Pierre Perret
raconte une partie de pêche en Irlande
avec son ami Paul Denarié

Perret

Pierre Perret pêchant le saumon

Extrait de son livre de souvenirs : Les poissons et moi
En Irlande, la loutre caquette avec un bruit de crécelle sur l'autre rive de la si jolie petite rivière où je traque le saumon moi aussi. Dressée sur ses pattes arrière, elle est capable de renifler, à cinq cents mètres de distance, le bel argenté que vous venez de capturer.

C'est mon copain Paul Denarié, éminent directeur d'un magazine mensuel sur la pêche, qui en a fait les frais un jour, au bord de la magnifique rivière Ballynahinch, tout près de Clifden, dans le Connemara.

Il a tout comme moi pêché à la mouche depuis le matin, et, à cinq heures de l'après-midi, nous sommes bredouilles l'un comme l'autre.

J'extirpe alors de la poche de mon Barbour un sachet plastique contenant une dizaine de crevettes violettes mélangées à une cuillerée de gros sel.

- Tiens, lui dis-je en lui en offrant trois ou quatre. Essaye de pêcher avec ça… C'est un jeune pêcheur qui hier, ici même, m'a donné ces purple shrimps. Je n'avais jamais entendu personne évoquer ce type de pêche «à la crevette.» Pourquoi ne pas essayer ?

D'un coup d'œil furtif, je remarque en le quittant, qu'il a une certaine difficulté à enfiler sa crevette sur ce gros hameçon à ardillon. De mon côté, après avoir consciencieusement mais aussi laborieusement fixé la mienne, je remonte la rivière sur cinquante mètres afin de tester ce nouvel appât et cette nouvelle technique.

Paul, quant à lui, regarde, dubitatif, le courant, sans avoir l'air de vouloir se décider…

- Tu n'essaies pas ? lui dis-je en m'éloignant…

- Bof ! fait-il. Bien sûr, je vais essayer ! Mais moi, j'y crois pas beaucoup, à ton histoire de crevette… Ils ne sont pas fous, les saumons !

Je hausse les épaules.

- Qu'est-ce que tu risques ?

A la quatrième « coulée », mon bouchon s'enfonce soudain. N'y croyant ma foi pas trop moi non plus, je ferre sans conviction et sors, après dix bonnes minutes de passionnante bagarre, un superbe saumon de huit livres. Après l'avoir fourré dans mon sac de toile, je reviens le montrer à Paul, qui n'en revient pas.

- Donne-moi ta canne, lui dis-je.

Vérifiant son bas de ligne, je constate que, telle que la crevette est fixée à l'hameçon, il ne peut pas prendre de saumon.

Je monte alors une nouvelle crevette sur son gros hameçon numéro 4, un bouchon, trois plombs et… « Vas-y coco, sors le tien à présent ! » …

Il ne tarde pas à en extirper un, à peine quinze minutes plus tard, car il est bon pêcheur. Il exulte littéralement.

- Tu te rends compte ? Il fait au moins six livres !

Je lui fais remarquer qu'il est même un peu plus gros que le mien. Il contemple admiratif son beau silver salmon qu'il vient de poser sur l'herbe.

- Mets-le à l'abri, on ne sait jamais, dis-je en m'éloignant, pour tenter d'en capturer un autre.

- T'en fais pas, rétorque-t-il en haussant la voix, je suis là tout à côté, je surveille…

- Veux-tu que je t'accroche une crevette avant de partir ?

- C'est bon, dit-il. J'ai vu comment tu as fait, j'y parviendrai bien tout seul.

Je sors mon deuxième saumon vingt minutes plus tard. C'est le jumeau du précédent, mais il s'est encore mieux défendu que le premier. J'ai eu grand mal à retirer l'hameçon du fond de son gosier.

Les deux doigts fichés dans ses ouïes, je ramène mon second trophée, que j'exhibe fièrement à mon copain Paul.

- Bravo Pierrot, dit-il. C'est toi le meilleur.

- Mais… dis-je, et toi ? Tu n'as pas eu d'autre touche ?

- Eh bien non… Je ne comprends pas pourquoi !

Je m'aperçois, en vérifiant derechef son hameçon, qu'il est très mal dissimulé pr la crevette et que l'ami Paul n'a pas ainsi mis toutes les chances de son côté.

- Les saumons sont peut-être un peu idiots, lui dis-je, mais ils ne sont pas complètement fous, comme tu le disais, mon pauvre Paul ! Il faut cacher complètement l'hameçon ! De toute façon, il faut aussi qu'on rentre car l'heure de pêche légale ici est terminée depuis vingt bonnes minutes.

Tout en remballant mes affaires, j'entends soudain un « Merde » retentissant !

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Merde ! répète Paul. C'est pas vrai !

- Qu'est-ce qui n'est pas vrai ?

- Ben, Tu le crois ça ? Mon saumon n'est plus là !... Il s'est fait la malle !

- Comment ça, il a disparu ?

- Eh bien oui, je l'avais posé sur l'herbe derrière moi, et il n'est plus là ! C'est pas Dieu possible, ça ! rage-t-il, scandalisé.

- Tu pourras remercier la loutre quand tu la verras, lui dis-je en rigolant. C'est elle qui va se taper ton beau silver. Et sans mayonnaise ! ajoutais-je devant sa mine déconfite.

- Pierrot, t'es un frère, me dit Paul en me tapant sur l'épaule après que je lui ai offert mon deuxième saumon avant de repartir.

- Je te connais, camarade. Je sais bien que tu en aurais fait autant.

- En tout cas c'est gentil, ajoute-t-il, je te revaudrai ça.

La faucheuse n'en a pas laissé le temps à mon malheureux ami.

Perret saumon

Pour en savoir plus  :
L'homme qui parlait avec les animaux

 

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