Si Bourron-Marlotte m'était conté...

MURGER A MARLOTTE

boheme

Amédée Besnus
MES RELATIONS D'ARTISTE
(Extraits de l'ouvrage)

A Henri Harpignies
Henri Murger a attaché son nom à Marlotte et ce petit village est devenu si bien inséparable de la célébrité de l'écrivain, qu'il est absolument impossible de parler de l'un sans songer immédiatement à l'autre.

Le nom même de Marlotte semble plus pimpant, plus aimable, grâce au doux reflet de poésie dont l'a doté Murger.

C'est du reste le privilège des natures d'élite, poètes ou artistes, d'ennoblir en quelque sorte ce qu'elles ont aimé.

Le grand paysagiste, Théodore Rousseau, n'a-t-il pas, lui aussi, ensoleillé d'une brillante auréole le modeste hameau de Barbizon.

Grâce au peintre, ce nom de Barbizon, tant soit peu revêche et mal peigné, paraît empreint d'une exquise distinction.

Pour avoir été choisis entre tous par Murger et Rousseau, Marlotte et Barbizon sont immortels.

Par une splendide journée de juin de l'année 1852, je cheminais, sac au dos, pique en main, par un petit sentier qui, partant du rond-point de l'Obélisque, à Fontainebleau, traverse la forêt et côtoie une route carrossable qui conduit à Marlotte.

La chaleur était intense, aussi m'arrêtai-je de temps à autre, et, m'adossant à un chêne, j'écoutais, tout en reprenant haleine, les mille bruits divers et lointains qui troublaient le solennel silence de la solitude forestière; c'étaient des charretiers conduisant leurs attelages sur le pavé de Bourron; les cris et les jurons se répercutaient d'échos en échos, puis les coups secs et parfois sonores produits par le marteau des carriers, ou la cognée des bûcherons, ou bien encore un bramement de cerf, triste et grave, auquel succédait le cri aigu, déchirant, de quelque oiseau de proie.

Enfin, me remettant en marche, je m'écartais légèrement du sentier, m'enfonçant à plaisir dans les genêts et les épaisses bruyères roses dont j'aspirais à pleins poumons l'enivrante senteur; j'inquiétais fort les écureuils, qui manifestaient leur mécontentement, de ma présence par de petits gloussements d'impatience, frappant avec force sur les branches maîtresses des grands chênes séculaires.

Parfois ils disparaissaient, cachés par un énorme tronc, risquant à la dérobée un œil vif et plein de colère, jusqu'à ce qu'éloigné, et toute crainte cessant, ils se laissassent glisser prestement à terre pour croquer les faînes, ou gambader follement sur les roches moussues.

J'étais arrivé ainsi près du carrefour de la Croix de Saint-Hérem, quand le bruit d'une voiture me fit tourner la tête.

C'était une sorte de carriole découverte, fort rustique, aux essieux plaintifs, attelée d'une haridelle efflanquée, que conduisait un grand gaillard à longue barbe blonde.

Sa tête était protégée contre les coups de soleil par un énorme chapeau de paille à crevés; avec cela une vareuse rouge, faisant une note riche et opulente sur le vert encore tendre de la forêt.

Il n'y avait pas de doute possible: c'était un artiste. Une femme en bonnet rond de paysanne était assise à côté de lui tenant sur ses genoux un large panier aux anses duquel étaient attachées par les pattes quelques volailles aux plumes ébouriffées, ainsi qu'un couple de lapins fort affriolants.

Evidemment les voyageurs revenaient de Fontainebleau chercher des provisions, car c'était jour de marché. Arrivée près de moi, et à mon grand étonnement, la carriole s'arrêta court. Allez-vous à Marlotte? me demanda l'homme rouge, et sur ma réponse affirmative, il me fit monter dans le véhicule, après m'avoir préaiablement présenté à Mme Saccault, l'aubergiste. Et en avant! un vigoureux coup de fouet appliqué sec sur l'échine osseuse du vieux carcan lui fit prendre un petit temps de galop, qui ne dura guère, heureusement, car nous sautions comme des cabris, et le cheval prenant une allure plus rationnelle, nous en profitâmes pour bourrer une pipe.

- Y a-t-il beaucoup de monde à Marlotte ? demandai-je pour engager la conversation.

- Ça ne vient pas vite, répondit Mme Saccault.

- Bah! s'écria la vareuse rouge, patience! Il n'y a pas de temps de perdu, et d'ici une quinzaine les marchés de Nemours ou de Fontainebleau ne suffiront plus à vous approvisionner.

- Ça s'peut ben, dit l'aubergiste, c'est comme une grêle, toujours trop à la fois!

- Il n'y a en ce moment, continua l'artiste, en se tournant vers moi, que cinq ou six pensionnaires, mais Murger est là !

Murger ! A ce nom, je sentis s'éveiller en moi un sentiment de haute curiosité, car qui n'a pas lu, à vingt ans, cette hilarante histoire toute remplie d'amertume et que l'on pourrait appeler une folie navrante: la Vie de bohême ?

Nous approchions et déjà les premières maisons de Marlotte apparaissaient; un coup de fouet devenait nécesaire pour réveiller Rossinante et nous procurer la satisfaction d'une entrée triomphale.

Nous traversâmes, en brûlant le pavé, la grande rue du village, et, tournant brusquement à gauche, nous gravîmes au pas un petit chemin bossué, aboutissant à l'auberge du père Saccault. Nous sautâmes à terre, et, tandis que l'on me passait mes ustensiles de peintre, je vis apparaître sur le seuil de la porte, attiré par le bruit de notre arrivée, un homme au front dénudé, à la barbe épaisse et brune, fumant gravement sa pipe, tout en tenant par le collier un maigre chien de chasse.

- Murger ! me dit Deshayes.

murger
Henry Murger

Marlotte n'était pas, il y a une trentaine d'années, ce qu'il est devenu par la suite; l'on n'y voyait ni château ni coquettes habitations à persiennes vertes, avec des géraniums sur les balcons, ni surtout des peintres fashionables ayant calèche et larbins.

C'était un vrai village sans apprêt ni prétention, bien sale, pittoresque au possible, aux chaumes moussus et plantureux descendant au ras du sol, couronnés et agrémentés d'iris et de giroflées multicolores.

Alors, les peintres s'installaient dans les cours de paysan, dessinant ou peignant les puits rustiques à la poulie criarde, les vieux murs disloqués ou éventrés, mais tout brodés de digitale pourprée et dont l'éminent paysagiste anglais, John Constable, se fût réjoui. Les mares y étaient franchement infectes, mais aussi d'un beau ton mordoré et bitumineux qui faisait la joie des coloristes ou de ceux qui aspiraient à le devenir.

Il n'existait que deux auberges, rivales, cela va sans dire; tenues, l'une par le menuisier Saccault, l'autre par le jovial et toujours altéré père Antoni.

Mais à cette époque, Saccault tenait la corde, il avait une carriole traînée par un cheval, maigre, il est vrai, mais qui humiliait la mère Antoni, quand, juchée sur son âne, ils se rencontraient sur la route les jours de marché.

Ce n'est guère que vers 1855 qu'Antoni prit le dessus, par suite d'un incident imprévu qui changea subitement la face des choses:

Murger vint y prendre ses repas, et naturellement entraîna à sa suite tous les oiseaux de passage.

A partir de ce jour néfaste pour l'aubergiste-meunisier, qui paya cher une grossièreté envers, un de ses pensionnaires, Antoni chanta plus fort, but encore davantage, et son rival dépérit graduellement jusqu'à sa chute définitive.

Ah! quelle belle époque! et que j'aime à reposer ma pensée sur ces radieuses années de Marlotte.

C'était un va-et-vient de poètes, de littérateurs, de peintres, de musiciens en villégiature, les uns déjà célèbres, les autres en bon chemin pour le devenir; puis tout un monde de curieux venant à Marlotte, sous le prétexte d'y courir dans la Gorge-aux-Loups, mais, en réalité pour y voir Henri Murger, le Rodolphe de la Vie de bohême, qui les y attirait par sa réputation d'écrivain, d'homme d'esprit, et l'aménité si connue de son caractère.

En vérité, il me serait impossible de citer tous ceux que j'ai vus se succéder à Marlotte; le chapelet est fort long, mais, hélas! combien depuis ont disparu!

Cependant, en fermant les yeux, je revois encore ce loyal Fauchery, si intelligent, si courageux, qui, après bien des luttes pour triompher des aspérités de la vie, après avoir fait tous les métiers, successivement graveur, écrivain, aubergiste et chercheur d'or, est allé mourir en Chine.

fauchery
Antoine Fauchery
Lorsque je le vis à Marlotte, il arrivait de San-Francisco, pauvre mais non découragé; et devait repartir dans peu de semaines pour cette ville fascinatrice, où tous les déshérités du sort rêvent constamment la plus prodigieuse fortune; lui ne devait pas en revenir, et ce n'est pas sans quelque émotion que je me rappelle la dernière poignée de main qu'il me donna à Paris, lors de son départ. C'est un des souvenirs les plus chauds que j'aie conservés de cette sympathique nature.
Théodore de Banville : Antoine Fauchery
J'entends encore le rire bruyant et communicatif de l'architecte Chabouillet, qui venait tous les samedis régulièrement de Paris, apportant toujours des nouvelles abracadabrantes, la plupart du temps apocryphes; mais si bien trouvées, et servies avec tant de verve, qu'on passait condamnation, sur ces bourdes spirituelles.

Tout à coup le galop d'un cheval résonnait sur le pavé du village, et s'arrêtait brusquement devant l'auberge. C'est Barthet, criait-on; et de fait c'était lui, le délicat poète aux robustes épaules, arrivant de la capitale tout botté et gris de poussière. Qui aurait pu prévoir alors, en examinant sa puissante carrure, la fin tragiquement atroce du gracieux auteur du Moineau de Lesbie et du Chemin de Corinthe.

J'évoque également l'ombre de ce poétique paysagiste si amoureux de son art et de la nature, et à qui l'avenir semblait sourire, Lanjol de Lafage. S'il n'eût pas été moissonné avant l'heure, sa place eût été certainement marquée entre Corot, son maître, et son ami Chintreuil.

C'est ensuite Francis Blin, dit le fin Blin, qui avait trouvé le moyen de faire des paysages sans arbres.

- C'est trop difficile, mon vieux, me disait-il un jour de sa voix caverneuse, ajoutant, d'un air rêveur, cette réflexion mûrie et profonde: «Après tout, on peut s'en passer, ça ne sert pas absolument.»

Par contre, le rasoir jouait un rôle excessif dans la confection de ses tableaux, où chaque coup de brosse était suivi incontinent d'une estafilade.

Il faisait ainsi la barbe à ses landes incultes, où seuls de chétifs ajoncs frissonnent sous le vent, ainsi qu'à ses ciels pluvieux et mélancoliques, qui se mirent dans les flaques d'eau des chemins défoncés.

Car c'était son thème favori, avec la grande mer au loin et les sables fauves des grèves, où gisait sur le flanc un noir canot de pêche. A peine apparaissent dans son œuvre quelques sveltes bouleaux à l'écorce bigarrée, incrustés au milieu de grès dénudés, attestant par là son passage à Marlotte, où il piochait du matin au soir dans les Longs Rochers.

Un autre breton, fauché comme son compatriote à l'heure des succès, Jean-Louis Hamon, l'ingénieux peintre de Ma sœur n'y est pas, et de la Marchande d'amour, a laissé des souvenirs à Marlotte.

Son ami Antiq y a conservé de lui, sur un panneau de porte, une de ses plus spirituelles et drôlatiques compositions: des escargots allant «se faire cuire», que l'on dirait détachée d'une fresque de Pompeï.

Il me semble le voir encore avec ses cheveux crêpelés et roussâtres, et son regard étrange qui semblait interroger le passé; esprit singulier, qui s'était trompé d'époque et qui eût dû naître à Herculanum l'an 70 avant Jésus-Christ, au lieu de faire semblant de vivre en égaré dans notre grossière réalité moderne.

Citons à la hâte, car les morts vont vite, comme dans la ballade allemande, d'abord Célestin Nanteuil, à cette époque long, mince et portant avec onction son nez majestueux; Hervier, le piquant aquarelliste dont j'ai conservé un intérieur de cour à Marlotte, et enfin, pour terminer cette lugubre nomenclature, accordons aussi un souvenir au compagnon assidu de mes excursions en forêt, à la remarquable basse-taille de l'Opéra-Comique, Hermann Léon.

Sur un mur blanchi à la chaux de l'auberge d'Antoni, je ne sais plus quel pensionnaire des plus habiles, Polak, je crois, avait un jour crayonné le portrait-charge de l'artiste lyrique. Toujours est-il qu'il fit sensation.

D'abord il était colossal, car la tête mesurait bien près de deux mètres, avec le chapeau aux larges bords. C'était un dessin au fusain, rehaussé de pastel, car certains détails exigeaient la couleur, par exemple les yeux bleu clair bordés de longs cils noirs, ce qui ajoutait singulièrement à la ressemblance, qui était criante.

On était bien un peu inquiet, il faut l'avouer, du succès de la charge, par suite de l'absence de l'original, dont on ne connaissait que peu ou prou le caraclère. Mais, en homme d'esprit, Hermann Léon la trouva «bien bonne» et rit de bon cœur. Les appréhensions que l'on avait s'évanouirent, et comme à chaque nouvel arrivant c'était une exclamation, ce fut à la fin un rire général où le brave Hermann donnait la note grave.

L'aspect de la salle à manger d'Antoni était des plus réjouissants, car les jours de pluie, où, par conséquent, il y avait impossibilité d'aller en forêt, étaient consacrés aux arts «dits d'intérieur».

Il y avait là des charges des plus réussies, et je ne puis résister au désir de décrire les principales; je me souviens entre autres de celle du compositeur Membrée, l'auteur de l'Esclave, vu de face avec les yeux mi-clos et les cheveux coupés, comme l'on dit, à la mal-content.

Puis le malicieux peintre de moutards, l'excellent paysagiste Harpignies, coiffé d'un haut bonnet rouge à gland bleu, ce qui lui donnait l'apparence d'un sectaire de Mahomet.

Depuis cette époque, Harpignies a lâché le genre drôlatique, principalement le monde des gamins qu'il avait attentivement observé, conseillé en cela par les amis, lui disant que ce n'était pas de l'art sérieux, et est revenu au paysage pur et simple, où ses succès lui ont donné la fortune, ce qui est bien quelque chose! et la grande médaille d'honneur, ce qui est mieux ! Mais je poursuis... un autre portrait, en pied cette fois, représentait, de grandeur nature, le paysagiste Dallemagne, dans l'attitude respectueuse d'un galant offrant un bouquet à une dame... supposée ! Mais ledit bouquet, s'il vous plaît, était, ma foi, bien de véritable bruyère, énorme et cloué à la main du soupirant.

On avait devancé, comme on le voit, les incohérents !

Un peu plus loin était ma binette, véritable tête de satyre en gaîté, puis enfin, au fond, Murger lui-même, revenant de la chasse piteux et bredouille, et laissant tomber sur ses guêtres poudreuses sa fameuse larme, grossie par les déceptions de la journée; sa chienne Mirza le suivait, tête baissée, et un lièvre insolent, mais brave devant le malheur, faisait au chasseur déconfit un pied de nez insolent.

La plupart de ces charges, presque des chefs d'œuvre, étaient d'un peintre valaque nommé Pinkas et de Maurice Polak, aujourd'hui trésorier de la Société libre des artistes français.

Je cherche à me remémorer tous les représentants de l'art ou de la littérature qui séjournèrent plus ou moins à Marlotte dans l'espace de quelques années.

Ainsi j'entrevois confusément Théodore Barrière et Lambert Thiboust, puis, d'une façon plus précise, l'auteur du poème des Heures; Alfred Busquet, et surtout Théodore de Banville, qui revint plusieurs fois rimer sous les ombrages des Ventes à la Reine.

C'est ensuite la nombreuse pléiade des peintres: Henri Picou, l'auteur de la Cléopâtre voquant sur le Cydnus, et dont la principale occupation était la chasse aux papillons; Nazon, Edouard Cléry, Abel Orry, dit Sainte-Marie, Allongé, l'anglais Hone, long comme un jour sans pain. Enfin, plus estompé et dans le vague, le correct Aligny, l'inventeur de la symphonie du jaune dans les arts.

Dans un de ses romans, Murger dépeint spirituellement la façon cavalière dont ce maître trop classique traitait la nature et en inculquait les principes de beauté à ses élèves. Tout d'abord le motif une fois trouvé et arrêté, chacun, armé d'une petite serpe, élaguait les brindilles folles et encombrantes, les fougères envahissantes, et dépouillait religieusement les roches de leur riche manteau de mousse bronzée, mettant ainsi à nu leurs arêtes vives et leur structure anguleuse.

maison murger
Maison de Murger à Marlotte

Le pittoresque, l'imprévu, la couleur étaient impitoyablement sacrifiés aux exigences académiques, et le paysage ainsi transformé et devenu «grec» était alors géométriquement reproduit par les jeunes «Alignystes». Avec cela, quelle consommation de jaune de chrome, à l'heure où le soleil décline!

- Messieurs! chargez les palettes! s'écriait le maître avec emphase. Et personne ne riait, si ce n'est parfois un geai, oiseau moqueur comme l'on sait, caché sous l'ombreuse ramée.

Je me suis attardé à ce chef d'école, doué d'ailleurs d'un talent fort remarquable et peintre de grand style; mais j'ai hâte de citer encore quelques noms, tels que l'illustre Decamps, par exemple, qui, accompagné de son ami Saint-Marcel, le fin coloriste, vint aussi à Marlotte, de Fontairiebleau, où il résidait et où il est mort à la suite d'un fatal événement.

Suivant une chasse «à courre» et s'étant égaré, il piqua des deux dans un étroit sentier qu'il supposait devoir le remettre sur la piste des autres chasseurs, lorsqu'un tronc d'arbre, penché de côté et qu'il n'eut pas le temps d'éviter, lui fracassa la poitrine; transporté peu de temps après cette catastrophe à Fontainebleau, il expira, sans avoir repris connaissance.

Je distingue encore les orientalistes, Pasini et Jules Laurens, qui arrivaient de Téhéran, Menn, de Genève, et Knauss, de Dusseldorf.

Vient ensuite l'escadron des animaliers, Godefroy Jadin, Coignard et Charles Jacque en tête, suivis de près par Palizzi, le peintre officiel des chèvres barbues; puis les deux frères Ménard; René, qui, avant d'écrire de remarquables livres d'art, faisait de fort bonne peinture, peut-être un peu trop imitée de son maître Troyon; Louis Ménard, écrivain érudit, docteur ès lettres, qui s'était pris de passion pour les biches. Aussi se levait-il dès l'aube, s'enfonçant dans les fourrés ombreux de la forêt, pour surprendre leurs allures et peut-être aussi leurs amours. Ce qu'il a fait de cerfs est vraiment incroyable.

Que de silhouettes encore je vois surgir: le délicat aquafortiste Théodore Chauvel, Tartarat, le maître de chasse de Murger et peintre à ses heures; Jules Didier, Hagemann, Rodolphe Pfnor, l'excellent dessinateur et graveur d'architecture et de décoration, dont la monographie du «château de Fontainebleau» est une merveille, comme également celle d' «Heidelberg».

Voici enfin Schann, le Schaunard si désopilant de la Vie de Bohême, musicien distingué et l'un des vieux camarades de l'auteur du Pays latin. Eugène Cicéri, avec sa voix flûtée, qui habitait Marlotte, Lafontaine, le futur raté Dargenton, du beau drame d'Alphonse Daudet à l'Odéon, etc. Mais il est temps de revenir à Murger, en lui laissant la place d'honneur au milieu de cet entourage d'élite.

O jours déjà lointains! que de jeunesse alors, d'illusions et de visions roses, que d'esprit dépensé, de franche gaieté et surtout, le soir, à l'immense table, quel appétit prodigieux!

C'était au diner, lorsque la société était au grand complet, que se livraient les grands tournois littéraires ou artistiques. Parfois l'animation y était à son comble, tant l'on discutait bruyamment, chacun s'évertuant à couvrir la voix de son voisin, comme il est d'usage pour se donner raison; puis tout à coup, un rire homérique faisait trembler les vitres, provoqué par une saillie de Murger, ce grand dispensateur d'esprit.

Un certain soir, notamment, et peut-être l'énervement produit par l'atmosphère toute chargée d'électricité avait-elle surexcité les cerveaux outre mesure, une vive discussion s'engagea au dessert sur la littérature. D'abord tout alla bien; on était en pleine antiquité, et Louis Ménard, nageant dans son élément favori, maintenait le débat à belle hauteur; il harcelait Murger qui, ne se piquant pas de prétentions vaniteuses sur ce terrain classique, mettait tous ses soins à parer avec un esprit endiablé les pointes légèrement sarcastiques de son savant et éloquent partner, qui voulait, m'avait-il dit, expérimenter «ce qu'il avait dans le ventre».

On aborda aux rives modernes, et Murger, se sentant alors plus à l'aise, reprenait aisément l'avantage, quand quelqu'un fit inopinément une brusque sortie contre le réalisme en général et Champfleury particulièrement, le chef de l'école.

Murger, relevant le gant, fit pleuvoir sur le véhément antagoniste de l'auteur de Chien Caillou une averse de sarcasmes et de pointes acérées. Il était animé; son œil étincelait, il défendait son ancien camarade de bohême, et les coups se succédaient aussitôt parés.

Bref, l'ennemi des Bourgeois de Molinchart, à bout de souffle et probablement de raisons, voulut en finir, et tentant un suprême effort, lança un dernier trait, brutal cette fois, mais concluant, selon lui...

- En fin de compte, exclama-t-il en faisant un geste de profond dédain, votre Champfleury n'est qu'une huître!...

- A perle! riposta Murger, souriant.

Cette répartie produisit une explosion de gaîté.

- Bravo! Murger, criait-on, et finalement on appela la mère Antoni pour qu'elle apportât les Négresses. On but à l'huître à perle et la séance fut levée.

Ceux qui n'ont pas eu la bonne fortune de posséder l'amitié de Murger, ou de l'écouter quand il était en verve, ne le connaissent qu'imparfaitement, tant le causeur était, selon nous, supérieur à l'écrivain. Il avait le travail difficile, ce qui peut s'expliquer autant par les lacunes de son éducation première que par son indécision dans le choix des images qui se présentaient à sa poétique imagination, car ce n'était pas chez lui disette d'idées, bien au contraire.

A cette époque, il avait sur le chantier les Buveurs d'eau, et parfois, la nuit, lorsque la pensée était rebelle, le mur de ma chambre, contiguë à la sienne, résonnait des coups qu'il y frappait. Je me réveillais en sursaut, puis, passant la tête par la porte entre-bâillée et jamais close:

- Dormez-vous? criait-il.

- Non! balbutiais-je tout en me frottant les yeux, je ne dors plus!

- Venez donc prendre une tasse de café !

On sait l'abus qu'il faisait du moka. Là, tout en causant et tisonnant, car nous étions au cœur de l'hiver, il poursuivait le fil interrompu de ses pensées, écrivant à la hâte quelques lignes, dont il raturait bientôt la majeure partie, se consumant dans un travail ingrat de simplification, si bien qu'aux premières lueurs de l'aube, alors que rit le merle en s'échappant du nid, il déposait la plume, ayant à peine conservé deux ou trois pages viables, et allait se reposer.

On le voyait ensuite arriver dans la journée chez Antoni, en vareuse cramoisie, chaussé de sabots, les yeux un peu battus, mais riants, nonobstant la larme traditionnelle qui sillonnait constamment une de ses joues.

Le caractère de Murger est en général fort mal connu; la plupart des gens ne se figurent le chef de la bohême que sous un jour extravagant et fantasque, possédé d'une gaîté folle; aussi la désillusion était-elle grande pour beaucoup, quand, admis à le voir de près, on pouvait constater la nature mélancolique, pour ne pas dire triste, du chantre de la jeunesse.

En outre, excessivement craintif, sa timidité aurait pu parfois passer pour de la naïveté. Combien de fois l'ai-je surpris silencieux et pleurant, lorsque, se croyant bien seul, il allégeait son cœur sensible el tout meurtri par les rugosités d'une vie difficile.

Souvent son découragement était extrême, et les causes qui le motivaient, des riens, une simple discussion un peu vive avec sa bonne et spirituelle compagne, Anaïs, auraient semblé futiles; car cet homme, qu'on aurait pu croire blasé et en quelque sorte cuirassé contre les piqûres d'amour, était demeuré à cet endroit un véritable enfant. Son cœur débordait de sève généreuse et son rire ne servait le plus souvent qu'à dissimuler ses larmes.

Tel était Murger!

Bon envers tout le monde, son affabilité lui conciliait les sympathies de tous ceux qui l'approchaient, et les paysans eux-mêmes, pourtants si défiants, si mal disposés envers les artistes, surtout à cette époque, lui montraient une déférence qu'à la rigueur on pouvait croire sincère.

Est-il besoin de dire que le Murger de Marlotte différait essentiellement de celui qu'on voyait à Paris, se livrant chez Dinochau, place Bréda, à toutes les joyeusetés rabelaisiennes. Aussi bien, l'ayant connu plus particulièrement à Marlotte, ne puis-je parler que du Murger campagnard, le vrai Murger, bon, simple, spirituel et... naïf, ce qui s'allie parfaitement.

- Je ne suis heureux qu'à Marlotte! me disait-il un jour; adossé à un hêtre dans les Ventes à la Reine, il corrigeait des épreuves de chez Michel Lévy, son éditeur, tandis que je faisais un bout d'étude à côté de lui. Je m'autorise donc de cette confidence pour appuyer mes impressions personnelles.

A Marlotte seulement il se recueillait, et, dans son bonheur paisible, créait ses types de paysans si justement observés, quoique flattés, tant il était porté à l'indulgence. Qui peut du reste se vanter de bien connaître le paysan et de bien voir les dessous de sa nature cauteleuse où l'intérêt ne démarre jamais?

Ce petit village était devenu nécessaire à Henri Murger, et s'il était arrivé à y vivre presque continuellement, même l'hiver, c'est qu'il y trouvait la douce quiétude de l'esprit, et pouvait ainsi, il faut bien le dire, y satisfaire la passion dominante, quoique malheureuse, qui le subjuguait: la chasse !

Ici, l'on ne peut, en songeant à lui, s'empêcher de sourire tant les souvenirs accourent en foule, et l'analyse du Murger chasseur nous paraît utile pour bien définir cette nature complexe, tout à la fois timide à l'excès et bruyamment tapageuse à ses heures. On eût dit, en effet, que le port d'une arme meurtrière le rehaussait dans sa propre estime, et qu'en «posant le féroce chasseur» il voulait se convaincre de sa vaillance, comme ces enfants qui jouent «au gendarme» et grossissent démesurément leur voix pour paraître des hommes.

L'approche de l'ouverture de la chasse l'enfiévrait; aussi plusieurs jours à l'avance, passait-il minutieusement l'inspection de son Lefaucheux, en faisant jouer la batterie, le graissant, le caressant en quelque sorte, astiquant le fourniment, l'essayant même au complet, pour ne pas être empêché, au grand jour si impatiemment attendu, par un délail d'accoutrement, une guêtre décousue ou quelques mailles rompues de la carnassière. Cette dernière inspection lui eût surtout causé grand embarras, tant il se promettait d'abattre de gibier. Oh! oui! c'était une passion bien malheureuse qu'il avait là, ce bon Murger, car son inconcevable maladresse était proverbiale, et toutes les précautions énoncées ci-dessus étaient, l'on peut dire, toujours en pure perte.

Mais il lui faut rendre justice et convenir que jamais, au grand jamais, on ne le vit découragé en revenant, le soir, brisé mais «bredouille».

Il était toujours prêt à recommencer le lendemain, heureux lorsqu'il croyait avoir démonté ! un pauvre perdreau, que jamais l'on ne retrouvait, ou failli blesser un lièvre, car jamais, je crois, il n'en tua qu'à balle d'argent.

Il me souvient, à ce sujet, qu'un braconnier, paysan madré, mais belle âme, pris de pitié pour une déveine si persistante et un tel courage à en triompher, lui dit, un matin qu'il l'aperçut partant en chasse:

- M'sieu Murger! V'savez, si vous êtes pas chanceux, r'passez donc cheux nous à c'soir! J'ons un lièvre, queÉ, suffit, n'est-ce pas, et motus !

lievre a murger
Le lièvre à Murger

- Bien, mon ami! répondit l'auteur des Vacances de Camille, qui avait compris. Le soir, donc, comme Nolau, le paysan, s'y attendait, Murger s'écartait un peu de son chemin, évitant les rencontres, pour enfiler un petit sentier conduisantÉ au lièvre promis. Or ce lièvre, «légendaire» avait été élevé dans un tonneau, comme un lapin vulgaire, et une fois l'affaire conclue et arrangée, Nolau, ayant été consciencieux sur le prix, dit:

- Maint'nant, M'sieu Murger, faut y donner l'apparence d'avoir été occis dans l'vraie magnière? J'allons y arranger ça !

Aussitôt il attacha l'innocente bête par une ficelle à un échalas du clos.

- Et maintenant, dit-il, M'sieu Murger, tirez-le, et faut crère que c'te fois vous ne l'raterez pas!

Murger, fortement ému, peut-être même pris de remords, en employant ce moyen suspect et peu brave, ajusta le pauvre animal, et, le tirant presque à bout portantÉ le manqua cela va sans dire. Mais voilà ce qui compliquait cette affaire criminelle: un traître grain de plomb avait coupé la ficelle, et voilà mon lièvre cavalcadant dans les choux!

On le rattrapa aisément, et, le collier bien rajusté, l'innocent martyr dut subir une seconde épreuve, décisive cette fois, Murger l'ayant tiré de si près que la tête n'avait plus de forme. N'importe! il le mit dans son carnier, faisant bien sortir le poil par les mailles, puis reprit allègrement la grande route, cette fois!

En le voyant passer si fier, les paysans ébahis lui criaient:

- Ah! ben! M'sieu Murger, c'te fois, v'là un paroissien qui ne chantera plus la messe; puis d'un ton finaud: Il est ben gros, mais il a dû vous donner du mal tout d'même à attraper!

Plus loin, autres propos gouailleurs adressés à l'heureux chasseur, qui arriva chez la mère Antoni et offrit son lièvre à la société.

Le bruit s'en répandit vite dans le village, et je me rappelle Harpignies, arrivant de forêt et ayant déjà appris la nouvelle:

- Dites-donc, Besnus, est-ce vrai ce que l'on m'apprend, que Murger aurait tué un lièvre?

Je lui confirmai la véracité du fait. Alors, souriant et clignant de l'œil, il fit entendre un petit rire nasal qui ne préjugeait rien de bien convaincu.

La mère Antoni riait sous cape, flairant un mystère... qui s'éclaircit le lendemain.

C'est peut-être le seul lièvre que Murger ait tué ou assassiné, de mémoire de chasseur.

Il y a aussi une autre histoire de lièvre que poursuivait chaque jour Murger sans jamais en avoir raison; ce n'était pas faute pourtant de lui avoir fait essuyer nombre de coups de fusil, mais le maudit lièvre n'en courait que plus vite.

Une fois donc Fauchery et Chabouillet chassaient autour de la maison du bohême fameux, car j'ai oublié de dire qu'étant la première maison du village et confinant aux champs, Murger pouvait sortir vite, sachant où le lièvre gîtait.

Or les deux amis arrivés dans les betteraves, ledit lièvre décampa subitement et ayant vraiment peur cette fois, et déjà Fauchery l'ajustait, quand l'autre de lui crier:

- Ne tire pas, sacrebleu, c'est le lièvre de Murger!

Et Fauchery ne tira pas... heureusement pour le lièvre!

tartarat chasse
Georges Tartarat : Chasse au lièvre
Des histoires comme celle-là, il y en a à revendre, toutes vraies ou pouvant l'être, tant Murger y prêtait le flanc.

Pour ceux qui voudraient en entendre d'autres que celles véridiques que je viens de raconter, ils n'ont qu'à s'adresser à Rodolphe Pfnor, le savant auteur, comme je l'ai dit déjà, de l'Histoire du château de Fontainebleau, ou bien encore à Tartarat, actuellement maire de Bourron-Marlotte.

Celui-là en sait long sur Murger chasseur, quoiqu'ayant fait un bien mauvais élève, lui dont la réputation de Nemrod s'étend à dix lieues à la ronde; chasseur émérite s'il en fut, et dont les préceptes cynégétiques font autorité. S'il n'a pas eu un disciple en saint Hubert bien remarquable en Murger, ce n'est certes pas sa faute; mais on ne tue pas des lièvres avec des pointes d'esprit, sans quoi il y a longtemps que la race en serait disparue !

Vers la fin d'octobre, Marlotte redevenait silencieux, la plupart de ses hôtes le désertant pour revenir à Paris.

Nous ne restions plus que cinq ou six, sans compter les dames, que, jusqu'à présent, j'ai, je crois, trop oubliées. Il n'est que temps d'en dire tout au moins quelques mots, car le beau sexe tenait fort bien sa place à Marlotte, tant à la table commune qu'en forêt, où, sous les ombrages, retentissaient leurs cris d'appel et leurs éclats de rire aigus ou perlés.

Mais les pages qui, suivent attesteront que je ne les tiens pas comme valeurs négligeables, tout au contraire, car elles ont eu un rôle souvent charmant dans ces fêtes de la jeunesse et de la gaîté.

De l'autre côté de Fontainebleau, plus près de Melun, se trouve le hameau de Barbizon, bien connu par le renom que lui ont acquis les peintres, et où Diaz, Théodore Rousseau, Millet, Charles Jacque, etc., ont préludé à l'éclosion de leurs chefs-d'œuvre.

Il y avait à Barbizon une auberge célèbre par les peintures nombreuses et remarquables qui décoraient alors la salle du père Ganne.

De temps à autre, les artistes de Barbizon rendaient visite à leurs confrères de Marlotte, les deux colonies fraternisaient.

Ensuite, il y avait la revanche, et je veux rapporter le souvenir d'une réception qui fit événement. Pour répondre à une gracieuse invitation des Barbizoniens, la colonie artistique de Marlotte avait décidé en grand conseil qu'il fallait non seulement reconnaître tant de courtoisie en acceptant, mais encore qu'il était nécessaire de donner à cette solennité un caractère imposant pour épater les populations.

A cet effet, nous avions retenu à Fontainebleau des chevaux de louage, grincheux et rétifs comme leurs pareils de tous pays, mais ceux-ci plus encore, s'il est possible. On avait en outre choisi deux coquettes voitures découvertes destinées aux dames ou à ceux qui manquaient d'équitation.

Que l'on veuille bien se figurer la cavalcade partie joyeusement, escortant les calèches babillardes. Eugène Deshayes, l'habile peintre lithographe que l'on sait, menait la tête de la colonne avec la crânerie d'un parfait écuyer, entouré de sept ou huit autres cavaliers d'une force relative dans l'art de Baucher. La poussière soulevée par cette suite nombreuse était si intense que, par moments, ces dames disparaissaient et se trouvaient absolument dans les nuages. Venaient ensuite, fermant la marche, deux piètres cavaliers des plus risibles, Murger et moi!

Totalement incapables de maîtriser nos rosses, qui toujours voulaient s'en retourner à l'écurie finir leur picotin, nous nous épuisions en inutiles efforts. Néanmoins, bien que, pour mon compte, j'eusse bien assez à faire pour me maintenir en selle sur une bête qui ruait et se cabrait, faisant de brusques bonds de côté pour me désarçonner, je ne pouvais cependant pas m'empêcher de rire, un peu jaune peut-être, de l'attitude drôlatique de Murger.

Oh ! vous qui vous vantez de l'avoir si bien connu, l'avez-vous jamais vu à cheval?

Pâle comme un spectre, il fallait le voir amadouer sa monture rebelle par de petites tapes sur le col, gentiment appliquées avec des «là, là, petit», doucement prononcés; rien n'y faisait, l'animal indocile regimbait de plus belle et ce pauvre Murger, vert de peur et perdant à chaque instant l'étrier, se retenant aux crins, faisait pitié!

Les autres cavaliers étaient fort loin déjà quand ils s'aperçurent de nos transes et de notre embarras; ils revinrent fraternellement sur leurs pas à notre secours, non sans se faire à notre égard une pinte de bon sang. Les rires convulsifs des petites dames, peu généreuses, nous arrivaient apportés par une douce brise, et venaient ajouter encore à notre détresse.

A l'instant précis où les secours nous arrivaient, un violent coup de tête et de croupe de mon carcan me désarçonna net et m'envoya arracher l'herbe à dix pas, à plat, les bras étendus en croix. Le cheval, pendant ce temps, filait à travers champs, galopant dans les avoines; l'on se mit à sa poursuite, on le ramena, bon gré, mal gré, et comme en résumé et par miracle je n'avais rien de cassé, j'eus l'audace, n'osant dire le courage, de remonter en selle.

Quant à la monture de Murger, on la maintint vigoureusement, et après lui avoir administré une exemplaire correction, nous nous réorganisâmes pour faire au moins une entrée triomphale dans le village.

Tout Barbizon était sur les portes pour voir défiler le cortège, cavaliers et équipages poudreux, et le père Ganne, en homme avisé, faisait activer les fourneaux et plumer quelques maigres volailles.

Le nez de Murger ayant repris sa belle couleur naturelle d'un rose purpurin, nous prîmes un réconfortant pour nous remettre d'une alarme aussi chaude, et nous préparer à faire honneur au repas que les artistes de Barbizon nous avaient préparé, agrémentant, en notre honneur, l'immense table d'un énorme bouquet.

Je ne décrirai pas le menu dont l'entrain, l'appétit, les bons mots et les rires formèrent sans contredit le principal assaisonnement, sans omettre les délicieuses minauderies de ces dames comme supplément de dessert.

Mais tout a une fin, et il fallut songer à regagner Marlotte, après mille promesses de se revoir.

Au retour donc les cavaliers réenfourchèrent leurs montures, sauf, faut-il l'avouer sans honte, l'auteur du Bonhomme Jadis et votre serviteur, qui ne jugèrent pas à propos de renouveler l'épreuve de l'aller. Nous nous installâmes placidement et bourgeoisement dans les calèches, perdus au milieu des jupons; le danger, on l'avouera, était moins grand!

Ainsi se termina cette soleilleuse journée!

A quelque temps de là, nous reçûmes avis que nos confrères de Barbizon se proposaient à leur tour de venir à Marlotte, nous rendre notre visite.

Aussitôt, pour leur faire une réception splendide, nous nous concertâmes et combinâmes un plan qui devait éclipser tout ce qui s'était vu jusque-là. D'abord, la mère Antoni alla le lendemain à Nemours se munir des provisions dont nous ayions dressé la liste: voilà pour l'utile; mais pour l'agréable, nous allâmes en forêt détacher des guirlandes de lierre pour décorer la salle du festin et aussi, tout proche, l'atelier immense d'un artiste de talent, Sainte-Marie, demeurant à Marlotte, qui avait fait accepter, par acclamation, l'idée lumineuse d'un bal de nuit.

Ah! dame! il faudrait la plume de Murger lui-même pour relater les incidents de cette soirée «fameuse».

Rien n'y manqua, succulence des mets, exquisité des vins et des liqueurs, et surtout les grâces de ces dames dans des danses de caractère. Le piano était tenu alternativement par Phnor et Schaunard.

Les dames, pour la plupart, étaient costumées, et je m'en rappelle une entre autres en Pompadour faisant pendant à une Madrilène superbe, dont les mouches assassines durent faire bien des victimes. Bref, cette petite fête fut «charmante», comme eût dit Joseph Prud'homme, et les danses ne cessèrent qu'au matin.

Murger, d'une gaîté rare, valsait avec une furia inouïe, et il avait une autre mine, vous pouvez m'en croire, que le jour où, monté sur Rossinante, comme un autre Don Quichotte, il voyait tourner trente-six moulins et plus encore de chandelles.

Pour faire diversion à ces fêtes pompeuses, je conduirai le lecteur dans un des plus beaux endroits de la forêt de Fontainebleau, et surtout des plus sauvages, appelé les Longs-Rochers.

Ici, pas ou peu d'arbres, quelques bouleaux, au feuillage éploré, poussant rageusement entre deux roches; des bruyères odoriférantes et d'épaisses et hautes fougères où pullulent les lapins. Puis, plus rien que du sable blanc et, aveuglant par le soleil de midi et des rochers noirs incrustés de coquillages «marins». On appelle ce désert la «Mer de sable». Descendant les pentes, l'on arrive en droite ligne à Montigny-sur-Loing, ravissant séjour, dont la fraîcheur de la rivière vous récompense de l'aridité du « désert».

Les Longs-Rochers affectent un tel caractère, surtout l'hiver, qu'un illustre décorateur, Edouard Thierry, y vint exprès pour y prendre une «vue du Caucase», destinée au drame de Schamyl, au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Sur le plateau supérieur, après avoir gravi et escaladé d'énormes blocs superposés par un antique chaos, et où la vipère trouve un asile impénétrable, on découvre un panorama de toute beauté, les «Pins du Calvaire» et les hautes cimes des chênes séculaires de la «Gorge-aux-Loups», puis un océan de verdure à perte de vue.

gorge-aux-loups
La grande fête artistique terminée, j'étais allé passer quelques jours à Paris et je m'en revenais à pied de Fontainebleau à travers la forêt, quand je rencontrai Murger, vêtu de sa vareuse rouge et de son feutre mou, allant prendre le train pour la capitale. Alors il me regarda, et je compris... Otant ma redingote, et lui sa vareuse, nous fimes un échange et je rentrai ainsi accoutré à Marlotte.

Ce fut vers cette époque que Murger, après toutes ces distractions bruyantes, se remit à travailler; flânant souvent dans les prés et il prenait des notes en marchant, et, se croyant bien isolé, parlait haut et parfois déclamait des vers. C'est ainsi que je le surpris, un soir, dans les Trembleaux, bois communaux se reliant à la forêt et proches de son habitation; surpris d'entendre quelqu'un venir de son côté, il s'arrêta, et, pour se donner une contenance, eut l'air d'appeler son chien : - Stop! ici, Stop !

En me reconnaissant, il s'assit tranquillisé sur une grosse roche, bourra une pipe et me laissa approcher:

- Prenez un siège, me dit-il.

Et, de suite, il me lut les premières strophes d'une poésie rustique qu'il composait, et dont le titre était: les Corbeaux.

- Au fait! mon cher ami, vous arrivez bien, car j'essaie d'adapter un air en rapport avec les paroles et je vais vous chanter cela.

Et il me chanta les Corbeaux, me demandant si ça allait! Il n'était pas musicien, hélas! pas plus que moi; et nous voilà tous deux - essayant différentes modifications, en nous aidant, bien entendu, du souvenir de Pierre Dupont, que nous pastichions sans vergogne.

Comme musique, il est bien certain que ça ne tenait pas debout; mais enfin, l'un ajoutant ceci, l'autre observant cela, nous fîmes si bien que les Corbeaux pouvaient se chanter sur un air qui n'allait pas trop mal, selon nous.

Mais Murger eut la chance inespérée qu'à quelques jours de cette soirée-concert en plein vent, le compositeur Edmond Membrée vint passer quelques jours à Marlotte.

Or, une fois, en prenant le café, il lui soumit notre essai et me pria de chanter Les Corbeaux. Je m'exécutai de mon mieux et commençai à entonner à pleine voix cette superbe poésie champêtre que l'on peut lire dans son volume des Nuits d'Hiver.

Les Corbeaux

Le jour tardif se lève à peine,
La silhouette des coteaux
Dans l'ombre encore est incertaine;
La vapeur qui monte des eaux
Rampe en brouillard blanc sur la plaine
Où vont descendre les corbeaux.

De loin, bien avant qu'ils paraissent,
Leur vol, que l'on entend venir,
Selon le vent monte ou s'abaisse.
Rien ne pourrait les faire enfuir,
Car ils sont affamés sans cesse,
Tout leur est bon pour se nourrir.

Attirés par l'odeur malsaine,
Sur les carcasses d'animaux
On les voit tomber par centaine;
Et quand ils ont blanchi les os,
Ils abandonnent leur aubaine
Au tourbillon des étourneaux.

L'hiver, quand la terre est glacée,
Leur voracité s'enhardit
Et dans la basse-cour fermée
La troupe noire entre à midi,
Fouillant du bec dans la buée
Qui sort du fumier attiédi.

Sans étudier la science
Dans le grand Messager boiteux,
Ils savent quand on ensemence,
Et suivant le pas lourd des bœufs,
Pillent la future abondance,
Dans les sillons ouverts par eux.
Ils sont plus défiants qu'en guerre
Un avant-poste de soldats,
Le plus fin chasseur de la terre
De près ne les approche pas
Et de loin ne les atteint guère :
Ils flairent la poudre à cent pas.


Lorsque j'eus terminé ces couplets, Membrée émit son avis, que les paroles étaient simplement fort belles et d'une grande allure, alliant la vérité des détails au caractère de l'ensemble, mais que, pour la musique, tout en conservant le rythme, qui lui paraissait en bon accord, il y aurait certes à retoucher, et qu'il se chargeait de l'orchestrer selon les règles, ce à quoi Murger accéda tout aussitôt.

Edmond Membrée est donc, après tout, l'auteur véritable de la chanson des Corbeaux, qui doit se trouver, je pense, dans ses œvres musicales.

L'hiver de 1855, une fois les oiseaux de passage envolés vers la capitale, nous nous organisâmes au mieux pour passer l'hiver à Marlotte. Murger écrivait, Deshayes faisait de grandes lithographies d'après les dessins du baron de Wismes, et je dessinais à un bout de table, pendant que les dames brodaient; Anaïs, la compagne de Murger, filait au rouet, et le ronronnement produit par le tournoiement de la roue ajoutait à la veillée un élément rustique qui avait bien sa saveur. Nous prenions du café, l'on fumait, et la soirée s'écoulait doucement jusqu'au moment où chacun, sentant ses yeux s'appesantir, se retirait dans sa chambre, laissant Murger seul, finir sa nuit de travail, comme il en avait l'habitude.

Une nuit cependant, par un clair de lune splendide, l'on décida d'un commun accord d'aller en forêt, et nul ne peut imaginer combien la «Gorge-aux-Loups» est admirable et gagne en grandiose, illuminée ainsi par l'astre nocturne. Nous surprîmes même, en observant le plus grand silence, étendus et dissimulés par un grand massif de genévriers, des chevreuils craintifs venant boire à la «Mare-aux-Fées» ou lécher les roches dénudées qui contiennent, paraît-il, un principe salin qu'ils affectionnent singulièrement.

On avouera que cela valait bien les énervantes réunions parisiennes où l'on discute bruyamment au milieu d'une atmosphère alourdie par la fumée des pipes et l'âcre odeur des consommations

Du reste, pour établir le contraste, nous faisions de temps à autre alternativement une course fugace à Paris, sous un prétexte quelconque, et toujours Murger de dire au partant: «Passez donc chez Michel Lévy voir s'il y a des épreuves pour moi, que vous me rapporteriez».

Je ne puis mieux arrêter ces souvenirs d'antan qu'en parlant du grand jour (15 août 1858) où Murger vint m'annoncer sa promotion dans l'ordre de la Légion d'honneur; je l'embrassai de bon cœur et m'occupai ensuite des préparatifs indispensables pour la fête qu'on voulut organiser à son intention. Déjà l'architecte Chabouillet et Tartarat étaient arrivés de Paris en hâte, apportant cette croix saluée de tant de bravos, et ce fut Tartarat qui eut l'honneur de lui attacher à la boutonnière le rutilant ruban rouge. Il me souvient même que, par une idée malicieuse, il en mit également à son fusil et à son accoutrement de chasseur, y compris les guêtres; innocente flatterie qui fut payée par un sourire «impayable» de Murger.

Le lendemain eut lieu le banquet, réunissant, en outre des hôtes de Marlotte, en ce moment nombreux, tous les amis du poète de la jeunesse venus pour le féliciter.

La salle avait été au préalable ornée de guirlandes de lierre, et la croix d'honneur était suspendue à une couronne de fleurs, au-dessus de la tête de Murger.

Inutile de dire l'exubérante gaîté qui présida à ce festin littéraire et artistique. La mère Antoni, dans tous ses états, bousculait la petite Nana, qui devait avoir plus tard une si éclatante réputation à Marlotte et aux environs, pour bien mal finir, hélas!

Le père Antoni, qui aimait beaucoup Murger, avait bu je ne sais combien de gouttes en son honneur, et rien n'était plus comique que de le voir pleurer de joie en trébuchant encore plus que de coutume.

Lorsqu'on fut au dessert, Murger, à la demande générale, voulut chanter Musette, ce petit chef-d'œuvre de sentiment qui restera toujours jeune quand tant d'œuvres pompeuses seront oubliées, mais son émotion ne lui permit pas d'aller plus loin que le second couplet, les larmes inondant sa loyale figure, et, me désignant: «Mon ami, me dit-il, je vous en prie, continuez.»

Et je terminai alors la délicieuse chanson.

Et maintenant encore, au souvenir de ces jours radieux, je me sens tout remué en songeant aux inénarrables souffrances qui, deux ans plus tard, le torturaient, quand, cloué sur son lit de douleur, il se voyait, en pleine connaissance et sans aucun espoir, attiré graduellement par les ongles crochus de la sinistre camarde. Henri Murger n'avait pas encore trente-neuf ans, lorsqu'il expira à l'hospice Dubois.

J'ai voulu revoir dernièrement la maison où Murger a résidé quelques années; mais elle a été dénaturée, et l'épitaphe que l'on y avait apposée n'existe plus. J'ai regardé la Sablière, dont il parle dans une de ses lettres, où il écoutait chanter la fauvette sur les buissons épineux qui la couronnent, et m'en revins soucieux. Hélas! le Marlotte du bon vieux temps n'existe plus qu'en rêve; aujourd'hui, plus de chaumes fleuris, plus de cours pittoresques! La prosaïque ardoise recouvre des maisons proprettes, ennuyeuses au possible; des ateliers d'artiste s'y sont élevés, entre cour et jardin, avec chenil, écurie, remises et dépendances pour les grooms.

L'auberge de la mère Antoni a disparu, et à côté, un hôtel confortable s'est élevé, mais n'est plus guère fréquenté dans la belle saison que par des riches peintres amateurs, des flâneurs surtout et des calicots en rupture de comptoir, escortés de cocottes vulgaires et banales.

Finalement, si la lettre subsiste encore, l'esprit n'y est plus, et Marlotte, tout paré et superbe qu'il est devenu, est bien mort en vérité!

boheme

La Chanson de Musette
Hier, en voyant une hirondelle
Qui nous ramenait le printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m'aima quand elle eut le temps.
Et pendant toute la journée,
Pensif, je suis resté devant
Le vieil almanach de l'année
Où nous nous sommes aimés tant.

Mais en embrassant l'infidèle,
Mon coeur n'a plus senti d'émoi,
Et Musette, qui n'est plus elle,
Disait que je n'étais plus moi.
Non, ma jeunesse n'est pas morte,
Il n'est pas mort ton souvenir;
Et si tu frappais à ma porte,
Mon cœur, Musette, irait t'ouvrir.
Puisqu'à ton nom toujours il tremble.
Muse de l'infidélité,
Reviens encor manger ensemble
Le pain bénit de la gaité.

Adieu, va-t'en, chère adorée,
Bien morte avec l'amour dernier;
Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux calendrier.
Ce n'est plus qu'en fouillant la cendre
Des beaux jours qu'il a contenus,
Qu'un souvenir pourra nous rendre
La clef des paradis perdus.
Les meubles de notre chambrette,
Ces vieux amis de notre amour,
Déjà prennent un air de fête
Au seul espoir de ton retour.
Viens, tu reconnaitras, ma chère,
Tous ceux qu'en deuil mit ton départ,
Le petit lit et le grand verre
Où tu buvais souvent ma part.

Tu remettras la robe blanche
Dont tu te parais autrefois,
Et comme autrefois le dimanche,
Nous irons courir dans les bois.
Assis le soir sous la tonnelle,
Nous boirons encor ce vin clair
Où ta chanson mouillait son aile
Avant de s'envoler dans l'air.
Musette qui s'est souvenue,
Le carnaval étant fini,
Un beau matin est revenue,
Oiseau volage, à l'ancien nid;
Mais en embrassant l'infidèle,
Mon cœur n'a plus senti d'émoi,
Et Musette, qui n'est plus elle,
Disait que je n'étais plus moi.

Adieu, va-t'en, chère adorée,
Bien morte avec l'amour dernier;
Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux calendrier.
Ce n'est plus qu'en fouillant la cendre
Des beaux jours qu'il a contenus,
Qu'un souvenir pourra nous rendre
La clef des paradis perdus.

besnus
Amédée Besnus : Murger à Marlotte

En lecture libre :

Amédée Besnus : Mes relations d'artiste

Amédée Besnus : Les peintres paysagistes

 
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