Léon Poinsard
MON VILLAGE
Étude sur le Gâtinais français

Léon Poinsard (1857-1917), appartient à une très ancienne famille de Bourron. Il a publié cette intéressante étude sur le Gâtinais français vers 1890 dans un ouvrage intitulé La Science sociale adressée à son directeur, M. Edmond Demolins.

L'intégralité de cette étude a paru en 2002 dans le Numéro 44 du Bulletin des Amis de Bourron-Marlotte.

Sciologue, économiste politique, juriste, écrivain. Conservateur de la Bibliothèque de Science-Po il sera vice-président mondial des Bureaux Internationaux pour la Protection de la Propriété Intellectuelle et Industrielle à Berne, administrateur de la société savante Science Sociale, Léon Poinsard a étudié sur le terrain la sociologie et l'économie du Portugal au tout début du 20ème siècle, à la demande du jeune roi Manuel II, alors âgé de 19 ans. Il est l'auteur de très nombreuses études sociologiques sur différents pays.

Son petit-fils, le Dr Guy Poinsard, cardiologue et rhumatologue de renom, était l'ami des artistes. Il fut le médecin des peintres Georges Braque, Paul Rebeyrolle, du fils du sculpteur Henri Laurens, du musicien Ray Ventura. L'exactitude de son diagnostic l'amena plus d'une fois au chevet du Président de la République Vincent Auriol.

Je n'ai pas encore trouvé d'autres informations biographiques sur Léon Poinsard. Sans doute, si sa descendante, l'éminente blogueuse Bénédicte Poinsard venait à lire ces pages, saurait-elle nous en dire davantage et nous confier un portrait de son ancêtre.

Mon cher Directeur
Me voici, en ce qui me concerne, revenu, comme je le fais chaque année, au village où depuis des siècles ma famille paternelle est enracinée. Le désir de connaître à fond et de comprendre pleinement le mode d'existence de la population d'alentour présentait donc pour moi un double intérêt. La science et l'affection naturelle que le cœur conçoit pour le coin de terre où ont vécu les ancêtres, où ils dorment de leur dernier sommeil, s'unissaient pour me pousser à examiner de près ce petit groupe de bonnes gens. Leur vie laborieuse et humble paraît au premier abord bien peu intéressante dans sa plate uniformité; mais l'étude méthodique de ses éléments et de ses phases fait bientôt ressortir une série de lois sociales, dont l'importance est immense.

Vue sous cet aspect, la modeste existence du paysan prend un relief et un attrait inattendus. J'en ai fait l'épreuve par moi-même, et je vous envoie les résultats de mes observations, en désirant de voir mon exemple suivi par ceux de vos élèves et de vos lecteurs qui ont le loisir d'étudier et d'écrire. Leurs études, qu'ils le sachent bien, seront autant de précieux points de repères pour le tableau complet de la condition sociale de la France, et autant de preuves à l'appui de la précision et de la certitude de la méthode que nous employons.

I
Le village de Bourron est situé dans le Gâtinais français, pays dont le nom dérive du mot latin vastinium, appliqué communément aux terrains défrichés (1). C'est qu'en effet ce sol fut autrefois couvert d'immenses forêts dont les débris subsistent sous la forme de bouquets isolés. "Du nord de Genabum (Orléans) jusqu'aux portes de Lutèce, du pays des Carnutes (Orléanais) à celui des Véliocasses (Normandie), régnait une grande marche forestière. Les forêts d'Orléans, de Montargis, de Fontainebleau, de Rambouillet, de Laye, en sont les derniers vestiges (2)".

Les centres urbains, fondés ou développés par la conquête romaine, ouvrirent dans ces forêts, dès les premiers siècles de notre ère, de larges éclaircies en dégageant leur banlieue et en la mettant en culture. Bientôt le défrichement s'accrut, soit pour étendre les emblavures, soit pour suffire à l'approvisionnement en bois des villes disséminées dans le pays de Paris surtout, et dans son pourtour.

Ces villes consommaient beaucoup de bois de construction et de chauffage. Bientôt leur voisinage fut dégarni, il fallut aller plus loin. Au milieu du quinzième siècle, on imagine le flottage, qui permettait le transport à longues distances presque sans frais. Dès lors les percées se reculèrent et s'élargirent le long des cours d'eau, si bien que, dès le seizième siècle, "l'ancienne enceinte forestière de l'Ile-de-France est coupée en massifs par de larges éclaircies (3)". Ce fut autant de gagné pour la culture.

La forêt aurait probablement disparu tout à fait sous la hache de bûcherons et des paysans, et cela depuis longtemps déjà, si une autorité puissante n'était venue arrêter une exploitation qui tendait à tout découvrir. Dès le onzième siècle, en effet, les rois, qui ne trouvaient déjà plus guère à proximité de Paris le gros gibier nécessaire pour donner de l'intérêt à leurs chasses, acquirent plus au loin quelques grands massifs qui n'avaient pas encore été entamés et qui sont restés depuis lors dans le domaine public. C'est grâce à ce fait que la Forêt de Fontainebleau a pu subsister (4).

Le village de Bourron est adossé à la lisière méridionale de cette forêt; elle le couvre presque de ses beaux ombrages, l'abrite des vents du nord, et détourne de ses moissons les orages du midi. Au sud, s'étendent les champs cultivés, sur les collines qui bordent le cours d'une rivière aux eaux rapides, claires comme le cristal, le Loing. Telle est la situation géographique générale du village.

Voyons maintenant comment la population s'est organisée sur ce coin de terre, et ce qu'elle y est devenue, sous la double influence du milieu et du travail.

II
Durant bien des siècles, cette région est restée le domaine incontesté des tribus qui se livraient de préférence à la chasse; elles parcouraient incessamment ces vastes plaines boisées, à la recherche d'un gibier toujours plus rare. Le territoire actuel de Bourron dut voir souvent les campements celtiques qu'attiraient, d'une part, la proximité de la rivière, et d'autre part, le voisinage de collines rocheuses où ces familles errantes rencontraient de nombreux abris. On a retrouvé en effet, çà et là, des traces assez nombreuses du passage et du séjour de tribus chasseresses (5).

Les conquérants romains ne pouvaient négliger à leur tour cette région forestière que traversaient leurs routes militaires vers Lyon et l'Italie. Pour rester maîtres de ces routes, et pour surveiller aussi sans doute les épais massifs qui couvraient le pays et pouvaient servir de refuge et de centres de ralliement aux tribus hostiles, ils établirent sur tous les points stratégiques des postes fortifiés; puis, quand les populations furent entièrement soumises, des villas agricoles s'élevèrent çà et là, et devinrent très probablement la souche et le centre des villages d'aujourd'hui (6).

A Bourron même, on a découvert des restes de constructions, des ornements, des monnaies d'origine latine, attestant le long séjour et l'influence en ces lieux de la grande nation antique.

Les Romains étaient installés dans le pays en conquérants; les fondateurs de villes sortaient en général des rangs des légions. Pour eux, les peuplades indigènes n'étaient guère autre chose que des troupes de sauvages soumis, dont il fallait tirer parti après avoir confisqué leurs forêts. Après leur liberté politique, on leur prit aussi complètement que possible leur liberté individuelle, afin de les plier à un genre de travail auquel ils répugnaient: la culture.

C'est ainsi qu'une dure contrainte obligea les tribus de chasseurs qui couraient ce pays à se cantonner, à déboiser le sol et à le mettre en valeur. Telle est l'origine de nos paysans. Sous la main ferme de leurs éducateurs étrangers, ils durent abandonner la vie errante, incertaine, barbare, mais séduisante, qu'ils avaient menée jusque là, pour former la souche de ces groupes ruraux si attachés à leur champ, et dont les générations se succèdent depuis dix-huit siècles sur le même coin de terre (7) (Note 1).

Le flot des invasions passa sur ces populations transformées, en les décimant sans doute, mais sans les détruire. Quand les guerriers francs et saxons se fixèrent dans la région (vers la fin du Vème siècle), ils les retrouvèrent, leurs pauvres outils à la main, occupés à relever leurs chaumières, ou à préparer de nouvelles moissons. Ils se produisit alors un changement profond dans l'état de ces familles devenues agricoles. Le servage saxon prit la place de l'esclavage romain. Il travaillait avec lenteur, mais aussi avec force et succès, à émanciper les familles paysannes, lorsque intervint un nouvel élément, dont l'action précipita le mouvement, mais en lui faisant subir une notable déviation. C'était le pouvoir royal qui prenait le dessus et entrait en scène.

III
Le Gâtinais français se trouvait enclavé dans l'ile-de-France, à proximité du centre d'action et de la résidence des rois. Ceux-ci, formés à l'école romaine, et dont les doctrines politiques leur convenaient à merveille, ne pouvaient voir d'un œil bienveillant le développement d'un régime social totalement opposé à leurs vues centralisatrices, et absolutistes; aussi furent-il d'emblée les ennemis naturels des seigneurs féodaux, qu'ils poursuivirent d'abord, et surtout autour de leur domaine propre.

Les uns étaient détruits, leurs biens confisqués (8), et donnés à des courtisans en résidence à la cour; les autres se soumettaient, acceptant à la fois la surveillance étroite du pouvoir royal, et ses bienfaits, distribués sous la forme de charges qui les éloignaient de leurs terres et, par suite, de leurs devoirs de propriétaires.

Les premiers seigneurs en titre de Bourron, étaient sergents d'armes de Philippe Auguste, c'est-à-dire quelque chose comme maîtres de cérémonies (9), emploi captivant s'il en fut dans une maison royale. D'autres furent officiers de cour, comme les Villiers de l'Isle-Adam propriétaires de Bourron vers la fin du quatorzième siècle, chambellans des rois Charles V et Charles VI ; les de Sallard, fauconniers de Louis XI, et les Béringhen, écuyers de Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV(10). Plusieurs ont été gouverneurs de province, comme Denis de Chailly, bailli de Meaux, Jean de Sallard, gouverneur de Chaumont (sur Marne), son fils gouverneur de Montargis, et M. de Béringhen, marquis de Bourron, gouverneur de Marseille pour Louis XlV.

D'autres encore étaient militaires, comme M. de Varennes, brigadier des armées du roi au dix-huitième siècle.

Il résulte en somme, de ces indications une série de faits importants. En premier lieu, on voit que le régime féodal n'a point été organisé ici de manière à remplir complètement son but social, et à influer d'une manière décisive sur l'avenir des populations.

A peine établi comme une sorte de contrat tacite entre seigneurs et paysans, il est dénaturé par l'intervention du pouvoir royal. Le seigneur s'éloigne, en se contentant de percevoir à distance les charges imposées aux habitants. Aussi n'est-il guère attaché à son domaine, qu'il vend aisément. Parfois, le roi se charge d'opérer la transmission par force, comme Louis XI en faveur de Sallard son fauconnier, Flamand d'origine.

Je rencontre justement ici une preuve curieuse de l'indifférence de ces propriétaires transplantés pour le morceau de terre qu'on leur avait attribué comme une part de butin. En 1560, on appelle le fils de ce même Sallard à coopérer à la rédaction de la coutume du pays. La chose avait de l'importance, puisqu'il s'agissait de fixer par écrit la condition légale de la région. Pourtant il ne répondit pas à cette réquisition.

Quant aux seigneurs devenus maîtres du pays par achat ou par alliance, possédant ailleurs des domaines patrimoniaux, ou revêtus de charges de cour qui les retiennent également loin du pays, ils ont mêmes habitudes, mêmes occupations, et n'apportent point à leurs paysans des conditions meilleures.

En un mot, ce groupe agricole n'a jamais été patronné efficacement par des représentants de la classe supérieure, qui, de très bonne heure, furent absorbés par les services de cour et abandonnèrent le pays à la gestion de fonctionnaires royaux d'ordre inférieur. Livrée à elle-même, cette population s'accoutume vite à voir dans les agents royaux les seuls guides qui eussent mission de la diriger, ou plutôt de la contenir. Quand la Révolution survint, ces paysans pacifiques ne se laissèrent point aller aux excès, mais ils subirent docilement l'influence sans contrepoids des démagogues des villes voisines et surtout de Nemours.

Ceux-ci organisèrent à Bourron les comédies politiques et religieuses de l'époque. La châtelaine, qui se trouvait au village, fut arrêtée et conduite à Paris, où elle resta enfermée jusqu'à la fin de la Terreur. Sa fille demeura prisonnière dans sa propre maison. Elles ne furent pas autrement maltraitées. Tout cela se fit avec l'assentiment passif des habitants du village, si bien préparés par leur isolement et par le défaut de direction à recevoir des idées du dehors et à suivre l'impulsion du premier bavard assez hardi pour leur en imposer.

Une anecdote, que la tradition nous a conservée, montre bien la facilité avec laquelle ces bonnes gens, laissés depuis des siècles à eux-mêmes, sans guides autorisés, acceptaient les promesses déclamatoires des rhéteurs de Paris. Le courrier qui apportait à Bourron la nouvelle du 9 Thermidor répétait en passant aux groupes avides de nouvelles qui l'interrogeaient: "Réjouissez-vous, Robespierre est guillotiné!"

- "Hélas réplique une femme, est-ce possible? Un homme qui voulait le bien du peuple!"

Ce mot révèle ce que peut-être la situation des esprits dans un groupe de population constitué comme celui-là. Privés du conseil et de l'aide des familles riches qui possèdent les grandes terres du voisinage, sans rester dans le pays, les familles ouvrières placent leur confiance, au hasard d'une impression, en des hommes qu'elles ne peuvent ni connaître ni apprécier, en des institutions qu'elles ne comprennent point.

IV
Quand la crise révolutionnaire se fut apaisée, les anciens seigneurs de Bourron reprirent possession de leurs biens. Le chef de famille était alors un homme encore jeune, célibataire, qui semblait disposé à compenser les dangers et le privations des années précédentes par une vie de plaisirs. Des fêtes superbes s'organisèrent au château, et le village y fut cordialement invité. Mais bientôt la bonne entente fut troublée par les entreprises galantes du jeune marquis, devenu suspect aux maris et aux mères. Il ne tarda pas d'ailleurs à se ruiner, et céda ses propriétés à un parent laissant aux paysans du village les plus détestables exemples qu'un homme placé dans une condition supérieure puisse donner.

Après lui, nous voyons se succéder à Bourron une série de propriétaires, le plus souvent bien intentionnés, mais complètement au-dessous de la tâche qui incombe naturellement à la classe supérieure rurale. Pour eux, le château de Bourron n'est qu'une résidence d'été, où l'on va se délasser durant quelques semaines des fatigues de la grande ville. Ils ont multiplié sur son pourtour les moyens de plaisir: bois et garennes pour le gibier, pelouses et jardins, pêche sur la rivière. Les bonnes œuvres ont aussi leur tour: ils ont réparé l'église, assuré l'avenir d'une école congréganiste de filles; les Sœurs sont chargées de distribuer les aumônes; parfois même les châtelaines pénètrent dans les quelques maisons où l'inconduite entretient la misère, et où l'aumône en argent nourrit l'inconduite.

Après cela, tous successivement se sont étonnés sans doute d'avoir si peu de prise sur cette population pour laquelle ils éprouvent un intérêt sincère, et qu'ils espéraient amener, par des moyens si faibles, à accepter leur influence prédominante. Or cette influence est nulle, à peu de chose près, et ils le sentent bien eux-mêmes, qu'ils en sont arrivés à se mettre systématiquement à l'écart, à éviter toute ingérence visible dans les affaires locales, parce que leur présence suffit à éveiller la méfiance et susciter l'opposition.

Les hommes bien intentionnés qui sont l'objet de cette méfiance, si profondément enracinée maintenant dans les esprits, en gémissent et l'attribuent uniquement aux doctrines abusives répandues parmi la masse du peuple. Ils prennent ainsi l'effet pour la cause. Si ces doctrines ont pu envahir les esprits, c'est que la longue abstention des classes supérieures a laissé la place ouverte et vide devant toutes les idées et toutes les théories qu'il a plu aux songe-creux de la philosophie et aux ambitieux de la politique de répandre autour d'eux. Ceux-ci ont profité de l'erreur et des fautes de celles-là, et voilà tout.

Or les théories ne tiennent guère devant les faits. Un propriétaire rural éclairé, au courant des choses de la culture, dégagé des préjugés courants, ne tarde guère à prendre sur les familles paysannes avoisinantes une influence étendue et solide, parce qu'elle est établie d'abord sur une confiance mutuelle et une estime réciproque, puis sur quelque chose de plus étroit encore, sur l'intérêt commun.

Le grand propriétaire apporte aux ouvriers agricoles un supplément de travail; à tous, il peut rendre des services ou donner à propos le bon exemple et le conseil autorisé. C'est, en un mot, un patron dont la présence est pour la population une source d'avantages.

Lui, de son côté, tire de celle-ci les services dont il a besoin pour mettre son domaine en valeur et dans de telles conditions, la main-d'œuvre ne lui manquera guère. Mais ce n'est pas tout encore. En maintenant de la sorte la paix et l'union autour de lui, ce propriétaire résident et appliqué à ses devoirs rendra à lui-même, et au pays en général, le signalé service d'écarter de son entourage, par la seule puissance de l'influence acquise, les germes révolutionnaires, antisociaux, antimoraux, que rien n'arrête aujourd'hui dans leur prompte expansion.

Donc, en résumé, les anciens propriétaires de Bourron ne se sont jamais souciés de garder la direction du pays; les propriétaires modernes l'ont désirée sans savoir discerner les vrais moyens de la prendre et de la conserver, et, en fin de compte, elle leur échappe totalement. Les paysans du village ont donc été obligés de s'en tenir à leur propre et seule direction, à se patronner eux-mêmes. Voyons ce qu'ils sont devenus sous ce régime.

V
Enveloppés de bois, cantonnés sur un sol sablonneux assez maigre (1), exposés longtemps aux risques de la lutte entre rois et seigneurs, les habitants du Gâtinais français se sont groupés comme leurs voisins champenois en villages agglomérés. A peine effleurés par le régime féodal proprement dit, abandonnés par leurs seigneurs, ils obéirent naturellement à leurs tendances originaires, et s'organisèrent sur le type de la famille instable.

La coutume rédigée à Melun, au seizième siècle, prescrivait le partage égal entre tous les enfants, sauf une maigre réserve laissée à la disposition des parents. Il en est résulté que la banlieue de Bourron, comme celle de tous les villages environnants, fut de tout temps divisée en une infinité de parcelles enchevêtrées. Aujourd'hui encore, il n'est pas rare de voir un arpent de terre (43 ares 1/2) (Note 2) réparti entre dix propriétaires différents. Et l'on m'a offert en vente à moi-même un morceau de champ de la valeur modeste de 25 francs !

Il en est résulté de là toute la série de conséquences déjà connues par l'étude du village champenois faite dans l'un des premiers volumes de cette revue. La population s'est divisée en deux classes bien tranchées. D'abord le paysan, propriétaire du bien cultivé par lui, travaillant avec âpreté pour en tirer sa subsistance, économisant avec lésinerie pour l'arrondir, limitant le nombre de ses enfants pour diminuer les chances d'émiettement. J'entre par la pensée dans les maisons les plus aisées du village, et je n'y vois qu'un enfant, rarement deux. Mais aussi, comme ces aînés d'un genre particulier sont choyés, dorlotés, gâtés! Songez donc si on allait le perdre, ce rejeton unique, cette seule espérance de la famille! Malgré tant de soins, il meurt pourtant quelquefois, et, après une vieillesse attristée, ses parents laissent leurs champs s'éparpiller aux mains des collatéraux.

Mais ce sont là de malheureuses exceptions. Le plus souvent, l'héritier vit. Est-ce à dire qu'il continue toujours, dans ce cas, l'œuvre paternelle? Non, certes. Il n'est pas rare de voir le jeune homme, amolli par une enfance trop douce, déserter la culture et chercher un emploi à la ville. Parfois encore, l'héritier unique est une fille; la demoiselle a des prétentions, le travail des champs lui paraît bien dur, et quand vient l'époque du mariage, elle donne la préférence à quelque petit employé qui l'emmène, elle aussi, à la ville. Ce sont là autant de pertes graves pour la vie rurale.

Il est curieux de constater combien cette vie étroite, exclusive, influe sur le caractère des individus. Nos paysans sont égoĽstes avec art. Aucune occasion de profit ne leur échappe; rien ne leur paraît plus dur que de donner, et prêter leur est pénible.

Je parle, bien entendu, en général, et laisse place aux exceptions, mais il n'en est guère. Tout cela n'est-il pas d'ailleurs fort naturel? Quant on travaille si fort, quand on vit si chichement soi-même, comment serait-on généreux de sa peine ou de son bien? Et surtout de son bien, si péniblement et si lentement acquis? Pour la même raison, on méprise, et on envie à la fois, l'oisif, qui échappe au labeur âpre de la terre; le riche, qui vit largement, sans souci de compromettre sa fortune. Celui-ci surtout est jalousé; on suppute son avoir, on le grossit, on parle avec exagération de son luxe, enfin l'on relève avec soin ses défauts, ses vices; au besoin on lui en prête, pour trouver au moins quelques ombres à ce bonheur si envié. Certes, l'observateur ne peut refuser à ces gens l'estime due à leurs laborieux efforts, mais il est bientôt amené à reconnaître que les rapports de voisinage n'ont pas, avec eux, les agréments, la cordialité que l'on rencontre chez d'autres populations, à formation sociale différente.

Au-dessous du paysan, se placent d'abord le bordier, possesseur de sa maison, et de quelques fragments de champ, puis le manouvrier qui n'a rien que son misérable mobilier. Ils forment la masse de la population, les bordiers constituant la majorité. Les uns sont principalement cultivateurs, louant des terres disponibles pour compléter leur exploitation. Les autres vont en journée, font des charrois, des corvées d'occasion; quelques-uns apprennent un métier manuel, et font souche d'artisans. La plupart manquent de prévoyance, ne font point d'économies, et, n'ayant rien à partager, ont beaucoup d'enfants qu'ils élèvent au hasard des circonstances. Quelques-uns seulement cherchent à monter, vivent de privations, économisant pour acheter du bien, et réussissent à atteindre la condition de paysan.

Leurs coutumes sont alors celles de la classe où ils prétendent entrer. J'en connais quelques-uns dans ce cas; j'admire leur ardeur extrême au travail, je constate leurs incroyables privations, et je pense en même temps que cette âpre sélection ne produira guère ses effets au-delà d'une ou deux générations. Je vois le petit domaine, formé par ce dur labeur, ou rompu de nouveau, ou abandonné par les enfants ou petits-enfants de cet homme que des efforts exagérés ont usé avant l'âge. Quelques minutes d'observation réfléchie suffisent pour donner bien vivement cette impression. Pourquoi faut-il que les légistes n'observent point les faits qui les entourent, leur criant la vérité naturelle ? Pourquoi préfèrent-ils raisonner subtilement sur une erreur qui les conduit aux contresens sociaux les plus graves.

Mais ce n'est pas tout encore. Les deux premières causes que nous venons de relever: absence de classe supérieure patronale, régime de propriété, vont engendrer d'autres effets intéressants.

VI
Ces deux premières causes ont influé d'abord sur le travail. Il est bien évident que ces centaines de parcelles enchevêtrées les unes dans les autres, dispersées aux quatre coins du territoire de la commune, n'étaient pas d'une exploitation commode. On sait qu'en Champagne, pour tourner la difficulté dans une certaine mesure, on a inventé l'assolement commun, qui lie tous les cultivateurs du lieu et les oblige à travailler d'accord, les enchaînant tous à la même routine.

Ici, l'assolement commun n'a jamais été pratiqué, semble-t-il ; mais aussi, les gens de Bourron sont restés, jusque vers le milieu de ce siècle, les "pauvres laboureurs de bras" des époques les plus pénibles. Jusque là, tous les travaux de façons et de moisson étaient faits à la main.

La bêche, la houe, la faucille, l'âne avec son bât à double panier, tels étaient les seuls moyens de travail et de transport utilisés dans le pays. De cette façon, on passait partout sans léser le voisin, et on restait libre de ses emblavures. D'autre part, une vache, souvent aussi un porc, chichement nourris tous les deux, composaient le cheptel de cette exploitation minuscule. Des moyens aussi chétifs donnaient de chétives récoltes: un peu de seigle ou de méteil, quelques sacs de pommes de terre, un peu de vin, quelques légumes récoltés dans le jardinet attenant au logis, quelques fruits. Le tout était consommé à peu près exclusivement par la maisonnée.

Quant à l'argent comptant, il était rare. Le produit d'un veau, conduit au marché de Nemours, où l'on vendait aussi de temps en temps un peu de beurre, des œufs, des volailles, donnait quelques écus. Le plus clair de l'épargne était fourni par les travaux d'hiver, exécutés dans la forêt, véritable et utile subvention fournie par un puissant voisin, l'Etat, qui jouait ici le rôle de patron, nous allons voir comment.

Pendant fort longtemps, les vastes forêts du Gâtinais restèrent à la libre disposition des communautés paysannes dispersées dans leurs clairières. Mais les progrès de l'exploitation du bois, ceux de la population, enfin la mainmise du pouvoir royal sur la forêt, dite aujourd'hui de Fontainebleau, ne tardèrent pas à inspirer des mesures restrictives. Dès le quatorzième siècle, les usages forestiers furent limités par des règlements, longtemps encore assez lâches et mal appliqués. Les droits reconnus aux habitants étaient relatifs à la récolte du bois mort, au prélèvement des bois de feu et de bâtisse nécessaires annuellement à chacun, au panage des porcs, au pâturage des bêtes bovines et ovines, à la récolte de l'herbe.

Tout cela représentait, en somme, des avantages appréciables; aussi les paroisses tenaient-elles beaucoup à leurs droits usagers, qui donnaient lieu d'ailleurs à un gaspillage, chose immanquable avec un propriétaire impersonnel et éloigné comme l'Etat.

Afin d'y pourvoir, l'Administration multiplia les règlements à partir du seizième siècle; en 1518, on restreint le nombre de bestiaux admis à la pâture; en 1662, on refuse aux habitants nouveaux des paroisses tout droit aux usages, et Bourron, sur 500 habitants n'eut dès lors que 127 usagers, encore exigeait-on une redevance, et ne les laissait-on agir que dix mois sur douze.

En 1789, on supprima la redevance, et bientôt tout contrôle disparut, mais l'Empire le rétablit. En 1806, on supprima le panage et le droit au bois coupé (remplacé par la vente à bas prix aux usagers), le droit à la récolte de l'herbe (sauf permission individuelle) ; et la récolte du bois mort ne fut permise qu'aux indigents, trois jours seulement par semaine.

Le code forestier de 1827 revint un peu sur ces mesures exclusives. Le droit de pâture fut rétabli sous des règles rigoureuses, ainsi que le droit général de récolte du bois mort. Celui-ci est encore pratiqué par quelques bonnes vieilles; elles vont de temps en temps recueillir un bourrée qui semble près de les écraser sous son poids. Quant à la pâture, elle n'est plus guère usitée; les conditions de travail se sont modifiées, nous le verrons bientôt, et les herbes aigres et peu substantielles de la forêt sont délaissées aujourd'hui. En somme, à ce point de vue, la forêt n'aide plus guère de son bois mort, de ses fruits, de ses champignons, de ses herbes, que quelques indigents inaptes au travail par infirmité ou mauvaise volonté.

L'Etat s'est affranchi peu à peu des servitudes qui pesaient sur son domaine; il a fait passer son intérêt avant celui des riverains, et confisqué un à un leurs droits. La forêt n'en joue pas moins un rôle fort utile aux habitants de Bourron. Elle leur fournit à bon marché les bois d'œuvre et de chauffage. En second lieu, les coupes en exploitation leur offrent un bon travail d'hiver.

L'administration les emploie parfois dans ses plantations. Enfin ces fameuses roches de grès, dont les amoncellements donnent à la forêt un caractère si pittoresque, fournissent un pavé très employé dans les villes de la région, depuis la fin du quatorzième siècle jusque vers 1850. Depuis lors, on préfère au grès des roches plus dures, aussi l'exploitation a bien diminué, et ne joue plus aujourd'hui qu'un rôle fort secondaire, elle fournit cependant encore aux paysans d'alentour une ressource qui n'est pas sans prix.

L'Administration s'est montrée tout aussi restrictive pour les carriers que pour les usagers, surtout pendant la durée du Premier Empire et de la Restauration. Depuis la baisse de l'exportation des pavés, on fait moins de difficultés; le droit d'exploiter est concédé directement aux ouvriers qui en font la demande, moyennant une taxe minime.

VII
J'annonçais tout à l'heure un changement récent des conditions du travail dans la région. Cette évolution s'est produite entre 1850 et 1860, à la suite d'un événement de haute importance: l'apparition des chemins de fer. Dès 1847, Fontainebleau est relié à Paris, qui bientôt vient demander des vivres aux campagnes voisines.

Dès lors le travail changea entièrement de caractère. Au lieu de vivre étroitement de sa récolte, chacun songea à produire pour la vente. L'outillage fut modifié, la charrue, le cheval et la charrette firent leur apparition, et l'on cultiva le blé, l'avoine, les fourrages artificiels, les pois et les haricots, les pommes de terre, en vue du marché. De nombreux chemins d'exploitation furent tracés, aux frais de la commune, pour permettre le nouveau mode d'exploitation.

Grâce aux profits réalisés, le pays se transforme. La plupart des chaumières basses, au plancher de terre battue, firent place à de bonnes maisons de pierre, avec toit de tuiles, larges fenêtres, carrelage de briques et dépendances. Aujourd'hui, tous les villages de la région présentent le même aspect de gaieté et d'aisance, bien que les profits ne soient plus les mêmes. Ce que le chemin de fer avait donné, il l'a en effet repris, au moins en partie par suite de la concurrence qu'il a suscitée par son extension même.

D'autres causes encore ont contribué à répandre l'aisance. Le chemin de fer a donné une importance réelle à certaines cultures; celle des pépinières d'arbres forestiers, par exemple, qui a presque enrichi certaines familles. Il a encore rendu très accessible aux citadins en vacances et aux artistes ce pays très pittoresque et très sain; ils y viennent en nombre chaque été, surtout depuis une quinzaine d'années, louant ou achetant à bon prix maisons ou terrains pour bâtir, ainsi que les denrées de consommation, lait, beurre, légumes, fruits. Les artisans, rares autrefois, se sont multipliés, et certains font d'assez bonnes affaires.

En résumé en ne tenant compte que de ces signes extérieurs d'un notable accroissement de richesses, un économiste orthodoxe se frotterait les mains avec une satisfaction sans mélange, et noterait comme assuré un progrès considérable accompli par cette population. C'est là, en effet, ce qu'on voit, mais il y a aussi ce qu'on ne voit pas quand on manque de méthode et quand on néglige les faits dont on ne comprend pas l'importance. Or, ces faits vont justement nous montrer les ombres du tableau et nous faire apprécier la portée et la valeur réelle du progrès apparent.

VIII
Il est hors de doute que les conditions matérielles de la vie se sont améliorées à Bourron depuis trente ans. On se loge et on s'habille mieux; la nourriture est plus substantielle. Mais après? La race est-elle plus stable et plus forte, le travail plus perfectionné, la moralité plus grande, l'avenir plus certain? C'est ce qui nous reste à examiner.

Quant à la vigueur et à la stabilité de la race, le progrès est nul. Les familles nombreuses se dispersent périodiquement, et leurs membres tombent dans la situation inférieure du bordier. Tel d'entre eux, mieux doué que les autres, se relève; la stérilité systématique soutient quelque temps sa descendance, et l'on voit alors dans une même famille une branche de paysans aisés, qui s'éloigne avec orgueil de ses proches, simples bordiers ou manouvriers. Cette exception d'ailleurs ne se prolonge guère; le rameau volontairement étiolé ne tarde pas à périr; deux ou trois générations (une seule souvent) suffisent à l'épuiser.

Quand aux familles de bordiers, elles sont plus prolifiques, nous l'avons constaté. Mais que faire, quand les bras sont nombreux, en un pays où chacun, à peu d'exceptions près, suffit à son entreprise de travail? Il faut donc s'éloigner, et en effet bon nombre de jeunes gens ne rentrent plus au pays après leur service militaire. Où vont-ils ? Dégoûtés de la culture par la rude et ingrate vie du manouvrier ou du bordier, absolument dénués des ressources nécessaires pour former un établissement, ils restent dans les villes, se font domestiques, employés de chemin de fer, journaliers urbains, etc. En somme, ils sont presque tous perdus pour la vie rurale, et la plupart vont grossir ce prolétariat des villes, où grondent tant de passions aigries par de sombres misères. Voilà les faits, et je pourrais citer à l'appui vingt exemples.

Il résulte de ceci que, depuis quarante ans, la population est restée presque stationnaire, ce qui n'est pas certes une preuve de progrès. En 1856, Bourron comptait 1.185 habitants, 1.201 en 1872, 1.283 en 1886, soit un gain de moins de 100 âmes en 30 années, trois par an à peu près pour 1.200, 2 1/2 pour mille. Et encore nous devons noter diverses immigrations provenant de causes accidentelles: travaux de chemins de fer, de forêt, de routes. Autre preuve: de 1853 à 1863, la commune a fourni 92 conscrits, 95 de 1863 à 1873, 93 de 1873 à 1883 ; ce faible écart est encore un témoignage du défaut d'expansion de la race (Note 3).

Il n'y a donc, chez la population du village, ni stabilité de la famille, qui est toujours exposée à la crise du partage, au grand détriment de sa prospérité, ni force réelle d'expansion. Les quelques individus qui s'éloignent chaque année sont presque tous dénués de ressources, et obligés d'aller grossir la portion la plus misérable des agglomérations urbaines. Est-là, je le demande, un signe de véritable progrès?

Cette instabilité de la famille a encore une conséquence singulière pour ceux qui n'en voient pas les causes, mais logique en soi. Quand les parents sentent leurs forces les abandonner par l'effet de l'âge, ils pensent à régler la situation de manière à s'assurer du pain et un abri pour le reste de leurs jours. On ne peut guère songer à maintenir la famille unie sous la direction de l'un des fils; pourquoi les autres enfants consentiraient-ils à l'obéissance puisque nulle tradition ne les y pousse, et puisque tous se savent égaux en droits ?

Non, mieux vaut liquider de suite, chacun prend sa part, va de son côté, et s'en tire comme il peut, à la seule condition de contribuer à l'entretien des parents. Mais sous quelle forme apportera-t-on cette contribution ? En argent, cela semblerait dur, car il n'est guère abondant chez ces ménages de bordiers, ou même chez ceux des paysans. On préfère fournir en nature, et, pour simplifier, chaque jeune ménage prendra les vieux à sa charge à tour de rôle. Un mois chez l'un, un mois chez l'autre, telle est la vie nomade faite à ces pauvres gens, qui se sentent à charge la plupart du temps, et désirent, d'accord avec leurs enfants, une fin qui se fait attendre. Voilà bien le signe visible et la triste conséquence de la ruine du foyer, de la destruction du domaine formé au prix de tant de peines et de soins.

Après une longue vie de labeurs indicibles, de soucis poignants, de dures privations, le paysan n'a pour perspective qu'une vieillesse errante, sans indépendance, sans dignité, sans aisance, livrée aux railleries de l'enfance, accoutumée à considérer les vieillards comme une gêne et un fardeau. J'imagine que le maintien de cette coutume n'est pas davantage un signe de progrès véritable, et pourtant le développement notable de l'aisance matérielle n'a pu la déraciner.

IX
En ce qui concerne le travail, il est indéniable qu'un certain progrès s'est réalisé dans les méthodes. Ce progrès est dû pour une grande part à l'action des besoins nouveaux nés de l'activité des transports par voie ferrée. Il est résulté aussi de l'exemple des régions voisines, surtout du Gâtinais orléanais, où domine la grande culture. Cet enseignement de la petite culture par la grande est en effet le meilleur adjuvant du progrès, j'en trouve ici une preuve curieuse.

Dans une commune voisine de Bourron, un grand propriétaire intelligent et éclairé cultive son domaine en observant les meilleures méthodes; quelques cultivateurs de Bourron l'ont vu par hasard travailler, ils se sont informés tant bien que mal de ses procédés, ils ont imité ceux qui étaient le plus à leur portée, et ont réalisé de la sorte un vrai progrès, notamment par l'emploi des engrais chimiques. Mais c'est là un fait accidentel, incomplet, qui suffit pour montrer la haute utilité du patronage direct, mais ne le remplace point. Il est certain que si les gens de Bourron avaient eu constamment sous les yeux, chez eux, de tels exemples, complétés par les conseils et l'appui d'un voisin estimé, connu, bienveillant, le progrès réalisé eût été beaucoup plus grand et plus général.

D'ailleurs ce progrès partiel des méthodes ne suffit pas pour balancer les côtés médiocres de la situation sociale émiettement du sol par les partages fréquents amène toujours la dispersion et l'étroitesse des parcelles; la très petite propriété, qui résulte encore du partage, est impuissante à améliorer la terre faute de ressources; la stérilité voulue réduit les familles, par suite la somme du travail, et comme on ne peut ou ne veut pas prendre des domestiques, qui coûtent fort cher, nos malheureux paysans s'épuisent sans réussir à façonner la terre au mieux. Par suite, le résultat général est médiocre et paie médiocrement les efforts soutenus de ces pauvres gens.

Ainsi, là où le progrès a pu se glisser, il est presque paralysé par les vices de l'organisation sociale. N'est-il pas vrai qu'une haute leçon ressort de cet humble exemple? Il nous montre bien comment tout se tient dans la vie des peuples, comment tous les organes de la vie sociale sont dans un état d'étroite dépendance, comment un rouage imparfait peut gêner le fonctionnement de la machine entière.

Cela est si vrai, que nous voyons l'influence de tout ce qui précède s'exercer sur les rapports publics des habitants entre eux. Dépourvus de patronage, ou à peu près, ils devraient trouver au moins dans la famille le soutien matériel et moral sans lequel l'homme souffre davantage des peines et des difficultés de la vie, et profite moins des joies et de ses bienfaits. Mais la famille ne suffit pas à cette tâche!

Ces pauvres gens ont alors essayé de l'association; c'est ainsi qu'ils ont organisé une association rudimentaire d'assurances contre les accidents du bétail. Mais ce n'est là qu'un procédé artificiel, qui ne vaut lui-même qu'en proportion de la valeur du milieu ambiant. Aussi cette association est-elle sans cesse menacée dans son existence par l'insouciance, la mauvaise volonté, les jalousies particulières, l'inaptitude habituelle, chez .Ies hommes qui n'ont point été accoutumés, par la discipline du foyer, à agir avec ordre dans un but commun.

Il résulte encore de tout ceci que l'action des pouvoirs publics sur la population est développée au maximum. Ces contrées ont été placées les premières sous le joug de la centralisation administrative, aussi sont-elles restées d'une docilité exemplaire.

Qu'observons-nous aujourd'hui dans la commune? Le conseil municipal est composé de douze membres dont dix cultivateurs, parmi lesquels sont choisis le maire et les adjoints; en outre, nous y voyons un artiste fixé et marié dans le pays, et le propriétaire du château, lequel se garde bien d'agir le moins du monde, afin de ne point éveiller les méfiances invétérées. Et puis, il est absent presque toute l'année.

Ces petits paysans sont donc entièrement livrés à eux-mêmes, et comme ils n'ont jamais eu, de temps immémorial, l'occasion d'apprendre à être libres, il en résulte qu'ils sont entièrement dans la main de l'administration. On peut dire que le sous-préfet mène toutes les communes placées dans ces conditions au doigt et à l'œil ; et voilà justement pourquoi le gouvernement ne peut guère se priver des services de ces messieurs; il en a besoin pour surveiller de près les conseils municipaux (Note 4).

Quant aux habitants, ils sont en général très indifférents en ce qui concerne les affaires communes. A l'époque des élections, on cabale un peu, sous l'impulsion de quelques menues ambitions et de quelques rancune ou amitiés personnelles, mais, après le vote, on ne s'occupe plus de rien ou à peu près. On sait, d'une part, que les pouvoirs de cette petite assemblée sont très minimes vis-àvis de ceux de l'Etat, et l'on se désintéresse largement de ses faits et gestes.

X
Pour qu'une population soit véritablement en voie de progrès, il faut que sa condition morale s'améliore en même temps que sa condition matérielle. Sinon, le développement des vices et des passions ne tarde guère à paralyser le progrès matériel lui-même.

Or, il est très certain qu'à ce point de vue il y a plutôt perte de gain, je le constate à regret. D'abord si les bons exemples de la classe supérieure font défaut à Bourron, les mauvais n'y manquent point. Sans revenir sur la vie scandaleuse de certain marquis dont le pays garde encore, après quarante ans, un fort triste souvenir (Note 5), on peut dire que la majorité des étrangers qui fréquentent le village aident à le gâter. La colonie d'artistes et de parisiens en vacances qui vient chaque été s'y établir contribue sans doute à l'enrichir, mais elle lui apporte, avec son argent, soit des idées de luxe, de coquetterie, d'oisiveté, de plaisir, soit même de déplorables exemples d'immoralité flagrante.

L'argent gagné par le travail suffit à peine, bien souvent, à ces nouveaux et impérieux besoins; je demande où est après cela, le profit? Quant aux cœurs amollis par le spectacle de la corruption, gonflés par l'envie, préparés pour la débauche, vers laquelle la première occasion les poussera, c'est là un mal pour lequel il n'est point de compensation !

En résumé, on observe en général dans le pays plus de légèreté dans la conduite, plus de goût pour le plaisir et la toilette, moins de pureté dans les mœurs, moins d'ardeur au travail qu'autrefois. Est-ce à dire que je suis un témoin chagrin, un vieillard amoureux du passé, mécontent du présent parce qu'il ne peut plus guère en jouir? Non, certes, je n'ai ni l'âge ni le goût de la critique faite par système. J'observe, et voilà tout. Dix, vingt exemples et plus se présentent à mon esprit à l'appui de ce que j'écris. C'est la vérité nue, telle que la science doit la présenter.

Il est, du reste, un signe, juste ici comme partout, de la baisse de la moralité générale: c'est la diminution parallèle de l'esprit religieux. Il y a là un point délicat, mais intéressant à traiter.

Il est bien certain que la religion n'a jamais eu sur ces petits paysans, absorbés par un labeur excessif et par la soif inextinguible de la terre, une action très profonde. Toutes leurs facultés imaginatives étant absorbées par une lutte incessante avec un champ étroit et assez peu généreux, qu'ils veulent agrandir à tout prix, ils n'éprouvent guère le besoin d'offrir à leur esprit une occupation autre, les aspirations plus immatérielles, un aliment plus poétique.

Cette tendance aisée à constater dans le présent est dénoncée dans le passé par l'étroitesse, la pauvre architecture, l'état de vétusté et la glaciale nudité des édifices religieux, qui contrastent singulièrement avec les églises des pays de l'ouest, par exemple, où la constitution sociale est bien différente, et où la piété se montre en même temps plus générale et plus fortement enracinée. C'est là un fait certain qui montre bien l'action principale de l'état social sur les habitudes religieuses. Tout s'en ressent. Non seulement les fidèles sont moins nombreux et moins fervents, mais encore le clergé se recrute plus difficilement, et se montre en général moins réservé dans sa manière de vivre, moins zélé dans son ministère, plus indifférent sur le résultat. C'est qu'il sent devant lui un obstacle dont il ne connaît pas la nature, mais contre lequel les efforts les plus ardents ne peuvent que bien peu de choses. De là un découragement dont la manière d'être se ressent visiblement.

Mais si cette cause produit à elle seule la tiédeur religieuse de ces pays, il en est d'autres qui tendent à transformer cette tiédeur en irréligion. Les secousses sociales qui se sont succédées depuis 1789, la propagation des idées dissolvantes vulgarisées par les écrivains corrompus du dix-huitième siècle, enfin les exemples mauvais dont je parlais tout à l'heure, tous ces faits ont contribué à ébranler les croyances assez faiblement enracinées dans un terrain peu propice, encombré déjà par des préoccupations étouffantes.

Aussi, la religion a perdu beaucoup de terrain depuis cent ans. Avant 1789, on comptait à Pâques un peu plus de trois cents communiants sur environ 800 âmes (et c'était là pour l'époque une assez faible proportion). Un demi-siècle plus tard, avec une population plus nombreuse, le chiffre des communiants tombait à 50 ou 55, année moyenne. En 1853, une mission le releva à 134 ; une autre faite en 1863 en obtint 142, et une troisième, en 1867, n'alla qu'à 118 (12). Aujourd'hui, le nombre annuel est fort peu élevé, une trentaine au plus.

Il est à remarquer que cette décroissance de l'esprit religieux a coĽncidé avec un développement appréciable de l'instruction élémentaire. Aujourd'hui, chacun sait lire et écrire convenablement, et les jeu nes gens briguent presque tous le certificat d'études primaires.

Depuis une dizaine d'années au moins, les écoliers ont entre leurs mains toute une petite bibliothèque d'ouvrages élémentaires sur l'histoire, la géographie, les sciences, voire même la morale. Si nous nous en tenions aux prédictions des philosophes de l'école radicale, nous penserions a priori que ce village est en voie de développement rapide, et que bientôt il ne renfermera plus qu'un petit peuple de sages, vivant au sein d'une modeste abondance et dans une heureuse paix. Combien, hélas! nous sommes loin de cet âge d'or! Quelques heures d'observation ont suffi pour nous montrer la fausseté des apparences et l'insignifiance des progrès réalisés, ou plutôt les graves symptômes de déchéance qui se manifestent sourdement au sein de ce petit groupe d'hommes. Au fond, ils ne sont pas sensiblement plus heureux qu'autrefois, car il leur faut acheter un peu plus de bien être par un travail plus intense, aggravé par plus de soucis; encore devons-nous ajouter que, mis en contact plus fréquent avec des urbains en villégiature, ils ont contracté des habitudes onéreuses inconnues autrefois, et qui grèvent d'autant le budget de chaque famille, compensant et parfois dépassant les profits dus aux débouchés nouveaux. En vérité, le bénéfice est mince, si toutefois il y a bénéfice.

XI
Voilà ce qu'on peut dire du présent. Que faut-il augurer de l'avenir, d'après cela? Sans vouloir passer pour prophète, je me crois autorisé à penser que les causes dissolvantes, signalées au cours de cette étude, continueront à agir, s'aggraveront même avec le temps, et accentueront de plus en plus la désorganisation déjà sensible du milieu. L'instabilité de la famille fait que nulle barrière sérieuse ne peut s'opposer à l'invasion du mal: elle a pour premier résultat une éducation des enfants si défectueuse, si faible, si peu apte à dresser une race forte et résistante, que l'on se demande comment le mal ne s'étend pas plus vite encore. Elle amène ensuite dans le travail une complication, et dans la condition des individus une incertitude bien capables d'empêcher tout progrès véritable.

Dans ces conditions, quand les bons éléments sont paralysés, quand les mauvais ont au contraire le champ libre, on ne peut guère compter sur un développement progressif; il est, je pense, plus sage de prévoir une déchéance redoutable au double point de vue social et moral.

La prospérité matérielle elle-même est, dans ce groupe de population, quelque chose de singulièrement fragile et variable. Autrefois, quand chacun vivait principalement des produits en nature de son travail, vendant peu de chose, n'achetant presque rien, la vie était sans doute un peu moins large, un peu moins variée et moins agréable qu'aujourd'hui; en revanche on était couvert par une sécurité plus grande: les crises économiques passaient, sans les toucher beaucoup, par-dessus la tête de ces braves gens; ne demandant que peu au commerce, ne lui livrant presque rien, ils ne participaient point aux hasards de la spéculation.

Aujourd'hui, au contraire, une bonne partie de leur revenu dépend de leurs opérations commerciales. Ils achètent beaucoup plus d'articles, et plus souvent qu'autrefois. La baisse de leurs produits, la hausse de leurs consommations constituent autant de pertes qui les affectent sérieusement et peuvent compromettre leur avenir dans une certaine mesure. Sans doute, le travail agricole a toujours (sauf de rares exceptions) ceci de précieux, qu'il permet à l'ouvrier, en cas de crise, de se replier pour ainsi dire sur lui-même, d'abandonner le marché extérieur, et de laisser passer les orages économiques sans y périr. Mais néanmoins on souffre toujours beaucoup, quand il faut rompre plus ou moins complètement avec les habitudes prises, refouler des besoins devenus impérieux, renoncer à des ressources considérées comme habituelles, en un mot resserrer sa vie dans des conditions autrefois communes, aujourd'hui exceptionnelles et pénibles.

Encore une fois; est-ce là le véritable progrès?

Evidemment non. Il y a eu dans ce coin de terre, un mouvement économique accentué, remarquable, causé par la rapide transformation des moyens de transport; mais l'état social n'a pas subi, de son côté, une évolution parallèle, propre à contrebalancer les effets de la première, à lui servir de base, de point d'appui. Et il en est résulté que ce développement partiel, mal équilibré, a produit, somme toute, plus de mal que de bien et promet pour l'avenir un accroissement beaucoup plus rapide du mal que du bien.

Voilà ce que j'ai pu observer dans mon village, à l'aide de la science sociale, et je crois que le temps consacré à cette étude n'a point été du temps perdu. Je vous en laisse juge, mon cher Directeur, et je reste votre bien dévoué.

NOTES
(1) Maury, Forêts de la Gaule, pp.155 et 26l.

(2) Ibid., p 50 ; cf P. Domet, Histoire de la forêt de Fontainebleau, 1 vol.

(3) Maury, p.l72

(4) P. Domet, op. cit.

(5) Doigneaux, Nemours, in-8Á, 1884.

(6) Beaucoup d'entre eux portent un nom terminé par le caractéristique ville, venant de villa, maison des champs, ferme.

(7) Les registres paroissiaux commencent en 1602. J'y relève les noms d'un certain nombre de familles qui forment encore le noyau solide de la population. Depuis près de trois cents ans elles s'y maintiennent, et cela sans doute remonte beaucoup plus haut.

(8) Comme ce vicomte de Melun sur qui Louis XI confisqua la seigneurie de Bourron (voir le bulletin ABM nÁ4 sur ce sujet).

(9) V. Littré, Dictionnaire, Voir: Sergent.

(10) Louis XV s'appuyait sur le bras du dernier des Beringhen, marquis de Bourron, quand il fut frappé par Damiens. Ce seigneur vivait donc bien dans l'intimité de la cour.

(11) Sables tertiaires éocènes dits de Fontainebleau, secs et maigres quand ils ne sont pas amendés par des dépôts argileux. Une partie de la commune de Bourron jouit de ce privilège naturel.

(12) Toutes ces indications sont tirées du registre paroissial tenu avec soin jusqu'en 1872 par un prêtre distingué, M. Pougeois, alors curé de Bourron. Ce registre n'a pas été continué, chose regrettable.

Notes concernant l'article de Léon Poinsard
Note 1. Il est évident que la connaissance de la culture gauloise, dans les deux sens du mot culture, était encore balbutiante à la fin du XIXème siècle, sinon Léon Poinsard n'aurait pas attribué aux gaulois des pratiques datant du néolithique.

Note 2. En donnant à l'arpent une valeur de 43 ares 1/2, Léon Poinsard fait erreur, car cette valeur n'a jamais existé. L'arpent en usage à Bourron, comme dans les 4/5 des communes du Gâtinais seine-et-marnais, était l'arpent commun de 42 ares 21. Les deux autres valeurs de l'arpent que l'on utilisaient dans la région était l'arpent d'ordonnance de 51 ares 07, utilisé pour le mesurage des bois et domaines nationaux, en particulier à Fontainebleau et, beaucoup plus rarement, l'arpent de Paris de 34 ares 19 (Eugène Thoison - Recherches sur les anciennes mesures du Gâtinais seine-et-marnais - 1904).

Note 3. Progression de la population: Pour une période comparable - 1853 - 1883 - on relève dans l'état-civil 778 décès et 811 naissances soit un gain de 33 naissances en 30 ans.

Durant le même période le nombre des mariages a été de 305. Si l'espérance de vie a progressé durant cette période, passant de 44 ans (1854-1863) à 47 ans (1874-1883) (elle n'était encore que de 30 ans en 1823), le vieillissement de la population s'est très nettement accentué durant la même période: 38% d'habitants ont plus de 60 ans en 1854-1863 (10% de plus de 80 ans) et 50% entre 1874 et 1883 (14% de plus de 80 ans).

Le taux de mortalité enfantine avant l'âge de 5 ans qui oscillait entre 50 et 60% un siècle auparavant, était encore de 20 à 25% pour le période considérée (sources Etat civil de Bourron-Marlotte).

Le taux d'illettrés parmi les conscrits qui était encore de plus de 13% entre 1853 et 1862, diminue de moitié (6,45%) entre 1873 et 1882 (sources Lenoble).

Le recensement de 1886 qui fait apparaître 1283 habitants, les répartissent ainsi: 76 Bourron pour 238 ménages, soit une moyenne de 3.22 habitants par famille, et 516 à Marlotte pour 184 ménages, soit 2.80 habitants par ménage. Les habitations isolées, la gare, le moulin de la Fosse, Saint-Léger, sont inclus.

Note 4. En 1889 le conseil municipal est composé ainsi: Maire Isidore Davoigne Adjoint Louis Vincent, conseillers: le comte Wladimir de Montesquiou, MM. Guiliory, Brunel, Lebault, Noret, Bouquot, Poinsard, Alexandre Coutor, Oscar Tartarat, l'artiste mentionné par Léon Poinsard, Toussaint Vincent.

Note 5. Il s'agit du marquis Barthélémy Alphonse de Montgon, né en 1797, châtelain de Bourron à la mort de son père en 1829, maire de la commune de 1829 à 1831, puis de 1846 à février 1848. Il faillit être tué dans une échauffourée en juin de cette année-là (voir la chronique de l'abbé Pougeois).

Bourron
Entrée de Bourron

L'Étude complète de Léon Poinsard est disponible à la Mairie auprès de l'Association des Amis de Bourron-Marlotte. Bulletin N°44

Apophtegme         Bourron-Marlotte