Lettre du pays Dogon

 


BAYAYABI MON AMI DU MALI

On m'appelle Bayayabi. Mustapha Bayayabi. Je suis un enfant du Mali, le plus beau pays d'Afrique, le plus beau pays du monde.

Je suis né au pays des Dogons, le pays des rois, des antilopes et des aigles, le pays des potiers, le pays de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.

Mon grand-père Moussa est le sorcier du village, celui qui soigne les malades et les blessés, celui qui apaise les esprits courroucés et fait tomber la pluie. Amaya, ma grand-mère, est porteuse d'eau et voyante. Elle lave le linge à la rivière quand après l'orage il y coule un filet d'eau et elle sait lire l'avenir sur les rides du visage et dans les mains.

Bassam, mon père a trois femmes. Bouba, une vieille de trente-cinq ans, la souveraine, qui gouverne la maison, Grojna, une petite fourmi toujours active et surmenée qui effectue les gros travaux des champs, s'occupe des bêtes et du jardin, fait le ménage et la lessive. Malika, ma mère, troisième épouse de mon père est là pour la cuisine et son plaisir. J'ai dix-huit frères et sœurs, quinze oncles et tantes, une ribambelle de cousins et quelques cousines.

Dans ma famille, on parle une langue simple et magnifique, comprise de tous, le dogon, un peu le dakkami et pas vraiment le français sauf ceux qui, comme mon grand frère ont vécu ou vivent en France. Mon oncle Oumar est griot, il joue de la kora, chante et danse dans les fêtes. C'est un charmeur et un conteur intarissable. Il vaut mieux ne pas laisser traîner une jolie fille sur son chemin.

Chez moi, dans mon village, il n'y a plus d'école. Il y en avait une dans le temps, mais l'argent manquait pour payer l'instituteur et il est reparti à la ville. J'aide ma mère et les autres femmes dans leurs travaux. Je passe quelques heures chaque semaine chez Maître Souleimane qui nous apprend à lire les paroles du Prophète dans un magnifique livre plein de signes. Ces caractères sont de beaux dessins qui représentent les mots que nous déchiffrons en chantant. Ce sont des instants de grand bonheur. Comme ceux que j'éprouve lorsque avec mes petits frères nous partons loin du village sur les pistes, ramasser les crottes de chameaux et de bourricots.

En ces moments de liberté, de silence, loin des criailleries des femmes et des vociférations des oncles, nous jouons à celui qui trouvera le plus de crottes pour recevoir la récompense.

Au village nous vivons sous la falaise dans une maison de terre aux mille recoins, avec notre chamelle, notre ânesse, nos chèvres et nos brebis, nos poules, nos oiseaux apprivoisés, notre serpent familier et notre singe Bingo. Un figuier et quelques légumes parviennent à pousser dans les détritus ménagers baignant dans les eaux de cuisine et même quelques fleurs.

Ma tante Garinga est une faiseuse de rêves. Je ne sais pas très bien ce que cela veut dire, mais tout le monde autour de moi le dit. C'est une grande femme sèche et sévère, au visage plein de rides, une bouche aux dents noires où se cache une langue blanche. Une personne étrange. Elle demeure assise immobile durant des heures sous son arbre, au creux de la falaise, à regarder le ciel. On l'appelle pour s'occuper des femmes en couches ou lorsque l'on opère les petites filles.

Un jour, avec ma sœur Amanga, cachés dans une soupente au-dessus de la pièce en terre battue, j'ai assisté à toute la scène, aux cris, aux rires, aux mains noires et roses pleines de sang très rouge, et je me suis souvenu comme si je recevais un coup de couteau dans le bas-ventre, le jour ancien qu'à moi aussi, Mustapha, a découpé le zobi.

 

Bandiagara porteuse d'eau. Photo : Valentine Lebourgeois (DR)
L'eau conservée dans des outres ou des jarres de terre provient de la rivière ou de la pluie. Lorsqu'il n'a pas plu depuis des mois, les anciens du village font appel à mon grand-père Moussa pour qu'il implore le ciel. Tout le village se réunit sur la place autour de lui, chante et danse, frappe la calebasse ou le tambourin, jusqu'à ce que le ciel devienne sombre et que les premières gouttes tombent.

Notre nourriture est bonne et simple. Nous mangeons de la bouillie de sorgho, des œufs, des galettes de mil, quelques dattes, du poisson sec et parfois, les jours de fêtes, un peu de lait d'ânesse. Les hommes eux, ont aussi droit à de la viande. Mais, quand nous partons sur les pistes dans notre chasse aux crottes, il nous arrive de cueillir des baies, de sucer des racines ou de croquer des sauterelles vivantes.

Depuis quelque temps, dans notre village jadis si tranquille, apparaissent des étrangers vêtus comme des démons, aux voix criardes, portant des chapeaux ridicules et des sortes de gros vilains bijoux hideux qu'ils arborent en bandoulière et dont ils nous mitraillent à tort et à travers avant de nous donner des bonbons. Ils ont aux pieds des grosses chaussures qui puent comme leurs corps adipeux d'où suinte une huile nauséabonde.

Parfois, ils nous montrent ce qui sort du ventre de leurs appareils : de petits dessins carrés de couleurs brillantes qui nous ressemblent et nous font rire.

Ces hommes étranges se conduisent chez nous comme des ennemis en pays conquis, sauf que leurs armes, des lances-cannes ou de gros revolvers carrés en métal et en verre dont ils nous mitraillent, semblent sans danger.

Ils logent dans des tentes d'où sortent des bruits épouvantables, des sons inharmonieux et des rires indécents.

Mon père dit souvent, en crachant par terre, que ce sont des impies et des sauvages qui ne craignent ni Dieu le miséricordieux ni son prophète, dont les paroles sont mensonges et les actes barbares.

Il m'arrive de jouer de la musique hors du village, à taper sur de vieilles boîtes de conserve rouillées. Notre jeu préféré que nous partageons parfois avec nos sœurs nous a été appris par l'ancien maître d'école du village revenu de la ville. Il se joue à genoux dans le sable, en joignant la parole au geste, jusqu'à la nuit tombée. De petits cailloux ronds deviennent entre nos doigts bijoux ou joujoux, grosses billes en forme de petits choux que nous faisons rouler sous le regard jaloux des hiboux au plumage noir de poux.

A la fin du jeu, l'instituteur prononçait une phrase rigolote qui ne voulait rien dire, qu'il voulait absolument que nous chantions par coeur : bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou...

Hier un homme en uniforme est arrivé à motocyclette de la ville, porteur d'un paquet que mon demi-frère Mamadou adressait à notre père. Tout le village se réunit autour de nous tandis que mon père tournait et retournait le colis entre ses mains, faisant admirer à la ronde les gros cachets ronds oblitérant les timbres colorés venus de très loin.

L'assistance était plus pressée de voir le contenu de l'envoi que ne l'était mon père...

- Alors tu l'ouvres, ce paquet ?

- Tu as peur que ce soit une blague ou un serpent, Moussa? Interloqué, ému, mon père confia l'envoi à son fils aîné, qui le passa à l'oncle Souleïmane, qui le glissa à Cheïkh Sidibé Konaté dont les mains tremblantes le déposèrent sur les genoux d'Assane Kouyaté l'ancêtre de la communauté. Les palabres durèrent une bonne demi-heure avant que la ficelle ne fut défaite, le papier d'emballage ôté avec soin, la boîte ouverte et que n'apparaisse une magnifique paire d'Adidas entourés de papier de soie.

 

Marabout malien (DR)
- Un "Oh !" d'admiration s'échappa de dix poitrines terrassées par l'émotion et il fallut que chacun touche à cette merveille. Maître Souleïmane, le marabout, seul clerc du village, avisa une enveloppe dans le fond du carton qu'il ouvrit d'autorité et dont il tira un billet de banque accompagné d'une photo et d'une carte postale de la Tour Eiffel dont il lut le message à la cantonnade:

Cher père, chers frères, chers amis,

De Paris où je vis, je vous envoie ma photo une paire de tatanes et de l'argent pour acheter de l'huile, un coq, un bouc et ce qui vous manque.

Ici je vis bien, je suis riche, je roule en automobile et je porte un uniforme d'officier supérieur.

Bonjour à tous, à toute la famille, à tous les amis, à Souleïmane et à Aminata ma fiancée...

Votre Mamadou qui vous aime bien et viendra vous rendre visite l'été prochain.

Moussa contempla longuement la photo de son fils en uniforme, aux galons d'or, regarda sans trop d'étonnement la carte de la Tour Eiffel illuminée, caressa le billet de dix mille francs CFA, un billet tel qu'il n'en avait jamais possédé ni même espéré voir un jour dans sa main.

La pluie venue la nature reverdit et la terre aride se couvre de fleurs. Les oiseaux chantent, les chèvres broutent et nous allons pêcher dans la rivière de beaux poissons brillants qui mordent à l'appât d'un insecte gigotant sur le clou rouillé attaché au bout d'un fil que nous leur lançons.

L'été arrive avec la sécheresse, la faim, la soif et aussi Mamadou, mon grand frère l'officier, chargé de sacs et de valises, de victuailles et de cadeaux.

C'est la fête dans la famille mais aussi dans tout le village. Mon grand frère est accueilli comme un cheikh, comme un prince. Pour le retour de Mamadou mon père tue trois vieilles poules qui ne donnent plus d'œufs et même un vieux mouton blessé qu'il partagera avec nos voisins.

Un jour, la veille du jour où Mustapha va repartir vers Paris et la lointaine France, nous nous promenons main dans la main au bord de l'oued asséché, faisant fuir devant nous de gros lézards verts.

Je lui demande comment est la France, comment Paris, comment ses amis... Je lui demande si les gens sont gentils avec lui, s'il est bien accueilli, ce qu'il fait, comment il vit...

Je lui murmure que moi aussi je souhaiterais plus tard, quand je serai grand, aller vivre en France pour devenir riche et célèbre comme lui. Mustapha reste silencieux, le visage fermé, le regard perdu dans le lointain.

Soudain son poing se crispe dans ma main et je vois perler des larmes au coin de ses yeux.

- Tu sais, Bayayabi, tout ce que je raconte à notre père, à la famille, aux amis est pur mensonge. Pour un pauvre Nègre comme moi, Paris est un enfer... mais ne le répète jamais à personne. Je ne suis pas Colonel ni même officier, mais liftier, un garçon d'ascenseur en livrée comme un esclave. Je ne suis pas riche, je ne roule pas dans une belle voiture, je vis dans un taudis, je mange tout juste à ma faim, et comme la plupart des nôtres je suis méprisé par les Blancs. J'ai très peu d'amis et le peu que j'ai sont encore plus pauvres que moi, car ils n'ont pas de travail. Quant aux filles... ne m'en parle pas... Elles ne sortent qu'avec ceux qui ont de l'argent.

«Alors, Bayayabi, si tu veux un bon conseil, pauvre pour pauvre, reste ici dans ton village qui est si beau. Tu y possèdes une famille, de vrais amis, le soleil, un singe, des lézards, tu vois voler des aigles... tu es libre, et tout cela représente dans le monde d'aujourd'hui la vraie richesse.

«Mais puisque tu te sens pousser des ailes, que tu ressens en toi une énergie inemployée, que tu veux dévorer la vie à pleines dents, eh bien travaille ici, partage ta joie avec les tiens, fais des projets, réalise ton rêve, communique ton enthousiasme à tes amis, restaure nos vieilles maisons de terre qui tombent en ruines, embellis notre demeure, cultive nos champs en friche, plante de jeunes arbres, déblaie les anciens puits ensablés, reconstruis les citernes, bâtis une retenue d'eau sur la rivière, encourage les jeunes du village à reprendre les outils et le métier de leurs pères et, dans quelques années, tu verras, grâce à nous tous, cette belle contrée redeviendra le paradis qu'elle a été.

« Et l'on viendra de partout voir les danses et entendre les chants traditionnels de notre peuple, admirer les dentelles de nos maisons restaurées, partager nos fêtes joyeuses et nos tournois. Des voyageurs venus de partout viendront acheter les merveilles de nos artisans, les jarres de nos potiers, les tapis et les parures de nos tisserands, les bijoux de nos joailliers, les sculptures de nos artistes, les bibelots de nos ferronniers.

« De nos maisons en ruines nous ferons des palais, nos cours poussiéreuses se transformeront en patios fleuris où chanteront à nouveau les oiseaux et murmureront des fontaines...

« Mais je rêve, Bayayabi, je rêve comme la tante Garinga, là-haut, sous la falaise, mais de ce rêve si tu le veux, nous ferons un jour prochain une merveilleuse réalité.»


 

Illustrations hors-texte
Je me suis permis de corriger sans le dénaturer
ce texte signé Bayayabi, reçu du Mali en 2001. (M.S.)

Théodore Monod : Homme de science et de foi

 
 
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