Youki, ex-épouse du peintre Foujita et
veuve du poète Robert Desnos fait partie, avec Henry Espinouze, des
premières personnes que je rencontrai à mon arrivée à Paris. Je fis
leur connaissance, un soir de 1950, en présence de Jacques Yonnet et de
Jacques Arnal.
Cette rencontre eut lieu au bistrot "Les Méchants", situé au coin de la
rue Mazarine et de la rue Guénégaud. On le surnommait ainsi parce que
le couple de loufiats passait sa vie à s'invectiver et à se frapper,
prenant un immense plaisir à leurs scènes de ménage.
La jouissance indicible qu'ils exprimaient, le mari à porter les coups
et la femme à les recevoir, dans un climat d'une violence extrême,
représentait une attraction pour leurs clients. Aussi, loin de les
séparer ou de les calmer, les piliers de zinc les excitaient au mieux
pour la plus grande joie des badauds.
Les voyeurs, un peu sadiques allaient aux "Méchants" comme on assiste à
un combat de boxe. Youki et Henry y venaient en voisins : ils
aimaient le folklore du quartier, le vin rouge et les originaux.
Youki demeurait avec son compagnon au 19 de la
rue Mazarine, un vaste, sombre et étrange appartement où elle avait
vécu des années lumineuses aux côtés du poète Robert Desnos.
Là régnait Pipo, le seigneur de la maison, un vieux chien sans âge et
sans race, affectueux, serein et couvert de puces que venait asticoter
Bouboule, surnommé Bouffi ou Falstaff selon l'humeur de ses maîtres, un
monumental chat de gouttière.
La pièce commune, à la fois séjour, bibliothèque, salon, bureau et
salle à manger était pleine de livres, de bibelots, de tableaux et de
poussière. La plafond était noir de suie accumulée par les fumées
échappées des cheminées, des poëles à bois et des cigarettes.
Liste du CNR
Robert Desnos
La grande bibliothèque vitrée avait
une histoire. C'est là que pendant la guerre, Robert Desnos avait
dissimulé la liste des adhérents du CNR, association regroupant les
écrivains et artistes résistants. La plupart vivaient retirés soit à la
campagne, soit en zone sud, et ce document permettait de les joindre.
Voici le récit que me fit Youki :
« Le mardi 22 février 1944, à 9 h. 25 du matin, sonnèrent à
notre porte trois personnages en civil qui n'étaient autres que des
agents de la Gestapo. Ils venaient d'arrêter le poète André Verdet, ce
que nous ne savions pas. Ils fouillèrent tout l'appartement, secouant
les livres, les corbeilles à papier. Mme Lefèvre restait comme médusée,
assise sur une chaise et n'ayant aucune réaction.
Averti quelques minutes à l'avance, grâce au téléphone, par une amie, Mme Grumier, collaboratrice du journal Aujourd'hui
où ils étaient passés d'abord, Robert aurait eu le temps de fuir, mais
il voulait sauver Alain Brieux que nous cachions dans la retraite
secrète dans le faux plafond de la cuisine.
Et c'est ainsi que le jeune homme partit et que le poète resta.
De toute façon, Robert aurait pu s'y réfugier lui aussi, mais il ne
le voulut pas, tant il craignait que les Allemands ne m'emmènent. Il
lui semblait qu'en restant jusqu'au dernier moment, il me protégerait
de sa présence.
C'était à la fois touchant et ridicule puisque, n'étant inscrite à
aucun réseau, je pouvais m'en sortir, même en cas d'arrestation. Il
avait peur pour moi, lui qui bravait tous les dangers; et puis, il ne
savait pas exactement à qui nous aurions affaire.
Quelquefois, les Allemands embarquaient tout le monde. Souvent, ils
torturaient les femmes avec un sadisme raffiné, aidés en cela par les
Français de la rue Lauriston.
La petite voiture noire de la police politique ne mit pas longtemps à venir de l'avenue de l'Opéra, où se trouvait le journal Aujourd'hui, jusqu'à la rue Mazarine.
J'étais encore en train de dire à Robert: «Mais, va-t'en, mais va-t'en», et lui à me répondre: «Jamais de la vie
!», que ces gens sonnaient à la porte.
- Monsieur Desnos ? me demanda un beau jeune officier blond.
- Il est là, entrez, répondis-je.
Je vis passer comme une tristesse dans ses yeux.
- Ah ! il est là, me répondit-il d'un air surpris et désolé.
Robert aurait pu s'enfuir. Nous étions tombés sur un type "bien". Mais comment nous était-il possible de le deviner ?
Pendant que ses deux acolytes perquisitionnaient la maison, ce garçon me dit :
- Sachez, madame, que je suis un officier allemand. On m'a mis
d'office dans cet emploi policier. Mais je suis un officier allemand,
insista-t-il.
Dans la petite loggia qui lui servait de chambre à coucher et de
cabinet de travail, Robert montrait à l'un des deux sbires ce que
contenaient ses tiroirs. L'autre fouillait, en bas, notre bibliothèque.
Ce dernier mit la main sur un papier dissimulé dans le dos d'une
reliure, et le tendit à son chef. C'était la liste complète de nos amis
résistants, avec leurs noms, surnoms et adresses.
Il s'était écoulé environ cinq minutes entre le temps où nous avions reçu le coup de téléphone et l'arrivée de la Gestapo.
Préoccupé par la tâche de faire partir Alain Brieux et de résister
à mes prières concernant son propre départ, Robert avait oublié ce
papier qu'il estimait sans doute bien caché.
L'officier commença à lire :
« Louis Aragon - telle adresse, à Lyon... »
Ne pouvant caner devant ses subalternes ou peut-être, n'avait pas
très bien compris l'importance du document, il allait poursuivre sa
lecture à haute voix...
Je lui jetai un de ces coups d'œil où l'on exprime tout à la fois.
Il interrompit cette lecture alphabétique et interrogea Robert par la
porte de la pièce du bas.
D'en-haut, Robert lui répondit d'une voix calme :
- Je ne suis pas seulement journaliste; je suis écrivain et ceci est
la liste des critiques d'art qui peuvent parler de mes œuvres.
- Bien, dit l'officier, et il mit le papier dans sa poche.
La mission de ces trois hommes était d'arrêter Robert Desnos.
Morte de trouillé, j'entendis le jeune officier conseiller à Robert
de me laisser sa montre en or avec sa chaîne, son carnet de chèques et
d'emporter quelques objets de toilette.
Affolée, je lui demandai :
- Mais où l'emmenez-vous, Monsieur ?
- Je n'ai pas le droit de vous le dire.
Puis il ajouta, en douce : « Allez voir rue des Saussaies. »
C'était là qu'à la sortie d'un de ses interrogatoires, notre ami
Brossolette s'était jeté du haut de l'escalier dans la cour qui porte
aujourd'hui son nom. C'était là que régnaient les baignoires remplies
d'eau glacée dans lesquelles on vous plongeait la tête jusqu'à presque
complète asphyxie.
J'éclatai en sanglots et Desnos, qui n'avait pas entendu ce que
l'on m'avait dit, me répétait, étonné : « Mais il ne faut pas
pleurer comme ça, voyons ! »
Puis, comme on l'emmenait, il se tourna vers moi et me tendit son stylo, un Parker
auquel il tenait beaucoup, car il lui avait été offert par ses amis
cubains Fréjaville lors de son voyage en Amérique du Sud :
- Garde-le moi, chérie, je reviendrai le chercher.
La cervelle complètement brouillée, je m'effondrai à côté de Mme
Lefèvre, sur une chaise voisine, et, de là, je vis, délicatement
adossée à une petite sculpture, la liste qui contenait depuis A jusqu'à
Z les noms, surnoms et adresses de toute la fine fleur de la Résistance
française.
Cet Allemand ne m'avait pas menti. Il était un officier, pas un bourreau.
Bien entendu, mon premier geste fut de détruire immédiatement ce document.
Désarmée, je ne prévins personne et personne ne fut
inquiété... L'officier allemand n'avait pas utilisé les informations
surprises pour faire arrêter les clandestins. »
Le dernier poème
Un jour que nous parlions du nazisme,
du marxisme, du communisme et de ce que ces idéologies représentaient,
ainsi que de l'occupation, Youki me conta l'anecdote suivante.
Lors de sa déportation Robert Desnos se retrouva au
camp de Térézin en Tchécoslovaquie après bien des tribulations. Libéré
mais très affaibli, ayant sans le savoir encore contracté le typhus, il
fut recueilli et soigné par de jeunes tchèques qui adoraient la poésie,
connaissaient les poèmes des grands auteurs français par cœur.
Henry Espinouze (hors texte)
Josef Stuna avait traduit quelques
poèmes de Desnos en tchèque et les donna au poète qui se montra très
touché. Il garda précieusement sur lui cette feuille fragile d'un
méchant papier de guerre...
Malgré les soins de ses amis Josef Stuna et Alena
Tesarova, une infirmière au dévouement extraordinaire, Robert Desnos
succomba au typhus quelques jours après avoir été libéré du camp.
Dès que la nouvelle parvint à Paris, le CNE (Centre National des
Écrivains) envoya Louis Aragon à Prague avec pour mission de ramener le
corps du poète en France. Les amis tchèques de Desnos lui confièrent la
relique.
Aragon ne parlant pas le tchèque, crut comprendre que c'était le
"dernier poème" de Robert Desnos traduit dans cette langue et, à l'aide
d'un traducteur, l'adapta en français et l'apporta à Youki.
Ce poème émouvant fit le tour du monde.
Or Youki savait que l'original avait été écrit en 1926 pour une autre
(à la Mystérieuse), et que les hasards de la guerre, de
l'incompréhension due à la langue, faisaient pour l'éternité de ce
poème bouleversant, le "dernier poème" de Desnos, dédié à Youki:
A la mystérieuse (1926)
J'ai tant rêvé de toi, tant marché,
parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et
pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l'ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran
solaire de ta vie.
Henry Espinouze (hors texte)
Le dernier poème (adapté par Aragon en 1945)
J'ai rêvé tellement fort de toi,
J'ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu'il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres
D'être cent fois plus ombre que l'ombre
D'être l'ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.
Louis-Ferdinand Céline
Au début des années cinquante les
communistes tenaient le haut du pavé en France (et dans une partie
importante du monde libre). Tirant ouvertement les ficelles pour le
compte de leurs amis soviétiques, ils avaient noyauté l'État et son
administration, du haut en bas de la hiérarchie, guettant l'heure
propice pour prendre le pouvoir.
Louis Ferdinand Céline
A cette époque, il ne faisait pas bon
dire la vérité. Kœstler, Kravchenko et bien d'autres furent les
victimes de terrifiantes campagnes de diffamation et d'incroyables
procès de sorcellerie, alors que tout ce qu'ils disaient du régime
soviétique, du goulag et de ses camps de la mort restait bien
en-dessous de la vérité.
Ce fut Youki qui me fit lire Céline. L'Helvète mal dégrossi que j'étais refusa avec hauteur dans un premier temps de lire "cette littérature de gare". En fait, je confondais Céline avec Delly ! Cela en dit long sur la profondeur de ma culture.
La
presse de gauche traînait Louis-Ferdinand Céline dans la boue avec une
férocité inouïe. Et en ces temps de terrorisme intellectuel, il était
risqué de ramer à contre-courant. J'en savais quelque chose.
Or, Louis-Ferdinand Céline était rentré en France de son exil au Danemark, au début des années cinquante. L'Humanité, Le Soir, Les Lettres Françaises et les dizaines de revues et de gazettes aux ordres des staliniens, vomirent des horreurs sur cet admirable écrivain.
Lorsque
l'un de ces détestables folliculaires prétendit que c'était
Louis-Ferdinand Céline qui avait fait déporter Desnos, qu'il était
responsable de son décès dans un camp de concentration, c'en fut trop
pour Youki.
Elle me proposa de l'accompagner pour rendre visite à Céline.
A
son retour du Danemark, Louis-Ferdinand se terra dans une modeste
propriété, route des Gardes à Meudon. Avec son épouse, Lucette
Almanzor, ancienne ballerine et désormais professeur de danse
classique, le couple vivait à l'abri derrière une clôture de fer bleu
électrique, surmontée de fil de fer barbelé, attendant que l'orage
passe.
Encouragés et excités par les pontifes du
Parti, des dizaines de nazillons communistes, accompagnés de quelques
nervis professionnels, allaient quotidiennement manifester bruyamment,
route des Gardes, devant la demeure de Céline.
Nous
nous sommes rendus à Meudon par le métro et l'autobus, et avons gravi
la route des Gardes à pied. Youki, peu habituée à la marche, m'invita à
faire halte dans un bistrot à mi-chemin, où elle éclusa un pichet de
vin rouge.
En ce temps-là, les bistrots
remplaçaient avantageusement les bureaux d'information d'aujourd'hui.
Un loufiat était à la fois indic, confesseur et agent de renseignement,
dans tous les sens du terme.
Celui de la route des gardes nous dit seulement, sans trop se mouiller, que "ce
que les cocos font subir à ce grand homme, médecin des pauvres et le
plus serviable des hommes, était profondément dégueulasse".
Arrivés
devant la demeure de l'écrivain, située en retrait de la route, à qui
je le répète, nous rendions visite sans l'avoir prévenu par courrier ou
pneumatique, nous nous heurtons à un grillage surmonté de fil de fer
barbelé, peint en bleu clair agressif.
Derrière cette enceinte, deux grands chiens, véritables molosses,
gambadaient dans un jardin, en aboyant férocement, nous dissuadant
d'entrer. Voyant que l'excitation des chiens n'attirait âme qui vive,
sur un signe de Youki, je tire sur la manette commandant à distance par
un fil de fer galvanisé une cloche située sous l'auvent du pavillon.
Cette manœuvre excita les chiens au plus haut point si bien que nous
pouvions craindre que l'un d'eux ne bondisse par-dessus la barrière.
Comme notre expédition avait duré au moins deux heures et qu'elle ne
souhaitait pas rentrer bredouille, Youki me suggéra d'insister. Je
tirai encore sur la poignée, avec plus de vigueur peut-être, si bien
que la porte de la maison s'ouvrit, livrant passage à un Céline
renfrogné, en pantalon de velours et pullover chiné, une écharpe de
laine autour du cou.
Il marcha vers le portail, au milieu de ses chiens aboyants et bondissants, sans esquisser le moindre geste pour les calmer.
Malgré
sa tenue négligée, Céline avait grande allure. Un regard droit,
lumineux, éclairait un visage mal rasé. Un corps svelte, sans un atome
de graisse superflue.
Nous examinant à travers les rangs de barbelés de la barrière, il nous demanda ce que nous voulions.
Henry Espinouze (hors texte)
Youki se présenta
Au nom de Desnos, Céline tressaillit et faillit rebrousser chemin.
Mais lorsque la veuve du poète lui dit :
-
Je viens simplement vous demander pardon pour Robert, je sais que ce
n'est pas à cause de vous qu'il a été déporté... l'homme fixa Youki
avec intensité et je vis, l'espace d'une seconde, se dessiner sur son
visage fermé une onde de détente tandis que ses mâchoires serrées se
relâchèrent. Ce fut bref.
Durant
plus d'une heure Youki et Céline s'entretinrent de part et d'autre de
la clôture sans qu'à aucun moment l'écrivain lui proposât d'entrer.
Lucette Almanzor apparut un instant sur le seuil du pavillon, nous
observa de loin avant de retourner à son piano.
Je
ne me souviens plus avec précision de la conversation entre la veuve du
poète et l'écrivain. Mais, ce qui me frappa, c'était le besoin pressant
de Youki visible à sa danse alternée sur ses deux jambes.
-
Nous allons rater l'autobus... dis-je à un moment donné car, au fond,
leur entretien me rasait. Je n'en retins d'alleurs pas grand chose car
ils parlaient de personnes et d'événements dont j'ignorais tout.
Avant de quitter Céline, Youki lui demanda :
- Que puis-je faire pour vous ? Avez-vous besoin de quelque chose ?
- Eh bien, dit Céline, ce qui me ferait le plus grand plaisir c'est de
retrouver un exemplaire du disque où Arletty enregistra quelques
passages du Voyage au bout de la nuit.
Nous prenons congé de l'écrivain, sans pouvoir lui serrer la main, barrière oblige !
Au bord du chemin allant de la propriété de Céline à la route, Youki se
soulage de son besoin pressant et nous redescendons à pied vers Meudon.
Nouvel arrêt au bistrot à mi-côte.
En nous servant deux ballons de rouge, le loufiat nous demande :
- Alors comment il va l'ami Louis ?
Youki rentre rue Mazarine fourbue. Elle raconte notre expédition à Espinouze.
Je me mets en chasse
Dès le lendemain, je me mets en chasse
chez les soldeurs et les brocanteurs pour retrouver le disque
d'Arletty.
C'est aux Puces de Saint-Ouen que j'en trouve un exemplaire couvert de
poussière que j'achète pour vingt francs (anciens). Je demande au
vendeur s'il en a d'autres. Il me dit qu'il y en a tout un lot chez
Corbeau. Corbeau a son dépôt dans un box, à deux pas.
Là, j'ai la surprise de tomber sur un stock impressionnant du disque
recherché, empilé, (plus de cinq cents exemplaires) que le soldeur me
propose à cinq mille francs le lot entier.
Comme je n'ai pas la somme sur moi, je lui verse un acompte et lui dis
que je reviendrais dans l'après-midi payer le reste et embarquer la
marchandise.
Un copain, le fidèle Georges Bonsignore, qui dispose d'une antique
Lancia d'avant-guerre, accepte de m'aider à transporter le tout.
Rue Mazarine, nous déchargeons quelques exemplaires de l'enregistrement
et, arrachant Youki à sa sieste, nous voilà en route, pour Meudon,
toujours sans prévenir l'écrivain.
Georges, grand blessé de guerre ne m'aide pas à décharger sa voiture. Il doit aller relever ses "compteurs" à Pigalle.
Découvrant devant son portail le tas de disques que nous venions lui apporter, Céline s'empresse de nous ouvrir.
Pendant que Youki et Louis-Ferdinand bavardent dans le salon, je transporte les disques vers la maison à bord d'une brouette.
Les chiens me suivent en grognant, prêts à me dévorer.
Quand j'ai terminé le transport, Youki me remet un billet et me demande
d'aller lui chercher quelques bouteilles de rouge chez le loufiat, car
la cave de Céline est désespérément vide. L'écrivain ne boit pas
d'alcool.
Quand je reviens, avec les flacons, Céline me dévisage curieusement.
Youki avait dû lui parler de moi.
- Il paraît que vous êtes Suisse ?
- Oui.
- Alors, si vous voulez pas devenir crétin, faites attention à votre
goître. Beaucoup de Suisses des hautes vallées alpines sont idiots,
débiles, tarés parce qu'ils consomment du sel gemme. Ils manquent
d'iode. Bouffez des huîtres, jeune homme, faites la cuisine à l'eau de
mer, gavez-vous d'algues et vous éviterez peut-être le crétinisme.
Il nous fit entendre la voix d'Arletty sur un vieux tourne-disque et, pour la première fois, je vis Céline ému.
Je ne le revis qu'une fois, en compagnie d'Arletty, que Georges et moi
allâmes chercher chez elle pour la conduire route des Gardes. Nous ne
restons pas longtemps, car Georges doit comme d'habitude aller
surveiller ses "gagneuses".
Quelques amis de Youki :
Raymond de Cardonne
En ce temps-là, au début des années
cinquante, le quartier entre la rue de Seine et la rue Mazarine était
un village. Youki y avait beaucoup d'amis. Elle les collectionnait.
Parmi ces personnages, il y avait Raymond de Cardonne. Un bel homme,
élégant, distingué, fin de race, toujours tiré à quatre épingles. Il
avait du panache. Il aimait les femmes qui le lui rendaient bien. Il en
avait déjà ruiné quelques unes, lorsque Else Clausen, une jeune et
jolie héritière danoise croisa son chemin et s'enticha de ses
rouflaquettes.
La « fille Clausen », comme on l'appelait familièrement dans
le quartier, était l'héritière d'un riche collectionneur de peintures.
Sa collection, principalement composée de peintres impressionnistes
valait une fortune.
Henry Espinouze (hors texte)
Pas très ardent au travail, Raymond de
Cardonne suggéra à son épouse d'ouvrir une galerie de peinture. (Il
avait proposé la même chose à Youki quelques années auparavant).
La boutique une fois ouverte, la Galerie Clausen proposa à la vente les toiles de la collection patiemment amassée par M. Père.
La fille Clausen se lassa de Raymond et lui abandonnant ses tableaux, retourna au Danemark, vivre dans sa famille.
Raymond de Cardonne alla consulter Délya, une célèbre voyante, pour
qu'elle lui précise le jour où il mourrait. Dans le secret de son
cabinet la pythonisse lui confia la date et l'heure de son
"appareillage" prochain pour un monde meilleur.
Raymond de Cardonne poursuivit donc la fête jusqu'au bout. Sûr de
connaître le jour de sa mort, il ne se priva guère de dilapider le
restant de sa fortune.
Les pièces maîtresses de la collection Clausen une
fois vendues à des revendeurs parfois sans scrupules, les toiles
mineures bradées à des requins, ne restaient que des sculptures, des
dessins, des bibelots, des bribes de moindre valeur et le jour
fatidique approchait.
Au cours des dernières journées qui lui restaient à vivre selon la
prédiction de la voyante, Raymond de Cardonne se montra très généreux.
Il distribua des souvenirs à tous ses amis du quartier, éditions
originales, dessins, objets rares.
Au jour annoncé de sa mort, Raymond resta couché, avala quelques
cachets d'aspirine pour ne pas trop souffrir, et se réveilla quelques
heures plus tard ruiné... mais bien vivant !
Il survécut plusieurs années, dans une misère décente et joyeuse,
entretenu par le quartier Mazarine, logeant dans une remise, mangeant
et buvant à l'œil chez les loufiats qu'aux temps de sa splendeur il
avait enrichis. Ruiné, il était invité à toutes les fêtes
parisiennes !
Henry Espinouze
Henry vivait dans l'étroit
bureau-atelier à mezzanine de Robert Desnos donnant sur la rue
Mazarine. La pièce, comme tout l'appartement d'ailleurs, conservait
avec précaution un demi siècle de poussière.
Elle était tapissée de bibliothèques croulant sous les livres et de
dossiers à sangles. Partout des tableaux, des dessins, des sculptures,
des bibelots entassés sans ordre ni précaution.
Originaire de Belvès, (Dordogne) Espinouze était le fils d'un
ophtalmologiste de Perpignan. Le docteur Espinouze, jadis riche et
célèbre, se ruina pour ses deux fils qu'il entretint aussi longtemps
qu'il le put.
J'eus le bonheur de rencontrer le docteur retiré à l'hospice de Belvès
où il vivait avec son épouse une fin de vie d'une extrême modestie.
J'en garde un souvenir ému. On eût dit Philémon et Baucis, deux êtres
tendres, frêles, fragiles, diaphanes. Ils avaient conservé la bonté,
l'humour et l'avenante courtoisie de leurs années fastes et cultivaient
l'à-propos jusque dans ces jours de redoutable et triste vieillesse.
Henry, né en 1915 si je ne m'abuse, avait passé une enfance heureuse et
choyée à Perpignan. Il n'avait pas fait de longues études mais par ses
fréquentations et ses lectures, il avait acquis une vaste culture, très
originale.
Désarmé face à la vie, il ne savait que dessiner, peindre, modeler et
écrire. Ami de Dali, de Charles Trénet, de Louis Amade, de Tanguy, de
Roland Massot et d'autres artistes plus ou moins célèbres, il
fréquentait Pablo Cazals, le sculpteur Brancusi et André Héléna.
Les œuvres de Nietzsche figuraient parmi ses livres de chevet. C'est
Henry qui m'initia à l'œuvre du poète-philosophe de Sils-Maria (c'est
ainsi qu'il l'appelait), à Hölderlin et à Rainer-Maria Rilke. Il me fit
cadeau de La Volonté de Puissance, en deux volumes, illustré par ses soins.
Il flirte avec le surréalisme
Espinouze avait eu le bonheur et le
privilège de peindre durant quelques mois auprès de Salvador Dali,
époque où, flirtant avec le Surréalisme, il peignit quelques toiles
majeures dont le fantastique Viaduc à l'édredon que mon ami Aldo Lopez racheta à l'hôtel Drouot, tableau échoué là, après une étrange aventure.
Henry Espinouze : Viaduc à l'édredon - 1938
Retenu pour la célèbre rétrospective
de l'art surréaliste qui eut lieu juste avant la guerre, ce tableau
disparut durant des années et reparut en Hollande au début des années
70.
Espinouze eut la chance d'échapper à la guerre. Pour lui, cette période
tragique se passa en Corse, à jouer aux cartes, à courir les filles, à
éviter d'être transféré dans une unité combattante... C'est du moins ce
qu'il nous racontait.
A la Libération, il vivota à Paris, proposant aux innombrables galeries
qui éclosaient un peu partout, des toiles dont personne ne semblait
vouloir.
L'époque était cruelle pour les peintres restés libres, n'acceptant pas
de se soumettre ni aux modes ni aux ukases de la dictature culturelle
qui s'instaurait dans tous les domaines.
De somptueuses peintures sous les bras, il connut toutes les avanies et les rebuffades qu'un peintre rebelle pouvait connaître.
Le Franc-Pinot
Un jour, un riche esthète américain fut séduit par la peinture d'Henry et lui offrit une chance.
Il acheta une vingtaine de ses tableaux, - en fait toute la série des Empereurs romains,
- qu'il exposa au Franc Pinot, un singulier café-caveau de l'Ile
Saint-Louis qu'il avait acquis pour régaler ses amis et servir d'écrin
à sa collection. Des années plus tard, je ferai la connaissance de
Tania Finkelstein, une amie de Michel Trécourt, propriétaire d'une
partie des murs de cet établissement, mais je n'y retrouvai aucun
tableau d'Henry.
La presse fut convoquée, le Tout-Paris défila au Franc-Pinot qui devint
pour quelques mois un de ces hauts-lieux à la mode, où les snobs
devaient absolument se montrer pour exister. Quelques plumes hardies,
hélas sans influence, vantèrent les mérites du jeune génie, mais aucun
marchand de tableaux sérieux ne voulant risquer les foudres de la mafia
intellectuelle, ne se présenta pour le lancer.
Henry Espinouze (autoportrait)
L'engouement du mécène ne dura hélas
qu'un temps. Henry retourna à la bohême impécunieuse qu'il avait
quittée le temps d'un feu d'artifices.
Pessimiste mais beau garçon, il passait d'une fille à l'autre, jusqu'à
ce qu'il rencontre Youki au cours d'un vernissage dans la galerie de
peinture qu'elle venait d'ouvrir grâce à l'aide de Raymond de Cardonne.
Lucie Badoud
Lucie Badoud, née en Belgique, était
d'origine fribourgeoise, d'Estavayer-le-Lac en Suisse. Née en 1903,
décédée du cancer du fumeur vers 1964, elle vint à Paris en 1920 pour
faire du théâtre. Très belle, elle fut vingt ans durant l'une des
reines de Paris, adulée, fêtée. Amie et égérie des plus grands
artistes, elle participa à toutes les fêtes de l'entre deux guerres.
Foujita séduit par sa beauté, la baptisa Youki (neige rose) et
l'épousa. Riche et célèbre, le couple demeure dans un petit hôtel
particulier près du Parc Montsouris avant de s'installer dans un grand
appartement du square Lacretelle. En compagnie de son époux elle fit le
tour du monde, parcourant les Amériques avant d'être reçue au Japon
comme une reine.
En 1945, Youki a 43 ans. Belle femme
élégante, reçue par le Tout-Paris à la mode, Youki apporta à Henry le
gîte et le couvert. Elle lui offrit l'aile protectrice d'une mère
poule. Peut-être l'étouffa-t-elle ? Pour le comprendre, il faut
lire ses Confidences, un livre passionnant sur cette époque curieuse.
Youki fumait quatre paquets de cigarettes par jour et buvait quatre
litres de vin rouge en lisant, devisant, couversant tout en caressant
Pipo son chien ou son chat Bouffi.
Elle connaissait beaucoup de monde. Tenait table ouverte chez elle, recevait des amis du monde entier.
Youki et Henry survivaient de la vente des collections de livres et de peinture accumulés par Foujita et Robert Desnos.
Je me souviens d'un jour où la dèche s'installait. La plupart des
tableaux cotés, recherchés avaient été bradés.
Restaient quelques œuvres réputées invendables, soit à cause de leur
sujet, soit pour leurs dimensions extravagantes, soit un peu hors
normes.
La Belle dompteuse
Parmi ces œuvres, un tableau extravagant de Foujita : La Belle dompteuse.
Or
ce que les amateurs recherchaient c'était les chats, les femmes nues,
les portraits léchés du peintre japonais. La Belle dompteuse était
vraiment totalement hors norme.
Foujita l'avait peinte pour Bouglione, sur la recommandation de Serge,
historiographe du cirque. Mais après l'exposition, Bouglione lui avait
rendu la toile.
A l'époque, je connaissais bien Jean Rumeau, propriétaire de la Galerie
St Placide, fondateur du Prix de la Critique, un prix de peinture
renommé. Il avait lancé avec succès quelques jeunes peintres tels
Kikoïne, Yankel, Bernard Buffet et peignait lui-même de belles et
froides natures mortes bien léchées.
Lorsque, débarquant de mon taxi G7 et fis basculer La Belle dompteuse en pleine rue, devant sa boutique, il fit la grimace.
- Quelle horreur !
- Combien en veut-elle, la grosse ?
- 2000 F !
- Elle est dingue ! ça ne vaut pas un clou !
Je rembarquai la toile que je proposai tour à tour sans plus de sucès à Mme Cantamin, aux frères Bernheim et à bien d'autres.
Ce
fut un collectionneur suisse, Oscar Guez qui l'acquit, l'exposa dans
son charmant hôtel particulier de la rue du Cherche-Midi et la légua
avec une partie de sa collection au Petit Palais de Genève où La Belle
Dompteuse figura pour un temps sur la couverture du catalogue de ce
musée prestigieux.
Un talent immense
Henry Espinouze fut sans conteste l'un
des personnages les plus intelligents, les plus talentueux, les plus
attachants que j'ai connus.
Il m'a beaucoup appris, je lui ai même beaucoup pris.
Il écrivait superbement, dessinait comme un dieu et peignait
admirablement, avec une déconcertante facilité. Bien qu'encore assez
peu connue - sauf de quelques initiés -, son œuvre restera sans
conteste parmi les plus importantes du vingtième siècle.
Henry Espinouze : Claude de Burine
Il buvait beaucoup, accompagnant Youki dans ses libations quotidiennes, mais tenait moins bien l'alcool qu'elle.
Cet
excès de boisson déclancha une cirrhose du foie. Ce fut le bon Docteur
Schwartz (Paul Valet en poésie) qui le fit hospitaliser à Broussais.
Henry était une encyclopédie vivante. Il possédait un goût très sûr.
Collectionneur de lieux, de personnages, comme je le suis devenu
moi-même à son contact, il n'achetait jamais d'objets, ni peintures, ni
sculptures ou d'autres œuvres d'art (il était bien trop pauvre pour se
le permettre). Il collectionnait les êtres et les situations.
Le divin Modigliani
Je me souviens d'une
expédition-flânerie en sa compagnie dans la rue Falguière où
curieusement il demeurera plus tard avec Youki.
Le quartier s'étalait en bordure d'une friche industrielle, peuplée de
petites gens, mais gardait cette beauté surannée que l'on retrouve dans
les photos de Doisneau.
Lors d'une promenade, il me fit entrer dans une cour entourée de
bâtiments de bois, encombrée de monceaux de pavés, de blocs de pierre.
C'était un entrepôt servant jadis d'atelier et de réserve aux tailleurs
de pierres piémontais de la Ville de Paris.
Ces saisonniers, renommés pour leur savoir-faire et leur frugalité,
vivaient sur place, sans confort, travaillant jusqu'à quinze heures par
jour.
L'endroit était désert, seuls quelques chats, des clochards et les chiens errants du voisinage s'y donnaient rendez-vous.
Je me demandais pourquoi Henry m'emmenait là. Je ne voyais rien ici que de très banal.
Devant un amoncellement de pavés, il se pencha et, manipulant quelques
cailloux, il en fit, en quelques instants, une magnifique sculpture...
Un peu plus loin, il me dit :
«Je vais te montrer un trésor, tu n'en parleras à personne, c'est trop beau, tu vas voir...»
Au fond de la cour, derrière un bâtiment réservé jadis à la taille,
apparut un bizarre édifice de plusieurs mètres de haut, fait de barres
de granit, parfois longues de plusieurs dizaines de centimètres, voire
de plus d'un mètre.
Il y en avait des centaines, pesant très lourd.
Me précédant avec assurance entre ces murailles, il me conduisit à travers une sorte de labyrinthe, au cœur du dédale pétrifié.
Là, dans un endroit ressemblant à une décharge, il souleva quelques
vieilles bâches pourrissantes, retira quelques épaisseurs de branchages
et de feuilles mortes avant de me dévoiler, gisant dans la poussière,
quelques sculptures étranges et magnifiques.
Des têtes de femme, à peine ébauchées, aux visages splendides, au bout de longs cous émergeant de la pierre brute.
Vers 1910, le divin Modigliani avait travaillé là avec ses compatriotes
carriers, sculptant ces merveilles dans les blocs servant à border les
édifices officiels ou les trottoirs parisiens.
Plus tard, dans les années 50, un autre sculpteur, sans aucun talent
mais dévoré d'ambition, viendra puiser ici, les mêmes bordures de
trottoir, qu'il disposera savamment en quinquonce. Il trouvera quelques
critiques complaisants, faisant la pluie et le beau temps dans les
gazettes, pour baptiser "œuvres d'art", ces désordres.
Il est vrai, je le conterai peut-être un jour, que ce fut Gigi
Guadagnucci, le sublime sculpteur de Bergiola Maggiore, qui dégrossit
les blocs de marbre qu'Arman était incapable de travailler lui-même,
ébauches que ce nabot de l'art moderne eut l'impudeur d'exposer telles
qu'elles !
Non loin de là, un café sympathique et crasseux offrait aux miséreux du
quartier, aux rapins faméliques, aux clochards, aux filles à quatre
sous le refuge d'une intimité débordant de chaleur humaine.
Le père Jules
Le patron, le père Jules, un Auvergnat
bon comme le bon pain, au visage en bois d'olivier taillé à coup de
serpe, ne savait refuser un bol de soupe, un verre de vin, un plat
mijoté à "ses artisses" au grand dam de son épouse bougonnante et un
peu pingre, qui traitait les rapins de feignants, mais réservait sa
tendresse aux filles perdues, aux traînées dont elle adoucissait la
détresse.
Henry Espinouze : La follette
Le père Jules et Solange exploitaient
ce débit de boissons, "bois et charbon" depuis l'après-guerre de 14-18.
Le fonds de commerce avait appartenu au père de Jules, venu à pied de
St Flour à la fin du XIXe siècle, travailler à Paris.
C'était l'époque heureuse des natures solides, des constitutions robustes, des volontés fortes.
C'est grâce à son opiniâtreté, à son travail acharné que Mathieu, le
père de Jules, put s'installer cafetier, après avoir durant quinze ans
porté sur son dos des tonnes de bois et de charbon dans des immeubles
sans ascenseur, monté des seaux d'eau chaude aux petits bourgeois du
quartier.
Jules, fils de Mathieu, avait la passion des "artisses". Il eût aimé
lui aussi peindre d'après nature, dessiner les "jolies filles", croquer
sur le vif les scènes picaresques qu'il observait de son comptoir.
Chez Jules, les rapins mangeaient soit "à croume" soit "à la croûte".
(A crédit ou contre un dessin ou un tableau). Il était leur providence.
Dans sa réserve de bois et de charbon, jusque dans sa cave,
s'entassaient les innombrables toiles de ses obligés, sans
discrimination.
A la fin des années quarante, il en possédait des centaines.
Un bar louche
Après la mort de Jules, Solange
maintint son commerce à flots, cahin, caha. Elle s'acoquina avec
Angelo, un Corse flemmard comme une couleuvre et méchant comme une
teigne.
Une fois installé dans les murs du café, il en chassa les rapins et les
clodos, sélectionna parmi les tapineuses les plus fraîches ou les plus
aptes à devenir des "gagneuses".
Le bistrot de la rue Falguière devint un établissement louche, un bar à
marlous, un mauvais lieu où les "gars à la redresse" venaient se
restaurer et parler de leurs affaires, avant de siroter des alcools
fins en tapant le carton.
Henry Espinouze : Miniature
Le "rade" devint plus misérable encore qu'avant, du temps où Jules veillait au grain.
Bistrot
sans confort, la crasse et la poussière s'y accumulaient depuis cent
ans. Les WC ouverts à tous vents, étaient un simple coffre de bois à
deux trous placé au-dessus d'une fosse rarement vidangée. Des sortes de
cagibis à claire-voie, sorte de clapiers où le grand père élevait des
lapins et des poules, servaient de réduits de passe. Seul luxe, un broc
d'eau en fer émaillé et une serviette que la souillon de service
changeait une fois par jour.
Les filles les moins attrayantes y taillaient des pipes, à la chaîne et
à genoux, sans la moindre hygiène.
Bertha
Il y avait parmi elles une grosse
fille joviale et généreuse qui chantait à merveille les rengaines
anciennes : Bertha. C'était un cas. Elle exerçait son sacerdoce de
suceuse émérite sans le moindre dégoût. Très recherchée par certains
vicieux délicats et comme modèle par quelques peintres, Bertha qui
n'avait plus de dents, vivait de foutre et de vin rouge.
Les Arabes et les Chinois l'adoraient. Il y en avait qui lui confiaient
leurs bijoux de famille à toiletter plusieurs fois la semaine. Bertha
avalait tout. Plus il y en avait, plus elle était contente. Plus son
client était "culotté", sentait l'homme, plus elle aimait.
Henry qui me racontait son histoire connue de tout le quartier,
affirmait que certains vicelards de la haute, venaient s'encanailler
ici, certain jour de la semaine, proposant leurs vits à la toilette de
Berthe et leurs fesses à ses "feuilles de rose".
Avec le règne de Solange et de son Corse, les "artisses" chers à Jules furent bien oubliés.
Un chineur érotomane
Les centaines de toiles aussi.
Jusqu'au jour où, après la guerre, un chineur venu confier son zob à la
bouche de Bertha s'égara dans l'ancienne réserve du père Jules et y
découvrit la caverne d'Ali-Baba.
Il proposa à Solange de la débarrasser de ce fourbi ce qui lui
permettrait d'installer une chambre de passe plus confortable pour ses
éminentes pratiques.
Henry Espinouze : Le vieux modèle
Elle y consentit après avoir demandé l'avis au Corse qui haussa les épaules en signe d'acquiescement.
Le
chineur érotomane alla louer un tombereau à la halle aux chevaux et
emporta la collection de Jules en une vingtaine de charretées, tant il
y avait de "fourbi" dans la cave et les réserves.
Il trouva même, enfouies sous les croûtes, dans le sable de la cave,
quelques bouteilles de vin de Montmartre, de Montparnasse, de la
Montagne Ste Geneviève datant du XIXe siècle, rarissimes reliques des
vignobles parisiens, très recherchées par les œnophiles.
La branleuse du boulevard
Au cours de nos promenades, Henry
m'invita à boire un café à la terrasse du Sélect, face à un banc du
boulevard Montparnasse situé entre la Coupole et la Rotonde.
Il me désigna du menton une femme sans âge, bien en chair, mais
avenante. Vêtue d'un costume breton typique, elle arborait sur sa tête
une coquette coiffe bigoudène.
Elle portait un large panier d'osier, de ceux utilisés par les
livreuses de baguettes boulangères, qui débordait de part et d'autre de
ses genoux sur les cuisses de deux hommes assis auprès d'elle.
En observant bien la scène, on voyait ses mains disparaître sous un châle de dentelles récouvrant négligemment le vaste panier.
L'on discernait bientôt un discret mouvement de va et vient de son
bras, tandis que le visage rayonnant de la Bretonne semblait sourire
aux anges.
En bon Suisse un peu lent à la comprenette, je mis quelque temps à
réaliser ce qui se passait là-bas, de l'autre côté du boulevard.
En fait, comme me l'expliqua Henry, Soizick-main-de-velours branlait ses pratiques dans son panier avec la même virtuosité que Bertha suçait les siennes.
Souvent, par la suite, j'épatai des amis en les conduisant sur le banc
se faire polir le chinois en écoutant Soizick raconter avec son
savoureux accent, des contes cochons à transformer un dolmen en menhir.
Henry m'apprit à voir les choses plutôt que de me contenter de les
regarder. C'était un être exquis, d'une finesse hors du commun, d'une
sensibilité à fleur de peau. Son intelligence, son génie artistique et
ses immenses connaissances faisaient de cet être désarmé face aux
problèmes économiques, au destin "saturnien", un homme bafoué et
meurtri.
Rien de ce qu'il entreprenait ne réussissait, sauf peindre et dessiner.
Il vendait très peu de tableaux. Seuls Raymond de Cardonne, Mme
Cantamain et plus tard mon ami Pauc, réussirent à intéresser quelques
amateurs à sa peinture originale, très en avance sur un temps où l'art
moderne tape-à-l'œil, l'art abstrait le plus vil, régnaient en maîtres.
Youki et Marc biographes
Youki et Henry ne s'en sortaient plus
très bien financièrement. Certes, ils avaient mené grand train durant
leurs années fastes. Mais les plus beaux tableaux de la collection de
Foujita et de Desnos avaient été bradés, les manuscrits les plus
précieux dispersés, restaient des œuvres mineures de plus en plus
difficiles à négocier à un bon prix. La peinture d'Henry ne se vendait
pratiquement pas.
Moi j'étais également dans la mouise. Sans domicile fixe, je vivais
chez les amis et sur les subsides alloués généreusement mais
parcimonieusement par mon père Benz qui n'était point riche.
Ce fut quelque temps après notre visite chez Céline à Meudon qu'une
idée lumineuse me vint. Evidemment, toutes les idées sont lumineuses,
et des idées il m'en vient chaque matin une bonne demi-douzaine dont je
n'ai jamais réalisé la queue d'une.
Cette idée consistait à faire équipe avec Youki, pour pondre de courtes
biographies, croquées sur le vif, de quelques artistes plus ou moins
célèbres que nous aimions et qu'elle avait connus.
En proposant cela, j'avais une autre idée derrière la tête, pas lumineuse, simplement pratique.
Youki connaissant beaucoup de monde, elle pouvait être reçue partout. Je l'accompagnerais. N'étais-je pas son Marco-Polo ?
Louise Faure-Favier :
confidente d'Apollinaire
Marie-Laure de Noailles nous aiguilla
sur une femme délicieuse demeurant l'Ile St-louis, qui avait bien connu
Guillaume et avait été sa confidente.
Sa vaste demeure ouvrant de partout sur la Seine (elle habitait un
vieil immeuble à la pointe de l'Ile) croulait sous les souvenirs des
amis qu'elle avait eus. Lettres, dessins, bibelots, portraits, c'était
une mine extraordinaire.
Durant l'après-midi faste que nous passâmes dans cette caverne
d'Ali-Baba, Louise Faure-Favier nous raconta comment tous ces trésors
étaient venus s'entasser chez elle. Tout simplement, parce que sa vaste
demeure avait servi de garde-meubles à ces "jeunes fous" talentueux,
désargentés et un peu amoureux d'elle.
Toujours sans le sou, ils déménageaient beaucoup, le plus souvent à la
cloche de bois et venaient lui confier en garde-meuble ou pour la
récompenser des les avoir aidés, leurs pauvres richesses : photos,
tableaux, manuscrits, livres rares, bibelots dont certains deviendront
des trésors inestimables.
Au cours de ce délicieux après-midi, Louise nous parla avec émotion et
délicatesse de Guillaume, de Blaise et de quelques autres.
Ce fut elle qui communiqua à Youki le téléphone de Cendrars.
Blaise Cendrars
Blaise Cendrars dont je venais de lire Une nuit dans la forêt et dont je savais les "Pâques à New-York"
par cœur, demeurait rue Jean Dolent à côté de la prison de la Santé, au
premier étage d'un hôtel particulier dont un de ses admirateurs lui
laissait la jouissance.
Blaise Cendrars n'a jamais été riche si ce n'est d'imagination et de
talent.
En gravissant le magnifique escalier de chêne qui conduisait à
l'appartement du poète, Youki me désigna de grandes toiles inachevées,
reproduisant toutes le même sujet : une jeune fille romantique se
balançant nonchalamment dans un écrin de verdure.
Blaise nous reçut avec gentillesse et,
apprenant que j'étais suisse allemand, me parla en "schwitzerdütsch".
Cendrars, pour l'état-civil, s'appelait Frédéric Sauser-Hall, et sa
commune d'origine était Sigriswil, dans l'Oberland bernois.
A propos des grands tableaux de l'entrée, il nous conta leur étrange histoire, en l'embellissant peut-être un peu.
Auguste Renoir, jeune élève à l'atelier de Gleyre, fréquentait vers
1860/70 l'hôtel particulier où nous trouvions. Très amoureux de la
jeune fille de la maison, il la prit pour modèle, et ne se lassa pas de
la peindre sur le vif dans le jardin de la propriété, sur cette
balançoire qui s'y trouvait encore cent ans plus tard !
Les parents de la demoiselle ayant surpris les amoureux en train de se
bécoter, chassèrent le jeune peintre qui fila sans demander son reste,
abandonnant sur place palette, tubes de couleurs et pinceaux ainsi que
plusieurs de ses toiles faisant partie de la série des Demoiselle à l'escarpolette.
Ses hôtes, descendants directs de la famille de la jeune fille,
héritèrent ces chefs d'œuvre toujours en place, et qu'Auguste Renoir
devenu riche et célèbre ne réclama jamais...
Blaise, comme tout suisse qui se respecte, aimait le vin blanc et avait
une prédilection pour le Fendant et le Chablis dont ses amis le
pourvoyaient généreusement.
S'ils vivaient à l'aise, dans ce bel appartement, Cendrars et Raimone ne roulaient pas sur l'or. Blaise le poète inoubliable du Transsibérien et des Pâques à New-York,
vivait de sa plume et, pour subsister, il écrivait une série de romans
autobiographiques dont les modestes droits d'auteur lui permettaient de
survivre.
Or, ces romans "alimentaires", se révélèrent des chefs d'œuvre qui, tels "Bourlinguer", imprégnèrent durablement notre génération de jeunes bohèmes.
Comme je l'ai dit, Youki et moi souhaitions inclure une vie de Blaise
Cendrars dans la série de courtes biographies dont nous envisagions la
rédaction et la publication.
Mais, lorsque je parlai de ce projet à son ami T'serstevens, il me dissuada de donner corps à cette entreprise :
- Laisse tomber ! Blaise est un poète. La vie de Blaise, telle
qu'il la raconte, est un rêve de poète. Sa vie véritable est beaucoup
plus prosaïque. Une biographie véridique de Blaise serait une ineptie.
Abandonne ce travail de démolition aux tristes pinailleurs, aux agrégés
nécrophages du futur qui tels des hyènes ou des vautours s'acharnent
sur les génies pour les dépecer...
Je suivis le conseil de T'serstevens bien que Youki et moi ayions
recueilli de la bouche même de Blaise quelques savoureuses anecdotes
inédites tirées de sa vie.
Comme j'aimais beaucoup Rainer Maria Rilke, Blaise nous confia que lors
de la déclaration de guerre de 14, il avait immédiatement et
spontanément décidé de s'engager dans l'armée française. Mais en tant
qu'étranger, seule la Légion étrangère lui était ouverte et, c'est
ainsi, qu'il se retrouva un soir sur le quai de la Gare de Lyon,
attendant un train en partance pour Marseille.
A la gare, il rencontra Rilke qu'il connaissait et dont il appréciait l'œuvre.
- Chic, se dit-il, Rainer Maria a eu la même idée que moi! Il va
s'engager dans la Légion. Cendrars avait 26 ans, Rilke 38, tous deux
aimaient la France. L'Autrichien avait été le secrétaire de Rodin et
avait écrit de nombreux poèmes en français.
Mais Blaise se trompait. Rilke ne se trouvait pas sur le quai de la
Gare de Lyon pour gagner Marseille et le bureau de recrutement de la
Légion étrangère. S'il attendait un train c'était pour se réfugier en
Suisse, afin de poursuivre son œuvre au chaud à l'abri de l'orage
meurtrier qui allait s'abattre sur l'Europe.
Outré par cette "désertion", rendu furieux de ce lâche abandon de leur
patrie d'adoption, la France, au moment où elle avait besoin d'hommes
courageux, Blaise gifla Rilke...
- Eh bien, Youki, crois-moi, c'est là, sur ce quai de la Gare de Lyon,
que j'ai véritablement perdu mon bras, car si on ne doit pas gifler une
femme, on ne gifle jamais impunément un poète !
Louis-de-Gonzague Frick
L'histoire de Louis de Gonzague Frick
était assez étonnante. A la fin du XIXe siècle, la spéculation
boursière avait atteint des sommets. Les grands bourgeois n'étaient
plus les seuls à boursicoter. Le peuple aussi s'y était mis. Aussi la
bourse drainait elle des sommes tellement considérables que cette
manne, attirait les escrocs qui s'en donnaient à cœur joie.
Les journaux financiers, publiant des "tuyaux" de bourse fleurissaient.
Le père de Louis-de-Gonzague publiait un périodique boursier renommé,
dont le pouvoir était considérable. Ces feuilles fonctionnaient ainsi:
quelques journalistes véreux, à gages, qui s'étaient autoproclamés
experts économiques, publiaient, sous couvert d'information, des
critiques de valeurs boursières qui incitaient le public à acheter ou à
se débarrasser des valeurs conseillées ou dénigrées.
Ces feuilles attiraient donc de la publicité payante de la part des
sociétés cotées en échange d'une critique encourageante ou, pour le
moins indulgente pour les affaires en difficulté.
Vers 1900, le journal de M. Frick était l'un des organes leaders de cette presse à chantage.
Le père Frick choisit pour son fils Louis de Gonzague les meilleures
écoles où son rejeton fit de bonnes études, non pas économiques, mais
littéraires.
Le jeune homme ayant la finance en horreur, il avait pour amis les
écrivains et les poètes d'avant-garde de son temps, fréquentait les
cénacles et les cafés littéraires, où, étant fort bien pourvu en argent
de poche, il était accueilli à bras ouverts.
Lorsque son père mourut, Louis de Gonzague hérita de son journal et s'installa dans le fauteuil directorial.
Ne connaissant toujours rien à la finance, il laissa dans un premier
temps faire ses rédacteurs, anciens collaborateurs de son père, se
contentant d'empocher les enveloppes bourrées d'argent liquide qui
venaient de partout, sans qu'il les sollicitât, et remplissaient ses
caisses.
Ses amis artistes auxquels le jeune homme avouait naïvement son
étonnement et sa stupeur devant sa chance, l'incitèrent à publier dans
son journal, à côté des informations financières et des chroniques
boursières, quelques poèmes...
Ainsi, au fil des mois, les lecteurs de la feuille financière
découvrirent avec étonnement des poèmes de Rimbaud, Mallarmé, Cendrars,
Apollinaire, Moréas et même de Louis-de Gonzague Frick.
Au début, les spéculateurs prenaient ces textes parfois obscurs pour
des messages d'initiés, de la stéganographie boursière et tentaient en
vain de les décrypter.
Mais on ne transforme pas impunément un journal de chantage financier en gazette littéraire.
La pression sur les sociétés diminuant, les enveloppes se firent plus rares et, en moins de trois ans, la feuille fit naufrage.
Henry Espinouze : Songe
Avec Youki nous rendîmes visite à ce financier raté mais auteur de fort beaux vers (Songe si d'autrefois soudain ne se lamente...),
qui demeurait quelque part avec sa touchante épouse dans l'est de
Paris. Il vivait chichement dans un petit appartement modeste mais
bourré de livres, de gravures et de tableaux souvent de grande valeur.
Des heures durant, il nous conta avec une verve tendre, ses souvenirs
de la belle époque, souvenirs étonnants dont il eût pu tirer un ouvrage
mémorable.
Accalmie
Mon penser attardé sur le passé qui pleure
Livre à ce livre ouvert selon le fil de l'heure
Ton indolence, automne, avec toutes tes fleurs,
Fière des conserver d'ineffables pudeurs.
Froide sérénité d'une nuit de jadis
Resurgie au toucher des mornes Arthémis
J'ai choisi le rond-point de l'enfance éphémère
Pour dissiper un peu de cette vie austère.
Parle ingénuité! que ton verbe d'azur
Fasse splendir au cœur d'un été toujours pur
Le faste balsamique et clair du paysage
Et la chaste beauté qui rit sur ton visage.
Accalmie évoquant de sades eurythmies
Je pars avec l'Oryx pour les terres bénies
D'Arcadie où vivre en l'unique royauté
Mon hymen fabuleux, qu'illumine Astarté.
Paul Valet
Dans
son cabinet gris, de Vitry-sur-Seine, d'une propreté méticuleuse,
décoré de quelques gravures médicales du XIXe siècle glanées chez les
bouquinistes apparaissaient deux superbes tableaux d'Espinouze peints à
l'hôpital Broussais durant le séjour du peintre atteint de cirrhose où
le docteur l'avait fait hospitaliser.
Au
quartier latin, chez les artistes, le docteur Georges Schwartz
travaillait tout aussi gratuitement, apportant même les médicaments
nécessaires, échantillons offerts par les laboratoires ou payés de sa
poche. Poète durant ses rares heures de loisir, il ciselait des vers
mélancoliques ou révoltés qu'avaient appréciés ses amis surréalistes en
particulier Robert Desnos. Je reparlerai probablement de lui.
Escapade à Port-Navalo
Sachant
que cet été là, Henry et Youki passaient leur été à Port-Navalo dans la
maison que leur prêtait un ami - que Robert Desnos avait désigné comme
légataire universel -, je souhaitais leur rendre visite.
J'osai
m'en ouvrir au père supérieur de l'École Albert-de-Mun où je
travaillais comme pion et que j'accompagnais l'été à La Bernerie. Non
seulement il m'accorda quelques jours de congé, mais me prêta le
fourgon Peugeot de l'Ecole pour mon escapade.
Imaginez ma joie.
Une
joie d'autant plus forte que le père Ancelle autorisa également Jean
Maboul qui en mourait d'envie, à m'accompagner dans ce périple.
Le golfe du Morbihan n'est guère éloigné de la Bernerie, mais notre voyage fut plein de surprises et d'imprévus.
Un
jeune homme d'aujourd'hui ne saurait imaginer la joie, le bonheur, la
jubilation que représentait pour un garçon de notre génération de
partir dans la nature, libre, au volant d'une voiture !
Je me souviens très bien de ce périple dans cette Bretagne pauvre, encore belle et sauvage.
Quelques
images indélébiles restent gravées dans ma mémoire: les femmes en
costume et coiffe de dentelles, le parler à la fois harmonieux et rude
des habitants, les gamins jouant et gambadant nus sur les tas de fumier
et les flaques de lisier, la navigation à la godille ou à la voile des
marins pêcheurs. Les moissonneurs armés de faucilles, les laboureurs
derrière l'attelage à bœufs, le battage des cérales au fléau, les
marchés colorés avec leurs étalages de fruits de mer et de beurre
rance.
Sur le
bac de Saint-Nazaire, j'ai retrouvé un de mes camarades du Collège de
Genève. Un garçon bien peigné, bien élevé, bien habillé, qui faisait
son droit et suivait le droit chemin. Origine: bonne famille bourgeoise
calviniste, possédante et cossue.
Au
Collège, nous avions sympathisé, sans plus. Ici, durant la demi-heure
de traversée je me sentis à des années-lumière de ce que ce jeune homme
BCBG représentait. Notre conversation banale à pleurer s'en ressentit.
Nous n'avions strictement rien à nous dire.
Pourtant,
nous avions étudié les maths et le latin, le grec et l'allemand, nous
avions participé en commun aux voyages de classe en Sicile, à Munich, à
Vienne sous la houlette de nos maîtres.
Là, nous étions devenus étrangers l'un à l'autre, des êtres que même les souvenirs communs ne parvenaient pas à réunir.
A St
Brévin-les-Pins, nous nous sommes quittés, mon ancien condisciple à
bord de son élégante voiture, Jean et moi à bord de notre fourgon. Nous
avons pique-niqué dans la jolie pinède, parmi les villas inoccupées et
le parfum balsamique qui se mêlait à l'odeur forte des varechs en
décomposition au soleil.
Curieux
de tout, nous avons fait une incursion en Brière, ce marais étonnant
plein d'oiseaux, de braconniers, de petits personnages pittoresques
vivant hors du temps, dans un autre monde.
Plus loin, à La Roche-Bernard, nous avons traversé la Vilaine sur le
pont militaire improvisé par les pontonniers de l'armée, en attendant
la recontruction de l'ouvrage d'art détruit.
Et
puis, nous sommes entrés dans cette Bretagne profonde et magnifique, le
pays des elfes, des korrigans et des fées, ce pays qui a certainement
changé davantage au cours des cinquante dernières années que durant les
vingt siècles qui ont précédé le nôtre.
La
Bretagne des paysans pauvres et des pêcheurs misérables, des chaumières
émouvantes et des châteaux aux châtelains déchus, est devenue au fil
des ans un pays riche, à la population aisée, aux terres polluées, aux
rivages ravagés par l'urbanisme.
Mais
passant de l'extrême misère à la richesse, ce magnifique pays perdit
son âme fière, ses nobles traditions. Les siècles avaient façonné cette
terre riche en petites parcelles bordées de haies et de fossés qui
coupaient le vent et freinaient l'érosion.
Les Bretons étaient fiers, pauvres, intelligents, travailleurs et buveurs.
Ils avaient le sens de l'amitié, de l'hospitalité, de la fête.
Un ami breton était un ami durable.
Le Golfe du Morbihan
Je
me souviendrai toujours de mon arrivée sur le Golfe du Morbihan, de la
lumière dorée, des nuages étincelants, du bleu scintillement de l'eau
s'écoulant lentement au rythme des marées entre des îles de rêve.
Youki
et Henry séjournaient dans une magnifique maison d'armateur se dressant
sur le port. En ce temps-là la Bretagne n'attirait pas encore le
tourisme populaire et l'invasion hideuse de la masse de vacanciers.
Henry Espinouze : Port Navalo
Quelques
riches Parisiens y possédaient une résidence d'été. Quelques rares
férus de voile y ancraient leurs yachts, des amateurs de pittoresque se
promenaient à pied ou à bicyclette.
Connue et appréciée par les artistes pour son air vivifiant, la beauté
de ses ciels et de ses paysages, la Bretagne se méritait.
Lorsque
j'arrivai à Port-Navalo, Youki et Henry y séjournaient déjà depuis une
bonne quinzaine. Comme à Paris, ils avaient fait de nombreuses
connaissances, tutoyaient les pêcheurs, le boulanger, les marchands de
vin et tenaient table ouverte.
Youki
se promenait peu mais aimait à se baigner même si l'eau était glaciale.
Avec Henry nous fîmes de longues randonnées le long des côtes
déchiquetées empruntant le chemin du douanier ou coupant à travers les
landes fleuries, découvrant des hameaux pittoresques, aux toits de
chaume, abritant dans leurs masures en ruines de pauvres hères abrutis
par l'alcool et la misère.
Le
voyageur d'aujourd'hui aurait peine à imaginer ce qu'était alors la
Bretagne, l'absolu dénuement de la plupart de ses habitants, la rudesse
de leurs mœurs et l'inconfort tragique de leur vie.
Je me
souviens de notre escapade au Logeo, de mon coup de foudre pour ce
petit port dont plusieurs maisons de pêcheurs était à vendre. Je me
souviens de l'une d'entre elles dont l'affiche du notaire annonçait le
prix : 200 000 F. anciens d'alors ou 2000 F lourds. Moi-même, jeune
homme fauché, j'aurais pu l'acquérir !
L'œil
acéré d'Henry discernait dans la nature autour de nous des choses que
je ne voyais pas. Il croquait d'un coup de crayon précis, d'un trait
sûr, le hardi escarpement des côtes, le vol fou des oiseaux de mer, la
subtile harmonie des constructions, la caresse du vent sur les genêts,
la beauté impitoyable et nécessaire des navires de pêche reliés à leur
corps mort ou échoués à marée basse sur les hauts fonds.
Gavrinis
Le
dimanche, très tôt, un caseyeur nous emmena sur le golfe Henry et moi,
lever ses casiers et, après la pêche quasi miraculeuse, nous fit
découvrir une île dont il nous proposa de visiter le trésor.
C'est
ainsi que je fis la connaissance de Gavrinis. Après que notre ami
pêcheur nous eut dégagé l'entrée du tumulus et nous eut invités à le
suivre en rampant sur le sable d'une galerie souterraine, me voilà
foudroyé de bonheur en découvrant à la lueur d'une torche, les étranges
bas-reliefs gravés dans la pierre conduisant vers une vaste chambre au
cœur du tumulus, ornée elle aussi de signes et de symboles.
Le coup de cœur que je ressentis lors de cette visite représente l'une des plus fortes émotions artistiques de toute ma vie.
Ni
Stonehenge, ni le Sphinx ou les Pyramides d'Égypte, ni Delphes, la
Joconde, le Parthénon ou le Colisée de Rome ne m'ont ému à ce point.
Cette première visite à Gavrinis fut un des instants les plus forts de ma vie.
Henry
Espinouze ressentit lui aussi la fascination de cette beauté et
l'énergie énorme qui se dégageait de cette construction dont des
spécialistes estiment qu'elle remonte au IVe millénaire avant notre
ère.
Non
loin de là, près d'une autre île, notre caseyeur nous montre les
vestiges à fleur d'eau d'autres constructions très anciennes et nous
dit qu'il a quelques années il avait arraché de la vase en remontant
son ancre, des poteries, des ferrures et des outils de bronze dont un
archéologue amateur lui avait dit qu'ils dataient du temps des Venètes.
En
retrouvant Youki devisant sagement avec Jean Maboul, buvant du gros
rouge, fumant des Camel et caressant Pipo, j'eus la sensation bizarre
de revenir d'un autre monde.
St-Cirq-Lapopie
C'est
chez Georgie et Jany Rossignol que je fis la connaissance de France, de
Bernard de Carsalade, de Lauranne Denarié, de Wicki et Martin de
Hauteclaire et de quelques autres.
Jany,
Georgie et leur frère étaient originaires de St Cirq Lapopie cette
charmante cité moyenâgeuse du Lot chère à André Breton. (J'avais
accompagné un jour Youki et Henry chez Breton, depuis Belvès où nous
étions en vacances, à bord de la voiture de l'incontournable Roland
Massot, et j'avais passé des heures inoubliables en leur compagnie à
écouter l'échange de leurs souvenirs).
Henry Espinouze : St-Cirq-Lapopie
Louis Lhermine : le Mécène
A
Albert de Mun, je fis la connaissance de plusieurs amis qui comptèrent
dans ma vie. Notamment Christian Durieux fier de son origine corse et
Claude Colomer, natif du Roussillon, fier de sa Catalogne. Tous deux
jeunes enseignants, diplômés, ils aimaient leur métier.
Parlant
ensemble de nos amis, de nos amours, de nos relations, de nos passions,
j'en vins à évoquer Henry Espinouze, peintre né à Perpignan.
Colomer
me présenta à son oncle, un certain M. Pauc, amateur de peinture et
collectionneur de tableaux. Selon son neveu, pour enrichir sa
collection personnelle à moindres frais, M. Pauc s'adonnait au
"courtage".
Cela consistait à placer des tableaux chez des collectionneurs, contre
une légitime rétribution.
Henry Espinouze : Ciel d'orage sur le Périgord
Ce
M. Pauc avait parmi ses relations d'affaires un M. Louis Lhermine,
dynamique et sympathique industriel du Nord, fabricant de machines
textiles, qui ne connaissait rien à la peinture mais souhaitait devenir
collectionneur et en acquérir. M. Lhermine avait ses somptueux bureaux
dans un immeuble d'angle de la place de la Madeleine et de la rue
Royale, dont les fenêtres ouvraient sur la façade de l'église et sur
l'obélisque de la Concorde. Un jour, j'entraînai Colomer et son oncle
rue Mazarine, chez Youki et Espinouze, et leur fis découvrir la beauté
de sa peinture.
Pauc se
mit à fréquenter assidûment la rue Mazarine et, de fil en aiguille,
conseilla à Louis Lhermine d'acquérir quelques toiles d'Henry.
Youki,
Henry, M. et Mme Lhermine sympathisèrent et, durant quelques années,
Espinouze put vivre et travailler dans une discrète aisance grâce aux
subsides de l'industriel-mécène.
Pour
lui permettre de bénéficier de la sécurité sociale, il l'embaucha comme
dessinateur, lui payant un modeste salaire, recevant en échange, chaque
mois, dessins et tableaux qu'il affichait dans ses bureaux.
Par
l'entremise de M. Pauc, Louis Lhermine organisa pour son protégé, une
première exposition chez Jean de Ruaz, commissaire priseur, qui
présidait à une galerie renommée de la rue Saint-Honoré. Puis une
seconde chez Bernheim.
Pauc
avait incité Louis Lhermine à s'intéresser à un autre peintre
totalement inconnu qu'Espinouze (toujours généreux) lui avait présenté,
une sorte de vagabond qui "yoyotait de la touffe" mais au talent
prodigieux : Fikret Moualla (1903-1967).
Fikret Moualla
Cet
artiste, d'origine turque, peignait d'admirables gouaches sur le zinc
même des bistrots du quartier latin et de Montparnasse où, vivant en
vagabond, il avait ses habitudes.
On
le voyait chaque matin chez le père Fraysse, rue de Seine, pour le coup
de rhum, à la Palette ou aux "Méchants" pour le muscadet. Vers midi il
avait son ballon de beaujolpif et son sandwich assurés au Bar-Tabac de
la rue de Buci.
Il
vendait ses gouaches pour trois francs six sous aux buveurs amateurs,
ou, en cas de refus, les échangeait au patron contre une bouteille de
gros vin qui tache. Car notre rapin mangeait peu, buvait sec et une
fois ivre entrait dans de terribles colères, à la limite du delirium
tremens. Mais quel talent! Espinouze et Bob Giraud n'en revenaient
pas !
Fikret Moualla : Sur la plage
Louis
Lhermine se laissa guider et s'enticha de sa peinture. Avec l'aide et
la complicité de Pauc, il s'efforça de civiliser un peu le bonhomme, de
mettre un peu d'ordre dans sa vie. Il lui trouva un logement décent,
lui donna de quoi vivre en échange de quelques gouaches, mais l'artiste
était réfractaire à toute civilité !
Invité
dans une soirée ou bien au restaurant, il lui arrivait de tout casser
ou de grimper sur une table et de déféquer publiquement sur la nappe,
le pantalon rabattu sur les mollets! Redoutable... mais génial !
Afin
d'éviter tout esclandre lors des vernissages des expositions organisées
par Pauc et son mécène, chez Jean de Ruaz, rue Saint-Honoré puis chez
Bernheim, ils décidèrent de l'éloigner de Paris.
Louis
Lhernine lui offrit des vacances dans un hôtel trois étoiles du midi,
le faisant accompagner par un factotum, à la fois garde-du corps pour
veiller au grain et nounou aux petits soins. Mais, son protégé était
incorrigible, les incartades et les petits scandales émaillaient
inévitablement leur séjour.
Pauc consolait le brave Lhermine qui n'avait pas l'habitude de fréquenter des énergumènes, lui disant : «Moualla
est un grand artiste, libre comme le vent, changeant comme le temps,
sujet à de grosses colères et à de terribles tempêtes... ses lubies,
ses étrangetés, ses folles équipées feront partie de sa légende !»
Les
deux magnifiques expositions eurent, comme on dit, un succès d'estime
sans plus. Ce fut là toutefois que Dina Vierny, célèbre galeriste de St
Germain-des-Prés amie de Pauc, découvrit l'œuvre profondément originale
de Moualla et s'y intéressa.
Ce
fut au cours du dernier de ses séjours dans le midi qu'une "négrière"
mit le grappin sur lui comme elle avait déjà tenté de le faire avec
Bernard Buffet.
Dès
lors la récréation fut terminée pour l'artiste. Finies les
excentricités, la liberté, la joyeuse folie de peindre ce qui lui
passait par la tête. Le pauvre Moualla mis sous cloche dut se plier au
délire productif, reproductif, perdant toute spontanéité, ficelé,
ligoté par la stryge qui le gouvernait.
Contraint
de peindre à la chaîne ses dix-douze gouaches par jour, invité à
brosser des peintures à l'huile, exercice dans lequel il ne se sentait
pas à l'aise, Moualla sombra peu à peu dans une profonde mélancolie et
dans la maladie.
Pour
l'amateur de bonne peinture, la rupture entre les deux périodes est
flagrant. Comme l'irruption de Lucie Valore dans la vie d'Utrillo avait
fait d'un peintre spontané un banal et pâle copiste de l'artiste
d'avant.
L'échange
de bons procédés entre Lhermine et Espinouze se poursuivit durant
quelques années à la satisfaction des deux parties. Mais, dans ce monde
tout évolue très vite. L'industrie textile qui représenta l'une des
richesses de la France périclita car, des pays pauvres où les salaires
restaient misérables fabriquèrent des tissus à meilleur marché qu'en
France.
Les
machines françaises aussi perdirent de leur prestige, et Louis Lhermine
qui n'avait, semble-t-il pas vu venir à temps le danger mortel de la
délocalisation de l'industrie textile, subit un revers de fortune, qui
le obligea à mettre la clé sous la porte de son entreprise et le
contraignit à licencier Henry.
Mais il
avait acquis plusieurs centaines de ses œuvres. Parmi lesquelles deux
magnifiques portraits de ma compagne Lise qui avait posé pour Espinouze
et que j'aimerais bien retrouver ! Louis Lhermine avait également
acquis plusieurs centaines de gouaches de Moualla.
Aujourd'hui,
nous sommes en 1996, souhaitant écrire une petite vie d'Henry Espinouze
et établir un catalogue raisonné de son œuvre, je téléphone à Mme
Lhermine qui me dit que j'arrivais trop tard. Ne pouvant conserver sa
grande maison du Vésinet elle s'était repliée dans un appartement,
contrainte de vendre une partie de son mobilier et de se séparer de la
plupart des œuvres d'Espinouze et de Moualla qu'un marchand de tableaux
venait de lui racheter pour une bouchée de pain.
Jacques de Ricaumont
Ce
fut Youki, - encore elle - qui me fit connaître Maryse Choisy, une
femme sortant de l'ordinaire. Amie de Jacques de Ricaumont, un
sympathique "déserteur du chemin des dames" qui présidait aux
réjouissances du Tout-Paris bien pensant, Maryse souhaita l'épouser.
Maryse
était une jolie femme énergique, dynamique, qui avait parcouru le monde
et connu beaucoup de monde. C'était une mine d'anecdotes qu'elle
contait avec verve.
Ainsi,
avant même que je ne le rencontre, elle me parla de Jacques de
Ricaumont, l'arbitre des élégances du Tout Paris intellectuel :
«Jacques
était le grand rêve secret de Michel Simon. Un peu avant sa mort,
(1975), l'acteur présenta Jacques à sa toute jeune fiancée :
- Jusqu'à toi, Jacques était mon unique passion.
Maryse
Choisy prétend que les goûts de Michel Simon étaient ceux de Jules
César, qu'il n'avait probablement jamais su quel sexe il aimait
davantage.
Lors de leur première rencontre, Michel Simon se tournant vers Maryse lui avait bafouillé la banalité habituelle :
- Vous avez de beaux yeux.
Elle ajoutait :
- Bien
qu'il ne fût pas beau, Michel Simon avait beaucoup de charme. Chasse
gardée. Je n'allais pas trahir. Michel Simon m'invita :
- Venez chez moi. Vous verrez ma guenon.
Cela
déplut à Jacques. Il n'avait jamais cédé à Michel Simon et pour cause,
il n'aimait que les jolis garçons glabres mais virils. Mais Ricaumont
était comme les grandes coquettes, il n'acceptait pas de perdre un
soupirant fidèle.
Maryse:
«Quand, à ce point, on a les mêmes goûts, il ne faut pas se marier. Je
n'ai donc pas épousé Jacques. Mais il est resté un grand ami.»
Maryse Choisy s'est confiée dans son joli livre: Sur la route de Dieu on rencontre d'abord le Diable.
Jacques
de Ricaumont fut durant plus de vingt ans le porte-parole médiatique et
l'arbitre des élégances de la bonne société française de droite voire
d'extrême droite. Pas de communistes, ni de socialistes, ni même de
gaullistes dans son club. Rien que du beau monde bien pensant.
En ces années de décolonisation ses amis étaient tous adeptes de l'Algérie française voire militants actifs de l'OAS.
Ce
fut lui qui présida à la fastueuse réception organisée par Potel et
Chabaud que mon éditeur Jacques Latour offrit en 1960 à l'occasion de
la parution de mon livre La Main Rouge.
Jacques de Ricaumont publia de très beaux ouvrages parmi lesquels l'Éloge du Snobisme au Mercure de France et La Comtesse de Chateaubriand ou les effets de la jalousie
chez Robert Laffont. Deux œuvres délicates, ciselées avec art,
orfèvrées avec talent, qui devraient rester dans la mémoire de ceux qui
aiment la bonne littérature.
Roland Massot
Roland
Massot, se disait Catalan et fier de l'être. Ami de jeunesse
d'Espinouze Youki l'avait adopté. Assisté de Mlle Sauvagnac,
l'expert-comptable de son cabinet, Roland, conseiller juridique
célibataire et bohême, dépatouillait gratuitement pour ses amis, toutes
les petites tracasseries financières, juridiques et administratives que
la bureaucratie et la législation modernes infligent aux pauvres
citoyens.
C'était
un être profondément généreux et bon, mais excessif en tout. Catalan,
originaire du Boulou dont ses parents exploitaient la célèbre source
d'eau minérale, Roland Massot était un être entier, farouche, au
tempérament de bretteur et d'une immense gentillesse. On pouvait se
brouiller avec lui pour un mot. L'éloge flatteur d'un artiste qu'il
n'agréait pas le faisait monter comme lait sur le feu. Il aimait à la
folie et bafouait à mort.
Roland Massot jeune
Espinouze
qui avait passé son enfance à Perpignan le connaissait depuis l'école.
Il le surnommait le Savonarole du Yin et du Yang. Pour qualifier les
gens sans les vexer, Henry usait de l'expression manichéenne de
"oui-oui" et de "glé-glé".
Un jour
Roland me traita plus bas que terre, avec toute la roborative
impétuosité de sa brusquerie catalane, pour avoir timidement avoué mon
admiration pour Picasso.
Massot préférait Dali.
«
Picasso c'est une merde, c'est rien du tout, c'est un crétin, un
copiste, un plagiaire, un vulgaire et abominable corniaud, un
destructeur de formes, un nihiliste. Dali, lui, c'est un grand peintre,
un véritable artiste, un génie. »
Suivait un panégyrique d'un quart d'heure que venait timidement interrompre Youki, toujours fine mouche, en proposant:
- Mais, si je ne m'abuse, ce sont tous deux des peintres espagnols?
Interloqué, Massot réfléchit avant de tonitruer :
-
Picasso est né à Malaga, c'est un Andalou, Dali est né à Figueiras,
c'est un Catalan. L'Andalousie ce sont des Arabes, des Maures, des
Bougnouls, des Sauvages, des Gitans, des barbares, des mendiants, des
... La civilisation commence à Barcelone.»
Je
retrouvais non sans plaisir ces querelles de clocher, de terroir, que
j'avais connues en Suisse, entre Welches et Stoffifres, Genevois et
Vaudois, (Genevois, quand je te vois, je vois le diable devant moi !).
Montparnasse
Je
vivais, comme je l'ai déjà dit, chez l'un, chez l'autre, hébergé,
nourri, blanchi par les amis. Gigi m'avait prêté un temps une chambre
de bonne rue Delambre, au-dessus du Rosebud, bar à la mode où je
croisais Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, sans oser les aborder.
Ils étaient odieux, prétentieux et me faisaient un peu peur.
Pour le
jeune homme que j'étais, c'étaient des monstres! Sartre était très
laid. Il louchait abominablement, à faire peur... A Simone, grande
jument maigre au visage de Christ crucifié, il manquait une dent.
Mais autour de ce couple bizarre papillonnaient de ravissantes
étudiantes d'Outre-Atlantique venues s'initier à l'Existentialisme et
quémander des autographes.
Roland
Massot, juriste compétent et réputé, ne faisait jamais payer ses amis.
Il en avait beaucoup. Il n'était donc pas riche. Il se rattrapait un
peu en servant de conseiller et de faire-valoir à des personnages
troubles, des tripatouilleurs au petit pied, des promoteurs sans
scrupules, des truands des affaires et de la finance qui montaient des
spéculations dans tous les domaines juteux.
Lucullus
Ainsi,
Massot conseillait-il un certain Luc, alias Pedro, dit Lucullus ou La
Ripaille, un petit être d'apparence insignifiante, un peu mal foutu,
tordu, bossu, à la mâchoire carnassière meublé de dents brunes tirant
sur le noir.
Originaire
du Roussillon, Luc spéculait aux Halles centrales qui s'étendaient
alors entre le Châtelet, la Bourse du Commerce et l'Église
Saint-Eustache. Son domaine exclusif, c'était la tomate. Luc logeait à
l'hôtel comme beaucoup de gens, un hôtel minable certes, mais dont il
était le propriétaire.
Avec la
connivence de membres de sa tribu et de quelques informateurs locaux,
il tenait le marché des fruits et des légumes en provenance du
Sud-Ouest, pouvant à son gré faire grimper les prix au kilo du simple
au double en une nuit. Son astuce : faire bloquer par des complices
quelques wagons de tomates sur une voie de garage où elles
pourrissaient au soleil!
Il
s'intéressait aussi aux premières cerises dont il était capable
d'acheter toute la production disponible pour la revendre au prix fort
sans oublier d'en faire porter en primeur, une cagette au Président de
la République et au premier magistrat de Paris, nouvelle abondamment
relatée et commentée par la radio, la presse et les actualités
cinématographiques.
Après un "coup" réussi qui pouvait rapporter gros, il tenait table
ouverte au Pied de Cochon, invitant ses amis, ses complices, quelques
jolies ribaudes, des édiles, des policiers, des forts des halles et des
truands, pour de mémorables agapes qui duraient jusqu'au matin.
Lorsque
les Halles ont été transférées à Rungis, il s'est reconverti quelque
temps dans la carambouille, art crapuleux de haute voltige qui consiste
à revendre au comptant des marchandises achetées à terme et à filer
avec l'argent sans régler son fournisseur à l'échéance.
Il
parvint ainsi, en quelques mois, à acheter quelques milliers de veaux
anglais, qu'il revendait à moitié prix à un intermédiaire grec qui, par
un tour de passe-passe les transformait administrativement en veaux
d'origine normande...
Était-ce
lui, la Ripaille, qui inventa l'incroyable combine qui consistait à
faire tourner en rond, à travers l'Europe, des camions pleins de
marchandises à forte valeur ajoutée, pour bénéficier des certificats
d'exportation qui permettaient de toucher les subventions
européennes ?
La
Ripaille ne se fit jamais prendre ni par la douane ni par le fisc. Il
se fit doubler stupidement par une de ses maîtresses, en qui il avait
toute confiance. Elle alla vider jusqu'au dernier lingot et au dernier
dollar les coffres et les comptes numérotés qu'il possédait en Suisse
et dont il lui avait imprudement confié les codes secrets.
Ciel touristique (1957)
Roland
avait parmi ses clients un certain Raymond Courtauld, un homme
d'affaires sympathique mais sans scrupules dont le fond de commerce
consistait à acheter à la casse de l'immobilier en déshérence, friches
industrielles, pavillons en ruines, immeubles de rapport abandonnés par
de petits propriétaires incapables de les réhabiliter.
Courtauld,
équarisseur du bâtiment, chassait les pauvres de leurs ruines,
désossait les îlots insalubres, réhabilitait sommairement ces taudis
grâce à une équipe d'esclaves maghrébins dirigés au fouet par un
négrier portugais.
Massot
échafaudait le montage juridique nécessaire pour que ces opérations
tordues apparaissent le plus légales possibles.
Brave homme, d'une honnêteté scrupuleuse, Roland avait honte de donner
la main à ces spoliations. Mais il devait survivre, et ses
connaissances juridiques, comptables et fiscales étaient son seul
gagne-pain.
Il avait installé son cabinet aux Halles, rue Jean-Jacques Rousseau, près de la Bourse du Commerce.
Un
jour, il me dit que Courtauld, son client, était en relation d'affaires
avec un nabab influent, Raoul Pommereau, un homme considérable,
propriétaire d'une affaire d'alcools et de spiritueux, possédant la
Suze et une grosse imprimerie.
Les
deux hommes d'affaires étaient en train de se planter avec un projet
pharaonique que leur avait amené un rêveur : l'édition d'un annuaire
français publiant les horaires des lignes aériennes internationales
comme l'incontournable Chaix le faisait pour les chemins-de-fer en
France.
Ce
genre d'ouvrage existait déjà en anglais. Mais, le jeune homme qui leur
avait fait miroiter le projet n'avait pas réussi à le mettre sur pied
dans notre langue. Le jour où l'annuaire parut, il était déjà dépassé.
Ne
voulant pas perdre la face, Pommereau et Courtauld qui avaient mis
beaucoup d'argent dans l'affaire, cherchèrent à sortir de cet imbroglio
sans trop perdre d'argent.
Roland,
qui m'attribuait davantage de talent que je n'en possédais me consulta.
Je suggérai de réaliser une revue de Tourisme, axée sur les voyages
aéronautiques dont il semblait certain qu'ils allaient se développer.
Courtauld et Pommereau trouvèrent que c'était une bonne idée. Mais
rendus prudents, ils me demandèrent de la mettre sur pied.
Je
n'avais personnellement jamais édité d'autre revue que des bulletins de
classe ronéotypés et illustrés de gravures sur linoléum...
Jean Diwo
Massot
avait un autre ami, Jean Diwo, sympathique pigiste à Paris-Match, féru
d'art, qui voulait devenir écrivain mais qui, pour survivre, pondait
ici et là des articles de commande.
Nous voilà Jean et moi, associés dans cette entreprise.
Avec
courage et enthousiasme, nous avons fait réaliser quelques maquettes
par Henry Espinouze, puis nous nous sommes attaqués au contenu de la
revue.
Échaudés par le naufrage de leur "Horaire international", MM Pommereau et Courtault nous dirent simplement:
- Vous
êtes jeunes, vous avez des idées, alors faites-nous une bonne revue,
nous mettons le papier et l'impression à votre disposition, mais pas
question de contrat, de bureaux, de rédaction, de salaires. A vous de
vous débrouiller. Nous confierons dix mille exemplaires de chaque
numéro aux NMPP et si la mayonnaise prend, nous vous appointerons
convenablement.
En
1957, l'Inde fête les 10 ans de son Indépendance, l'État d'Israël
aussi. Nous leur consacrons des numéros faits de bric et de broc,
surtout de compilation. Nous n'avons pas de budget pour nous rendre sur
place et Courtault qui a négocié avec une compagnie aérienne des
billets contre de la pub les garde pour lui.
Pour rendre la revue Ciel Touristique un peu vivante, je vais emprunter de magnifiques photos sur l'Inde, rue de Seine, à l'Agence Roger Viollet.
Je les
publie, sans autorisation, et patatras, ce qui devait arriver, arriva.
Louise Weiss à qui appartiennent ces photos me convoque chez elle, dans
son appartement du quai des États-Unis. Sur la revue Ciel Touristique,
les photos étaient signées d'un pseudo "della Robbia" autour de
l'existence duquel je brodai un conte à dormir debout.
Je ne
sais si Louise Weiss me crut ? Certainement pas, mais nous avons
très vite sympathisé et cette éminente suffragette, grande voyageuse,
aventurière de l'esprit et femme politique qui acheva sa carrière en
doyenne du parlement européen, ne porta pas plainte et, au contraire,
me fournit matière à plusieurs articles, me confia des photos inédites
et me souhaita bonne chance.
Comme d'habitude je n'entretiendrai pas cette relation.
Jean
Diwo qui collaborait à Paris-Match connut son jour de chance en 1960
lorsque Jean Prouvost proposa à son équipe la lancement d'un
hebdomadaire de programmes Télé. Au sein de la rédaction de Match,
l'une des mieux rémunérée de toute la presse française, nul ne se
sentit la tripe suffisamment aventureuse pour aller au-devant du
casse-pipe probable d'une revue aussi peu prometteuse consacrée
uniquement à la télévision, art considéré comme mineur et sans grand
avenir.
Jean
Diwo qui végétait à la rubrique "Arts", se lança et se dévoua corps et
âme, assurant à Télé 7 jours, le prodigieux succès que l'on sait. Jean,
que je perdis de vue, devint riche et célèbre. Il roula en Rolls et
vécut en artiste dans un palais de fonction.
Il réalisa par la suite, toujours avec le même succès, l'œuvre littéraire dont il rêvait dans sa jeunesse.
Quant à Ciel touristique,
ce fut une brève aventure : un numéro de compilation sur l'Inde, un
autre sur l'État d'Israël de un seul numéro réalisé sur le terrain : la
Belgique, dans le bourbier et les échafaudages de ce qui sera
l'Exposition Universelle de 1958.
Notre revue sombra après la parution de quatre numéros.
Pourtant,
plusieurs rubriques furent reprises par des organes mieux structurés:
les "bonnes adresses" dans chaque ville. Pour cela, j'avais eu la
chance de faire la connaissance du rédacteur de la revue Icare
qui recueillait pour moi les bonnes adresses d'étapes aux quatre coins
du monde, que se refilaient de bouche à oreille les équipages.
Une autre bonne ouverture découla de cette aventure. Mais j'en
reparlerai peut-être !
Brunoy
Mme
de Ruaz la propriétaire, était la veuve du peintre Émile de Ruaz qui
connut une certaine notoriété vers la fin du XIXe siècle et le début du
XXe siècle.
Son
beau-frère, Jean de Ruaz, tenait une galerie de peinture cotée rue St
Honoré à Paris, dans laquelle, étrange coïncidence, Louis Lhermine
avait organisé, dans les années 50, une superbe exposition consacrée à
Henry Espinouze.
Mme de
Ruaz sous-louait une partie de sa maison à Mlle Mangin, ancienne
institutrice, qui survivait en dactylographiant des actes pour un
notaire. Celle-ci, me sous-louait le charmant atelier du peintre qui
ouvrait sur le parc.
Une
jolie fresque d'Émile de Ruaz décorait le dessus de la monumentale
cheminée de cet atelier.
Au cours de mes explorations je découvris d'ailleurs dans le sous-sol
de la cave de Mme de Ruaz quelques toiles de ce peintre, des armes
anciennes, des sabres de Samouraï que la vieille dame me donna
volontiers. Youki et Henry vinrent un jour m'y rendre visite à bord de
la voiture de Massot.
Belvès
Je
passai deux étés de suite chez Youki et Henry à Belvès. Ils y avaient
loué à l'année une vieille maison avec jardin, dans la rue du Barry. A
chaque fois c'était le fidèle Roland Massot qui nous transportait dans
sa voiture, avec force bagages, Bouffi et Pipo !
La route était joyeuse. Un voyage à travers la France profonde était alors une aventure pleine d'imprévus.
Une
année Lise fut du voyage et Henry en profita pour brosser deux superbes
portraits de ma compagne.
Les journées étaient fastes, faites de visites aux châteaux de la
région, Sarlat, Montpazier, promenades, siestes crapuleuses, séances de
bistrot, cueillettes de champignons, visites d'amis célèbres ou
inconnus... Henri Jeanson, Galtier-Boissière, Daniel Dreuil, Mme
Cantamin...
Nous n'avions ni radio, ni télévision, mais les veillées étaient chaleureuses et les conversations allaient bon train.
Chaque
matin, Youki m'envoyait faire quelques courses : pain et
croissants chez le boulanger et, chez le boucher, deux kilos de moût de
veau qu'elle se mettait à débiter en lanières à l'aide d'une grosse
paire de ciseaux rouillés pour alimenter les chats du voisinage qui
accouraient par dizaines !
Henry
dessinait, peignait, sculptait, modelait de superbes figurines en terre
cuite. Youki buvait, paressait, jardinait, alimentait la conversation.
Henry Espinouze : La reine de citrouilles
Avec
les années, Youki s'était empâtée et finit par ressembler à Colette à
qui j'avais rendu visite rue Montpensier. Henry loup maigre était
fasciné par les "grosses" qu'il peignait avec bonheur. Il a laissé
quelques magnifiques portraits de femmes fortes, aux ventres obscènes,
aux seins tombants...
Belvès
était une petite cité forte dressée entre ses murailles, pleine de
mystères et de merveilles. C'était la cité d'Isis. Durant des siècles,
des initiés entretinrent le culte à la déesse dans les catacombes de
l'antiqué cité, comme nous le racontait le peintre Kikoïne en nous
emmenant visiter les souterrains de la petite bourgade médiévale.
Il prétendait que des cérémonies secrètes s'y déroulaient toujours, à
date fixe, réunissant des pélerins venus des quatre coins de l'hexagone
et d'ailleurs adorer la mystérieuse déesse.
Un
jour, il nous conduisit Henry et moi dans le dédale de galeries
taillées dans la roche vers une salle ronde où trônait une sculpture
étrange, de facture naïve, représentant une divinité noire aux yeux
flamboyants.
Plusieurs années plus tard, vers 1982, à la Librairie Les Muses du Parnasse, que je tenais avec Carole, un auteur inconnu, un certain M. Guasco, nous proposa à la vente un petit ouvrage autoédité : Belvès ou Isis dévoilée.
Par expérience, Carole et moi savions que les ouvrages laissés par des
auteurs inconnus ne se vendaient pas, même présentés en vitrine.
Or ce
petit ouvrage représenta l'exception, les 5 exemplaires laissés sur
place furent vendus en quelques jours et l'auteur disparu sans laisser
d'adresse ne vint jamais réclamer le produit de la vente !
Déménagement
Un jour l'appartement de la rue Mazarine fut mis en vente par son propriétaire et racheté par un certain M. Piéchaud.
L'acquéreur
proposa de reloger Youki et Henri dans un de ses appartements rue
Falguière certes d'une surface plus modeste mais disposant d'un
meilleur confort. L'échange fut accepté mais le déménagement fut
terrible !
Hôpital Broussais
Espinouze
qui fumait beaucoup et buvait encore davantage finit par tomber malade.
Diagnostic : cirrhose du foie. Le bon Dr Schwartz le fit hospitaliser à
l'hôpital Broussais où il le confia aux meilleurs médecins tout en
venant chaque semaine lui rendre visite.
J'accompagnai Youki.
Si
Henry fut sauvé et remplaça désormais le vin rouge par le Coca-Cola, au
début des années 60 ce fut au tour de Youki de tomber malade. Si Dieu
me prête vie, je vous conterai sa fin pathétique parmi d'autres
épisodes vécus dans ce petit monde d'amis et d'artistes aujourd'hui
pour la plupart disparus !

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