Sergent Bourgogne

HISTOIRE DU CANICHE MOUTON
mascotte de la Grande Armée




Horace Vernet : la mascotte de la Grande Armée

 


La belle histoire du caniche Mouton
d'après les Mémoires du Sergent Bourgogne

Nous n'étions encore qu'à un quart de lieue de Wilna quand soudain nous aperçûmes les Cosaques à notre gauche, sur les hauteurs, et dans la plaine, à notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir à notre portée.

Après avoir marché quelque temps, je rencontrai le cheval d'un officier du train d'artillerie, tombé et abandonné. Il avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton : c'était précisément ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il m'eût été impossible d'aller bien loin sans m'exposer à les perdre.

J'avais, dans ma carnassière, des ciseaux provenant de la trousse du docteur, trouvée sur le Cosaque que j'avais tué le 23 novembre. Je voulus me mettre à l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous appelions des oreillères, afin de remplacer le bonnet de rabbin, mais ayant la main droite gelée et l'autre fortement engourdie, je ne pus parvenir à mon but.

Déjà je me désespérais, lorsqu'un second arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il était de la garnison de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la schabraque, ensuite il m'en donna la moitié. En attendant que je pusse l'arranger convenablement, je la mis sur la tête et continuai à marcher.

Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'était le maréchal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arrière-garde, et qui était aux prises avec les Russes.

Ceux qui ne pouvaient plus combattre doublèrent le pas autant qu'il leur était possible; je voulus faire comme eux, mais mon pied gelé et ma mauvaise chaussure m'en empêchaient, puis les coliques, qui me prenaient à chaque instant et qui me forçaient de m'arrêter, faisaient que je me trouvais toujours des derniers. J'entendis derrière moi un bruit confus : je fus heurté par plusieurs soldats de la Confédération du Rhin qui fuyaient.


Je me crus perdu

Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitôt, d'autres me passèrent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me relevai, car j'étais abîmé de douleurs, mais comme j'étais habitué aux souffrances, je ne dis rien.

J'aperçus, pas loin de moi, l'arrière-garde ; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait à me dépasser, mais le contraire arriva, car le maréchal la fit arrêter sur une petite éminence, afin de donner le temps à d'autres hommes que l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le maréchal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents hommes.

J'aperçus devant moi un individu que je reconnus, à sa capote, pour être un homme du régiment. Il marchait fortement courbé en paraissant accablé sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur ses épaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus à même de voir que le fardeau était un chien et que l'homme était un vieux sergent du régiment nommé Daubenton ; le chien qu'il portait était le chien du régiment, que je ne reconnaissais pas.

Je lui témoignai ma surprise de le voir chargé d'un chien, puisque lui-même avait de la peine à se traîner, et, sans lui donner le temps de me répondre, je lui demandai si c'était pour le manger; que, dans ce cas, le cheval était préférable:

«Hélas ! non, me répondit-il, j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton, qui a les pattes gelées et qui peut plus marcher ?

- C'est vrai, lui dis-je, mais qu'en veux-tu faire ?»

Tout en marchant, Mouton, à qui j'avais passé la main droite emmaillotée sur le dos, leva la tête pour me regarder et sembla me reconnaître. Daubenton m'assura que, depuis sept heures du matin, et même avant, les Russes étaient dans les premières maisons du faubourg où nous avions logé; que tout ce qui restait de la Garde en était parti à six, et qu'il était certain que plus de douze mille hommes de l'armée, officiers et soldats, qui ne pouvaient plus marcher, étaient restés au pouvoir de l'ennemi.


Par dévouement pour son chien

Pour lui, il avait failli subir le même sort par dévouement pour son chien; il voyait bien qu'il serait obligé de l'abandonner sur la route, dans la neige: la veille du jour où nous étions arrivés à Wilna, par vingt-huit degrés, il avait eu les pattes gelées et, ce matin, voyant qu'il ne pouvait plus marcher, il avait résolu de l'abandonner sans qu'il s'en aperçoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait partir sans lui, car il se mit tellement à hurler qu'à la fin il se décida à le laisser suivre.

Mais à peine avait-il fait dix pas dans la rue, il s'aperçut que son malheureux chien tombait à chaque instant sur le nez: alors il se l'était fait attacher sur les épaules et sur son sac, et c'était de cette manière qu'il avait rejoint le maréchal Ney, qui faisait l'arrière garde avec une poignée d'hommes.

Tout en marchant, nous nous trouvâmes arrêtés par un caisson renversé qui barrait une partie du chemin : il était ouvert, il contenait des sacs de toile, mais vides. Ce caisson était probablement parti de Wilna la veille, ou le matin, et avait été pillé en route, car il avait été chargé de biscuits et de farine. Je proposai à Daubenton de nous arrêter un instant, car un forte colique venait de me prendre; il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait décidément se débarrasser de Mouton d'une manière ou d'une autre.

A peine nous disposions-nous à nous mettre à notre aise, que nous aperçûmes, derrière un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en étaient partis depuis la pointe du jour. Ils attendaient le maréchal Ney. Ils étaient à trente pas de nous et en avant sur la droite de la route.


Gare aux Cosaques

Au même instant, nous vîmes sur notre gauche, un autre peloton de cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait. De suite nous les reconnûmes pour des Russes; c'étaient des cuirassiers à cuirasses noires sur habits blancs; ils étaient accompagnés de plusieurs Cosaques épars çà et là; ils marchaient de manière à couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'à nous et à une infinité d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui rétrogradaient pour rejoindre l'arrière-garde en criant: «Gare aux Cosaques !»

Les Hessois, commandés par deux officiers, et qui, probablement, avaient aperçu les Russes avant nous s'étaient mis en mesure de se défendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion à gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les couvrait derrière.

Dans ce moment, nous vîmes un grenadier de la ligne, bien portant et bien décidé, passer près de nous et aller en courant prendre rang parmi les Hessois. Nous nous disposions à faire de même, mais, pour le moment, ma position ne me le permettait pas.

D'un autre côté, Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre dans le caisson, mais nous n'en eûmes pas le temps, car les cavaliers vinrent au galop du côté des Hessois: là, ils s'arrêtèrent en leur signifiant de mettre bas les armes.

Un coup de fusil fut la réponse; c'était celui du grenadier français, qui fut, en même temps, suivi d'une décharge générale des Hessois.

A cette détonation, nous pensions voir tomber la moitié des cavaliers, mais, chose étonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui était en avant et qui aurait dû être pulvérisé, ne parut rien avoir. Son cheval fit seulement un saut de côté. Se remettant aussitôt et se tournant vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux minutes, ils furent culbutés et sabrés. Plusieurs se sauvèrent, alors les cavaliers se mirent à les poursuivre.


Il veut se débarrasser de Mouton

Au même instant, Daubenton, voulant se débarrasser de Mouton, me cria de l'aider, mais trois cavaliers passèrent auprès de lui, à la poursuite des Hessois. Aussitôt pour être plus à même de se défendre, il voulut se retirer sous le caisson où j'étais dans une triste position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le temps, car un des trois cavaliers venaient de faire demi-tour et de le charger.

Il fut assez heureux pour le voir à temps et se mettre en défense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car Mouton, qui aboyait comme un bon chien après le cavalier, le gênait dans ses mouvements.

S'il n'avait pas été attaché aux courroies de son sac, il aurait pu s'en décharger par ce que nous appelions « un coup sac », mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se débarrassât de son sac auquel il était attaché, et le cavalier, qui tournait autour de lui, ne lui en laissait pas la facilité.

Pendant ce temps, quoique mourant de froid, je m'étais rajusté un peu et j'avais arrangé ma main droite de manière à pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me soutenir.

Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais à une certaine distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en faisait usage, il pensa peut-être que nous étions sans poudre, car il avança sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci para avec le canon de son fusil. Aussitôt, il passa sur la droite et lui en porta un second coup sur l'épaule gauche, qui atteignit Mouton à la tête. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il hurlait d'une manière à fendre le cœur.


Blessé, les pattes gelées

Quoique blessé et ayant les pattes gelées, il sauta en bas du dos de son maître pour courir après le cavalier, mais comme il était attaché à la courroie du sac, il fit tomber son porteur sur le côté. Je crus Daubenton perdu.

Je me traînai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai mon cavalier ; mais l'amorce de mon fusil ne brûla pas ; alors le cavalier, jetant un cri sauvage, s'élance sur moi, mais j'avais eu le temps de rentrer sous le caisson, qui était renversé sur le côté gauche, en lui présentant la baïonnette.

Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui n'avait pu encore se relever à cause de Mouton qui le tirait de côté en hurlant et aboyant après le cavalier. Daubenton s'était traîné contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'était placé en face, le sabre levé, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de se moquer de lui.

Daubenton, quoiqu'à demi mort de froid et de misère, et malgré sa figure maigre, pâle et noircie par le feu des bivouacs, paraissait encore plein d'énergie, mais d'un aspect étrange et en même temps comique, à cause du diable de chien qui le tirait toujours de côté en aboyant.

Ses yeux étaient brillants, sa bouche écumait de rage en se voyant à la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance n'aurait pas osé tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui le dévore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter à sa bouche et aussitôt ressaisir son arme en la faisant résonner comme à l'exercice: c'est lui qui, à son tour, menace son ennemi.


Blessés, sans armes

Aux cris et aux gestes du Cosaque, il était facile de voir qu'il n'était pas en sang-froid et comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas, ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on le voyait passer et repasser, en jetant des cris, auprès de quelques hommes qui n'avaient pu se replier du côté où devait venir l'arrière-garde, les jeter dans la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous étaient sans armes, blessés ou ayant les pieds et les mains gelés. D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois échappés à la première charge, s'étaient mis dans des positions à pouvoir un instant leur résister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du secours ou succomber.

Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer l'arme à gauche, toujours le sabre levé, lorsque Daubenton me cria d'une voix forte : « N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir ! » A peine avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit ; il fut plus heureux que moi.


En avant ! A la baïonnette !

Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre sous l'aisselle droite et va ressortir du côté gauche. Il jette un cri sauvage, fait un mouvement convulsif et, au même instant, son sabre retombe en même temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tête de son cheval, que nous entendîmes, derrière nous, un grand bruit, ensuite des cris :

« En avant ! A la baïonnette ! »

Aussitôt, je sors de mon caisson, je regarde du côté d'où viennent les cris, et j'aperçois le maréchal Ney, un fusil à la main, qui accourait à la tête d'une partie de l'arrière-garde.

Les Russes, en le voyant, se mettent à fuir dans toutes les directions; ceux qui se jettent à droite, du côté de la plaine, trouvent un large fossé rempli de glace et de neige qui les empêche de traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres restent au milieu de la route, ne sachant plus où aller. L'arrière-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les cavaliers à pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car que pouvait-on en faire? On ne pouvait déjà pas se conduire soi-même.

Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Maréchal dans cette circonstance, son attitude menaçante en regardant l'ennemi, et la confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blessés qui l'entouraient. Il était dans ce moment, tel que l'on dépeint les héros de l'antiquité. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers jours de cette désastreuse retraite, le sauveur des débris de l'armée.

Tout ce que je viens de vous dire se passa en moins de dix minutes. Daubenton se débarrassa de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de derrière un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le cuirassier, saisit la monture par la bride et s'éloigne. Daubenton lui crie :

« Arrêtez, coquin ! C'est mon cheval ! C'est moi qui ai descendu le cavalier ! »

Mais l'autre, que je venais de reconnaître pour le grenadier qui, le premier, avait tiré sur les Russes, se sauve avec le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer.

Alors Daubenton me crie : « Garde Mouton ! Je cours après le cheval; il faut qu'il me le rende ou il aura affaire à moi ! »

Il n'avait pas achevé le dernier mot, que plus de 4000 traîneurs de toutes les nations arrivent comme un torrent, me séparant de lui et de Mouton, que je n'ai jamais plus revu.

Ces hommes que le Maréchal faisait marcher devant lui, étaient après moi sortis de Wilna.


Depuis 1808

Mouton était avec nous depuis 1808. Nous l'avions trouvé en Espagne, près de Benavente, sur le bord d'une rivière dont les Anglais avaient coupé le pont. Il était devenu le chien mascotte de notre régiment. S'étant pris d'affection pour Daubenton, il le suivait partout.

Il était venu avec lui en Allemagne; en 1809, il avait assisté aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il était encore retourné en Espagne en 1810 et 1811. C'est de là qu'il partit avec le régiment, pour faire la campagne de Russie. Il sauva son maître à plusieurs reprises, le tirant de situations difficiles.

Mais, en Saxe, il fut perdu ou volé, car Mouton était un beau caniche. Daubenton en fut très affecté et prit sa disparition pour un mauvais présage.

Dix jours après notre arrivée à Moscou, nous fûmes on ne peut plus surpris de le revoir. Un détachement de quinze hommes, parti de Paris quelques jours après notre départ, pour rejoindre le régiment, étant passé dans l'endroit où il était disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du régiment et suivi le détachement.

En retrouvant Daubenton, il lui fit une grande fête.


Sergent Bourgogne
(intertitres de Marc Schweizer)

 


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