ROLAND MORENO
(1945-2012)
Génie de la Bidouille



Roland Moreno est l'un des êtres les plus inventifs, les plus attachants, les plus drôles de notre époque. Sans l'avoir connu, il m'est arrivé de l'apercevoir, de le côtoyer dans la rue, de dîner à une table proche de la sienne.

Il avait une telle présence, une telle verve, un rire tellement chaleureux et communicatif que je n'ai jamais osé l'aborder, lui parler ! Et qu'aurais-je pu dire à ce funambule de la pensée, à ce Seigneur de l'esprit, à ce génie de la bidouille ?

Comme Nikola Tesla, un siècle avant lui, Roland Moreno a transformé notre vie. Il nous a quittés, sur la pointe des pieds, souriant, dans un dernier éclat de rire.

L'inventeur avait des attaches dans notre village. Il venait volontiers bidouiller dans l'atelier d'un autre bidouilleur de ses amis, jadis dessinateur de Fernand Pouillon, reconverti en peintre animalier. (Spécialiste des araignées et de leurs toiles !)

Après une brève promenade en forêt, Moreno aimait à parler de physique appliquée avec Costa de Beauregard ou écouter de la musique grégorienne chez un ancien curé (défroqué). «Olivier Costa de Beauregard.»

C'est ici, à Bourron-Marlotte qu'il mit au point sa « machine à peindre aléatoire » qu'il baptisa « Alibotron », un clin d'œil à Aliboron, l'âne de Buridan.

Sans doute cet appareil rejoindra-t-il au Musée Paul Bédu de Milly-la-Forêt, le célèbre Coucher de soleil sur l'Adriatique peint avec la complicité de Dorgelès, par Raphaël Boronali !

Je pirate, ci-après, pour la bonne bouche, quelques pages de TBA, son ouvrage-culte, pages que n'aurait pas reniées Isidore Isou, le pape du lettrisme ! (Marc Schweizer mai 2012)


CHAPITRE 7

Problématique des papiers, mystère de l'Identité

« Quand Staline déclarait la chasse à l'ours ouverte,
les lapins prenaient le chemin de l'exil.
Car, s'ils n'étaient pas des ours,
ils n'avaient aucun papier pour le prouver ».

Cavanna
Monologue intérieur
Ponctuation, orthographe et présentation conformes au texte original
Tututtt ! Tchoutchou ! Rémi donne un bonbon à Jean-Paul La ma-man de Ré-mi est très bonne et très gen-tille avec son pe-tit gar-çon qu'elle ai-me bo-coup Ré-mi ai-me sa ma-man Pourquoi di-sent-ils donc que je suis mort, que je suis fou ? (Ça me rappelle Guimard et Sautet)

Moi seul, seul, sais si je pense correctement, et je sais que je ne suis pas mort En tous cas, je sais que je pense J'ai conscience Je suis conscient Ça fait ffrrrrr dans ma ptite tête. C'est à ça qu'on doit reconnaître si on est vivant ou décédé Mort ou vif, comme ils disent sur les affiches de luckyluque : WANTED ! ! !

Papiers s'il vous plaît : vé-ri-fi-ca-tion d'identité Didentité Véé, rii, fii, caa, tion Vérification Vérificatsion !

Vrifcationdidentité ! J'ai conscience qu'un flic me demande mes papiers

"Papiers" ! pour une vrif-cation Une vrfcationdidentité Y veut vrifier Vrifier que jsuis.... Même pas vrfier que jsuis moi Y veut vrfier Y dit qu'y veut vrifier Vrfier mon i-dentité Mon identité = moi

Moi, c'est ce qu'il y a d'écrit sur le papier plastifé que je porte sur le poumon droit Sur mon poumon droit Mon poumon à moi, dans ma poche à moi de ma veste à MOI

Moi, qui suis le type à qui on demande de montrer ses papiers au pluriel, afin de prouver, lui, qu'il en a bien, des papiers au pluriel

Parce que s'il en a pas, le type, des papiers, ça barde

On l'emmène au co-mmissariat afin de vrfier son identité Afin de l'identifier Car il faut absolu-ment savoir qui quelqu'un est Sinon, on peut tout supposer, et on n'a aucune raison de le croire quand il déclare : "Je m'appelle Edgar Morneplaine, j'ai 29 ans, et je suis né à Saumur (Loire-Atlantique)" Alors, pendant tout le temps où on le mettra en prison et où on lui fera son procès pour vagabondage (va-ga-bondage), on ne saura même pas comment l'appeler, ni qui on condamne-ra, ni même qui on libérera

C'est pour ça qu'il faut absolument vrfier lidentité de ceux qui, comme moi, ont l'air louche

Si j'ai pas de papiers, on me considère comme un va ga bond, et on me punit comme tel Non pas parce que je n'ai pas de papiers, ça serait trop dégueulasse, mais parce que je ne coopère pas avec eux. C'est pas vrai, disent-ils, tu t'appelles pas Edgar Morneplaine, le seul que nous ayons en fiche est mort quinquagénaire en Algérie, et il était né à Bourron-Marlotte (Seine-et-Marne) Comment que tu t'appelles de ton vrai nom, et où k't'es né ?

« Je m'appelle Edgar Morneplaine, j'ai 29 ans, et je suis né dans le XVIIIe, clinique Beausoleil »

C'est pas vrai !

Et comme on peut pas encore comparer la photo du gars avec les trois milliards de photos d'iden-tités mises en fiches dans cette putain de vallée de larmes, pas moyen de lui attribuer un nom, des prénoms, date et lieu de naissance, signes particuliers, numéro matricule, et le toutim

Alors s'il s'obstine, le type, ça fait "outrage à agents et à magistrats dans l'exercice de leurs fonctions" Sur la Costa Brava, ou dans un urinoir public, ou au claque sur une dame qui vit de sa tendresse, ça coûte moins cher Mais dans l'exercice de leurs fonctions, alors là c'est différent Et si y s'obstine encore, ça fait qu'on l'emmène dans un endroit spécialisé, après qu'un expert l'ait déclaré "schizophrène latent, apparemment irresponsable mais sans danger d'accès violents"

Et si, quand je vis, je rêvais ? Ça en serait un drôle de rêve

Et comme les rêves, il paraît que c'est court, ça serait un rêve qui se passe entre le quarante-sixième et le quarante-septième ding de mon réveil qui sonne en faisant ddrrrrinnng, pour que je me lève et que j'aille à l'école, ou passer mon bac, ou passer mon deuxième bac, ou partir en va-cances, ou aller au boulot, ou partir aux îles Fidji ?

Alors comme ça dure, se dit le vagabond qu'on frappe pour qu'il avoue comment il s'appelle, où il est né, son numéro national d'identité Je suis fou je suis fou

Ce qui est difficile, c'est de pouvoir déverser sur les autres, sous une forme abordable, ce qu'on se dit tous les jours dans sa ptite tête Car il est bien évident que c'est ça, qu'on a à dire

On peut le dire à sa femme (qui ne rêve que de ça), à son psychothérapeute (qui n'en peut mais), à son directeur de conscience (qui comprend de travers), à son confesseur (qui jouera à vous punir), à son bout de papier mais pour la Communication c'est pas ça

Ou alors il faut improviser, mais depuis qu'ils ont inventé la psychanalyse, on ne sait jamais s'ils ne vont pas profiter d'une virgule mal placée pour vous transformer en un cas clinique, passion-nant peut-être mais autre

Nous sommes tous des cas cliniques allemands

Et, de toute façon, comment les mots, misérables chaînes de caractères, pourraient-ils servir à véhiculer les soliloques de la conscience ! C'est comme si on voulait faire une déclaration d'amour en morse (Ou en gwBasic)

Sans vouloir jouer les puristes, on peut demander - et je demande : mais les nuances (!), où sont les nuances, qu'est-ce qu'on en fait des nuances ? Les "nuances" de la sensation, de la perception, les subtilités de la conscience, - si-j'ose-dire ?

J'ai décidé que tant qu'on n'aurait pas inventé la télépathie il faudrait renoncer à communiquer

En attendant, on est très seuls

Il faudra décortiquer un mec, brancher sur tous les points de sa ptite tête où il passe du cou-rant, des fils électriques, et les faire rentrer dans une machine placée au centre de la terre - par exemple à Saumur - de façon à ce que tout le monde puisse se brancher dessus si il veut

Mais le problème, c'est que la conscience ce n'est pas, ce n'est pas un haut-parleur : donc il n'y a pas dans notre tête UN FIL qui va à un haut-parleur/conscience, mais plein de fils qui vont dans tous les sens et, pour une raison que je ne m'explique pas, nous sommes conscients

Ya pas de centre

Un centre, un truc, un endroit où tout converge et qui fait qu'on entend la musique, qu'on voit la ligne jaune, la 2 CV qu'on veut doubler, le motard dans le rétro, le cendrier trop plein, le pare-brise qu'est sale, l'essuie-glace qui tressaute, le soleil qui se couche, la pluie qui s'annonce, et on a un peu trop chaud, et envie de fumer, et des fourmis dans les jambes, et on a trop mangé, et on a une crotte de nez qu'on voudrait bien extraire, et on regrette nos quinze ans, et on a peur parce que les pneus sont lisses, et on se demande comment on va finir le mois, et on espère voir une station d'essence à l'horizon, et on a sommeil, et on a le cafard !

Et tout ça constitue l'enchevêtrement le plus serré qu'on puisse imaginer : non pas un fil rouge, et un fil bleu, et un fil vert, et un fil vert clair, et un fil noir, et un fil bleu marine, et un fil jaune citron, mais trois millivolts de 2 CV, 5 millivolts de trop chaud, 1/2 millivolt de fourmis, 0,52 milli-volts d'envie de doubler, 10 millivolts de pneus lisses, trois mégahertz de cafard

Alors vous pensez si ils me font marrer, les minables fieffés connards qui essaient d'intéresser le monde à leur vidéophone en couleurs, permettant de parler à un gars tout en voyant sa tête - en couleurs - pendant qu'il vous répond ! hi-fi + télévision SECAM, le degré 0,01 de la communica-tion, l'imposture magistrale, le comble du modernisme, la honte de la pensée Drrrrinnng

Un coup de crosse sur la tempe, un coup de poing dans le dos, en route pour le bloc, on va t'ap-prendre, mon lascar, à vagabonder dans notre beau pays sans papiers et avec les cheveux longs

Et sale avec ça ! Fainéant ! Parasite ! Un coup de balai, et débarrassez-nous de cette vermine

Savez-vous que les tubes en polychlorure de vinyle stratifié représentent un marché en pleine expansion... Nous en importons l'équivalent de 26 millions de dollars, pour une consommation na-tionale qu'on a pu évaluer à plus de septante millions (HT), alors même qu'on s'attend à une aug-mentation encore très sensible de la demande intérieure dans ce secteur

Si vous voulez mon conseil, investissez, mon cher, investissez dans le tube PVC, vous ne le regretterez pas Les tubes sont en période de profonde mutation, et c'est le moment de saisir la balle au bond D'autant que la matière première ne coûte pratiquement rien !

Moi, si j'avais vos capitaux ?

Monsieur le Ministre, Monsieur le Préfet, Mesdames, Messieurs

La lutte contre les trafiquants de devises est à l'ordre du jour : faut ce qu'il faut Et surtout ne jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau L'assassinat de cet ambassadeur allemand au Guatemala, quelle chose ignoble D'autant qu'il n'y était absolument pour rien

J'ai entendu dire qu'il avait une femme et plusieurs enfants Et il n'a jamais fait dans le nazisme ! Il paraît qu'il était très doux et que c'était un homme d'honneur, très discret Mon mari a entendu ça au poste Et à la télé, ils ont dit exactement pareil Vous pensez !

À chaque fois, à chaque fois que j'arrive à ce carrefour, le feu est rouge Et pourtant je ne pars jamais au même instant par rapport à l'horloge que constitue ce feu, et il n'y en a aucun autre entre mon point de départ et lui C'est tout de même incroyable

Il y en a que ça laisse froids, moi ça me rend peu à peu paranoïaque, parce que avec tout c'est pareil : la queue à la poste (« the other line goes faster », selon François), la panne d'essence quand je suis à trois kilomètres d'une pompe, les factures quand je n'ai plus un sou, les boutons de manchettes disparus quand je suis pressé, les gens qui ne viennent pas quand je me sens seul et qui viennent quand j'arrive à foutre une nana dans mon pieu, et puis les feux rouges, tous les autres feux rouges, l'ensemble des feux rouges terrestres, et leurs complices sens interdits

Et pourtant, pourtant, je ne pourrais pas citer une personne parmi toutes mes connaissances qui ait seulement remarqué ce phénomène - ce qui tendrait à prouver que j'en suis seul victime - alors que moi je deviens peu à peu fou, fou à lier, et que j'ai envie de conduire un tank pour passer quand même, pour brûler ce feu à toute vitesse, écrasant tout sur mon passage, à contre-sens. Et un jour, je le ferai, quand je serai grand

Alors on voudrait que je vote, que je fasse la queue pendant trois quarts d'heure à la mairie pour sentir au-dessus de moi l'inventeur du suffrage universel rigoler, rigoler follement tandis que je glisse mon enveloppe dans la caisse sous le regard grave du premier assesseur qui pense : "Celui-là, il aurait pu se raser pour venir faire son devoir électoral" J'ai beau avoir un sens aigu de la démocratie, je ne voterai que lorsque nous serons trois à pouvoir le faire : moi, et deux autres

La cellule où l'on m'a enfermé roule vite à travers les rues de la ville C'est comme un ventre, où je suis protégé des autres tant que quelque chose ne change pas J'ai peur des bruits insolites Si une situation change, tout peut arriver Anything can happen Happen contre moi, toujours contre moi, toujours me défendre, toujours subir parce qu'il est difficile de résister Tout est violent, quand ça change, il vaudrait mieux que rien ne change jamais, qu'on sache une fois pour toutes que rien ne changera, que la vie c'est ça

L'existence fixe, pour ne plus être attaqué; même si on s'ennuie Pour pas s'ennuyer, il faut mon-ter et descendre Or, dans monter-et-descendre, il y a descendre, avoir mal, se faire menacer Subir le chant des mecs dans Le crépuscule des dieux, et Sacha Distel sur France-Inter

Après le Top-50, il y les résultats complets des courses, et puis après le journal (accablant) de Patrice Bertin, et puis après du sport, et puis après Guy Lux, et puis après on passe sur Europe et Elkabbach, et Eve Ruggieri, et Blanc-Francard, et Micheline de Bozieu-Tucé

Alors autant mettre des disques, mais alors là on s'enfonce un peu plus, on entre encore plus dedans soi-même Et pour la santé mentale, c'est pas bon du tout

Ce qui serait formidable, ça serait de vivre l'instant précis où l'on s'endort quand on est fatigué à en mourir Dans Les choses de la vie, le type est tellement fatigué de son accident de bagnole qu'il en meurt, mais c'est de la fatigue et rien d'autre Ça doit être inouï de mourir dans ces conditions là, plutôt que de mourir d'une balle dans la nuque

Je suis SÛR que la douleur est absente de la mort, que la mort n'est qu'une explosion - boum - de la conscience, conscience d'être, que la mort c'est le nirvâna. Mais la mort par fatigue seule-ment, pas la mort subite, cela va de soi

Et puis la mort, c'est précisément l'instant où l'on sait que plus rien ne changera jamais plus C'est la sécurité totale, un utérus ultime, le recroquevillement dans les quatre dimensions à la fois

Ne plus craindre, ne plus être tripoté, ne plus subir la conscience, se reposer de la vie après toute une existence

Être lâche, comme ils disent, pour ne plus jamais l'être, mais ce n'est pas par lâcheté qu'on se suicide c'est par folie, et c'est par fatigue qu'on se laisse mourir

Soliloque halluciné…
…Face à ma confidente machine à écrire : rumination vengeresse après interpellation policière, un soir de 1971 (mobylette mal garée).
Facéties existentielles
Ma mère m'a raconté comme une anecdote plaisante, quand j'avais neuf ans, comment à ma naissance j'étais un bébé fort laid. Typique manifestation, selon elle, d'une certaine injustice immanente, puisque certains nouveau-nés trouvent la beauté en partage dès le premier jour ; ainsi le bébé de sa voisine de chambre à la maternité, une Turque restée dans le coma après son accouchement.

Ma mère trouvait ce petit splendide, et en tout cas plus beau que moi.

Un matin, elle s'aperçut que l'infirmière avait inversé, au retour du bain, les petits bracelets de tissu qui permettent de repérer les enfants... L'espace d'un instant, ma mère eut, dit-elle, la tentation de ne pas signaler l'incident.

Ce récit me plongea dans un paradoxe de style métaphysique, tel qu'on peut en vivre à l'âge de dix ans, et m'amena tout naturellement à me demander qui j'aurais été si j'avais été un autre... [ne jamais reculer devant les questions ultimes] Vivrais-je au fin fond de la Turquie ou bien entre Aboukir et Bonne-Nouvelle, à quelques mètres d'ici comme ouvrier turc de la fringue ?

Plutôt onirique, presque imaginaire, la situation rapportée par le récit maternel m'a tellement frappé que j'en ai toujours un souvenir parfaitement net. Me voilà en train de forcer certains rapprochements, de comprendre certaines manies.

Travestir son identité dans les jeux et les canulars (déguisement social), se demander sans cesse qui est sincère et qui ne l'est pas, ou bien qui est exactement qui, tout cela au travers des masques que la vie sociale impose et de l'opacité hermétique de notre boîte crânienne, etc. De l'usurpation d'identité à l'invention pure et simple de raisons sociales, d'activités, ou de noms ou de statuts, cela tourne décidément toujours autour de la notion d'identité.

Bien sûr comme dans toute situation de ce genre, et comme dans tous les rapprochements que, par exemple, la psychanalyse peut provoquer, l'effet d'une telle découverte sur la réalité est totalement nul. On met peut-être à jour un ressort profond de son fonctionnement, mais cela ne change rien ni à la vie, ni à la façon de s'y tenir ou même de la ressentir. Rien.

Encore ici l'incertitude sur l'identité ne se fonde-t-elle que sur une chaîne d'hypothèses : nurse hors du commun, distraite ou malveillante, circonstances particulières (malchance ou mauvaise humeur), mère indigne. Et, même dans l'hypothèse où toutes ces conditions se seraient conjuguées pour faire d'un Le Quesnoy un petit Groseille, au moins l'enfant existe-t-il : Malakoff plutôt que Chatou, la belle histoire !

Tandis qu'un autre cas de figure bien plus dévastateur et surtout mille fois mieux distribué donne vraiment de quoi gamberger. Qu'arrive-t-il en effet aux petits dont les parents divorcent prématurément, moins de quatre ou cinq ans par exemple, après la naissance de l'enfant ?

Je parierais pour ma part que la pire forme de doute s'insinue bien vite dans leur paysage mental.

Puisque les parents se séparent, c'est sans doute qu'une erreur les avait fait se rencontrer. L'erreur, ça n'arrive pas forcément. J'aurais donc pu ne pas naître. J'aurais pu ne pas exister ! Ma présence dans ce monde n'était pas obligatoire !

Et en principe, les adultes n'en font pas, des erreurs. Sérieux comme des papes, on devine que tous leurs efforts sont consacrés à n'en pas commettre. Ils n'auraient donc pas dû faire l'erreur de se croire faits l'un pour l'autre . Cuisante nuance : j'aurais dû ne pas exister, ou, ce qui revient au même, je n'aurais pas dû venir au monde.

Ils vivent dans une hantise de l'Erreur, qui - les obligeant à douter d'eux-mêmes - leur fait sentir ce que peut être le désespoir. Surtout, elle les rappelle lourdement aux impitoyables réalités du Temps. L'erreur ne serait pas autre chose qu'un stimulant intellectuel si l'Irréversibilité n'était pas absolue.

C'est pourquoi, les seules erreurs fréquentables sont celles qui voudront bien - tôt ou tard - se laisser oublier.

Justement ! Un enfant c'est inoubliable. Grâce à moi, moi tout seul, ceux qui m'ont engendré n'oublieront jamais leur erreur.

Nombre d'enfants, dans cette situation, en profitent certainement pour s'habituer à l'incroyable idée que leur présence ici-bas est véritablement accidentelle puisque normalement ils n'auraient même pas été conçus.

Ils sont en quelque sorte des rescapés de l'inexistence.

Sans doute, réchauffent-ils le petit ulcère existentiel qui chaque jour s'avance un peu mieux à chaque méandre de leur existence : être soi, être un autre, et même - n'ayons pas peur des mots - ne pas être.

Peut-être leur reconnaîtra-t-on plus tard un certain goût pour les blagues et les canulars et toutes les autres façons - certaines moins innocentes - de la mettre à l'épreuve, cette identité : usurpation, camouflage, abus (connexions faciles avec l'alcool, les drogues : se changer le dedans de la tête = se changer tout court = être un autre).

Situation intéressante, aussi, que celle de l'enfant d'une fille mère (ou mère célibataire). Dès le début de son éducation externe (école maternelle), lui seront décrits - sans encore aucune nuance - les principes premiers de l'organisation sociale :

Homme + femme = mariage
procréation après mariage = enfants
homme + femme + enfants = famille.
Ceux-ci apparaissent d'ailleurs, ainsi que d'autres Règles tout aussi supérieures (ne pas traverser quand le feu est vert pour les voitures, ne pas se pencher par-dessus le balcon, etc.) alors même que tous les jours, dans sa maison à lui, sa propre maman ignore apparemment - et impunément - l'autorité de ces « règles ».

Cet irrespect ne passera certes pas inaperçu de l'enfant. Peut-être, dans sa table de références, une petite graine profitera-t-elle de ce climat permissif pour établir le principe d'une transgression possible de toutes lois ou règles de jugement, y compris les plus apparemment basiques.


En lecture libre :
Théorie du Bordel ambiant Texte complet


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