministe, de même que Camille Marbo dans La Statue voilée.

De Myriam Harry, tout le monde avait lu ce roman captivant: La petite Fille de Jérusalem. Myriam Harry avait épousé le sculpteur animalier Perrault Harry, et la fille de Jérusalem s'étonnait que le destin l'eut amenée de si loin pour créer son foyer en France. Les Berthelot étaient des amis de vieille date.

Philippe Berthelot

Philippe Berthelot à Washington
entre Jean Jules Jusserand (à gauche) et Aristide Briand (à droite).
Au Lycée Henri IV, Philippe s'était lié avec Victor, sans doute par l'amour des beaux vers, ils avaient plaisir à s'en réciter. Leurs camarades Léon Daudet et Georges Hugo avec eux inventaient maintes facéties, s'amusaient à tirer à minuit les cordons de sonnette ou, d'un vieux fiacre cahotant, bombardaient d'œufs l'agent de service.

Lorsque Victor, un peu plus tard, spahi en Algérie, vint en congé, Philippe admira fort son uniforme et Victor, adoptant le veston pour aller faire ses frasques, Philippe se para du burnous rouge et, superbement botté, s'exhiba dans les brasseries où il eut le plus vif succès. Il en revint grisé, tard dans la nuit. Victor, revenu avant lui à l'hôtel, s'inquiétait de la disparition de son uniforme.

«Mon cher, lui dit Philippe, je viens de trouver ma vocation, je serai maréchal des logis de spahis.»

Nous tenons cette anecdote d'Auguste Bréal qui l'a contée dans ses souvenirs.

Les yeux clairs de Philippe Berthelot intimidaient. Il était réservé: une pudeur orgueilleuse masquait sa sensibilité, il avait aussi le souci de tenir à distance, pour mieux garder les secrets d'État.

Philippe estimait les hommes à leur juste valeur et, généralement, les estimait peu. Les gens supérieurs sont rares, les sots y gagnent d'arriver à leurs fins, en dépit de leur insuffisance. «Il sait si bien ramper», disait Philippe d'un médiocre auquel il donnait de l'avancement. Il aimait aussi à redire ce mot d'un homme d'esprit: «Appuyons-nous solidement sur les principes, ils finiront bien par céder.» (attribué à Clémenceau ?)

Sa voix se faisait coupante pour asséner des jugements péremptoires, mais il savait défendre ses amis et les servir.

Les diplomates, les hommes d'État ont de la mémoire, c'est pour eux une nécessité; celle de Philippe était fabuleuse : dans un tournoi avec Jean Moréas, il l'emporta sur le poète grec, en récitant d'un trait, par cœur, deux mille cinq cents vers.

Tout jeunes, à l'époque du Symbolisme, Philippe et son frère Daniel s'étaient amusés à composer un sonnet sur les rimes en omphe. Lorsqu'ils en firent l'aveu à José-Maria de Hérédia, l'auteur des Trophées répondit: «Des rimes en omphe, il n'y en a pas.»

Philippe sortit un feuillet de sa poche et montra le sonnet. Hérédia apprit ainsi que Gomphe est une ville de Thessalie, que le gromphe est un scarabée noir de l'Égypte, que le terme chrysogomphe désigne une cassette dont les charnières sont en or et que le romphe est une fleur en forme de coupole.

Philippe Berthelot dormait peu: quatre heures de repos lui suffisaient. «Quand j'étais enfant, disait-il, ma mère en se penchant sur mon berceau me vit toujours les yeux ouverts.»

Secrétaire général des Affaires Étrangères, il arrivait le premier au Ministère pour dépouiller le courrier.

Philippe Berthelot
Philippe Berthelot (1866-1934)

«La volonté peut tout, assurait-il»; et il en donnait ce témoignage.

«En 1900, j'étais en Chine. Le pays dégageait une odeur assez pénible pour un Occidental. Hé bien, pour m'éviter d'en souffrir, j'avais décidé de ne pas la sentir. Et j'ai parcouru, pendant deux ans, l'Empire le plus malodorant du monde sans être gêné par ce que je refusais d'éprouver.»

Il avait le lait en horreur : pour vaincre ce dégoût, il se contraignit pendant semaines à boire tous les matins un bol de lait son estomac refusait. Au vingtième jour, il triompha.

Une fois, cependant…

Ève avait accompagné les Berthelot en Sicile. Ils embarquèrent sur un petit bateau inconfortable qui effectue de nuit la traversée de Naples à Palerme. «On n'est malade que si on le veut bien, décréta Philippe au départ. C'est une question de volonté.»

Le lendemain, les trois voyageurs n'avaient rien à s'envier: même pâleur accusatrice.

– Et la volonté, cher Philippe?

– Elle a ses défaillances.

Daniel Berthelot, très secret, parlait peu, c'était un être noble et bon, d'une rare délicatesse. Dans ses causeries en Sorbonne, ce grand savant, plein de tact, savait mettre à la portée des profanes les thèmes les plus arides; avec lui, tout devenait clair, accessible, amusant. Il écrivait ses conférences, les apprenait par creur et l'on avait l'impression qu'il improvisait.

Très malade, se sachant condamné, Daniel trouva la force de noter minute par minute, ses impressions douloureuses, jusqu'à ce que le crayon tombât de sa main.

René Boylesve occupait dans un jardin de la rue des Vignes, une villa construite par les Morse, ses beaux-parents, qui avaient leur hôtel dans le même parc; une salle de théâtre agrémentait cette demeure où se donnèrent d'aimables représentations. Ce théâtre est devenu une salle de cinéma. Le morcèlement du parc inspira à Boylesve son Jardin détruit.

Georges Lecomte et notre père avaient, en art, les mêmes admirations: Manet, Rodin, Carrière, et la même bonté généreuse à l'égard des jeunes. Georges Lecomte avait écrit les Cartons verts, excellente satire des milieux administratifs, il était des familiers du «Grenier» et ami de Daudet, donc tout désigné pour entrer à l'Académie Goncourt.

L'Académie Française dont il est aujourd'hui le Secrétaire perpétuel, le disputa à l'autre Académie.

Mme Georges Lecomte, une femme de cœur, avait beaucoup de charme. Hélène, Marcel, ses deux aînés étaient nos amis; Marcel tomba sous les balles ennemies en 1915. Leur cadet, Claude Morgan, a créé à la Libération, en 1945, un hebdomadaire littéraire: Les Lettres Françaises.

Pierre Villetard, un de nos meilleurs romanciers avait publié: Monsieur et Madame Bille dont on admirait fort l'étude des caractères creusée en profondeur. On parlait aussi, non sans éloges, de Didier Flaboche, d'Alexandre Arnoux.

Nous rencontrions Arnoux chez M. et Mme Jules Sageret dont le salon avenue de Breteuil était accueillant. Jules Sageret nous a laissé de délicieux livres de nature. Les Sageret avaient fondé un groupement: Les Compagnons de l'Intelligence dont ils s'occupaient activement.

Gabriel Voisin, un de ceux qui donnèrent à l'avion son essor définitif, vit le 13 janvier 1908, accomplir par Farman, sur un de ses biplans, le premier vol en circuit fermé. Sur le champ d'Issy-les-Moulineaux, un médaillon porte le portrait des frères Voisin.

Gabriel Voisin
Gabriel Voisin (à droite) et Henry Farman
Gabriel Voisin qui venait de recevoir, à cette époque. le prix Osiris, est une figure parisienne bien connue: visage maigre et ardent, yeux bleus d'acier; sa franchise donne à son langage une couleur savoureuse. Ses conceptions sont neuves, grandioses, parfois géniales. De telles conceptions ne s'imposent pas d'emblée, on ne les fait admettre qu'au prix d'une lutte opiniâtre. Il lutte, il luttera toujours sans répit. Cet inventeur, ce merveilleux technicien, est peintre et écrivain quand il en a le loisir. Ses souvenirs d'enfance publiés récemment dans La Revue de Paris, ses toiles : paysages et fleurs, témoignent qu'on peut allier les dons d'un artiste sensible à la compréhension des sciences les plus précises.
Ces pages sont extraites du livre Deux frères, deux sœurs d'Ève et Lucie Paul-Margueritte, filles et nièces des écrivains Paul et Victor Margueritte. Cet ouvrage autoédité par Lucie, en 1951, est un intéressant témoignage sur la vie à Bourron-Marlotte entre 1900 et 1940, époque aujourd'hui révolue.

Marlotte
Entrée de Marlotte

Sources et Pages à visiter :

Les Amis de Bourron-Marlotte (ABM)
Site officiel
Amédée Besnus: Murger à Marlotte

 
 
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