ARMAND FOREL
(1920-2005)
Le dernier des Justes


Au cours d'une réunion de Connaître, en 1950, au Café de la Gare de Nyon, en l'honneur de Juliette Pary et de Joffre Dumazedier venus de Paris, mon ami Alfred Rihs me présenta Armand et Mouki. Armand Forel, jeune toubib était le fils d'Oscar Forel - médecin aliéniste renommé - et petit fils d'Auguste, le célèbre psychiatre myrmécologue, patriarche de la lignée, dont le portrait orna un temps le billet de 1000 francs émis par la banque helvétique.

Armand, député POP du Canton de Vaud et député au parlement fédéral était un homme extraordinaire. Quand je le connus, il avait à peine trente ans. Gros fumeur de Gauloises, un visage maigre, orné d'une moustache discrète, qu'un perpétuel sourire burinait avant l'âge. Mouki, son adorable épouse, était une femme-enfant belle et fragile comme une porcelaine de Saxe. Elle devint vite une sœur pour moi qui n'avais pas de véritable famille.

Souvent fourré chez eux, partageant leurs repas, ils représentaient pour moi la cellule familiale idéale. Ils m'ont beaucoup donné, beaucoup appris.

Armand offrait à notre jeunesse en quête d'absolu, l'idéal romantique dans sa perfection. Ses idées claires, franches, immédiates, sonnaient justes. Son énergie rayonnante, sa foi en l'homme et en son devenir, sa conviction en l'avènement d'un monde meilleur, plus juste pour tous était totale.

Dans son appartement de la vieille ville de Nyon qui lui servait de cabinet de consultation, de bureau, et de salon le soir venu, il refaisait le monde pour nous, après une journée harrassante au service des plus pauvres.

C'était un homme bon, juste et vrai. Un homme de foi et d'une générosité à toute épreuve. Cela ne l'empêchait pas d'être facétieux et plein d'humour. Lorsqu'on l'interrogeait sur son enfance, il aimait à préciser : - Comme mon père, je suis né dans un asile d'alénés. Ce qui était le cas ! Mais cette boutade dont il était coutumier, lui valut d'être expulsé d'Allemagne en 1937, pour insulte à la police !

Le monde qu'il bâtissait chaque soir en notre présence, monde meilleur, plus beau, plus juste était celui du communisme auquel il avait consacré sa vie. De sa belle voix de bronze, entre deux bouffées de cigarettes, il nous parlait avec une simplicité persuasive et un enthousiasme communicatif de ce monde nouveau que les camarades bâtissaient à l'Est, de cet homme nouveau, généreux, entreprenant et créatif qu'ils forgeaient à partir des dépouilles de l'ancien bipède veule, surexploité, abruti, égoïste, agressif.

Il nous décrivait avec enthousiasme ces lendemains qui chantent, la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, les temps heureux où la loi du partage remplacerait celle du profit. En buvant ses paroles, nous imaginions cette société idéale sans classes où chacun apporterait au pot commun sa force, son travail, son intelligence et recevrait en échange tout ce dont il avait besoin. Nos esprits encore malléables imaginaient sans peine le paradis utopique de ces pimpantes et belles "agrovilles" où les hommes du futur vivraient en harmonie, mêlant industrie, beaux arts, travail intellectuel, élevage et travaux des champs.

Dans le nuage bleuté de la fumée des pipes et des cigarettes, dans l'euphorie des petits verres de vin de la Côte dégustés sans modération, Armand Forel poète de la politique sociale, nous entraînait vers ce monde fabuleux où l'on travaillait en chantant, où Mitchourine défiait les lois de Mendel, où le bon papa Staline embrassait les petites filles blondes et récompensait les kolkhoziennes méritantes et les ouvriers stakhanovistes. (S'il fumait, Armand, ne buvait pas une goutte d'alcool).

Je nageais dans le bonheur sans me rendre compte que je pataugeais dans la plus dangereuse des utopies.

Mouki, ne disait mot mais buvait les paroles d'Armand, allumait ses cigarettes et nous versait à boire, nous accompagnant de sa voix d'ange lorsque nous fredonnions mezzo voce les chants du répertoire révolutionnaire, débutant par Ma blonde entends-tu dans la ville/Siffler les usines et les trains..., et s'achevant par l'Internationale.

Armand m'emmmena un jour à Berne, sur sa moto, assister à une séance du Parlement. C'était l'automne. A un moment donné, une voiture nous coupa la route et ce fut l'accident. Un dérapage sans gravité, au plus quelques égratignures et un peu de tôle froissée.

Mais à peine étions nous immobilisés sur le bas-côté de la route, qu'une voiture suiveuse s'arrêta, avec deux flics en civil à son bord. Il fallut montrer nos papiers.

S'ils ne s'attardèrent guère à l'examen de la carte d'identité d'Armand, mon passeport parut les intéresser davantage. L'un des motards prit même quelques notes.

Armand qui se savait "filoché" dans tous ses déplacements rigola de cette aventure. Il me dit : - Te voilà fiché pour la vie !

Au Palais Fédéral, j'assistai pour la seule et unique fois de ma vie à un débat politique entre parlementaires élus. Je fus très déçu de la médiocrité des propos échangés, mais édifié. Jamais plus un homme politique quelconque ne m'impressionnera vraiment.

Ce fut Armand qui me présenta à Jean Vincent et à Léon Nicole, le légendaire secrétaire général du Parti suisse du Travail qui, à Genève, avait réussi à hisser son parti à la première place. Homme cultivé, courtois, d'une civilité sans faille, Léon Nicole qui pratiquait le socialisme à la manière humaniste et libérale de l'italien Pietro Nenni, fut chassé ignominieusement de son parti lorqu'il regretta publiquement que certains camarades virent au stalinisme pur et dur. (Ce furent les députés cantonaux des partis bourgeois qui pour lui éviter la misère, votèrent une petite pension à vie à celui qui les avait tant combattus, mais avec loyauté et panache).

Après l'immense déception provoquée par mon expédition en URSS et la remise en question de mes croyances et de mes certitudes, traîné dans la boue par mes anciens camarades, sonné et dégoûté, durablement vacciné contre toute idéologie, je me repliai sur moi-même. Entraîné dans le tourbillon d'une existence aventureuse, je perdis de vue Armand et Mouki. Mais leur souvenir restera pourtant à jamais gravé dans ma mémoire parmi les instants lumineux de ma vie.

POUR COMPRENDRE ARMAND FOREL

Aujourd'hui les années ont passé, Armand Forel n'est plus, le communisme a été balayé en URSS et, s'il règne encore en Chine sous la forme étrange d'un capitalisme marxiste et dans quelques autres dictatures, folkloriques – sauf pour leurs habitants – le marxisme n'est plus à la mode. Comment un homme intelligent, sensible, dévoué, a-t-il pu consacrer sa vie à une utopie, sans jamais se renier, trahir, douter ?

Je pense sincèrement que dans la nature profonde de ce matérialiste athée qu'était Armand Forel il y avait une foi immense en l'homme, en sa potentialité, en sa perfectibilité. Une foi absolue aussi dans l'idée qu'il se faisait de l'homme, comme le catholique croyant croit en la divinité de l'homme "fils de Dieu". En somme Armand, homme droit, était convaincu de l'immanence de la justice.

Pour lui ce qui comptait c'était d'agir selon ses idées, selon sa foi, chaque jour, là où le destin l'avait placé, à petits pas mais la main tendue.

Evidemment il n'était pas aveugle, ni sot, ni crédule, ni naïf : Armand Forel voyait bien les faiblesses, les failles, les travers, la corruption des hommes même les plus haut placés dans la hiérarchie marxiste.

Mais ce qui comptait c'était d'accomplir le possible, de maintenir le cap, de rester sur le chemin au service des plus démunis, des plus pauvres, de leur conserver l'espoir d'une vie meilleure, d'une société sans classes, où chacun apporterait aux autres ce qu'il a, ce qu'il peut, ce qu'il sait, selon ses possibilités, et recevrait en retour le nécessaire, tout le nécessaire, selon ses besoins.

Aujourd'hui dans ces temps modernes, appelés "ère de progrès", où règnent l'égoïsme, la corruption, la bassesse, la misère, la torture, la mise en esclavage des esprits et des hommes, la stupidité, la vulgarité, nous aurions bien besoin d'entendre la voix d'un Armand Forel, de respirer et de réfléchir à sa hauteur.

Il y a bientôt soixante ans que j'ai perdu la foi dans un monde meilleur, dans la bonté de l'homme, dans une justice immanente et que je doute de l'existence même de Dieu, mais Armand Forel, comme Georges et Rosette Dubal, incarneront dans la mémoire de ceux qui les ont connus l'image même de la foi, de la beauté et de la justice.

 

Marc Schweizer : mai 2007

 

 
 
Haut         Table         Accueil            Amitiés