JACQUES ARNAL

 

LE COSMOS VIVANT
Brève histoire de la Vie

 


Livre second II
INSTINCT ET INTELLIGENCE

 

La cinquième force
Le programme II

 
Le Grillon champêtre

Quand un Grillon "grillonne" à l'entrée de son trou c'est qu'il réclame celle qui va perpétuer la race. Si une femelle se laisse séduire par ce grésillement si harmonieux à ses oreilles, elle s'arrête devant le prétendant qui sort de sa maison pour examiner sa nouvelle conquête. Il émet alors des bruits plus secs et plus pointus pour marquer son impatience. Mais dame Grillon ne se laisse pas séduire aussi facilement, elle attend. Elle attend quoi? Une crise de nerfs de son futur époux. Et cela ne tarde pas. Enervé par l'impassibilité de la belle il va, vient, trépigne, c'est tout juste s'il ne se roule pas par terre. Dans ces conditions madame Grillon est convaincue que le caprice de son partenaire lui apporte la plus grande déclaration d'amour. Elle colle son abdomen sur celui du mâle qui dépose une minuscule goutte blanche à l'endroit de la tarière. Les humbles bestioles ont accompli leur destinée dans les règles de l'art.

 
Prodigieuses fourmis

Prodigieux, en effet, ces animaux constituant des sociétés d'insectes merveilleusement organisées, faisant preuve de la naissance à la mort d'une inlassable activité et obéissant à des commandements mystérieux qui émanent tout droit de leur inconscient collectif. Un inconscient collectif qui ne serait pas enfoui dans les brumes d'un lointain passé comme pour la race humaine mais serait resté actuel, triomphant, preuve visible et palpable de leur unité multiforme.

  
Les couturières

Les nids de fourmis n'ont pas de formes précises, ils dépendent des conceptions de leurs constructeurs qui eux-mêmes s'adaptent avec une grande souplesse aux impératifs du lieu choisi: pierres, cavités, troncs d'arbres... Dans la plupart des cas la fourmilière est souterraine, s'enfonçant parfois à plusieurs mètres de profondeur et ne manifestant sa présence que par quelques cheminées d'aération, mais elles peuvent dominer le sol par des dômes dont la hauteur dépasse celle d'un homme et abriter des centaines de milliers d'individus.

 
L'Afrique et l'Asie possèdent la famille particulière des Oecophylles ou fourmis couturières. Les choses se passent de la façon suivante: lorsque les prospecteurs de la colonie, après bien des hésitations, ont choisi deux ou trois feuilles suffisamment longues et résistantes, les couturières se rangent les unes à côté des autres sur les bords de ces feuilles qu'elles rapprochent à l'aide de leurs mandibules. Ceci ne va pas, on s'en doute, sans grandes difficultés, elles s'agrippent en chaîne, au besoin forment des ponts en se tenant les unes les autres par le thorax. Puis les fileuses entrent en action de la façon la plus étonnante qui soit. L'ouvrière tient entre ses mandibules la "navette" sans quoi aucune opération de filage n'est possible mais il ne s'agit pas d'un objet, c'est une larve vivante dont la tâche habituelle et unique est de tisser son cocon et qui, en l'occurence, va dévider son fil de soie dans l'intérêt général.

 
Qu'on se représente le prodige: les ouvrières passant et repassant la larve fileuse du bord d'une feuille à l'autre, tirant et croisant patiemment l'ouvrage, jusqu'à ce que l'énorme cocon du nid offre aux habitants de la colonie une multitude de chambres aux cloisons de soie.

 
Unique exemple dans le monde animal d'une larve employée comme un outil.

 
Les éleveurs

La race des Pucerons, ces petits insectes mobiles, constituent pour les fourmis des proies faciles et recherchées. Pourtant certains d'entre eux expulsent des excréments sucrés dont les fourmis sont plus friandes que du corps des insectes. Alors, non seulement elles ne les attaquent pas mais s'arrangent pour susciter ces excrétions convoitées par des titillations répétées sur l'extrémité de l'abdomen du Puceron. Celui-ci, de l'ordre des Aphidiens, ressent-il quelque satisfaction inavouable de ces chatouillements? Le diable seul le sait. Toujours est-il qu'il s'exécute avec complaisance sauvant, non seulement sa vie, mais l'existence de sa race pour laquelle les fourmis, celles d'Argentine notamment, manifestent les plus grands égards, allant jusqu'à les installer pendant la mauvaise saison à l'intérieur de la fourmilière où ils constituent un véritable cheptel.

 
La gourmandise n'a pas de limite et certaines Chenilles trouvent également grâce devant les fourmis pour les mêmes raisons mais là c'est le loup dans la bergerie car, en échange de leur sécrétion, elles se nourrissent des larves et des nymphes de leurs hôtes!

 
Plus grave encore, la fourmi rouge a découvert que la larve du Staphylin, petit coléoptère carnassier, expulsait une sécrétion encore plus délicieuse, génératrice par-dessus le marché d'une sensation d'ivresse. Dans ce cas, qui est celui de tous les drogués de la terre, la fourmi délaisse ses devoirs les plus élémentaires, notamment, les soins qu'elle doit au couvain, pour ne plus s'occuper que de l'étranger. Paradis artificiels pour fourmis. Qui l'eût crû?

 
Les Pirates

Fourmi, dans le langage courant, est synonyme de travail, d'inlassable activité. Il y a pourtant deux exceptions: les Amazones et les Sanguinea. Les fourmis Amazones sont incapables de la moindre activité et se font servir par des prisonnières qu'elles ont volées dans leurs cocons selon les meilleures traditions de la piraterie classique. Lorsqu'elles ont décidé une expédition de cet ordre, les Amazones cherchent une fourmilière et choisissent généralement celle des fourmis Fuscas. Pourquoi les Fuscas plutôt que d'autres? Mystère. Il existe dans la race des hyménoptères certaines familles prédestinées à l'esclavage! On a d'ailleurs donné à ces victimes désignées le nom de Serviformica.

 
Le siège est mené dans les règles. Les Amazones encerclent silencieusement la cité des Fuscas et donnent d'assaut. Les assiégées ne sont pas de taille à résister longtemps et les Amazones, après avoir tué celles qui leur tenaient tête, ressortent bientôt chargées de cocons qu'elles installent dans leur propre fourmilière. Lorsque les ouvrières Fuscas naissent, comment sauraient-elles qu'elles se trouvent dans la cité des Amazones?

 
Elles font ce pourquoi sont conçues toutes les ouvrières: elles soignent le couvain des Amazones et assurent les travaux nécessaires à la vie de la colonie sans savoir jamais qu'elles sont les produits d'un rapt. Moins cruelles sont les fourmis rouges qui portent cependant le nom de Sanguinea mais uniquement en raison de leur couleur. L'assaut donné par celles-ci aux Fuscas est inspiré de la même tactique: attaque en masse aux points névralgiques. Une fois les défenseurs submergés, les assaillants se répandent dans la fourmilière. Les Fuscas prennent alors le parti de s'enfuir en emportant leurs cocons. Les Sanguinea ne se livrent pas à des tueries inutiles, elles s'interposent à ce moment et laissent partir les Fuscas... sans leurs cocons qu'elles ont récupérés et vont installer dans leur cité.

 
Il est stupéfiant de penser que les ouvrières Fuscas, fruits de précédentes razzias, vont s'occuper, pouponner, élever les bébés de leur propre race sans s'en douter le moins du monde.

 
Garde-manger vivants

Dans les régions arides quelques familles constituent des réserves. Certaines ouvrières acquièrent une telle spécialisation que leur abdomen peut atteindre le volume d'un petit pois. Remplies de nectar, de miel ou de jus sucré ces Fourmis-Bonbonnes restent suspendues au plafond de leurs chambres pendant plusieurs mois, véritables outres vivantes auxquelles les habitants de la cité viendront se désaltérer avec un plaisir évident.

 
La horde sauvage

Les hordes hitlériennes n'ont rien inventé. Sous le ciel du Dévonien il y a 400 millions d'années la terrible famille des Annoma, ou Magnans, appelées encore fourmis Légionnaires, fourmis batailleuses, ou par euphémisme fourmis de visite, semaient sans doute déjà la désolation.

 
Cette famille est nomade et lorsque la colonie sent naître le besoin du départ, c'est une armée compacte de plusieurs millions d'individus qui se lance en avant, ouvrières au centre encadrées par des soldats brandissant leurs mandibules crochues et acérées. Rien ne peut leur résister, rien ni personne, ce sont les Piranhas de la terre ferme, féroces, construits pour le massacre. Les êtres vivants qui se trouvent devant eux, quelles que soient leur défense et leur puissance, sont réduits en menus fragments que des ouvrières vont entreposer dans des réserves appropriées. Cruauté? Même pas. Elles n'y peuvent rien et ne sont pas plus responsables de leur furie meurtrière que la vipère de son venin.

 
On ne peut avancer qu'une remarque désabusée pour constater qu'aux deux extrémités du règne animal se trouvent les êtres doués du plus grand potentiel destructeur: la fourmi Légionnaire et l'Homo sapiens-sapiens!

 
Cultivatrices et moissonneuses

Dans les régions sèches et arides une famille de fourmis moissonneuses accumule des graines dans les chambres étanches de la cité. Comme ces graines, exposées à l'humidité, pourraient germer et envahir la fourmilière, les ouvrières les font sécher à l'entrée des galeries quand par hasard un peu d'eau les a atteintes.

 
Encore plus élaboré est le comportement des "champignonnistes" Atta. Les membres de cette famille qui vit sous les tropiques cultivent un champignon minuscule dans des salles souterraines de la fourmilière spécialement aménagées. Le terrain où poussent les champignons est préparé par les ouvrières. Celles-ci découpent une grande quantité de fragments de feuilles sur des plantes voisines, les triturent convenablement, les entassent sur des sortes de meules pour obtenir l'humus où se développeront les champignons. La colonie se nourrira des fructifications dont les très fines têtes parsèment la culture.

 
Mais voici ce qui confond la raison: au moment de l'envol nuptial les femelles emportent avec elles quelques filaments ramifiés qui sont des fragments du mycélium, c'est-à-dire de l'appareil végétatif assurant la croissance et la nutrition des champignons. L'insecte a cherché, isolé et prélevé exactement ce qui va permettre la reproduction des cultures et la vie des colonies futures.

 
Vêtements sur mesure

Quels évènements géologiques passés ont pu convaincre un Crustacé, le Cardisoma Carnifex, dénommé Tupa en langue tahitienne, de quitter définitivement son milieu marin pour adopter la terre ferme? Retrait des eaux, comme l'ont avancé certains naturalistes? Cependant les eaux n'ont pas disparu complètement et le Crabe aurait dû les suivre. Or, il s'est adapté à la terre au point de se noyer s'il est plongé en eau profonde. Tombé dans la mer près du bord il regagnera la côte tant bien que mal. C'est donc probablement une question de nourriture qui est à l'origine de ce changement car le Tupa, modeste quant à la taille (huit centimètres), est un redoutable mangeur dont l'appétit féroce ne laisse rien passer, herbes, brindilles, feuilles, détritus en tout genre, fragments de tissus, morceaux de papier, charognes à l'occasion. Comme il est très prolifique on comprend qu'un problème de saturation l'ait contraint à chercher des ressources alimentaires partout où il pouvait en trouver.

 
Aujourd'hui, c'est chose faite, ce crustacé devenu un Crabe de terre, sans avoir rien abandonné de son ancienne anatomie - ou presque - vit à la façon des Taupes, creusant des galeries pour trouver l'eau saumâtre résultant des infiltrations, car il ne s'éloigne jamais de la mer de plus d'une centaine de mètres. La seule transformation, en dehors de son appareil respiratoire, est le profil de sa carapace qui ne présente aucune aspérité. Ses yeux mêmes, perchés à l'extrémité de pédoncules, peuvent se coucher dans deux cavités où ils disparaissent complètement, donnant à l'animal, toutes pattes et pinces repliées, le vague aspect d'un œuf. Toutefois lorsqu'il sort de son trou ce n'est plus à un œuf qu'il ressemble, mais à un char d'assaut miniature.

 
Ce crabe de terre polynésien a un cousin géant, le Crabe des cocotiers pesant jusqu'à trois kilos avec de terribles pinces de quarante centimètres. Ce crustacé creuse des galeries comme le précédent et peut en remontrer aux indigènes sur l'art et la manière d'ouvrir une noix de coco dont on connaît pourtant la solidité. Sans jamais se tromper il commence par décortiquer la noix à l'endroit des trois orifices par lesquels sort le germe, puis il introduit deux de ses pinces dans ces trous et opère une torsion d'une telle puissance qu'elle fait éclater la coque. Quelques minutes suffisent ensuite à ce goinfre pour ingurgiter le kilogramme de pulpe du fruit.

 
L'abondance de la nourriture dans une cocoteraie explique la mutation, la taille de l'animal et la volumineuse boule de graisse qu'il porte sous l'abdomen qui, elle justifie la chasse effrénée dont ce malheureux Crustacé fait l'objet de la part des indigènes.

 
L'appétit phénoménal de tous les Crabes vient des multiples transformations qui les perturbent périodiquement: les mues successives accompagnant la croissance. Dans sa première époque le minuscule bébé Crabe évolue dans le plancton. Il descend vers le fond peu à peu pour devenir l'animal que l'on connaît, passant de la forme nageuse à la forme rampante. Chaque stade est marqué par une croissance plus ou moins rapide qui exige une transformation de son enveloppe.

 
L'espèce humaine possède un squelette intérieur extensible fixe. L'animal doit donc abandonner son vêtement à chaque poussée de croissance pour en acquérir un nouveau plus spacieux. Alors une étonnante opération se produit. Le Crabe se gonfle d'eau pour donner les plus grandes dimensions possibles à la nouvelle enveloppe. Rejetée ensuite, l'eau est remplacée par un tissu élastique que le corps de l'animal remplira peu à peu... jusqu'à la prochaine mue.

 
A tête reposée

Vingt mille espèces différentes de Punaises naissent, vivent et meurent comme tous les animaux du monde. Heureusement, un très petit nombre seulement sont des "suceuses de sang" qu'elles prélèvent aussi bien sur les mammifères que sur les oiseaux et naturellement sur les humains ni plus ni moins savoureux que les autres (ce qui n'est pas l'opinion des Poux !)

 
La punaise est protégée par une solide carapace de chitine qu'elle doit expulser tous les deux mois et demi pour grandir correctement. L'opération ne va pas sans périls mortels pour les jeunes, car sortir intacte et indemne de l'ancienne peau quand on a six petites pattes pose évidemment bien des problèmes.

 
La Punaise possède dans l'intestin un curieux organe bourré de bactéries qui sont essentielles à sa nutrition. Pourtant, là n'est pas le plus extravagant. L'incroyable fut révélé par von Frisch: si l'on coupe la tête d'une Punaise elle vivra plus longtemps que ses sœurs intactes, à condition bien sûr qu'elle soit alimentée. Curieuse bestiole qui vit d'autant plus vieille qu'elle a perdu la tête!

 
Un autre phénomène est lié à l'action des hormones: si l'on injecte à de jeunes Punaises le sang d'animaux plus âgés il en résulte des maturités précoces. Mais, à l'inverse, des Punaises adultes retombent en enfance et se mettent à muer sous l'effet d'un sang plus jeune. Cure de jouvence qui conviendrait aux humains!

 
Le Trappeur

Tunique verte rehaussée de points blancs et jaunes, tablier bleu et gilet rouge, la Cicindelle, petit coléoptère d'un centimètre de long, voisin des Crabes, a toutes les raisons de remercier dame nature de ses dons colorés. Elle le sait si bien qu'elle ne se plaît qu'au soleil, perdant son agilité dès qu'une ombre la recouvre. Mais dans la chaude lumière la vitesse de son vol lui permet d'attraper mouches et papillons dont elle coupe immédiatement ailes et pattes avant de les dévorer, car ce petit joyau vivant est aussi un implacable carnassier.

 
Cependant tout n'est pas rose dans la vie d'une Cicindelle particulièrement vulnérable dans sa période larvaire. Le corps mou et allongé peut à peine ramper sur ses courtes pattes. Heureusement la tête plate, large et dure, en forme de trapèze va lui fournir les armes qui lui manquent.

 
A l'aide de ses mandibules la larve creuse un trou vertical dans un terrain sablonneux. Elle se sert de ses pattes mais surtout de sa tête qui agit comme une véritable pelle et lui permet de rejeter à l'extérieur les fragments qu'elle arrache des parois. Pour effectuer ce pénible travail elle s'arc-boute, se plie en Z, se coince dans l'étroit boyau et, chose étonnante, les parties du corps placées aux points d'appui sont revêtues d'une sorte de corne, de "genouillère" remplacée à chaque mue.

 
La larve peut ainsi surmonter la dureté de la terre dont les aspérités auraient tôt fait de la déchiqueter. Puis elle s'installe dans le trou et en ferme l'entrée "avec sa tête" plate trapézoïdale. Lorsqu'un insecte marche sur cette tête elle bascule comme une trappe, précipitant le voyageur au fond du trou où des mandibules coupantes lui règlent aussitôt son compte.

 
Scaphandre pour Araignée

Mention spéciale pour une petite Araignée dont le nom évoque les grandes épopées maritimes de jadis, l'Argyronète, qui se traduit aussi poétiquement par "Réseau d'Argent".

 
Sans doute pressée par la faim, notre astucieuse bestiole s'est peu à peu rendu compte qu'il y avait plus de nourriture sous les eaux que sur la terre. Elle décida alors, après combien d'essais et d'hésitations, d'aller se ravitailler à la source. C'est ainsi que commença pour elle l'aventure peu banale de la plongée. Mais la plongée suppose des descentes et des remontées incessantes. Alors elle chercha le moyen de rester au fond, à pied d'œuvre. Pour cela elle construisit une extraordinaire machine employant avec génie, le mot n'est pas trop fort, les propriétés de l'air, de la soie qu'elle sécrétait déjà et surtout, ce qui passe l'entendement, les qualités des tensions électriques superficielles pouvant repousser les molécules d'eau. Nous comprenons bien qu'il ne s'agit pas d'une découverte de l'esprit mais d'une multitude de constatations pratiques qui ont entraîné des solutions concrètes soigneusement enregistrées dans la mémoire héréditaire.

 
Quoi qu'il en soit, le résultat est stupéfiant: Un fin réseau de fils de soie, fixé à une pierre immergée ou à une plante aquatique, immobilisant entre leurs fibres une quantité d'air suffisante, réalise une cloche à plongeur efficace. Pour renouveler l'atmosphère de ce caisson l'Argyronète va prendre l'air à la surface, le fixe à son corps velu sous la forme d'une bulle d'où émergent la tête, les pattes et une partie du thorax, bulle qu'elle descend au prix de mouvements acrobatiques jusqu'à sa maison sous les eaux. Elle n'a plus alors qu'à saisir les proies qui passent à sa portée.

 
Nulle part le psychisme animal n'a jamais atteint un tel sommet. Toutefois une expérience simple démontre que cette admirable ingéniosité n'est après tout qu'instinctive, figée depuis très longtemps et non susceptible de modification, au moins dans la durée de notre brève observation humaine. Car, si on place sa nourriture hors de l'eau, en supprimant celle qu'elle pourrait trouver au fond, l'Argyronète n'en continuera pas moins à vivre dans sa cloche miraculeuse désormais inutile comme si de rien n'était. Pire, l'astucieuse et malheureuse bestiole finira par mourir s'il n'y a plus rien au fond, là où elle chasse d'habitude, alors qu'elle pourrait trouver sa pâture sur la terre ferme. Le déclic intelligent ne se produira pas.

 
Le potier camoufleur

Mention également spéciale pour une autre Araignée au ventre rebondi qui vit en Corse: la Mygale Pionnière. Cet insecte recherche les terrains argileux dont il travaille la terre comme un véritable potier. Il y creuse son repaire, spacieux, tapissé de soie le long de laquelle il peut aisément se mouvoir. Mais le chef-d'œuvre est la porte qui en ferme hermétiquement la partie supérieure. Cette porte est constituée par un disque de terre glaise épousant la dimension de l'orifice et muni, comme toutes les fermetures qui se respectent, de charnières et d'une serrure.

 
Les charnières sont faites de fils de soie entremêlés, d'une extrême solidité, fixant un bord du couvercle au sol environnant. Sur le bord opposé aux charnières la bestiole a réservé un demi cercle de petits trous dans lesquels elle enfonce ses griffes pour rabattre et immobiliser rapidement la porte en cas de danger.

Mais, comme pour l'extraordinaire Argyronète,l'intelligence n'est qu'instinctive et ne débouche sur aucun raisonnement. Témoin l'expérience suivante: l'Araignée veille soigneusement à la surface extérieure de son couvercle en y collant des grains de sable, des brins d'herbe, des fragments de mousse, pour le rendre invisible. Impeccable camouflage. Pourtant si un entomologiste perturbateur - il y en a - ratisse terrain et couvercle pour faire disparaître toute aspérité de l'un et de l'autre, la Mygale se met immédiatement à reconstituer l'ancien aspect de son couvercle sans s'apercevoir que, dans l'environnement nouveau, il se voit comme le nez dans la figure. Ici non plus le déclic intelligent ne pourra pas secouer les habitudes ancestrales imprimées dans le patrimoine héréditaire. L'insecte "n'a pas de logique".

 
Parasite et malin

Le Caméléon, reptile arboricole, montre à quel point une spécialisation accompagnée naturellement de techniques particulières, représente un arrêt de l'évolution, une impasse d'où l'animal ne sortira plus.

 
Un autre exemple de cette stagnation est fourni par un être minuscule (un centimètre) qui fuit avec une étonnante rapidité lorsqu'il est découvert: le petit Poisson d'Argent que les spécialistes appellent Lépisme Saccharina, absolument inoffensif sauf peut-être pour le sucre qu'il affectionne particulièrement. Il s'agit d'un insecte malgré le surnom qu'un aspect trompeur lui a fait décerner. Un insecte avec son corps annelé, ses six pattes, ses antennes et quelques détails anatomiques permettant de le classer sans erreur. C'est même un insecte à l'état pur, un être qui s'est spécialisé dès l'origine de sa race, il y a des centaines de millions d'années et se présente à nous, sinon sous son aspect originel, au moins sous un aspect très ancien.

 
Alors que la plupart des insectes passaient par toutes les métamorphoses leur donnant la maîtrise du vol - et quelle maîtrise quand on observe les exploits d'une Mouche - lui, l'humble Lépisme, ennemi de tout effort, ne se créait aucun organe qu'il eût estimé superflu. La Mite à l'état de chenille, la larve de Mouche n'ont pas d'ailes non plus mais ces ailes poussent au stade de la chrysalide et arment parfaitement l'insecte complet. Non seulement la spécialisation est une fixation mais elle engendre aussi quelquefois une régression comme dans le cas de la Punaise et de la Puce, qui ne volent pas mais dont on sait par l'examen de leur structure qu'elles ont pu le faire à une époque reculée de la vie de l'espèce. Absolument rien chez le poisson d'Argent qui nous apporte ainsi, comme le notait Karl von Frisch "un salut des temps révolus".

 
Parasite le Lépisme est né, vivant de n'importe quel fragment de nourriture et vivant bien, étant donné sa taille réduite. Parasite le Lépisme l'est resté puisqu'il trouve autour de lui, sans effort, tout ce dont il a besoin, dans les endroits humides, dans le fond d'un placard, dans une baignoire où souvent une main rapide efface pour toujours cette existence minuscule.

 
Toutefois il y a des degrés dans le parasitisme et la perfection du genre appartient au Poisson d'Argent des fourmis. Ce dernier, plus petit que ses congénères, a compris depuis longtemps que la fourmilière avec ses milliers, parfois ses millions d'individus, ses provisions, son couvain, était une mine inépuisable. Pourtant les fourmis ne sont pas tendres avec les intrus qui ne leur fournissent aucune contrepartie en odeur agréable ou en sécrétions sucrées.

 
Notre Lépisme n'a rien de tout cela mais il est doué d'une agilité et d'une souplesse qui lui font éviter les mandibules acérées. Les fourmis sont alors bien obligées de supporter ces insaisissables pique-assiettes qui se livrent aux facéties les plus étonnantes. Par exemple lorsqu'une ouvrière régurgite sa nourriture dans le groupe dont elle a la charge, le Poisson d'Argent se glisse sous la jeune fourmi, dérobe la gouttelette qui lui était destinée et s'esquive en un clin d'œil, satisfait de son larcin. Pourquoi, dans ces conditions, dame nature aurait-elle conçu et imposé à cette famille de parasites heureux une évolution et des organes qui n'étaient pas nécessaires à sa survie?

 
Planeurs et parachutistes

Léonard de Vinci rêvait de machines volantes et planantes. Depuis bien longtemps un petit Mammifère nocturne des forêts d'Amérique du nord se préoccupait si bien des mêmes réalités que les naturalistes lui ont donné le nom évocateur de Glaucomys Volans. C'est un minuscule Ecureuil ne dépassant pas vingt centimètres, queue comprise, pour un poids de cent grammes à peine, le plus petit de sa famille.

 
Sautant de branche en branche, a-t-il voulu un jour imiter les oiseaux, ses voisins immédiats dont beaucoup sont plus gros et plus lourds que lui? Toujours est-il que, sans voler à proprement parler, c'est-à-dire sans pouvoir se déplacer librement et à volonté au-dessus du sol, des membranes constituant de véritables ailes lui permettent de planer plus ou moins longtemps grâce à des mouvements rapides et répétés qui rappellent le mode de propulsion des oiseaux. Lorsqu'il s'élance de sa branche il étend aussitôt ses quatre membres et déploie des replis de peau qui se comportent comme une voilure. Sa queue aplatie lui sert de gouvernail pendant le vol plané qu'il peut modifier brusquement jusqu'à quatre-vingt-dix degrés par le déplacement de ses pattes, évitant ainsi les obstacles et les prédateurs.

 
Il connaît aussi les bienfaits du camouflage et n'hésite pas, en cas de danger, à venir se plaquer sur l'écorce d'un arbre où ses teintes neutres le rendent invisible.

 
L'atterrissage est un modèle de précision: la queue se dresse pour mieux supprimer toute résistance à l'air puisqu'à ce moment il descend tout en gardant le corps horizontal, les quatre pattes arrivant en même temps sur le support choisi et, adresse ultime, il détend ses membres alaires, rentrant ses pattes vers l'intérieur pour former une sorte de parachute qui amortit la dernière manœuvre.

 
L'évolution de cette charmante bestiole se poursuit sans doute sous nos yeux avec une telle lenteur que nous n'en saisissons aucun indice mais peut-être qu'un jour, ayant déployé une voilure suffisante, notre petit Ecureuil pourra véritablement voler comme la Chauve-Souris qui est, à l'heure actuelle, le seul mammifère volant. Peut-être aussi qu'un autre planeur-parachutiste, petit mammifère d'Australie, le Phalanger, dont la membrane latérale est remarquablement développée, emprunte la même route.

 
L'effort pour la maîtrise des airs inspire également un poisson des mers chaudes, l'Exocet, dont les nageoires pectorales atteignent presque la longueur du corps et lui permettent de planer sur deux ou trois cents mètres. L'Exocet, poisson volant échappe ainsi aux prédateurs qui n'en feraient qu'une bouchée. Comme son cousin de l'Océan Indien, Pégase, poisson de quinze centimètres, dont les nageoires encore plus grandes rappellent étrangement, en modèle réduit, les ailes membraneuses du Ptéranodon des temps Secondaires. Cette adaptation liée aux instincts primordiaux de défense et de conservation va-t-elle poursuivre son lent perfectionnement? Qui peut le dire?

 
Le miroir aux poissons

La Chélydre, Tortue féroce et agressive des marais tropicaux connaît ses atouts physiques: mâchoire à laquelle rien ne résiste et griffes pouvant déchirer n'importe quoi, mais elle sait aussi jouer de la séduction d'un détail de son anatomie, la couleur rose vif de sa langue épaisse. Le monstre, qui peut atteindre un mètre de long, se tient sur le fond vaseux, faisant corps avec lui, le bec grand ouvert. Les poissons, créatures curieuses, sensibles aux couleurs, viennent voir de plus près, de trop près, de quoi il s'agit et sont immédiatement broyés. Ce qui n'empêche pas la Chélydre, surnommée Tortue happante ou Tortue Aligator, d'attraper les pattes des Canards qui passent innocemment pour les entraîner vers le fond et les dévorer.

 
La Chélydre, comme les autres Tortues, pond ses œufs dans le sable des berges et, à l'éclosion, les nouveaux-nés, instruits par leur conscience héréditaire, se dirigent sans hésiter et sans se tromper vers l'eau salvatrice.

 
La herse du Lézard des Sables

Le Stégosaure traînait jadis, outre sa carcasse inquiétante, une queue puissante dont les masses d'arme du Moyen-Age n'offrent qu'une pâle imitation.

 
Ce reptile n'existe plus que dans les musées mais aujourd'hui un petit Lézard vivant dans les déserts d'Afrique a conservé pieusement, toutes proportions gardées, cet appendice redoutable. Toutes proportions gardées puisque l'animal, l'Uromastix, plus agréablement connu sous le nom de Fouette-Queue, mesure de vingt à cinquante centimètres de longueur totale. Petite tête ronde, œil brillant presque malicieux, pattes trapues sur lesquelles il court avec agilité, griffes impressionnantes qui lui servent de défense et d'outil fouisseur, corps revêtu de petites écailles qui changent de couleur selon le lieu et la température.

 
Pourtant le chef-d'œuvre, l'arme secrète est sa queue solide, dure, comptant une vingtaine d'anneaux (le tiers de la longueur du corps) hérissée de pointes pouvant blesser cruellement la main d'un imprudent et capable de dissuader des ennemis beaucoup plus gros que lui.

 
Encore s'agit-il d'une défense active mais l'animal peut aussi bien recourir à une défense passive. Lorsqu'il juge l'attaquant trop coriace, Chacal, Fennec, Couleuvre... il se réfugie prestement dans son trou ou dans une anfractuosité et bloque sa queue dans le passage comme une herse infranchissable.

 
Ce petit reptile qui, par ailleurs, s'apprivoise sans problème, connaît exactement les caractéristiques de son appendice caudal ainsi que les ressources de son environnement. A l'aise dans la chaleur étouffante du désert il recherche quand même l'ombre des rochers ou des palmiers mais tombe en léthargie dès que la température baisse au-dessous de quinze degrés. Il hiverne au plus profond d'un terrier creusé dans le sable dur et subsiste grâce aux réserves naturelles de graisse accumulées dans sa queue qui est décidément pour lui une providence.

 
Abominables moustiques

Se nourrir directement de sang, avoir compris que ce tissu, riche par excellence, supprimait les laborieuses opérations de transformations ainsi que la recherche aléatoire des aliments de base est le trait de génie d'un grand nombre d'espèces parasites.

 
L'un des systèmes le mieux adapté dans ce domaine est celui du Moustique, ce diabolique diptère responsable de tant de nuits blanches et de tant de claques retentissantes. L'appareil piqueur et suceur du Moustique est constitué essentiellement par une trompe que l'insecte porte horizontalement en vol, trompe formée elle-même de sept parties distinctes articulées les unes sur les autres.

 
Lorsque la bestiole, précédée par cette musique caractéristique appelée "trompette du diable" a repéré sa victime par son odeur, sa chaleur, l'acide carbonique qu'elle exhale... tous les organes attaquants se mettent en alerte comme dans un minuscule hélicoptère de combat. L'insecte se pose délicatement sur la peau grâce à des palpes articulés, aussi longs que la trompe. L'approche définitive est déterminée par des cils sensoriels d'une extrême sensibilité qui choisissent l'endroit propice. Mandibules et mâchoires acérées attaquent les couches épidermiques si légèrement qu'il n'en résulte encore aucune douleur. L'appareil suceur et inoculateur pénètre dans la plaie infime et c'est alors que la douleur apparaît, preuve que le système n'est pas, malgré tout, parfaitement au point. Une salive venimeuse se déverse par un fin canal tandis que la pompe aspirante entre en action.

 
Le pompage du sang ne pourrait pas s'effectuer ou s'effectuerait mal sans l'appoint de cette salive qui contient divers principes actifs dont un anti-coagulant et un vasodilatateur. L'anticoagulant empêche la formation de caillots sanguins qui boucheraient le conduit de la pompe, le vasodilatateur congestionne les vaisseaux et accélère le débit du sang. On peut d'ailleurs penser que, si la constitution de la trompe et des pièces buccales est très ancienne, l'élaboration de la salive, si précise et efficace est apparue peu à peu sous l'effet de la nécessité. Le besoin et l'organe.

 
Toujours est-il que l'opération Moustique, si désagréable qu'elle soit, nous remplit d'admiration... sans empêcher toutefois l'énergique réaction qui s'impose. Le cas de l'Anophèle, dangereux moustique des pays chauds, vecteur de terribles maladies, pose un autre problème, celui de l'évolution de chaque espèce au sein de l'Evolution générale.

 
L'Evolution générale de la vie est caractérisée par une complexité et une amélioration constantes. Pourtant l'évolution de chaque espèce s'accomplit indépendamment sans autre préoccupation que sa survie même si les espèces voisines doivent en faire les frais puisqu'elles vivent les unes des autres sur toute l'échelle des vivants. L'exemple du virus est le cas typique d'une déviation particulière au sein de l'harmonie générale.

 
Un phénomène approchant se produit dans l'estomac de l'Anophèle. Rien n'arrête l'appétit de ce Moustique, même pas le sang d'un individu atteint d'une maladie infectieuse et gorgé par conséquent de germes pathogènes. Les parasites s'installent à l'aise dans l'estomac de l'insecte et opèrent une série de transformations qui les amènent à l'état de spores, c'est-à-dire d'éléments unicellulaires qui donneront naissance à de nouveaux individus. Ainsi, pendant ses trois mois de vie, la sinistre bestiole abritera et facilitera dans son estomac l'évolution particulière des encore plus sinistres hématozoaires et autres parasites des globules rouges du sang.

 
Pourtant l'abominable bestiole a son prédateur héréditaire plus intelligent qu'elle, ce qui est justice, un diptère particulier: Culicoïde Anaphélis, qui attaque les Moustiques pour aspirer le sang dont ils sont gorgés et, suprême astuce, ils n'attaquent jamais les Moustiques "vides" mais ceux dont la panse est pleine d'un sang généreux.

 
Notre ami le Pou

Le Pou, autre commensal de l'Homme, a sur le Moustique des avantages certains. D'abord il reste sur place, sur sa victime, soit dans les vêtements pour le Pou de corps, soit campé dans la broussaille des poils pour le Pou de tête. Ensuite il est protégé par une carapace de chitine invraisemblablement résistante puisqu'il faudrait, à l'échelle humaine, un poids de plusieurs tonnes pour en venir à bout. Comme toutes les carapaces elle est soumise à des mues successives qui accompagnent la croissance de l'insecte. Le Pou, qui pique et suce dès sa naissance, grossit très vite. Lorsque l'enveloppe devient trop étroite elle se dessèche et se décolle des tissus puis se fend sur la ligne dorsale dans la région antérieure. Alors le Pou se gonfle d'air comme un athlète qui prend sa respiration et fait éclater ce qui reste de carapace.

 
Le pompage a lieu comme chez le Moustique par une trompe doublée d'un fin canal amenant une salive qui insensibilise la plaie minuscule tout en évitant la coagulation, de sorte que la démangeaison ne vient qu'après. Cependant les connaissances hématologiques du Pou paraissent mieux assurées que celles du Moustique car il sait reconnaître un sang anémié et déménage sans tambour ni trompette pour trouver un autre pouilleux mieux portant. Peut-on dire que la présence de ce parasite est un signe de bonne santé? On l'affirmait jadis dans les campagnes.

 
Non seulement le Pou résiste vaillamment grâce à sa cuirasse mais il peut supporter pendant assez longtemps des vapeurs toxiques. Il établit alors une réserve d'air et en bouche soigneusement les canaux d'alimentation. Pas plus difficile que cela.

 
La pullulation de cette bestiole est proprement infernale. Le Pou est adulte en seize jours et peut pondre à son tour, de sorte que la femelle donne théoriquement cent vingt-cinq mille descendants en trois mois! Un malheureux paralytique, saigné à blanc, est mort en arrivant à l'hôpital, après quelles souffrances!

 
Le Pou manifeste une adoration presqu'exclusive à l'égard de la race humaine. Les oiseaux, les chiens, les chevaux... même les abeilles ont leurs parasites mais c'est l'Homme et, quand il peut choisir, la Femme, qu'il préfère. "Qui de l'Homme ou du Pou attendait l'autre dans la nuit des temps ?" Mystère, mais la rencontre du Pou avec les Primates, puis avec les Hominiens fut certainement la grande découverte de l'espèce.

 
Pourquoi sa prédilection pour l'Homme? Le sang de certains animaux le font mourir d'inanition, la panse pleine, dans l'impossibilité de le digérer, ce qui est un comble. Sans doute parce qu'il y trouve toutes les diastases nécessaires à son précieux métabolisme. En tout cas il sait choisir sa victime en général avec discernement puisqu'il délaisse les hôtes débiles et se cramponne, oh combien, à ceux qui lui offrent coucher et bonne chair.

 
Baisers de Mort

Alors que la vie cherchait par tous les moyens, dans toutes les directions, de nouvelles possibilités, poussait des bras, des jambes, des poumons et s'agrippait au monde nouveau, quelques êtres trop tôt spécialisés ne purent s'affranchir du milieu originel. Ils ne participèrent pas, ou si peu, à la fantastique aventure, laissés pour compte au bord de la route comme si leur expérience, terminée, n'intéressait plus personne. Certains survivants se trouvent encore aujourd'hui dans l'environnement qui fut exactement celui de leur naissance.

 
La famille des Echinodermes, animaux marins dont le corps est hérissé de piquants: l'Oursin, l'Etoile de mer, n'ont jamais pu quitter leur milieu d'origine. Ont-ils de nos jours l'aspect de leur début? Non sans doute car l'évolution, même interne, aidée par le temps, ne perd jamais ses droits.

 
Particulièrement les Oursins ont-ils toujours présenté cette pelote d'épingles dont les pieds des baigneurs gardent le souvenir cuisant? Non, la symétrie qui nous étonne par son élégante régularité est une acquisition survenue lentement au cours des âges.

 
Les naturalistes estiment qu'ils furent d'abord de bons nageurs qui régressèrent vers le mode rampant à mesure que leur corps s'imprégnait de calcaire. Les aiguilles constitueront alors leur défense la plus efficace.

 
Plus ancienne encore, aussi primitive que celle de la Méduse, apparaît la structure de l'Etoile de Mer, ou Astérie, cet animal aux géométries magnifiques évoquant quelque mythologie solaire. Une vaste ouverture à l'intérieur du corps permet une communication permanente avec l'eau de mer qui, pulsée par de puissants cils vibratiles, y maintient la pression nécessaire. Que le ballet des cils s'interrompe et l'animal meurt. Nulle part il n'existe sous les eaux accord plus simple, plus complet, aussi définitif. On peut dire qu'une infime parcelle du cœur de l'océan bat dans l'Etoile de mer.

 
Malgré tout, cet être si proche de la nature cache, sous sa lenteur calculée, sous son élégance raffinée (certaines Astéries ont vingt-cinq et trente bras) l'instinct le plus féroce. Elle avance en rampant sur le fond grâce à des centaines de petites ampoules. Lorsqu'elle rencontre un coquillage la tactique est toujours la même: elle enlace le mollusque par tous ses bras et pratique des tractions pendant plusieurs heures s'il le faut. Quand le coquillage "bâille" enfin, l'Astérie déverse à l'intérieur un liquide corrosif et le tour est joué, la victime est digérée sur place.

 
Huîtres et Moules ne peuvent compter que sur la solidité de leur coque ou sur la fatigue de l'adversaire. La Coquille Saint-Jacques, elle, peut voir venir l'ennemi héréditaire grâce aux petites perles bleues de ses yeux. C'est alors la fuite éperdue, le claquement précipité de la valve du mollusque, de sorte que la débandade d'un banc de Coquilles Saint-Jacques ressemble, dans le mystère des fonds marins, à un superbe envol de papillons. Saisissante rencontre de deux mondes.

 
Le Poisson tyran

Si les mâles Epinoche ont le sens de la famille, une autre espèce de poissons, le Danio des Indes a mis au point de tyranniques règles de vie. Ces poissons forment des communautés d'une dizaine d'individus sur des territoires strictement délimités et défendus contre tous les intrus. Mais leur particularité exceptionnelle est la hiérarchie imposée par le chef du clan.

 
Celui-ci, reconnu et accepté pour sa force et son agilité, comme tous les chefs, oblige ses "parents" à nager d'une certaine manière, plus ou moins inclinée par rapport à l'axe du corps, selon le rang qu'il occupent dans cette mini société. On a même calculé que les variations d'inclinaison pouvaient aller jusqu'à quarante-cinq degrés en raison du "grade" de l'intéressé. Comment délivrer des "galons" aux membres du groupe? Et bien le plus simplement du monde, par des éliminations qui sanctionneront les épreuves. De quelles épreuves peut-il s'agir? Tout naturellement des épreuves de natation puisque nous sommes dans le monde des poissons.

 
On a pu surprendre ainsi deux jeunes Danio qui filaient le plus vite possible, l'un à côté de l'autre, sous l'œil critique du chef, bien entendu, et de quelques congénères.

 
D'autres fois ce tyran, le chef, rappelle aux préséances d'un vigoureux coup de nageoire sur la tête, les étourdis qui s'oublient au point de ne pas se tenir correctement. Preuve que la vie n'est pas moins intense sur le plan psychologique que sur le plan physique.

 
Konrad Lorenz a rapporté des observations similaires sur la hiérarchie pointilleuse qui règne chez les oiseaux, notamment dans les basses-cours où le tyran est naturellement le Coq.

 
Télécommunications

Les rapports entre espèces différentes et à l'intérieur d'une même espèce posent de multiples problèmes.

 
Entre espèces différentes les relations sont celles de prédateurs à victimes, chacun trouvant son maître au sein du vaste équilibre naturel, triomphe de la force ou de la ruse mais toujours de l'agressivité.

 
A l'intérieur d'une même espèce c'est une autre histoire puisque les communications traduisent l'organisation d'une société déterminée dans un cadre défini. Or, les membres d'une même espèce doivent d'abord pouvoir se rencontrer, ne serait-ce que pour assurer la pérennité de la race. "L'appel des Sexes", formule trouvée par Marthe Richard après la guerre, se manifeste par des méthodes propres à chaque espèce, affinées au cours des âges et parvenues pour certaines à une sorte de perfection.

 
La Sauterelle, par exemple, ce gymnaste étonnant de nos prairies, envoie aux partenaires éventuels des "messages" sonores en frottant ses pattes postérieures munies de dentelures sur les élytres. D'autres frottent leurs ailes antérieures l'une contre l'autre et produisent cette stridulation agaçante dont Grillons et Cigales jouent avec dextérité. Le terme jouer n'est d'ailleurs pas excessif puisque, dans leurs laboratoires spécialisés, les zoologistes ont pu isoler et enregistrer plusieurs centaines de sons différents, les plus brefs ne dépassant pas un centième de seconde, tous émis avec des vibrations, par conséquent des longueurs d'onde et des amplitudes également différentes.

 
Il s'agit à l'évidence d'un véritable langage que le partenaire de la même espèce reçoit dans des tympans microscopiques portés par les pattes antérieures et qu'il comprend parfaitement.

 
Le langage des odeurs

Combien a-t-il fallu de millions d'années pour que certains insectes maîtrisent un langage particulier dont les mots et les strophes sont des odeurs?

 
Si le nez de l'homme ne peut détecter des odeurs subtiles à plus de quelques mètres, le "nez" de certains papillons mâles "sentent" les femelles à plusieurs kilomètres, distance incroyable pour ces fragiles animaux. En fait, il ne s'agit pas de nez, mais d'antennes en forme de peignes qui dressent dans l'air leurs quarante mille cellules nerveuses à la manière des radiotélescopes. Il faut cela pour capter quelques molécules d'odeur puis remonter de proche en proche jusqu'à la source. Ces molécules représentent une inimaginable dilution puisque le poids de parfum fabriqué par la femelle n'atteint même pas le dix millième de gramme. Moyennant quoi, le mâle, superbe et généreux, trouve sa partenaire sans hésiter, à plusieurs kilomètres à la ronde.

 
Les fleurs, tributaires des insectes qui leur apportent la fécondation, ont mis au point au cours des âges tous les moyens de séduction possibles: couleurs, parfums, nectar, coupelles et même un dispositif auto-collant chez les Orchidées qui fixent une grosse boule de pollen sur la tête des visiteurs. La fleur de Sauge est allée jusqu'à fabriquer un piège qui se déclenche dès l'arrivée de l'insecte et l'asperge de pollen.

 
Navigateurs et astronomes
Les Saumons

Les performances, pourtant extraordinaires du Papillon flaireur, ne sont rien à côté de celles du Saumon. Ce très remarquable et estimé poisson naît dans les eaux claires des torrents de nos montagnes. Il y vit un certain temps, grandit puis descend, irrésistiblement attiré par la mer où il vagabondera pendant plusieurs années. Au bout de cinq, six ou sept ans, averti par on ne sait quel instinct, le Saumon revient, parfois de l'autre bout du monde vers les lieux de sa jeunesse, retrouve la rivière qui l'a vu naître, y dépose sa semence et meurt.

 
Drame semblable à des milliards d'autres mais qui soulève pourtant des problèmes immenses. Comment le Saumon sent-il que sa fin approche et qu'il doit accomplir la loi de son espèce pour perpétuer la race? Comment, venant du fond des océans, peut-il retrouver et identifier "sa rivière", "son torrent" pas un autre parmi tous ceux qui s'offrent à lui? Car il lui faut retrouver le lieu précis de sa naissance et celui-là seulement.

 
Des expériences concluantes ont montré que deux sens très développés expliquaient ce mystère: un sens olfactif phénoménal et une mémoire visuelle non moins fantastique. Quelques litres d'un parfum dilués dans la Méditerranée suffiraient pour alerter les cellules de son système olfactif. Dans ces conditions, ayant gardé dans d'autres cellules le souvenir de la position astronomique (les astres et le soleil) de son lieu de naissance vers lequel il s'orientera le moment venu, le Saumon triera les multiples odeurs qu'il a précieusement enregistrées: terre, roches, flore, substances chimiques en suspension et trouvera au bout du chemin "son" estuaire et "sa rivière".

 
Ce flaireur hors catégorie manifeste un dégoût non dissimulé à l'égard des humains, premiers pollueurs du globe. Il reviendra à ses sources mais n'y déposera aucun œuf si les eaux en ont été polluées entre temps.

 
Hommes, mes frères, méditez la leçon du Saumon.

 
Merveilleuses Abeilles

Chez les insectes sociaux, Abeilles, fourmis, Termites, il ne suffit pas de se retrouver, il faut encore se comprendre puisqu'on travaille ensemble. L'animal n'a pas de cordes vocales suffisamment développées ni surtout de centres cervicaux spécialisés pour s'adonner au plaisir du langage. Pourtant dame nature a remplacé chez les Abeilles les sons articulés de la parole par le répertoire complet qui réussit si bien aux autres insectes: le bruit, l'odeur et le mouvement.

 
Ce cocktail agité, perfectionné au cours du temps, enrichi d'un sens miraculeux de l'orientation, dépasse aujourd'hui tout ce que l'imagination humaine la plus délirante pourrait élucubrer et constitue un vrai langage. Encore fallait-il le déchiffrer. Un homme, aussi savant et perspicace dans sa partie que Champollion dans la sienne a réussi l'impossible pari de comprendre le langage des Abeilles: le professeur Karl von Frisch.

 
Comment se présente la réalité des choses: Tout d'abord une ruche où les habitants vivent dans l'obscurité totale. Ceci est important car les insectes ne peuvent communiquer entre eux que par des moyens en quelque sorte manuels où leurs antennes accompliront le rôle principal d'autant plus aisément qu'ils sont serrés les uns contre les autres.

 
Lorsqu'une Abeille a découvert un gisement de nectar, un champ de fleurs à exploiter, elle rentre aussitôt et bouscule ses compagnes d'autant plus frénétiquement que le gisement est plus riche. Cette irruption dans une colonie où tout le monde est occupé ne passe pas inaperçue car la nouvelle arrivée est gorgée du parfum des fleurs d'où elle vient. On sait donc immédiatement de quoi il s'agit. Du coup, les autres Abeilles deviennent attentives et suivent, toujours par leurs antennes, les évolutions de la découvreuse. Celle-ci se livre alors à une série de trémoussements en cercles, sorte de danse de l'abdomen correspondant à deux données précises: orientation et distance. L'orientation est "calculée" par rapport au soleil. Ce sera la direction que devront suivre les butineuses.

 
La distance? elle, résultera de la vitesse d'exécution des cercles. S'il n'y a pas de soleil? Les cinq mille facettes des yeux de l'Abeille, sensibles aux ultra-violets, n'ont pas besoin de boussole ni de filtre. D'autres informations sont fournies par des mouvements verticaux, horizontaux, obliques, répétés chaque fois pendant plusieurs minutes donnant les précisions qui manquent encore: altitude, profondeur, dérive du vent. Au bout du compte les compagnes de la découvreuse, qui ont suivi et effectué avec elle, derrière elle, à côté d'elle tous les pas de danse, savent exactement à quoi s'en tenir et peuvent s'envoler sans erreur vers les gisements de nectar qu'elles atteindront avec une précision mathématique.

 
Pour parvenir à ce stade qui marque, comme pour l'Argyronète, l'un des sommets du psychisme animal, il a fallu des millions et des millions d'années et, chose curieuse, toutes les familles de cette prestigieuse espèce ne sont pas parvenues à la même perfection. Certaines, établies dans des contrées tropicales où la lutte pour la vie présente moins de difficulté, exige moins d'efforts et d'ingéniosité, sont restées en cours de route. Des demeurées en quelque sorte. Et l'on songe invariablement à ces peuplades d'Australie qui vivent encore à l'âge de la pierre taillée, comme les chasseurs de Terre Amata (Nice) il y a 400.000 ans. On a en effet découvert des Abeilles qui ne savent pas (encore) "parler", se bornant à communiquer les informations en aspergeant leurs compagnes du parfum des fleurs découvertes, sans autre explication. De sorte que l'opération suivante est tout simplement une expédition conduite par la découvreuse.

 
Un stade plus élevé consiste pour l'éclaireuse à marquer de son odeur tous les trois ou quatre mètres les plantes du chemin qui mène au gisement. Mais elle ne peut vaincre la difficulté que pose le franchissement d'un lac ou d'une rivière.

 
Ces retardataires rattraperont-elles un jour le temps perdu? Oui sans doute si leur environnement devient plus rigoureux et nécessite la mobilisation de sens qui sont restés jusque-là embryonnaires parce qu'inemployés.

 
Le langage des gestes

La menace, expression d'une volonté agressive, peut être l'acte préliminaire qui tentera d'éviter le pire, c'est-à-dire le recours à la violence. L'espèce humaine en use à tort et à travers comme d'une sorte de défoulement calculé.

 
La plupart des animaux possèdent dans leur patrimoine héréditaire des comportements instinctifs d'intimidation correspondant à la menace. Gestes stéréotypés transmis par les gènes depuis des temps immémoriaux. Le Goéland, par exemple ce magnifique voilier de nos rivages, qui plane si majestueusement, en offre une illustration typique facilement observable.

 
Lorsqu'un congénère s'installe imprudemment sur son territoire, il commence par donner de violents coups de bec autour de lui, sur le sol, en l'air, puis il se précipite sur des brins d'herbe qu'il arrache et lance au loin, tourne sur lui-même en secouant furieusement la tête et fixe l'intrus sans l'ombre d'une équivoque. L'oiseau résume ainsi en un minimum de gestes tout ce qu'il va faire subir à son ennemi si celui-ci ne déguerpit pas aussitôt. Cela suffit généralement et l'intrus disparaît. S'il ne disparaît pas, la phase de la menace est rapidement dépassée et quelques plumes arrachées règlent le sort du vaincu qui s'en va plus loin digérer sa défaite sous l'œil réprobateur des femelles dont les faiblesses, c'est bien connu, vont toujours au plus fort.

 
Passé les odeurs et les gestes il reste les couleurs. Chez les Vers luisants les femelles, dépourvues d'ailes, attirent l'attention des mâles par cette fascinante petite lueur verdâtre qui brille au bout d'un abdomen qu'elles promènent le plus haut possible comme un phare minuscule sur les vagues de la prairie.

 
Les femelles d'une famille d'insectes tropicaux attirent les mâles de la même façon. Cependant, comble de malhonnêteté, les femelles d'une espèce voisine sont arrivées à produire exactement les mêmes signaux qui leur servent... à attirer les mâles pour les dévorer sans remords !

 
Le long voyage des Anguilles

Plus fort! toujours plus fort, comme au cirque mais ici c'est le cirque de la vie où les enfants de la balle viennent du fond des siècles avec des numéros que le temps a finement ciselés. Plus fort que le Saumon, est-ce possible? Oui. Un autre membre de l'illustre famille des vertébrés aquatiques, l'Anguille, le "petit serpent", selon les anciens, développe un sens olfactif aussi aigu que celui du Saumon et, en plus, met en action d'autres facultés qui en font un laboratoire vivant.

 
Les Anguilles naissent dans la mer des Sargasses (Açores, Bermudes, Antilles), un périmètre marin où rien n'est comme ailleurs, où d'immenses algues qui ne voulaient pas mourir ont trouvé le moyen de survivre sans toucher le fond des eaux. Là, dans cet endroit encore mystérieux, des Anguilles adultes, venues du bout du monde, déposent leurs œufs d'où sortent des êtres très petits, transparents, les Leptocéphales, qui vont en trois ans traverser l'océan pour trouver notre vieille Europe et ses fleuves qu'elles remontent. Puis, ayant achevé leur croissance, elles reprendront la mer en sens inverse, viendront frayer dans les algues des Sargasses et mourront pour que l'œuvre s'accomplisse.

 
Alors? Les systèmes olfactif et visuel absolument démesurés des Anguilles et des Saumons n'expliquent pas tout, ils n'expliquent pas notamment les moyens d'orientation et de guidage au milieu des immensités liquides où l'officier de marine ne se retrouve que grâce au sextant, à la boussole, au chronomètre et à une bonne carte.

 
Or, ces poissons ne se trompent pas de côté et naviguent à vue sans difficulté. S'ils suivent la bonne route sur des milliers de kilomètres où n'existe nul repère, s'ils tiennent compte des dérives et des courants et s'ils trouvent enfin la côte où leur mémoire des odeurs et des lieux va s'exercer c'est qu'ils ont, comme le navigateur, un sextant, une boussole, un chronomètre et une carte. Mais à la différence du marin qui n'est plus rien qu'un bateau ivre sans les instruments, fruits de son intelligence, l'animal les a constamment et inconsciemment à sa disposition quelque part dans le fond de ses organes.

 
Oiseaux migrateurs et voyageurs

C'est le moment de nous souvenir que les êtres vivants, plantes ou animaux, sont des créatures cosmiques. Depuis le début, depuis la soupe chaude des origines, et même avant, la matière, toute la matière, inerte et vivante fut et reste soumise aux radiations, bombardements, vibrations, ondes de toute sorte qui viennent de l'Univers. La matière organique est née dans ce creuset constellé d'étoiles elle a grandi sous leur influence, elle a reçu d'elles ses rythmes primordiaux. Les organites, ces merveilleuses unités qui composent le monde de la cellule et assurent les fonctions du vivant ont stocké, digéré, transformé, retenu ces influences multiples au premier rang desquelles figure le rayonnement solaire et, en second lieu, le rayonnement des corps célestes.

 

 
Les prêtres du Pharaon n'avaient pas tort d'adorer le dieu Soleil dont dépend toute chose. L'énergie solaire pénètre dans les plantes par la chlorophylle et la cellule végétale a retenu depuis longtemps son rythme régulier. Chez les animaux la lumière frappe l'œil en premier lieu et certaines parties du corps. De sorte que la cellule sait exactement le moment de la journée par la position du soleil et inversement la position du soleil par le moment de la journée. Son horloge incorporée ne se trompe jamais (sauf en cas de maladie) et du coup son orientation non plus.

 
Certains animaux peu évolués, des petits Crustacés, ont bien une boussole mais pas d'horloge et ils s'orientent en suivant constamment le déplacement du soleil de sorte que leur chemin, au bout du jour, a pris la forme d'un demi-cercle.

 
Cependant la plupart des autres animaux possèdent dans la mémoire de leurs cellules les sens de l'orientation, du temps, du lieu géographique où leur famille a pris naissance, et cela par rapport au soleil et aux étoiles. Ajoutons qu'ils sont sensibles également au magnétisme terrestre et à toutes les ondes électromagnétiques. Ce qui explique non seulement les invraisemblables possibilités des navigateurs que nous avons cités, au milieu de beaucoup d'autres, mais donne également la clé des grandes migrations que les oiseaux accomplissent chaque année sans se tromper ni de longitude, ni de latitude, leur "horloge incorporée" fixant au surplus à tous en même temps le top du départ.

 
Position du soleil, situation des étoiles sur la voûte céleste sont gravées dans leur matériel génétique. Des expériences poursuivies dans des planétariums ont permis de noter l'affolement des oiseaux migrateurs lorsqu'on changeait la position des étoiles. N'ayant plus alors aucun moyen de repérage, ils se sentaient perdus et reprenaient leur équilibre si l'expérimentateur reproduisait le ciel qui devait être le leur. Ils se calmaient tout à fait si les constellations étaient celles de leur pays d'hivernage. Jusqu'à ces dernières années le problème des grandes migrations n'avait reçu aucune explication. La solution apparut lorsqu'on découvrit le phénomène de dispersion des plaques continentales à la surface de la planète. De larges morceaux du fameux Gondwana qui groupait l'Amérique méridionale, l'Afrique, l'Arabie, l'Inde, l'Australie et l'Antarctique, se sont éparpillés aux quatre coins du globe, séparés aujourd'hui par des milliers de kilomètres. Il n'est dès lors pas surprenant que les animaux nés sur l'ancienne terre, qui ont emmagasiné dans la mémoire de leurs cellules, pendant des millions d'années, l'environnement terrestre, solaire et astral de leur patrie, y soient demeurés fidèles et les aient transmis aux générations suivantes.

 
Si l'hypothèse est exacte les oiseaux, par exemple, soumis aux instincts rigoureux de leur espèce doivent se rendre inéluctablement dans les lieux qui correspondent aujourd'hui aux coordonnées de leur passé, même si ces lieux ont changé de place au cours des millénaires. Justement des ornithologues ont fait, sur la migration des Fauvettes de nos jardins, une constatation saisissante. Ces gentils petits oiseaux gagnent chaque année l'Afrique du sud. Ils passent par l'Afrique occidentale, font une escale en Angola et vont se poser au sud du désert du Kalahari dans une région quasi désertique où ils ne trouvent qu'une maigre pitance. Or, la région d'Okawango, quatre cents kilomètres au nord, regorge de nourriture. Ils ne peuvent pas l'ignorer puisqu'ils s'y arrêtent pendant quelques jours. Pourtant leur programme héréditaire ne connaît pas Okawango mais seulement des régions autrefois luxuriantes qui se sont transformées en désert.

 
Encore plus caractéristique est la performance réalisée par le Pigeon voyageur. Enfermé dans une caisse hermétiquement close, promené sur des centaines de kilomètres par un chemin tortueux, le volatile, rendu à la liberté, retrouve sans erreur le chemin de son pigeonnier. Il opère toujours de la même manière. Dès sa sortie de la caisse, le Pigeon, pendant vingt ou trente secondes, cherche visiblement le soleil ou son emplacement si le temps est couvert. Puis il prend son vol, semble parfois hésiter et, en fin de compte, arrive au bout de son voyage. Il a comparé inconsciemment les coordonnées de sa situation actuelle au moment de sa libération avec celles de son pigeonnier, d'après le moment de la journée, d'après la position du soleil et il a ensuite "senti" son angle de vol.

 
Tout cela en quelques secondes, sans boussole, sans sextant, sans carte, par le merveilleux mécanisme de ses cellules nerveuses et, sans doute, l'orientation instinctive fournie par le champ magnétique terrestre.

 
Repérer d'un coup d'œil les étoiles du firmament pour situer sa position et trouver sa direction, "sentir" le moment de la journée par la position du soleil, sont des opérations internes, instantanées et fabuleuses qui se déroulent dans l'ordinateur des cellules. Pourtant il est d'autres opérations de mêmes sources, aussi fabuleuses, qui permettent à certains animaux de "voir" en toutes circonstances sans le secours de leurs yeux. Il s'agit de l'émission d'ondes très courtes que notre technique "de pointe" vient seulement de découvrir: les sonars et les radars.

 
La guerre des ultrasons

Toutes les nations dites civilisées ont mis le problème du repérage au premier plan de leurs préoccupations. Les savants font dans ce domaine des efforts méritoires et - toute honte bue - essaient de surprendre les secrets de certains animaux qui se meuvent dans le monde des ultrasons, des sonars et des radars depuis belle lurette, comme des poissons dans l'eau si l'on peut dire.

 
L'Homme, la race des Seigneurs, à la remorque des animaux !

On sait que les Chauves-Souris évoluent la nuit ou dans l'obscurité d'une caverne avec une sûreté et une sécurité absolues. Elles émettent des ultrasons qui balaient l'espace et reviennent à l'émetteur en donnant aux cellules nerveuses de l'animal l'information précise de l'obstacle qu'elles ont rencontré. Leur larynx émet par seconde cent mille vibrations expulsées par le nez et reçues en retour par des oreilles qui font un incessant va-et-vient d'avant en arrière. Les Chauves-Souris "voient" la nuit avec leurs oreilles beaucoup plus nettement que l'Homme le jour avec ses yeux.

 
En Afrique, la nuit, les Chauves-Souris ne dédaignent pas les Scorpions qu'elles localisent avec précision jusqu'à savoir où se tient le dard venimeux. Elles prennent alors un minimum de précautions. Quand elles ont repéré la bestiole qui se promène sans crainte sur le sable, elles fondent sur elle, coupent d'un coup de dent le fameux dard et croquent tranquillement "l'écrevisse du désert".

 
Plusieurs espèces de Chauves-Souris chassent les poissons avec leur méthode habituelle et saisissent sans erreur ceux qui musardent près de la surface. Quand on sait que l'onde sonore pénètre dans l'eau au un millième de son énergie et qu'il n'en ressort que la millième partie, on est obligé de constater que le Mammifère volant peut capter la millionième partie de l'écho. De quoi faire rougir de honte les sonars perfectionnés d'un escorteur d'escadre qui, comparativement, en sont encore à l'âge de la pierre.

 
Les Papillons de nuit sont naturellement des proies toutes désignées à la voracité des Chauves-Souris et ils ont dû, pour survivre, inventer une défense. Leurs oreilles, situées par paires entre le thorax et l'abdomen, sont devenues capables de capter les ultrasons ennemis. Le Papillon se laisse aussitôt tomber comme une pierre. Mais la Chauve-Souris répond à cette riposte par un vol en zigzag, contre quoi le Papillon adopte la descente en vrille... qui réussit quelquefois.

 
Et le duel implacable continuera, ad vitam aeternam, sous le ciel étoilé.

 
Les Dauphins, Mammifères marins amis de l'Homme - ce qui prouve leur naïveté - possèdent quant à eux un super sonar émettant sur toutes les longueurs d'ondes, depuis les plus basses jusqu'aux ultrasons, alors que nos instruments n'émettent que sur une seule longueur à la fois. Lorsqu'il a repéré quelque chose le Dauphin "éclaireur" se dirige vers l'objet en balançant la tête de droite et de gauche pour ne pas perdre l'orientation. Puis, dès qu'il sait à quoi s'en tenir, il revient vers ses camarades pour leur communiquer son rapport grâce à une multitude de cris différents. Une discussion animée s'ensuit avant que les animaux ne prennent une décision offrant l'image de la technicité instinctive la plus élevée associée aux manifestations d'un psychisme élaboré. Curieuse réplique des sociétés humaines.

 
Dans l'arsenal des techniques d'approche les chercheurs placent les "récepteurs de chaleur" à côté des sonars. Les espions et contre-espions qui pullulent de par le monde s'en servent même aujourd'hui pour détecter une présence vivante dans une pièce fermée.

 
Pourtant depuis longtemps un animal désagréable parce que dangereux, le Serpent à sonnette, repère la nuit ses victimes avec une précision diabolique grâce à une boule de cellules nerveuses situées entre les narines et les yeux. Ces cellules sont caractéristiques des "points de chaleur" que l'Homme possède à raison de trois en moyenne par centimètre carré. Chez le Serpent à sonnette il y en a cent cinquante mille tassées les unes contre les autres, réagissant au moindre rayonnement calorifique. Le Reptile balance la tête comme le Dauphin pour s'orienter vers sa proie dès que la langue lui en a révélé la présence, car s'il détecte une présence grâce à la plus infime chaleur c'est sa langue fourchue toujours en mouvement qui "sent" l'odeur et oriente son déplacement.

 
L'arme paralysante

L'histoire des Philantes paralysants, contée par Rémy Chauvin (Lire : Dieu des Etoiles, Dieu des fourmis. Editions France Loisirs) est l'une des plus extraordinaires. Jugez-en.

 
Les Philantes, sortes de guêpes solitaires, paralysent les abeilles par une piqûre précise au-dessus du thorax, siège des ganglions nerveux. puis elles offrent l'animal paralysé en pâture à leurs larves. On s'est demandé où et comment les Philantes avaient bien pu apprendre une telle leçon d'anatomie. Il fut établi que la larve minuscule entre dans le corps de l'abeille toujours par le même endroit, là où la mère a enfoncé son aiguillon paralyseur. La larve garde donc dans l'insecte parfait, après la métamorphose, le souvenir précis de l'endroit de la fameuse piqûre. Or, tenez-vous bien, au cours de la métamorphose, tout le corps de la larve se liquéfie, y compris le système nerveux. Puis l'insecte se reconstruit à partir de petites cellules réparties ça et là dans la débâcle organique. Il faut donc admettre que ces cellules contiennent en plus du plan de montage de la future guêpe, l'impression mnémonique du vécu avant la métamorphose.

 
Mais il y a encore mieux. Dès son éclosion dans le terrier, la jeune guêpe palpe soigneusement les restes de l'abeille qu'elle a dévorée quand elle était larve, probablement pour se rafraîchir la mémoire. Si des chercheurs lui suppriment cette possibilité en enlevant les restes de l'abeille, la jeune Philante va s'attaquer à n'importe quel insecte mais sans le piquer puisque elle ne trouve pas l'endroit anatomique de l'opération. Puis, par un merveilleux système d'élimination et de compensation, la jeune guêpe s'intéressera de plus en plus aux abeilles jusqu'à retrouver le mécanisme exact de l'opération qui assurera la survie de l'espèce.

 
Couvrez-vous la tête de cendre messieurs les rationalistes!

 
Séverine a longuement écouté l'histoire des guêpes Philantes paralysants et a conclu : "Elles sont méchantes !"

 
Non, les bêtes ne sont ni bonnes ni méchantes, elles suivent les instincts de leur race. Ce sont les humains qui sont bons ou méchants parce qu'ils ont - en principe- l'intelligence. "L'insecte, écrivit l'immortel J.H. Fabre, n'a pas de logique. Il obéit, passif, à une logique supérieure, il obéit, non moins inconscient de son art que ne l'est la matière cristallisable quand elle assemble dans un ordre exquis ses bataillons d'atomes".

 
Les plantes carnivores
(Lire : Plantes carnivores et végétaux hostiles de Jean Louveaux, Editions Hachette)

Avant de quitter ce chapitre des singularités animales, seulement effleuré, il nous faut faire une excursion à la charnière des deux mondes, animal et végétal. Nous n'aurons ainsi évité aucun des arguments que certains voudraient retourner contre nous.

 
Si nous avons parfois hésité à classer des comportements en intelligents ou en instinctifs, nous savons que l'animal est dominé par une vie instinctive qui remonte au début de la race et ne doit jamais être confondue avec l'intelligence libre et souveraine.

 
Mais l'hésitation n'est plus de mise quand il s'agit de plantes qui ont trouvé le moyen d'ajouter des insectes à leur menu. Si l'on voulait absolument chercher dans ces actions insolites une manifestation intelligente, il faudrait remonter à la formation même de la matière vivante dont les acquisitions accumulées au cours du temps expliquent le comportement actuel d'une espèce et les inventions successives de ses techniques, révélant aussi l'impossibilité d'en modifier quoi que ce soit.

 
Plantes carnivores! L'assemblage des deux termes nous plonge dans l'ombre angoissante des forêts originelles. En fait, aujourd'hui le drame n'intéresse que les très petits animaux: Mouches, Papillons, larves d'insectes, insectes eux-mêmes mais pour eux il s'agit évidemment d'une terrible réalité.

 
Nouvel aspect du vivant, charnière entre deux règnes. Et d'abord que représente sur le plan numérique ce très ancien essai de la vie? Peu de chose en vérité: une dizaine d'espèces réparties en quatre cents ou cinq cents familles dont la classification correspondra à la nature et au fonctionnement du "piège" qui leur permet de capturer des proies. Ces pièges naturels manifestent des réalisations plus ou moins élaborées: des urnes, des nasses, de la glu et des peignes.

 
Les Urnes

Les Urnes carnivores les plus caractéristiques sont sans conteste les Népenthès, plantes tropicales d'Asie, très colorées, grimpantes, dont les feuilles atteignent parfois un mètre de longueur et l'«urne» en soi trente centimètres sur douze. Cette construction en forme de sac ou de cylindre est dominée par un couvercle portant à sa partie inférieure une glande sécrétant un nectar fort apprécié des insectes.

 
Sous le couvercle, tout autour de l'ouverture, se trouve une sorte de bourrelet qui plonge à l'intérieur de l'urne où une seconde glande nectarifère complète l'arsenal de la séduction. La paroi inférieure et interne de l'urne est tapissée d'autres glandes, plusieurs milliers par centimètre carré qui, dès qu'une proie tombe au fond, se mettent à sécréter des enzymes capables de dissoudre les grosses molécules protéiques pour les réduire en acides aminés assimilables par la plante.

 
C'est très exactement le principe de la digestion chez les animaux. L'absorption des aliments azotés à travers la paroi interne de l'urne (on serait tenté de parler de muqueuse) double le rôle des racines et apporte à la plante un appoint non négligeable lorsque la pauvreté du sol devient une menace pour sa vie.

 
Curieusement, les urnes si vastes à l'échelle des insectes abritent une quantité de bestioles minuscules depuis les Protozoaires jusqu'aux larves de toutes sortes en passant par d'infimes Crustacés. Ces parasites, non seulement vivent dans un liquide qui devrait les dissoudre, mais en tirent profit comme ceux qui vivent dans le tube digestif des animaux.

 
Le genre Urne est le type même du piège passif se bornant à attirer la proie avant de la noyer et de la digérer, en l'absence de tout mouvement de la plante. Cette notion de mouvement paraît d'ailleurs paradoxale lorsqu'elle s'applique à une plante. Elle est pourtant évidente, observable et se matérialise en véritables nasses ou en peignes mobiles. Il s'agit là d'une acquisition extraordinaire qui se situe vraiment entre les deux règnes. Le moment de surprise passé on est bien obligé d'admettre qu'il est au fond parfaitement logique de trouver de telles manifestations dans l'immense éventail de la vie où n'existe aucune rupture, aucune germination spontanée.

 
Les Nasses

Les Utriculaires sont des plantes pouvant atteindre un mètre de longueur, aux minces feuilles en touffes rappelant un peu celles du Tamaris. Mais alors que celui-ci vit sur la terre ferme, les Utriculaires habitent les eaux tranquilles. On observe le long des tiges quantité de petites boules aplaties de cinq millimètres en moyenne.

 
On a cru longtemps que ces boules faisaient office de flotteurs mais la réalité s'avère infiniment plus étonnante, et le mot est bien faible pour caractériser la merveille que représente ce piège. Qu'on en juge: la pression qui règne à l'intérieur est plus faible que la pression extérieure, ceci grâce à des poils internes ramifiés qui absorbent l'eau et la rejettent à l'extérieur. D'autre part une sorte de valve ferme hermétiquement l'orifice d'entrée de sorte que si cet orifice est brusquement ouvert l'eau s'engouffre à l'intérieur entraînant les animaux se trouvant à sa portée: larves de moustiques, puces d'eau, alevin à sa naissance...

 
Comment la valve peut-elle s'ouvrir? Lorsque les victimes touchent imprudemment les poils sensoriels qui entourent l'ouverture. La valve s'ouvre alors en un mouvement rapide de l'ordre de un trente-cinquième de seconde, emplit l'outre brusquement, rétablit du même coup l'équilibre de pression et referme le dispositif. Les poils internes absorbants se remettent à fonctionner pour diminuer à nouveau la pression et recharger le piège tandis que des sucs digestifs commencent à attaquer la proie.

 
Une Utriculaire d'Australie a même perfectionné le dispositif en installant au-devant de l'ouverture de la valve des prolongements qui guident la proie vers l'entrée qu'on pourrait comparer, toutes proportions gardées, à une gueule vorace. Si vorace qu'une de ces plantes est morte d'indigestion pour avoir voulu absorber une proie trop grosse.

 
Les Peignes mobiles

La Dionnée constitue un échelon de plus dans la complexité et pose bien des problèmes encore non résolus. Cette petite plante d'Amérique du Nord possède des feuilles composées de deux parties symétriques pouvant se relier l'une à l'autre grâce à une nervure centrale qui fait office de charnière. Tous les bords de la feuille sont garnis de poils raides qui s'imbriquent les uns dans les autres en une fraction de seconde lorsqu'elle se referme, emprisonnant la proie.

 
Cette fermeture est commandée par trois cils particulièrement sensibles qui se dressent sur chaque face interne de la feuille. Si un insecte touche l'un des cils les deux parties de la feuille se referment très rapidement sur lui, croisant les poils comme les dents d'un peigne. Aussitôt des glandes secrètent un liquide digestif qui entraîne l'assimilation de la victime et ce n'est qu'après l'opération que la feuille se rouvre à nouveau. Il ne reste plus que quelques reliefs chitineux qui tomberont d'eux-mêmes.

 
Si un objet non comestible, grain de poussière par exemple, touche l'un des cils, le piège fonctionne de la même manière mais se rouvre presqu'aussitôt comme si la plante avait reconnu son erreur. Comment a-t-elle pu réaliser cette performance et quel est le mécanisme qui déclenche le ressort? Avouons que nous n'en savons pas grand chose sinon que les chercheurs ont constaté une différence de potentiel de quelques millivolts entre les deux faces de la feuille. Cette infime perturbation explique-t-elle ce mécanisme qui ressemble au dispositif nerveux et musculaire des animaux? La Dionée Gobe-Mouches gardera peut-être encore longtemps son secret.

 
La Glu, la plante Colle-Mouches

Les Droseras, petites plantes des tourbières et des marécages d'Europe, combinent admirablement la technique de certains Termites soldats avec le piège des Dionées. Mais ici pas de mouvement brusque, tout se passe en douceur comme si la Drosera était assurée de sa victoire. Chaque feuille arrondie porte une centaine de poils, véritables tentacules qui sécrètent à leur extrémité un liquide rouge, visqueux et sucré bien fait pour attirer les insectes par sa couleur et sa saveur, mais bien fait aussi pour les retenir s'ils ont l'imprudence de se poser dessus. La bestiole, d'abord ravie de l'aubaine, ne réagit pas immédiatement, les pattes sont saisies par la glu et c'en est fait de son corps fragile, car, après les pattes, les ailes se font prendre d'elles-mêmes par leurs mouvements affolés. Puis la feuille de Drosera se replie lentement, croisant ses poils-tentacules sur la proie que les sucs commencent à digérer.

 
La préoccupation alimentaire est évidente, comme pour la Dionée, puisque les gouttes de pluie, si lourdes soient-elles, laissent de marbre la Drosera qui attend visiblement autre chose, une victime digérable. Comment reconnaît-elle la nature de cette victime? Comment les tentacules se replient-ils sur la proie? Comment la feuille se replie-t-elle sur les tentacules? Emission d'une substance active? Mais laquelle? Phénomène électrique? Phénomène mécanique résultant du choc de l'insecte sur la feuille? Phénomène lumineux? Chaque botaniste qui se respecte a sa petite idée sur ce problème d'autant plus simple (?) qu'il s'agit après tout d'une plante qu'aucun système nerveux n'habite!

 
Quant au suc digestif sécrété par la plante, il semble être le cousin germain de celui des animaux: acide contenant des diastases pour réduire les grosses molécules de protéines en acides aminés assimilables.

 
Champignons carnivores

Il existe aussi de minuscules champignons carnivores de la classe des levures portant le nom d'Hyphomycètes.

 
Ces petits organismes se nourrissent exclusivement de vers à peine plus gros qu'eux (4 à 5/10e de mm.), des Nématodes (vers munis d'un tube digestif comme des Oxyures). La capture des Nématodes vivants est réalisée de deux manières: par des boutons adhésifs portés sur un pédoncule, et par un piège genre "collet de braconnier" constitué par trois grosses cellules laissant entre elles au centre un espace vide pour la capture du ver. Si un ver s'engage dans cet espace vide, les trois cellules triplent de volume en un dixième de seconde, étranglant la proie comme dans un véritable nœud coulant. Aussitôt une substance pénètre dans le corps du ver qui se liquéfie de l'intérieur.

 
Lorsque le ver, au lieu de pénétrer dans le piège des trois cellules, entre en contact avec les boutons adhésifs, le résultat est le même. Détail troublant: seuls les Nématodes en bon état, c'est-à-dire bien vivants, déclenchent les pièges à l'exclusion de tout autre objet ou même de ver mort, ce qui suggère une réaction chimique particulièrement sensible entre le corps du ver et celui de son ennemi mortel, le Champignon carnivore.

 
Le problème des défenses chez les plantes

Les végétaux doivent se défendre sur trois fronts: contre le milieu, contre les prédateurs herbivores et contre les végétaux concurrents.

 
En ce qui concerne le milieu, la loi de la sélection naturelle s'applique avec une implacable rigueur. Ceux qui ne s'adaptent pas disparaissent sans rémission et on ne trouve plus dans un même lieu qu'une majorité de plantes disposant des mêmes moyens de défense. Dans les cultures les "mauvaises herbes" se caractérisent par une croissance rapide ainsi que par des graines nombreuses et résistantes. Dans les pâturages, les plantes très souvent coupées, bénéficient de fortes racines et d'une régénération intensive.

 
Entre les végétaux concurrents c'est le bras de fer permanent, la lutte du plus fort contre le plus faible, l'étouffement lent et progressif de celui qui n'a pas pu pointer sa tête vers la lumière. Certains ont recours pour cela aux méthodes tortueuses de l'encerclement "comme un lierre obscur qui circonvient un tronc et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce", ils étouffent les plus résistants sous leurs bras innombrables.

 
La défense du végétal contre son prédateur naturel l'herbivore se manifeste de deux manières: les épines et le poison.

 
Les épines qui peuvent atteindre dix à quinze centimètres sur certains arbres ont été qualifiées d'armes blanches. Nulle comparaison n'est plus exacte si l'on considère un Acacia du Sénégal dont les branches garnies de pointes acérées s'imbriquent les unes dans les autres pour composer des massifs absolument impénétrables.

 
Les épines, les piquants de toute sorte peuvent être rangés dans l'arsenal de la défense passive. Il en va tout autrement des plantes urtiquantes, voire vénéneuses.

 
Les Orties, dont les mollets d'enfants gardent le souvenir cuisant, ne révèlent leur secret qu'au botaniste armé d'une puissante loupe. On voit alors que les feuilles et les tiges sont constellées d'une multitude de petits poils raides, fins, fragiles, creux et terminés par de minuscules ampoules. Au moindre contact l'ampoule se brise, fonctionne comme une aiguille à injection et fait pénétrer dans la peau le liquide brûlant contenu dans l'ampoule. Les biochimistes ont pu analyser la composition de ce produit qui est un mélange d'histamine, d'acétylcholine et d'un troisième élément agissant sur les muscles lisses. Ce ne sont après tout que des démangeaisons désagréables certes, mais sans danger alors que d'autres végétaux sont dotés d'armes toxiques irritantes, brûlantes et quelquefois mortelles.

 
Un arbre d'Amérique, le Rhus Toxicodendron sécrète un latex qui donne en séchant une poudre noire pouvant attaquer les yeux et provoquer des ophtalmies.

 
En gravité croissante se placent les Euphorbes qui ajoutent le latex empoisonné aux armes blanches de leurs épines, réalisant ainsi une protection sinon totale, au moins très efficace contre tous les ennemis.

 
Au sommet de cette redoutable famille des Euphorbiacées trône le Mancenillier des Antilles, "l'arbre qui tue" et ici nous sommes en présence d'une action particulièrement élaborée, directe et indirecte. Directe par une sécrétion hautement corrosive suintant par toutes les fissures de l'écorce. Indirecte par des fruits toxiques d'autant plus dangereux qu'ils se présentent sous l'aspect d'appétissantes pommes d'Api. Les vieilles chroniques signalent nombre d'empoisonnements mortels parmi les cadets de la marine qui relâchaient dans les Iles.

 
On pourrait penser, à l'inverse, que des plantes savoureuses et sans défense sont vouées à l'anéantissement par la consommation. Pourtant ces plantes ne meurent pas car elles ont trouvé la riposte: leurs graines, protégées par un enduit totalement indigeste, sont rejetées à la terre dans des conditions idéales de germination et d'essaimage puisque, pendant le temps du voyage "intestin", l'herbivore les a promenées avec lui.

 
Et comme les méthodes de la nature sont toujours et partout les mêmes on se souvient que les œufs de brochet peuvent être gobés par un canard et rejetés parfois très loin dans un étang où ils naîtront à la grande surprise des pêcheurs.

 
Bien! Alors, que retenir de cette excursion chez nos cousins germains? Nous avions déjà constaté l'intelligence merveilleuse de la matière à l'état pur dans les constructions de la cellule vivante. Nous venons de découvrir une autre intelligence, non moins merveilleuse, celle du psychisme animal et tout cela nous conforte dans nos conclusions:

 
La Nature exécute un programme et poursuit un but déterminé avec, pour tout viatique, sa solitude et son indomptable volonté.

 
A la question de Gide: "Au détour d'aucun sentier, Balaam, n'as-tu pas vu Dieu ?" nous répondrons : Non, mais nous avons vu le vivant, tout seul.

 
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Les constatations troublantes faites sur les plantes et leurs moyens de défense plus ou moins sophistiqués confondent la raison et autorisent presque à parler de "psychisme des végétaux".

 
Des chercheurs américains de Floride et de Géorgie ont découvert que certaines plantes - peut-être toutes - pouvaient émettre des signaux de détresse en cas d'agression. C'est notamment le cas du Maïs. Lorsque cette plante est attaquée par des chenilles dévoreuses elle émet un nuage de molécules particulières qui attirent les guêpes, ennemies naturelles des chenilles. Les guêpes pondent leurs œufs à l'intérieur du corps des chenilles qui seront dévorées par les larves de ces insectes.

 
Faut-il retenir de ces effarantes constatations que les plantes, qui sont des créatures vivantes, pensent? Oui, si la pensée est une réaction.

 
Nouvelle preuve de ce lien qui unit toutes les parties du vaste Univers et notamment toutes les formes de la Vie.

 

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