LE PETIT MONDE DE YOUKI

Youki DESNOS-FOUJITA (1903-1964)


youki
Youki, ex-épouse du peintre Foujita et veuve du poète Robert Desnos fait partie, avec Henry Espinouze, des premières personnes que je rencontrai à mon arrivée à Paris. Je fis leur connaissance, un soir de 1950, en présence de Jacques Yonnet et de Jacques Arnal.

Cette rencontre eut lieu au bistrot "Les Méchants", situé au coin de la rue Mazarine et de la rue Guénégaud. On le surnommait ainsi parce que le couple de loufiats passait sa vie à s'invectiver et à se frapper, prenant un immense plaisir à leurs scènes de ménage.

La jouissance indicible qu'ils exprimaient, le mari à porter les coups et la femme à les recevoir, dans un climat d'une violence extrême, représentait une attraction pour leurs clients. Aussi, loin de les séparer ou de les calmer, les piliers de zinc les excitaient au mieux pour la plus grande joie des badauds.

Les voyeurs, un peu sadiques allaient aux "Méchants" comme on assiste à un combat de boxe. Youki et Henry y venaient en voisins : ils aimaient le folklore du quartier, le vin rouge et les originaux.

Youki demeurait avec son compagnon au 19 de la rue Mazarine, un vaste, sombre et étrange appartement où elle avait vécu des années lumineuses aux côtés du poète Robert Desnos.

Là régnait Pipo, le seigneur de la maison, un vieux chien sans âge et sans race, affectueux, serein et couvert de puces que venait asticoter Bouboule, surnommé Bouffi ou Falstaff selon l'humeur de ses maîtres, un monumental chat de gouttière.

La pièce commune, à la fois séjour, bibliothèque, salon, bureau et salle à manger était pleine de livres, de bibelots, de tableaux et de poussière. La plafond était noir de suie accumulée par les fumées échappées des cheminées, des poëles à bois et des cigarettes.

Liste du CNR


Robert Desnos
La grande bibliothèque vitrée avait une histoire. C'est là que pendant la guerre, Robert Desnos avait dissimulé la liste des adhérents du CNR, association regroupant les écrivains et artistes résistants. La plupart vivaient retirés soit à la campagne, soit en zone sud, et ce document permettait de les joindre.

Voici le récit que me fit Youki :

« Le mardi 22 février 1944, à 9 h. 25 du matin, sonnèrent à notre porte trois personnages en civil qui n'étaient autres que des agents de la Gestapo. Ils venaient d'arrêter le poète André Verdet, ce que nous ne savions pas. Ils fouillèrent tout l'appartement, secouant les livres, les corbeilles à papier. Mme Lefèvre restait comme médusée, assise sur une chaise et n'ayant aucune réaction.

Averti quelques minutes à l'avance, grâce au téléphone, par une amie, Mme Grumier, collaboratrice du journal Aujourd'hui où ils étaient passés d'abord, Robert aurait eu le temps de fuir, mais il voulait sauver Alain Brieux que nous cachions dans la retraite secrète dans le faux plafond de la cuisine.

Et c'est ainsi que le jeune homme partit et que le poète resta.

De toute façon, Robert aurait pu s'y réfugier lui aussi, mais il ne le voulut pas, tant il craignait que les Allemands ne m'emmènent. Il lui semblait qu'en restant jusqu'au dernier moment, il me protégerait de sa présence.

C'était à la fois touchant et ridicule puisque, n'étant inscrite à aucun réseau, je pouvais m'en sortir, même en cas d'arrestation. Il avait peur pour moi, lui qui bravait tous les dangers; et puis, il ne savait pas exactement à qui nous aurions affaire.

Quelquefois, les Allemands embarquaient tout le monde. Souvent, ils torturaient les femmes avec un sadisme raffiné, aidés en cela par les Français de la rue Lauriston.

La petite voiture noire de la police politique ne mit pas longtemps à venir de l'avenue de l'Opéra, où se trouvait le journal Aujourd'hui, jusqu'à la rue Mazarine.

J'étais encore en train de dire à Robert: «Mais, va-t'en, mais va-t'en», et lui à me répondre: «Jamais de la vie  !», que ces gens sonnaient à la porte.

- Monsieur Desnos ? me demanda un beau jeune officier blond.

- Il est là, entrez, répondis-je.

Je vis passer comme une tristesse dans ses yeux.

- Ah ! il est là, me répondit-il d'un air surpris et désolé.

Robert aurait pu s'enfuir. Nous étions tombés sur un type "bien". Mais comment nous était-il possible de le deviner ?

Pendant que ses deux acolytes perquisitionnaient la maison, ce garçon me dit :

- Sachez, madame, que je suis un officier allemand. On m'a mis d'office dans cet emploi policier. Mais je suis un officier allemand, insista-t-il.

Dans la petite loggia qui lui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail, Robert montrait à l'un des deux sbires ce que contenaient ses tiroirs. L'autre fouillait, en bas, notre bibliothèque.

Ce dernier mit la main sur un papier dissimulé dans le dos d'une reliure, et le tendit à son chef. C'était la liste complète de nos amis résistants, avec leurs noms, surnoms et adresses.

Il s'était écoulé environ cinq minutes entre le temps où nous avions reçu le coup de téléphone et l'arrivée de la Gestapo.

Préoccupé par la tâche de faire partir Alain Brieux et de résister à mes prières concernant son propre départ, Robert avait oublié ce papier qu'il estimait sans doute bien caché.

L'officier commença à lire :

« Louis Aragon - telle adresse, à Lyon... »

Ne pouvant caner devant ses subalternes ou peut-être, n'avait pas très bien compris l'importance du document, il allait poursuivre sa lecture à haute voix...

Je lui jetai un de ces coups d'œil où l'on exprime tout à la fois. Il interrompit cette lecture alphabétique et interrogea Robert par la porte de la pièce du bas.

D'en-haut, Robert lui répondit d'une voix calme :

- Je ne suis pas seulement journaliste; je suis écrivain et ceci est la liste des critiques d'art qui peuvent parler de mes œuvres.

- Bien, dit l'officier, et il mit le papier dans sa poche.

La mission de ces trois hommes était d'arrêter Robert Desnos.

Morte de trouillé, j'entendis le jeune officier conseiller à Robert de me laisser sa montre en or avec sa chaîne, son carnet de chèques et d'emporter quelques objets de toilette.

Affolée, je lui demandai :

- Mais où l'emmenez-vous, Monsieur ?

- Je n'ai pas le droit de vous le dire. Puis il ajouta, en douce : « Allez voir rue des Saussaies. »

C'était là qu'à la sortie d'un de ses interrogatoires, notre ami Brossolette s'était jeté du haut de l'escalier dans la cour qui porte aujourd'hui son nom. C'était là que régnaient les baignoires remplies d'eau glacée dans lesquelles on vous plongeait la tête jusqu'à presque complète asphyxie.

J'éclatai en sanglots et Desnos, qui n'avait pas entendu ce que l'on m'avait dit, me répétait, étonné : « Mais il ne faut pas pleurer comme ça, voyons ! »

Puis, comme on l'emmenait, il se tourna vers moi et me tendit son stylo, un Parker auquel il tenait beaucoup, car il lui avait été offert par ses amis cubains Fréjaville lors de son voyage en Amérique du Sud :

- Garde-le moi, chérie, je reviendrai le chercher.

La cervelle complètement brouillée, je m'effondrai à côté de Mme Lefèvre, sur une chaise voisine, et, de là, je vis, délicatement adossée à une petite sculpture, la liste qui contenait depuis A jusqu'à Z les noms, surnoms et adresses de toute la fine fleur de la Résistance française.

Cet Allemand ne m'avait pas menti. Il était un officier, pas un bourreau.

Bien entendu, mon premier geste fut de détruire immédiatement ce document.

Désarmée, je ne prévins personne et personne ne fut inquiété... L'officier allemand n'avait pas utilisé les informations surprises pour faire arrêter les clandestins. »

Le dernier poème
Un jour que nous parlions du nazisme, du marxisme, du communisme et de ce que ces idéologies représentaient, ainsi que de l'occupation, Youki me conta l'anecdote suivante.

Lors de sa déportation Robert Desnos se retrouva au camp de Térézin en Tchécoslovaquie après bien des tribulations. Libéré mais très affaibli, ayant sans le savoir encore contracté le typhus, il fut recueilli et soigné par de jeunes tchèques qui adoraient la poésie, connaissaient les poèmes des grands auteurs français par cœur.


Henry Espinouze (hors texte)
Josef Stuna avait traduit quelques poèmes de Desnos en tchèque et les donna au poète qui se montra très touché. Il garda précieusement sur lui cette feuille fragile d'un méchant papier de guerre...

Malgré les soins de ses amis Josef Stuna et Alena Tesarova, une infirmière au dévouement extraordinaire, Robert Desnos succomba au typhus quelques jours après avoir été libéré du camp.

Dès que la nouvelle parvint à Paris, le CNE (Centre National des Écrivains) envoya Louis Aragon à Prague avec pour mission de ramener le corps du poète en France. Les amis tchèques de Desnos lui confièrent la relique.

Aragon ne parlant pas le tchèque, crut comprendre que c'était le "dernier poème" de Robert Desnos traduit dans cette langue et, à l'aide d'un traducteur, l'adapta en français et l'apporta à Youki.

Ce poème émouvant fit le tour du monde.

Or Youki savait que l'original avait été écrit en 1926 pour une autre (à la Mystérieuse), et que les hasards de la guerre, de l'incompréhension due à la langue, faisaient pour l'éternité de ce poème bouleversant, le "dernier poème" de Desnos, dédié à Youki:

A la mystérieuse (1926)

J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie.


Henry Espinouze (hors texte)
Le dernier poème (adapté par Aragon en 1945)

J'ai rêvé tellement fort de toi,

J'ai tellement marché, tellement parlé,

Tellement aimé ton ombre,

Qu'il ne me reste plus rien de toi.

Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres

D'être cent fois plus ombre que l'ombre

D'être l'ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.

Louis-Ferdinand Céline
Au début des années cinquante les communistes tenaient le haut du pavé en France (et dans une partie importante du monde libre). Tirant ouvertement les ficelles pour le compte de leurs amis soviétiques, ils avaient noyauté l'État et son administration, du haut en bas de la hiérarchie, guettant l'heure propice pour prendre le pouvoir.

Louis Ferdinand Céline
A cette époque, il ne faisait pas bon dire la vérité. Kœstler, Kravchenko et bien d'autres furent les victimes de terrifiantes campagnes de diffamation et d'incroyables procès de sorcellerie, alors que tout ce qu'ils disaient du régime soviétique, du goulag et de ses camps de la mort restait bien en-dessous de la vérité.

Ce fut Youki qui me fit lire Céline. L'Helvète mal dégrossi que j'étais refusa avec hauteur dans un premier temps de lire "cette littérature de gare". En fait, je confondais Céline avec Delly ! Cela en dit long sur la profondeur de ma culture.

La presse de gauche traînait Louis-Ferdinand Céline dans la boue avec une férocité inouïe. Et en ces temps de terrorisme intellectuel, il était risqué de ramer à contre-courant. J'en savais quelque chose.

Or, Louis-Ferdinand Céline était rentré en France de son exil au Danemark, au début des années cinquante. L'Humanité, Le Soir, Les Lettres Françaises et les dizaines de revues et de gazettes aux ordres des staliniens, vomirent des horreurs sur cet admirable écrivain.

Lorsque l'un de ces détestables folliculaires prétendit que c'était Louis-Ferdinand Céline qui avait fait déporter Desnos, qu'il était responsable de son décès dans un camp de concentration, c'en fut trop pour Youki. Elle me proposa de l'accompagner pour rendre visite à Céline.

A son retour du Danemark, Louis-Ferdinand se terra dans une modeste propriété, route des Gardes à Meudon. Avec son épouse, Lucette Almanzor, ancienne ballerine et désormais professeur de danse classique, le couple vivait à l'abri derrière une clôture de fer bleu électrique, surmontée de fil de fer barbelé, attendant que l'orage passe.

Encouragés et excités par les pontifes du Parti, des dizaines de nazillons communistes, accompagnés de quelques nervis professionnels, allaient quotidiennement manifester bruyamment, route des Gardes, devant la demeure de Céline.

Nous nous sommes rendus à Meudon par le métro et l'autobus, et avons gravi la route des Gardes à pied. Youki, peu habituée à la marche, m'invita à faire halte dans un bistrot à mi-chemin, où elle éclusa un pichet de vin rouge.

En ce temps-là, les bistrots remplaçaient avantageusement les bureaux d'information d'aujourd'hui. Un loufiat était à la fois indic, confesseur et agent de renseignement, dans tous les sens du terme.

Celui de la route des gardes nous dit seulement, sans trop se mouiller, que "ce que les cocos font subir à ce grand homme, médecin des pauvres et le plus serviable des hommes, était profondément dégueulasse".

Arrivés devant la demeure de l'écrivain, située en retrait de la route, à qui je le répète, nous rendions visite sans l'avoir prévenu par courrier ou pneumatique, nous nous heurtons à un grillage surmonté de fil de fer barbelé, peint en bleu clair agressif.

Derrière cette enceinte, deux grands chiens, véritables molosses, gambadaient dans un jardin, en aboyant férocement, nous dissuadant d'entrer. Voyant que l'excitation des chiens n'attirait âme qui vive, sur un signe de Youki, je tire sur la manette commandant à distance par un fil de fer galvanisé une cloche située sous l'auvent du pavillon.

Cette manœuvre excita les chiens au plus haut point si bien que nous pouvions craindre que l'un d'eux ne bondisse par-dessus la barrière.

Comme notre expédition avait duré au moins deux heures et qu'elle ne souhaitait pas rentrer bredouille, Youki me suggéra d'insister. Je tirai encore sur la poignée, avec plus de vigueur peut-être, si bien que la porte de la maison s'ouvrit, livrant passage à un Céline renfrogné, en pantalon de velours et pullover chiné, une écharpe de laine autour du cou.

Il marcha vers le portail, au milieu de ses chiens aboyants et bondissants, sans esquisser le moindre geste pour les calmer.

Malgré sa tenue négligée, Céline avait grande allure. Un regard droit, lumineux, éclairait un visage mal rasé. Un corps svelte, sans un atome de graisse superflue.

Nous examinant à travers les rangs de barbelés de la barrière, il nous demanda ce que nous voulions.


Henry Espinouze (hors texte)

 
Youki se présenta
Au nom de Desnos, Céline tressaillit et faillit rebrousser chemin.

Mais lorsque la veuve du poète lui dit :

- Je viens simplement vous demander pardon pour Robert, je sais que ce n'est pas à cause de vous qu'il a été déporté... l'homme fixa Youki avec intensité et je vis, l'espace d'une seconde, se dessiner sur son visage fermé une onde de détente tandis que ses mâchoires serrées se relâchèrent. Ce fut bref.

Durant plus d'une heure Youki et Céline s'entretinrent de part et d'autre de la clôture sans qu'à aucun moment l'écrivain lui proposât d'entrer. Lucette Almanzor apparut un instant sur le seuil du pavillon, nous observa de loin avant de retourner à son piano.

Je ne me souviens plus avec précision de la conversation entre la veuve du poète et l'écrivain. Mais, ce qui me frappa, c'était le besoin pressant de Youki visible à sa danse alternée sur ses deux jambes.

- Nous allons rater l'autobus... dis-je à un moment donné car, au fond, leur entretien me rasait. Je n'en retins d'alleurs pas grand chose car ils parlaient de personnes et d'événements dont j'ignorais tout.

Avant de quitter Céline, Youki lui demanda :

- Que puis-je faire pour vous ? Avez-vous besoin de quelque chose ?

- Eh bien, dit Céline, ce qui me ferait le plus grand plaisir c'est de retrouver un exemplaire du disque où Arletty enregistra quelques passages du Voyage au bout de la nuit.

Nous prenons congé de l'écrivain, sans pouvoir lui serrer la main, barrière oblige !

Au bord du chemin allant de la propriété de Céline à la route, Youki se soulage de son besoin pressant et nous redescendons à pied vers Meudon. Nouvel arrêt au bistrot à mi-côte.

En nous servant deux ballons de rouge, le loufiat nous demande :

- Alors comment il va l'ami Louis ?

Youki rentre rue Mazarine fourbue. Elle raconte notre expédition à Espinouze.

Je me mets en chasse
Dès le lendemain, je me mets en chasse chez les soldeurs et les brocanteurs pour retrouver le disque d'Arletty. C'est aux Puces de Saint-Ouen que j'en trouve un exemplaire couvert de poussière que j'achète pour vingt francs (anciens). Je demande au vendeur s'il en a d'autres. Il me dit qu'il y en a tout un lot chez Corbeau. Corbeau a son dépôt dans un box, à deux pas.

Là, j'ai la surprise de tomber sur un stock impressionnant du disque recherché, empilé, (plus de cinq cents exemplaires) que le soldeur me propose à cinq mille francs le lot entier.

Comme je n'ai pas la somme sur moi, je lui verse un acompte et lui dis que je reviendrais dans l'après-midi payer le reste et embarquer la marchandise.

Un copain, le fidèle Georges Bonsignore, qui dispose d'une antique Lancia d'avant-guerre, accepte de m'aider à transporter le tout.

Rue Mazarine, nous déchargeons quelques exemplaires de l'enregistrement et, arrachant Youki à sa sieste, nous voilà en route, pour Meudon, toujours sans prévenir l'écrivain.

Georges, grand blessé de guerre ne m'aide pas à décharger sa voiture. Il doit aller relever ses "compteurs" à Pigalle.

Découvrant devant son portail le tas de disques que nous venions lui apporter, Céline s'empresse de nous ouvrir.

Pendant que Youki et Louis-Ferdinand bavardent dans le salon, je transporte les disques vers la maison à bord d'une brouette.

Les chiens me suivent en grognant, prêts à me dévorer.

Quand j'ai terminé le transport, Youki me remet un billet et me demande d'aller lui chercher quelques bouteilles de rouge chez le loufiat, car la cave de Céline est désespérément vide. L'écrivain ne boit pas d'alcool.

Quand je reviens, avec les flacons, Céline me dévisage curieusement. Youki avait dû lui parler de moi.

- Il paraît que vous êtes Suisse ?

- Oui.

- Alors, si vous voulez pas devenir crétin, faites attention à votre goître. Beaucoup de Suisses des hautes vallées alpines sont idiots, débiles, tarés parce qu'ils consomment du sel gemme. Ils manquent d'iode. Bouffez des huîtres, jeune homme, faites la cuisine à l'eau de mer, gavez-vous d'algues et vous éviterez peut-être le crétinisme.

Il nous fit entendre la voix d'Arletty sur un vieux tourne-disque et, pour la première fois, je vis Céline ému.

Je ne le revis qu'une fois, en compagnie d'Arletty, que Georges et moi allâmes chercher chez elle pour la conduire route des Gardes. Nous ne restons pas longtemps, car Georges doit comme d'habitude aller surveiller ses "gagneuses".

Quelques amis de Youki :
Raymond de Cardonne
En ce temps-là, au début des années cinquante, le quartier entre la rue de Seine et la rue Mazarine était un village. Youki y avait beaucoup d'amis. Elle les collectionnait.

Parmi ces personnages, il y avait Raymond de Cardonne. Un bel homme, élégant, distingué, fin de race, toujours tiré à quatre épingles. Il avait du panache. Il aimait les femmes qui le lui rendaient bien. Il en avait déjà ruiné quelques unes, lorsque Else Clausen, une jeune et jolie héritière danoise croisa son chemin et s'enticha de ses rouflaquettes.

La « fille Clausen », comme on l'appelait familièrement dans le quartier, était l'héritière d'un riche collectionneur de peintures. Sa collection, principalement composée de peintres impressionnistes valait une fortune.


Henry Espinouze (hors texte)
Pas très ardent au travail, Raymond de Cardonne suggéra à son épouse d'ouvrir une galerie de peinture. (Il avait proposé la même chose à Youki quelques années auparavant).

La boutique une fois ouverte, la Galerie Clausen proposa à la vente les toiles de la collection patiemment amassée par M. Père.

La fille Clausen se lassa de Raymond et lui abandonnant ses tableaux, retourna au Danemark, vivre dans sa famille.

Raymond de Cardonne alla consulter Délya, une célèbre voyante, pour qu'elle lui précise le jour où il mourrait. Dans le secret de son cabinet la pythonisse lui confia la date et l'heure de son "appareillage" prochain pour un monde meilleur.

Raymond de Cardonne poursuivit donc la fête jusqu'au bout. Sûr de connaître le jour de sa mort, il ne se priva guère de dilapider le restant de sa fortune.

Les pièces maîtresses de la collection Clausen une fois vendues à des revendeurs parfois sans scrupules, les toiles mineures bradées à des requins, ne restaient que des sculptures, des dessins, des bibelots, des bribes de moindre valeur et le jour fatidique approchait.

Au cours des dernières journées qui lui restaient à vivre selon la prédiction de la voyante, Raymond de Cardonne se montra très généreux. Il distribua des souvenirs à tous ses amis du quartier, éditions originales, dessins, objets rares.

Au jour annoncé de sa mort, Raymond resta couché, avala quelques cachets d'aspirine pour ne pas trop souffrir, et se réveilla quelques heures plus tard ruiné... mais bien vivant !

Il survécut plusieurs années, dans une misère décente et joyeuse, entretenu par le quartier Mazarine, logeant dans une remise, mangeant et buvant à l'œil chez les loufiats qu'aux temps de sa splendeur il avait enrichis. Ruiné, il était invité à toutes les fêtes parisiennes !

Henry Espinouze

Henry vivait dans l'étroit bureau-atelier à mezzanine de Robert Desnos donnant sur la rue Mazarine. La pièce, comme tout l'appartement d'ailleurs, conservait avec précaution un demi siècle de poussière.

Elle était tapissée de bibliothèques croulant sous les livres et de dossiers à sangles. Partout des tableaux, des dessins, des sculptures, des bibelots entassés sans ordre ni précaution.

Originaire de Belvès, (Dordogne) Espinouze était le fils d'un ophtalmologiste de Perpignan. Le docteur Espinouze, jadis riche et célèbre, se ruina pour ses deux fils qu'il entretint aussi longtemps qu'il le put.

J'eus le bonheur de rencontrer le docteur retiré à l'hospice de Belvès où il vivait avec son épouse une fin de vie d'une extrême modestie. J'en garde un souvenir ému. On eût dit Philémon et Baucis, deux êtres tendres, frêles, fragiles, diaphanes. Ils avaient conservé la bonté, l'humour et l'avenante courtoisie de leurs années fastes et cultivaient l'à-propos jusque dans ces jours de redoutable et triste vieillesse.

Henry, né en 1915 si je ne m'abuse, avait passé une enfance heureuse et choyée à Perpignan. Il n'avait pas fait de longues études mais par ses fréquentations et ses lectures, il avait acquis une vaste culture, très originale.

Désarmé face à la vie, il ne savait que dessiner, peindre, modeler et écrire. Ami de Dali, de Charles Trénet, de Louis Amade, de Tanguy, de Roland Massot et d'autres artistes plus ou moins célèbres, il fréquentait Pablo Cazals, le sculpteur Brancusi et André Héléna.

Les œuvres de Nietzsche figuraient parmi ses livres de chevet. C'est Henry qui m'initia à l'œuvre du poète-philosophe de Sils-Maria (c'est ainsi qu'il l'appelait), à Hölderlin et à Rainer-Maria Rilke. Il me fit cadeau de La Volonté de Puissance, en deux volumes, illustré par ses soins.

Il flirte avec le surréalisme
Espinouze avait eu le bonheur et le privilège de peindre durant quelques mois auprès de Salvador Dali, époque où, flirtant avec le Surréalisme, il peignit quelques toiles majeures dont le fantastique Viaduc à l'édredon que mon ami Aldo Lopez racheta à l'hôtel Drouot, tableau échoué là, après une étrange aventure.


Henry Espinouze : Viaduc à l'édredon - 1938
Retenu pour la célèbre rétrospective de l'art surréaliste qui eut lieu juste avant la guerre, ce tableau disparut durant des années et reparut en Hollande au début des années 70.

Espinouze eut la chance d'échapper à la guerre. Pour lui, cette période tragique se passa en Corse, à jouer aux cartes, à courir les filles, à éviter d'être transféré dans une unité combattante... C'est du moins ce qu'il nous racontait.

A la Libération, il vivota à Paris, proposant aux innombrables galeries qui éclosaient un peu partout, des toiles dont personne ne semblait vouloir. L'époque était cruelle pour les peintres restés libres, n'acceptant pas de se soumettre ni aux modes ni aux ukases de la dictature culturelle qui s'instaurait dans tous les domaines.

De somptueuses peintures sous les bras, il connut toutes les avanies et les rebuffades qu'un peintre rebelle pouvait connaître.

Le Franc-Pinot
Un jour, un riche esthète américain fut séduit par la peinture d'Henry et lui offrit une chance.

Il acheta une vingtaine de ses tableaux, - en fait toute la série des Empereurs romains, - qu'il exposa au Franc Pinot, un singulier café-caveau de l'Ile Saint-Louis qu'il avait acquis pour régaler ses amis et servir d'écrin à sa collection. Des années plus tard, je ferai la connaissance de Tania Finkelstein, une amie de Michel Trécourt, propriétaire d'une partie des murs de cet établissement, mais je n'y retrouvai aucun tableau d'Henry.

La presse fut convoquée, le Tout-Paris défila au Franc-Pinot qui devint pour quelques mois un de ces hauts-lieux à la mode, où les snobs devaient absolument se montrer pour exister. Quelques plumes hardies, hélas sans influence, vantèrent les mérites du jeune génie, mais aucun marchand de tableaux sérieux ne voulant risquer les foudres de la mafia intellectuelle, ne se présenta pour le lancer.


Henry Espinouze (autoportrait)
L'engouement du mécène ne dura hélas qu'un temps. Henry retourna à la bohême impécunieuse qu'il avait quittée le temps d'un feu d'artifices.

Pessimiste mais beau garçon, il passait d'une fille à l'autre, jusqu'à ce qu'il rencontre Youki au cours d'un vernissage dans la galerie de peinture qu'elle venait d'ouvrir grâce à l'aide de Raymond de Cardonne.

Lucie Badoud
Lucie Badoud, née en Belgique, était d'origine fribourgeoise, d'Estavayer-le-Lac en Suisse. Née en 1903, décédée du cancer du fumeur vers 1964, elle vint à Paris en 1920 pour faire du théâtre. Très belle, elle fut vingt ans durant l'une des reines de Paris, adulée, fêtée. Amie et égérie des plus grands artistes, elle participa à toutes les fêtes de l'entre deux guerres.

Foujita séduit par sa beauté, la baptisa Youki (neige rose) et l'épousa. Riche et célèbre, le couple demeure dans un petit hôtel particulier près du Parc Montsouris avant de s'installer dans un grand appartement du square Lacretelle. En compagnie de son époux elle fit le tour du monde, parcourant les Amériques avant d'être reçue au Japon comme une reine.

En 1945, Youki a 43 ans. Belle femme élégante, reçue par le Tout-Paris à la mode, Youki apporta à Henry le gîte et le couvert. Elle lui offrit l'aile protectrice d'une mère poule. Peut-être l'étouffa-t-elle ? Pour le comprendre, il faut lire ses Confidences, un livre passionnant sur cette époque curieuse.

Youki fumait quatre paquets de cigarettes par jour et buvait quatre litres de vin rouge en lisant, devisant, couversant tout en caressant Pipo son chien ou son chat Bouffi.

Elle connaissait beaucoup de monde. Tenait table ouverte chez elle, recevait des amis du monde entier.

Youki et Henry survivaient de la vente des collections de livres et de peinture accumulés par Foujita et Robert Desnos.

Je me souviens d'un jour où la dèche s'installait. La plupart des tableaux cotés, recherchés avaient été bradés. Restaient quelques œuvres réputées invendables, soit à cause de leur sujet, soit pour leurs dimensions extravagantes, soit un peu hors normes.

La Belle dompteuse


Parmi ces œuvres, un tableau extravagant de Foujita : La Belle dompteuse.

Or ce que les amateurs recherchaient c'était les chats, les femmes nues, les portraits léchés du peintre japonais. La Belle dompteuse était vraiment totalement hors norme. Foujita l'avait peinte pour Bouglione, sur la recommandation de Serge, historiographe du cirque. Mais après l'exposition, Bouglione lui avait rendu la toile.

A l'époque, je connaissais bien Jean Rumeau, propriétaire de la Galerie St Placide, fondateur du Prix de la Critique, un prix de peinture renommé. Il avait lancé avec succès quelques jeunes peintres tels Kikoïne, Yankel, Bernard Buffet et peignait lui-même de belles et froides natures mortes bien léchées.

Lorsque, débarquant de mon taxi G7 et fis basculer La Belle dompteuse en pleine rue, devant sa boutique, il fit la grimace.

- Quelle horreur !

- Combien en veut-elle, la grosse ?

- 2000 F !

- Elle est dingue ! ça ne vaut pas un clou !

Je rembarquai la toile que je proposai tour à tour sans plus de sucès à Mme Cantamin, aux frères Bernheim et à bien d'autres.

Ce fut un collectionneur suisse, Oscar Guez qui l'acquit, l'exposa dans son charmant hôtel particulier de la rue du Cherche-Midi et la légua avec une partie de sa collection au Petit Palais de Genève où La Belle Dompteuse figura pour un temps sur la couverture du catalogue de ce musée prestigieux.

Un talent immense
Henry Espinouze fut sans conteste l'un des personnages les plus intelligents, les plus talentueux, les plus attachants que j'ai connus.

Il m'a beaucoup appris, je lui ai même beaucoup pris.

Il écrivait superbement, dessinait comme un dieu et peignait admirablement, avec une déconcertante facilité. Bien qu'encore assez peu connue - sauf de quelques initiés -, son œuvre restera sans conteste parmi les plus importantes du vingtième siècle.

Henry Espinouze : Claude de Burine
Il buvait beaucoup, accompagnant Youki dans ses libations quotidiennes, mais tenait moins bien l'alcool qu'elle.

Cet excès de boisson déclancha une cirrhose du foie. Ce fut le bon Docteur Schwartz (Paul Valet en poésie) qui le fit hospitaliser à Broussais.

Henry était une encyclopédie vivante. Il possédait un goût très sûr. Collectionneur de lieux, de personnages, comme je le suis devenu moi-même à son contact, il n'achetait jamais d'objets, ni peintures, ni sculptures ou d'autres œuvres d'art (il était bien trop pauvre pour se le permettre). Il collectionnait les êtres et les situations.

Le divin Modigliani
Je me souviens d'une expédition-flânerie en sa compagnie dans la rue Falguière où curieusement il demeurera plus tard avec Youki.

Le quartier s'étalait en bordure d'une friche industrielle, peuplée de petites gens, mais gardait cette beauté surannée que l'on retrouve dans les photos de Doisneau.

Lors d'une promenade, il me fit entrer dans une cour entourée de bâtiments de bois, encombrée de monceaux de pavés, de blocs de pierre. C'était un entrepôt servant jadis d'atelier et de réserve aux tailleurs de pierres piémontais de la Ville de Paris.

Ces saisonniers, renommés pour leur savoir-faire et leur frugalité, vivaient sur place, sans confort, travaillant jusqu'à quinze heures par jour.

L'endroit était désert, seuls quelques chats, des clochards et les chiens errants du voisinage s'y donnaient rendez-vous.

Je me demandais pourquoi Henry m'emmenait là. Je ne voyais rien ici que de très banal.

Devant un amoncellement de pavés, il se pencha et, manipulant quelques cailloux, il en fit, en quelques instants, une magnifique sculpture...

Un peu plus loin, il me dit :

«Je vais te montrer un trésor, tu n'en parleras à personne, c'est trop beau, tu vas voir...»

Au fond de la cour, derrière un bâtiment réservé jadis à la taille, apparut un bizarre édifice de plusieurs mètres de haut, fait de barres de granit, parfois longues de plusieurs dizaines de centimètres, voire de plus d'un mètre. Il y en avait des centaines, pesant très lourd.

Me précédant avec assurance entre ces murailles, il me conduisit à travers une sorte de labyrinthe, au cœur du dédale pétrifié.

Là, dans un endroit ressemblant à une décharge, il souleva quelques vieilles bâches pourrissantes, retira quelques épaisseurs de branchages et de feuilles mortes avant de me dévoiler, gisant dans la poussière, quelques sculptures étranges et magnifiques.

Des têtes de femme, à peine ébauchées, aux visages splendides, au bout de longs cous émergeant de la pierre brute.

Vers 1910, le divin Modigliani avait travaillé là avec ses compatriotes carriers, sculptant ces merveilles dans les blocs servant à border les édifices officiels ou les trottoirs parisiens.

Plus tard, dans les années 50, un autre sculpteur, sans aucun talent mais dévoré d'ambition, viendra puiser ici, les mêmes bordures de trottoir, qu'il disposera savamment en quinquonce. Il trouvera quelques critiques complaisants, faisant la pluie et le beau temps dans les gazettes, pour baptiser "œuvres d'art", ces désordres.

Il est vrai, je le conterai peut-être un jour, que ce fut Gigi Guadagnucci, le sublime sculpteur de Bergiola Maggiore, qui dégrossit les blocs de marbre qu'Arman était incapable de travailler lui-même, ébauches que ce nabot de l'art moderne eut l'impudeur d'exposer telles qu'elles !

Non loin de là, un café sympathique et crasseux offrait aux miséreux du quartier, aux rapins faméliques, aux clochards, aux filles à quatre sous le refuge d'une intimité débordant de chaleur humaine.

Le père Jules
Le patron, le père Jules, un Auvergnat bon comme le bon pain, au visage en bois d'olivier taillé à coup de serpe, ne savait refuser un bol de soupe, un verre de vin, un plat mijoté à "ses artisses" au grand dam de son épouse bougonnante et un peu pingre, qui traitait les rapins de feignants, mais réservait sa tendresse aux filles perdues, aux traînées dont elle adoucissait la détresse.

Henry Espinouze : La follette
Le père Jules et Solange exploitaient ce débit de boissons, "bois et charbon" depuis l'après-guerre de 14-18. Le fonds de commerce avait appartenu au père de Jules, venu à pied de St Flour à la fin du XIXe siècle, travailler à Paris.

C'était l'époque heureuse des natures solides, des constitutions robustes, des volontés fortes.

C'est grâce à son opiniâtreté, à son travail acharné que Mathieu, le père de Jules, put s'installer cafetier, après avoir durant quinze ans porté sur son dos des tonnes de bois et de charbon dans des immeubles sans ascenseur, monté des seaux d'eau chaude aux petits bourgeois du quartier.

Jules, fils de Mathieu, avait la passion des "artisses". Il eût aimé lui aussi peindre d'après nature, dessiner les "jolies filles", croquer sur le vif les scènes picaresques qu'il observait de son comptoir.

Chez Jules, les rapins mangeaient soit "à croume" soit "à la croûte". (A crédit ou contre un dessin ou un tableau). Il était leur providence.

Dans sa réserve de bois et de charbon, jusque dans sa cave, s'entassaient les innombrables toiles de ses obligés, sans discrimination. A la fin des années quarante, il en possédait des centaines.

Un bar louche
Après la mort de Jules, Solange maintint son commerce à flots, cahin, caha. Elle s'acoquina avec Angelo, un Corse flemmard comme une couleuvre et méchant comme une teigne.

Une fois installé dans les murs du café, il en chassa les rapins et les clodos, sélectionna parmi les tapineuses les plus fraîches ou les plus aptes à devenir des "gagneuses".

Le bistrot de la rue Falguière devint un établissement louche, un bar à marlous, un mauvais lieu où les "gars à la redresse" venaient se restaurer et parler de leurs affaires, avant de siroter des alcools fins en tapant le carton.


Henry Espinouze : Miniature
Le "rade" devint plus misérable encore qu'avant, du temps où Jules veillait au grain.

Bistrot sans confort, la crasse et la poussière s'y accumulaient depuis cent ans. Les WC ouverts à tous vents, étaient un simple coffre de bois à deux trous placé au-dessus d'une fosse rarement vidangée. Des sortes de cagibis à claire-voie, sorte de clapiers où le grand père élevait des lapins et des poules, servaient de réduits de passe. Seul luxe, un broc d'eau en fer émaillé et une serviette que la souillon de service changeait une fois par jour. Les filles les moins attrayantes y taillaient des pipes, à la chaîne et à genoux, sans la moindre hygiène.

Bertha
Il y avait parmi elles une grosse fille joviale et généreuse qui chantait à merveille les rengaines anciennes : Bertha. C'était un cas. Elle exerçait son sacerdoce de suceuse émérite sans le moindre dégoût. Très recherchée par certains vicieux délicats et comme modèle par quelques peintres, Bertha qui n'avait plus de dents, vivait de foutre et de vin rouge.

Les Arabes et les Chinois l'adoraient. Il y en avait qui lui confiaient leurs bijoux de famille à toiletter plusieurs fois la semaine. Bertha avalait tout. Plus il y en avait, plus elle était contente. Plus son client était "culotté", sentait l'homme, plus elle aimait.

Henry qui me racontait son histoire connue de tout le quartier, affirmait que certains vicelards de la haute, venaient s'encanailler ici, certain jour de la semaine, proposant leurs vits à la toilette de Berthe et leurs fesses à ses "feuilles de rose".

Avec le règne de Solange et de son Corse, les "artisses" chers à Jules furent bien oubliés.

Un chineur érotomane

Les centaines de toiles aussi. Jusqu'au jour où, après la guerre, un chineur venu confier son zob à la bouche de Bertha s'égara dans l'ancienne réserve du père Jules et y découvrit la caverne d'Ali-Baba.

Il proposa à Solange de la débarrasser de ce fourbi ce qui lui permettrait d'installer une chambre de passe plus confortable pour ses éminentes pratiques.


Henry Espinouze : Le vieux modèle
Elle y consentit après avoir demandé l'avis au Corse qui haussa les épaules en signe d'acquiescement.

Le chineur érotomane alla louer un tombereau à la halle aux chevaux et emporta la collection de Jules en une vingtaine de charretées, tant il y avait de "fourbi" dans la cave et les réserves.

Il trouva même, enfouies sous les croûtes, dans le sable de la cave, quelques bouteilles de vin de Montmartre, de Montparnasse, de la Montagne Ste Geneviève datant du XIXe siècle, rarissimes reliques des vignobles parisiens, très recherchées par les œnophiles.

La branleuse du boulevard
Au cours de nos promenades, Henry m'invita à boire un café à la terrasse du Sélect, face à un banc du boulevard Montparnasse situé entre la Coupole et la Rotonde.

Il me désigna du menton une femme sans âge, bien en chair, mais avenante. Vêtue d'un costume breton typique, elle arborait sur sa tête une coquette coiffe bigoudène.

Elle portait un large panier d'osier, de ceux utilisés par les livreuses de baguettes boulangères, qui débordait de part et d'autre de ses genoux sur les cuisses de deux hommes assis auprès d'elle.

En observant bien la scène, on voyait ses mains disparaître sous un châle de dentelles récouvrant négligemment le vaste panier.

L'on discernait bientôt un discret mouvement de va et vient de son bras, tandis que le visage rayonnant de la Bretonne semblait sourire aux anges.

En bon Suisse un peu lent à la comprenette, je mis quelque temps à réaliser ce qui se passait là-bas, de l'autre côté du boulevard.

En fait, comme me l'expliqua Henry, Soizick-main-de-velours branlait ses pratiques dans son panier avec la même virtuosité que Bertha suçait les siennes.

Souvent, par la suite, j'épatai des amis en les conduisant sur le banc se faire polir le chinois en écoutant Soizick raconter avec son savoureux accent, des contes cochons à transformer un dolmen en menhir.

Henry m'apprit à voir les choses plutôt que de me contenter de les regarder. C'était un être exquis, d'une finesse hors du commun, d'une sensibilité à fleur de peau. Son intelligence, son génie artistique et ses immenses connaissances faisaient de cet être désarmé face aux problèmes économiques, au destin "saturnien", un homme bafoué et meurtri.

Rien de ce qu'il entreprenait ne réussissait, sauf peindre et dessiner. Il vendait très peu de tableaux. Seuls Raymond de Cardonne, Mme Cantamain et plus tard mon ami Pauc, réussirent à intéresser quelques amateurs à sa peinture originale, très en avance sur un temps où l'art moderne tape-à-l'œil, l'art abstrait le plus vil, régnaient en maîtres.

Youki et Marc biographes

Youki et Henry ne s'en sortaient plus très bien financièrement. Certes, ils avaient mené grand train durant leurs années fastes. Mais les plus beaux tableaux de la collection de Foujita et de Desnos avaient été bradés, les manuscrits les plus précieux dispersés, restaient des œuvres mineures de plus en plus difficiles à négocier à un bon prix. La peinture d'Henry ne se vendait pratiquement pas.

Moi j'étais également dans la mouise. Sans domicile fixe, je vivais chez les amis et sur les subsides alloués généreusement mais parcimonieusement par mon père Benz qui n'était point riche.

Ce fut quelque temps après notre visite chez Céline à Meudon qu'une idée lumineuse me vint. Evidemment, toutes les idées sont lumineuses, et des idées il m'en vient chaque matin une bonne demi-douzaine dont je n'ai jamais réalisé la queue d'une.

Cette idée consistait à faire équipe avec Youki, pour pondre de courtes biographies, croquées sur le vif, de quelques artistes plus ou moins célèbres que nous aimions et qu'elle avait connus.

En proposant cela, j'avais une autre idée derrière la tête, pas lumineuse, simplement pratique. Youki connaissant beaucoup de monde, elle pouvait être reçue partout. Je l'accompagnerais. N'étais-je pas son Marco-Polo ?

Louise Faure-Favier :
confidente d'Apollinaire

Marie-Laure de Noailles nous aiguilla sur une femme délicieuse demeurant l'Ile St-louis, qui avait bien connu Guillaume et avait été sa confidente. Sa vaste demeure ouvrant de partout sur la Seine (elle habitait un vieil immeuble à la pointe de l'Ile) croulait sous les souvenirs des amis qu'elle avait eus. Lettres, dessins, bibelots, portraits, c'était une mine extraordinaire.

Durant l'après-midi faste que nous passâmes dans cette caverne d'Ali-Baba, Louise Faure-Favier nous raconta comment tous ces trésors étaient venus s'entasser chez elle. Tout simplement, parce que sa vaste demeure avait servi de garde-meubles à ces "jeunes fous" talentueux, désargentés et un peu amoureux d'elle.

Toujours sans le sou, ils déménageaient beaucoup, le plus souvent à la cloche de bois et venaient lui confier en garde-meuble ou pour la récompenser des les avoir aidés, leurs pauvres richesses : photos, tableaux, manuscrits, livres rares, bibelots dont certains deviendront des trésors inestimables.

Au cours de ce délicieux après-midi, Louise nous parla avec émotion et délicatesse de Guillaume, de Blaise et de quelques autres. Ce fut elle qui communiqua à Youki le téléphone de Cendrars.

Blaise Cendrars
Blaise Cendrars dont je venais de lire Une nuit dans la forêt et dont je savais les "Pâques à New-York" par cœur, demeurait rue Jean Dolent à côté de la prison de la Santé, au premier étage d'un hôtel particulier dont un de ses admirateurs lui laissait la jouissance.

Blaise Cendrars n'a jamais été riche si ce n'est d'imagination et de talent. En gravissant le magnifique escalier de chêne qui conduisait à l'appartement du poète, Youki me désigna de grandes toiles inachevées, reproduisant toutes le même sujet : une jeune fille romantique se balançant nonchalamment dans un écrin de verdure.

Blaise nous reçut avec gentillesse et, apprenant que j'étais suisse allemand, me parla en "schwitzerdütsch". Cendrars, pour l'état-civil, s'appelait Frédéric Sauser-Hall, et sa commune d'origine était Sigriswil, dans l'Oberland bernois.

A propos des grands tableaux de l'entrée, il nous conta leur étrange histoire, en l'embellissant peut-être un peu.

Auguste Renoir, jeune élève à l'atelier de Gleyre, fréquentait vers 1860/70 l'hôtel particulier où nous trouvions. Très amoureux de la jeune fille de la maison, il la prit pour modèle, et ne se lassa pas de la peindre sur le vif dans le jardin de la propriété, sur cette balançoire qui s'y trouvait encore cent ans plus tard !

Les parents de la demoiselle ayant surpris les amoureux en train de se bécoter, chassèrent le jeune peintre qui fila sans demander son reste, abandonnant sur place palette, tubes de couleurs et pinceaux ainsi que plusieurs de ses toiles faisant partie de la série des Demoiselle à l'escarpolette.

Ses hôtes, descendants directs de la famille de la jeune fille, héritèrent ces chefs d'œuvre toujours en place, et qu'Auguste Renoir devenu riche et célèbre ne réclama jamais...

Blaise, comme tout suisse qui se respecte, aimait le vin blanc et avait une prédilection pour le Fendant et le Chablis dont ses amis le pourvoyaient généreusement.

S'ils vivaient à l'aise, dans ce bel appartement, Cendrars et Raimone ne roulaient pas sur l'or. Blaise le poète inoubliable du Transsibérien et des Pâques à New-York, vivait de sa plume et, pour subsister, il écrivait une série de romans autobiographiques dont les modestes droits d'auteur lui permettaient de survivre.

Or, ces romans "alimentaires", se révélèrent des chefs d'œuvre qui, tels "Bourlinguer", imprégnèrent durablement notre génération de jeunes bohèmes.

Comme je l'ai dit, Youki et moi souhaitions inclure une vie de Blaise Cendrars dans la série de courtes biographies dont nous envisagions la rédaction et la publication.

Mais, lorsque je parlai de ce projet à son ami T'serstevens, il me dissuada de donner corps à cette entreprise :

- Laisse tomber ! Blaise est un poète. La vie de Blaise, telle qu'il la raconte, est un rêve de poète. Sa vie véritable est beaucoup plus prosaïque. Une biographie véridique de Blaise serait une ineptie. Abandonne ce travail de démolition aux tristes pinailleurs, aux agrégés nécrophages du futur qui tels des hyènes ou des vautours s'acharnent sur les génies pour les dépecer...

Je suivis le conseil de T'serstevens bien que Youki et moi ayions recueilli de la bouche même de Blaise quelques savoureuses anecdotes inédites tirées de sa vie.

Comme j'aimais beaucoup Rainer Maria Rilke, Blaise nous confia que lors de la déclaration de guerre de 14, il avait immédiatement et spontanément décidé de s'engager dans l'armée française. Mais en tant qu'étranger, seule la Légion étrangère lui était ouverte et, c'est ainsi, qu'il se retrouva un soir sur le quai de la Gare de Lyon, attendant un train en partance pour Marseille.

A la gare, il rencontra Rilke qu'il connaissait et dont il appréciait l'œuvre.

- Chic, se dit-il, Rainer Maria a eu la même idée que moi! Il va s'engager dans la Légion. Cendrars avait 26 ans, Rilke 38, tous deux aimaient la France. L'Autrichien avait été le secrétaire de Rodin et avait écrit de nombreux poèmes en français.

Mais Blaise se trompait. Rilke ne se trouvait pas sur le quai de la Gare de Lyon pour gagner Marseille et le bureau de recrutement de la Légion étrangère. S'il attendait un train c'était pour se réfugier en Suisse, afin de poursuivre son œuvre au chaud à l'abri de l'orage meurtrier qui allait s'abattre sur l'Europe.

Outré par cette "désertion", rendu furieux de ce lâche abandon de leur patrie d'adoption, la France, au moment où elle avait besoin d'hommes courageux, Blaise gifla Rilke...

- Eh bien, Youki, crois-moi, c'est là, sur ce quai de la Gare de Lyon, que j'ai véritablement perdu mon bras, car si on ne doit pas gifler une femme, on ne gifle jamais impunément un poète !

Louis-de-Gonzague Frick

L'histoire de Louis de Gonzague Frick était assez étonnante. A la fin du XIXe siècle, la spéculation boursière avait atteint des sommets. Les grands bourgeois n'étaient plus les seuls à boursicoter. Le peuple aussi s'y était mis. Aussi la bourse drainait elle des sommes tellement considérables que cette manne, attirait les escrocs qui s'en donnaient à cœur joie.

Les journaux financiers, publiant des "tuyaux" de bourse fleurissaient.

Le père de Louis-de-Gonzague publiait un périodique boursier renommé, dont le pouvoir était considérable. Ces feuilles fonctionnaient ainsi: quelques journalistes véreux, à gages, qui s'étaient autoproclamés experts économiques, publiaient, sous couvert d'information, des critiques de valeurs boursières qui incitaient le public à acheter ou à se débarrasser des valeurs conseillées ou dénigrées.

Ces feuilles attiraient donc de la publicité payante de la part des sociétés cotées en échange d'une critique encourageante ou, pour le moins indulgente pour les affaires en difficulté.

Vers 1900, le journal de M. Frick était l'un des organes leaders de cette presse à chantage.

Le père Frick choisit pour son fils Louis de Gonzague les meilleures écoles où son rejeton fit de bonnes études, non pas économiques, mais littéraires.

Le jeune homme ayant la finance en horreur, il avait pour amis les écrivains et les poètes d'avant-garde de son temps, fréquentait les cénacles et les cafés littéraires, où, étant fort bien pourvu en argent de poche, il était accueilli à bras ouverts.

Lorsque son père mourut, Louis de Gonzague hérita de son journal et s'installa dans le fauteuil directorial.

Ne connaissant toujours rien à la finance, il laissa dans un premier temps faire ses rédacteurs, anciens collaborateurs de son père, se contentant d'empocher les enveloppes bourrées d'argent liquide qui venaient de partout, sans qu'il les sollicitât, et remplissaient ses caisses.

Ses amis artistes auxquels le jeune homme avouait naïvement son étonnement et sa stupeur devant sa chance, l'incitèrent à publier dans son journal, à côté des informations financières et des chroniques boursières, quelques poèmes...

Ainsi, au fil des mois, les lecteurs de la feuille financière découvrirent avec étonnement des poèmes de Rimbaud, Mallarmé, Cendrars, Apollinaire, Moréas et même de Louis-de Gonzague Frick.

Au début, les spéculateurs prenaient ces textes parfois obscurs pour des messages d'initiés, de la stéganographie boursière et tentaient en vain de les décrypter.

Mais on ne transforme pas impunément un journal de chantage financier en gazette littéraire. La pression sur les sociétés diminuant, les enveloppes se firent plus rares et, en moins de trois ans, la feuille fit naufrage.

Henry Espinouze : Songe
Avec Youki nous rendîmes visite à ce financier raté mais auteur de fort beaux vers (Songe si d'autrefois soudain ne se lamente...), qui demeurait quelque part avec sa touchante épouse dans l'est de Paris. Il vivait chichement dans un petit appartement modeste mais bourré de livres, de gravures et de tableaux souvent de grande valeur. Des heures durant, il nous conta avec une verve tendre, ses souvenirs de la belle époque, souvenirs étonnants dont il eût pu tirer un ouvrage mémorable.
Accalmie Mon penser attardé sur le passé qui pleure
Livre à ce livre ouvert selon le fil de l'heure
Ton indolence, automne, avec toutes tes fleurs,
Fière des conserver d'ineffables pudeurs.

Froide sérénité d'une nuit de jadis
Resurgie au toucher des mornes Arthémis
J'ai choisi le rond-point de l'enfance éphémère
Pour dissiper un peu de cette vie austère.

Parle ingénuité! que ton verbe d'azur
Fasse splendir au cœur d'un été toujours pur
Le faste balsamique et clair du paysage
Et la chaste beauté qui rit sur ton visage.

Accalmie évoquant de sades eurythmies
Je pars avec l'Oryx pour les terres bénies
D'Arcadie où vivre en l'unique royauté
Mon hymen fabuleux, qu'illumine Astarté.
Paul Valet
Dans son cabinet gris, de Vitry-sur-Seine, d'une propreté méticuleuse, décoré de quelques gravures médicales du XIXe siècle glanées chez les bouquinistes apparaissaient deux superbes tableaux d'Espinouze peints à l'hôpital Broussais durant le séjour du peintre atteint de cirrhose où le docteur l'avait fait hospitaliser.
Au quartier latin, chez les artistes, le docteur Georges Schwartz travaillait tout aussi gratuitement, apportant même les médicaments nécessaires, échantillons offerts par les laboratoires ou payés de sa poche. Poète durant ses rares heures de loisir, il ciselait des vers mélancoliques ou révoltés qu'avaient appréciés ses amis surréalistes en particulier Robert Desnos. Je reparlerai probablement de lui.
Escapade à Port-Navalo
Sachant que cet été là, Henry et Youki passaient leur été à Port-Navalo dans la maison que leur prêtait un ami - que Robert Desnos avait désigné comme légataire universel -, je souhaitais leur rendre visite.

J'osai m'en ouvrir au père supérieur de l'École Albert-de-Mun où je travaillais comme pion et que j'accompagnais l'été à La Bernerie. Non seulement il m'accorda quelques jours de congé, mais me prêta le fourgon Peugeot de l'Ecole pour mon escapade.

Imaginez ma joie.

Une joie d'autant plus forte que le père Ancelle autorisa également Jean Maboul qui en mourait d'envie, à m'accompagner dans ce périple.

Le golfe du Morbihan n'est guère éloigné de la Bernerie, mais notre voyage fut plein de surprises et d'imprévus.

Un jeune homme d'aujourd'hui ne saurait imaginer la joie, le bonheur, la jubilation que représentait pour un garçon de notre génération de partir dans la nature, libre, au volant d'une voiture !

Je me souviens très bien de ce périple dans cette Bretagne pauvre, encore belle et sauvage.

Quelques images indélébiles restent gravées dans ma mémoire: les femmes en costume et coiffe de dentelles, le parler à la fois harmonieux et rude des habitants, les gamins jouant et gambadant nus sur les tas de fumier et les flaques de lisier, la navigation à la godille ou à la voile des marins pêcheurs. Les moissonneurs armés de faucilles, les laboureurs derrière l'attelage à bœufs, le battage des cérales au fléau, les marchés colorés avec leurs étalages de fruits de mer et de beurre rance.

Sur le bac de Saint-Nazaire, j'ai retrouvé un de mes camarades du Collège de Genève. Un garçon bien peigné, bien élevé, bien habillé, qui faisait son droit et suivait le droit chemin. Origine: bonne famille bourgeoise calviniste, possédante et cossue.

Au Collège, nous avions sympathisé, sans plus. Ici, durant la demi-heure de traversée je me sentis à des années-lumière de ce que ce jeune homme BCBG représentait. Notre conversation banale à pleurer s'en ressentit. Nous n'avions strictement rien à nous dire.

Pourtant, nous avions étudié les maths et le latin, le grec et l'allemand, nous avions participé en commun aux voyages de classe en Sicile, à Munich, à Vienne sous la houlette de nos maîtres.

Là, nous étions devenus étrangers l'un à l'autre, des êtres que même les souvenirs communs ne parvenaient pas à réunir.

A St Brévin-les-Pins, nous nous sommes quittés, mon ancien condisciple à bord de son élégante voiture, Jean et moi à bord de notre fourgon. Nous avons pique-niqué dans la jolie pinède, parmi les villas inoccupées et le parfum balsamique qui se mêlait à l'odeur forte des varechs en décomposition au soleil.

Curieux de tout, nous avons fait une incursion en Brière, ce marais étonnant plein d'oiseaux, de braconniers, de petits personnages pittoresques vivant hors du temps, dans un autre monde. Plus loin, à La Roche-Bernard, nous avons traversé la Vilaine sur le pont militaire improvisé par les pontonniers de l'armée, en attendant la recontruction de l'ouvrage d'art détruit.

Et puis, nous sommes entrés dans cette Bretagne profonde et magnifique, le pays des elfes, des korrigans et des fées, ce pays qui a certainement changé davantage au cours des cinquante dernières années que durant les vingt siècles qui ont précédé le nôtre.

La Bretagne des paysans pauvres et des pêcheurs misérables, des chaumières émouvantes et des châteaux aux châtelains déchus, est devenue au fil des ans un pays riche, à la population aisée, aux terres polluées, aux rivages ravagés par l'urbanisme.

Mais passant de l'extrême misère à la richesse, ce magnifique pays perdit son âme fière, ses nobles traditions. Les siècles avaient façonné cette terre riche en petites parcelles bordées de haies et de fossés qui coupaient le vent et freinaient l'érosion.

Les Bretons étaient fiers, pauvres, intelligents, travailleurs et buveurs. Ils avaient le sens de l'amitié, de l'hospitalité, de la fête. Un ami breton était un ami durable.

Le Golfe du Morbihan
Je me souviendrai toujours de mon arrivée sur le Golfe du Morbihan, de la lumière dorée, des nuages étincelants, du bleu scintillement de l'eau s'écoulant lentement au rythme des marées entre des îles de rêve.

Youki et Henry séjournaient dans une magnifique maison d'armateur se dressant sur le port. En ce temps-là la Bretagne n'attirait pas encore le tourisme populaire et l'invasion hideuse de la masse de vacanciers.

Henry Espinouze : Port Navalo
Quelques riches Parisiens y possédaient une résidence d'été. Quelques rares férus de voile y ancraient leurs yachts, des amateurs de pittoresque se promenaient à pied ou à bicyclette. Connue et appréciée par les artistes pour son air vivifiant, la beauté de ses ciels et de ses paysages, la Bretagne se méritait.

Lorsque j'arrivai à Port-Navalo, Youki et Henry y séjournaient déjà depuis une bonne quinzaine. Comme à Paris, ils avaient fait de nombreuses connaissances, tutoyaient les pêcheurs, le boulanger, les marchands de vin et tenaient table ouverte.

Youki se promenait peu mais aimait à se baigner même si l'eau était glaciale. Avec Henry nous fîmes de longues randonnées le long des côtes déchiquetées empruntant le chemin du douanier ou coupant à travers les landes fleuries, découvrant des hameaux pittoresques, aux toits de chaume, abritant dans leurs masures en ruines de pauvres hères abrutis par l'alcool et la misère.

Le voyageur d'aujourd'hui aurait peine à imaginer ce qu'était alors la Bretagne, l'absolu dénuement de la plupart de ses habitants, la rudesse de leurs mœurs et l'inconfort tragique de leur vie.

Je me souviens de notre escapade au Logeo, de mon coup de foudre pour ce petit port dont plusieurs maisons de pêcheurs était à vendre. Je me souviens de l'une d'entre elles dont l'affiche du notaire annonçait le prix : 200 000 F. anciens d'alors ou 2000 F lourds. Moi-même, jeune homme fauché, j'aurais pu l'acquérir !

L'œil acéré d'Henry discernait dans la nature autour de nous des choses que je ne voyais pas. Il croquait d'un coup de crayon précis, d'un trait sûr, le hardi escarpement des côtes, le vol fou des oiseaux de mer, la subtile harmonie des constructions, la caresse du vent sur les genêts, la beauté impitoyable et nécessaire des navires de pêche reliés à leur corps mort ou échoués à marée basse sur les hauts fonds.

Gavrinis
Le dimanche, très tôt, un caseyeur nous emmena sur le golfe Henry et moi, lever ses casiers et, après la pêche quasi miraculeuse, nous fit découvrir une île dont il nous proposa de visiter le trésor.

C'est ainsi que je fis la connaissance de Gavrinis. Après que notre ami pêcheur nous eut dégagé l'entrée du tumulus et nous eut invités à le suivre en rampant sur le sable d'une galerie souterraine, me voilà foudroyé de bonheur en découvrant à la lueur d'une torche, les étranges bas-reliefs gravés dans la pierre conduisant vers une vaste chambre au cœur du tumulus, ornée elle aussi de signes et de symboles.

Le coup de cœur que je ressentis lors de cette visite représente l'une des plus fortes émotions artistiques de toute ma vie.

Ni Stonehenge, ni le Sphinx ou les Pyramides d'Égypte, ni Delphes, la Joconde, le Parthénon ou le Colisée de Rome ne m'ont ému à ce point.

Cette première visite à Gavrinis fut un des instants les plus forts de ma vie.

Henry Espinouze ressentit lui aussi la fascination de cette beauté et l'énergie énorme qui se dégageait de cette construction dont des spécialistes estiment qu'elle remonte au IVe millénaire avant notre ère.

Non loin de là, près d'une autre île, notre caseyeur nous montre les vestiges à fleur d'eau d'autres constructions très anciennes et nous dit qu'il a quelques années il avait arraché de la vase en remontant son ancre, des poteries, des ferrures et des outils de bronze dont un archéologue amateur lui avait dit qu'ils dataient du temps des Venètes.

En retrouvant Youki devisant sagement avec Jean Maboul, buvant du gros rouge, fumant des Camel et caressant Pipo, j'eus la sensation bizarre de revenir d'un autre monde.

St-Cirq-Lapopie
C'est chez Georgie et Jany Rossignol que je fis la connaissance de France, de Bernard de Carsalade, de Lauranne Denarié, de Wicki et Martin de Hauteclaire et de quelques autres.

Jany, Georgie et leur frère étaient originaires de St Cirq Lapopie cette charmante cité moyenâgeuse du Lot chère à André Breton. (J'avais accompagné un jour Youki et Henry chez Breton, depuis Belvès où nous étions en vacances, à bord de la voiture de l'incontournable Roland Massot, et j'avais passé des heures inoubliables en leur compagnie à écouter l'échange de leurs souvenirs).

Henry Espinouze : St-Cirq-Lapopie

Louis Lhermine : le Mécène
A Albert de Mun, je fis la connaissance de plusieurs amis qui comptèrent dans ma vie. Notamment Christian Durieux fier de son origine corse et Claude Colomer, natif du Roussillon, fier de sa Catalogne. Tous deux jeunes enseignants, diplômés, ils aimaient leur métier.

Parlant ensemble de nos amis, de nos amours, de nos relations, de nos passions, j'en vins à évoquer Henry Espinouze, peintre né à Perpignan.

Colomer me présenta à son oncle, un certain M. Pauc, amateur de peinture et collectionneur de tableaux. Selon son neveu, pour enrichir sa collection personnelle à moindres frais, M. Pauc s'adonnait au "courtage". Cela consistait à placer des tableaux chez des collectionneurs, contre une légitime rétribution.

Henry Espinouze : Ciel d'orage sur le Périgord
Ce M. Pauc avait parmi ses relations d'affaires un M. Louis Lhermine, dynamique et sympathique industriel du Nord, fabricant de machines textiles, qui ne connaissait rien à la peinture mais souhaitait devenir collectionneur et en acquérir. M. Lhermine avait ses somptueux bureaux dans un immeuble d'angle de la place de la Madeleine et de la rue Royale, dont les fenêtres ouvraient sur la façade de l'église et sur l'obélisque de la Concorde. Un jour, j'entraînai Colomer et son oncle rue Mazarine, chez Youki et Espinouze, et leur fis découvrir la beauté de sa peinture.

Pauc se mit à fréquenter assidûment la rue Mazarine et, de fil en aiguille, conseilla à Louis Lhermine d'acquérir quelques toiles d'Henry.

Youki, Henry, M. et Mme Lhermine sympathisèrent et, durant quelques années, Espinouze put vivre et travailler dans une discrète aisance grâce aux subsides de l'industriel-mécène.

Pour lui permettre de bénéficier de la sécurité sociale, il l'embaucha comme dessinateur, lui payant un modeste salaire, recevant en échange, chaque mois, dessins et tableaux qu'il affichait dans ses bureaux.

Par l'entremise de M. Pauc, Louis Lhermine organisa pour son protégé, une première exposition chez Jean de Ruaz, commissaire priseur, qui présidait à une galerie renommée de la rue Saint-Honoré. Puis une seconde chez Bernheim.

Pauc avait incité Louis Lhermine à s'intéresser à un autre peintre totalement inconnu qu'Espinouze (toujours généreux) lui avait présenté, une sorte de vagabond qui "yoyotait de la touffe" mais au talent prodigieux : Fikret Moualla (1903-1967).

Fikret Moualla
Cet artiste, d'origine turque, peignait d'admirables gouaches sur le zinc même des bistrots du quartier latin et de Montparnasse où, vivant en vagabond, il avait ses habitudes.

On le voyait chaque matin chez le père Fraysse, rue de Seine, pour le coup de rhum, à la Palette ou aux "Méchants" pour le muscadet. Vers midi il avait son ballon de beaujolpif et son sandwich assurés au Bar-Tabac de la rue de Buci.

Il vendait ses gouaches pour trois francs six sous aux buveurs amateurs, ou, en cas de refus, les échangeait au patron contre une bouteille de gros vin qui tache. Car notre rapin mangeait peu, buvait sec et une fois ivre entrait dans de terribles colères, à la limite du delirium tremens. Mais quel talent! Espinouze et Bob Giraud n'en revenaient pas !

Fikret Moualla : Sur la plage
Louis Lhermine se laissa guider et s'enticha de sa peinture. Avec l'aide et la complicité de Pauc, il s'efforça de civiliser un peu le bonhomme, de mettre un peu d'ordre dans sa vie. Il lui trouva un logement décent, lui donna de quoi vivre en échange de quelques gouaches, mais l'artiste était réfractaire à toute civilité !

Invité dans une soirée ou bien au restaurant, il lui arrivait de tout casser ou de grimper sur une table et de déféquer publiquement sur la nappe, le pantalon rabattu sur les mollets! Redoutable... mais génial !

Afin d'éviter tout esclandre lors des vernissages des expositions organisées par Pauc et son mécène, chez Jean de Ruaz, rue Saint-Honoré puis chez Bernheim, ils décidèrent de l'éloigner de Paris.

Louis Lhernine lui offrit des vacances dans un hôtel trois étoiles du midi, le faisant accompagner par un factotum, à la fois garde-du corps pour veiller au grain et nounou aux petits soins. Mais, son protégé était incorrigible, les incartades et les petits scandales émaillaient inévitablement leur séjour.

Pauc consolait le brave Lhermine qui n'avait pas l'habitude de fréquenter des énergumènes, lui disant : «Moualla est un grand artiste, libre comme le vent, changeant comme le temps, sujet à de grosses colères et à de terribles tempêtes... ses lubies, ses étrangetés, ses folles équipées feront partie de sa légende !»

Les deux magnifiques expositions eurent, comme on dit, un succès d'estime sans plus. Ce fut là toutefois que Dina Vierny, célèbre galeriste de St Germain-des-Prés amie de Pauc, découvrit l'œuvre profondément originale de Moualla et s'y intéressa.

Ce fut au cours du dernier de ses séjours dans le midi qu'une "négrière" mit le grappin sur lui comme elle avait déjà tenté de le faire avec Bernard Buffet.

Dès lors la récréation fut terminée pour l'artiste. Finies les excentricités, la liberté, la joyeuse folie de peindre ce qui lui passait par la tête. Le pauvre Moualla mis sous cloche dut se plier au délire productif, reproductif, perdant toute spontanéité, ficelé, ligoté par la stryge qui le gouvernait.

Contraint de peindre à la chaîne ses dix-douze gouaches par jour, invité à brosser des peintures à l'huile, exercice dans lequel il ne se sentait pas à l'aise, Moualla sombra peu à peu dans une profonde mélancolie et dans la maladie.

Pour l'amateur de bonne peinture, la rupture entre les deux périodes est flagrant. Comme l'irruption de Lucie Valore dans la vie d'Utrillo avait fait d'un peintre spontané un banal et pâle copiste de l'artiste d'avant.

L'échange de bons procédés entre Lhermine et Espinouze se poursuivit durant quelques années à la satisfaction des deux parties. Mais, dans ce monde tout évolue très vite. L'industrie textile qui représenta l'une des richesses de la France périclita car, des pays pauvres où les salaires restaient misérables fabriquèrent des tissus à meilleur marché qu'en France.

Les machines françaises aussi perdirent de leur prestige, et Louis Lhermine qui n'avait, semble-t-il pas vu venir à temps le danger mortel de la délocalisation de l'industrie textile, subit un revers de fortune, qui le obligea à mettre la clé sous la porte de son entreprise et le contraignit à licencier Henry.

Mais il avait acquis plusieurs centaines de ses œuvres. Parmi lesquelles deux magnifiques portraits de ma compagne Lise qui avait posé pour Espinouze et que j'aimerais bien retrouver ! Louis Lhermine avait également acquis plusieurs centaines de gouaches de Moualla.

Aujourd'hui, nous sommes en 1996, souhaitant écrire une petite vie d'Henry Espinouze et établir un catalogue raisonné de son œuvre, je téléphone à Mme Lhermine qui me dit que j'arrivais trop tard. Ne pouvant conserver sa grande maison du Vésinet elle s'était repliée dans un appartement, contrainte de vendre une partie de son mobilier et de se séparer de la plupart des œuvres d'Espinouze et de Moualla qu'un marchand de tableaux venait de lui racheter pour une bouchée de pain.

Jacques de Ricaumont

ricaumont

Ce fut Youki, - encore elle - qui me fit connaître Maryse Choisy, une femme sortant de l'ordinaire. Amie de Jacques de Ricaumont, un sympathique "déserteur du chemin des dames" qui présidait aux réjouissances du Tout-Paris bien pensant, Maryse souhaita l'épouser.

Maryse était une jolie femme énergique, dynamique, qui avait parcouru le monde et connu beaucoup de monde. C'était une mine d'anecdotes qu'elle contait avec verve.

Ainsi, avant même que je ne le rencontre, elle me parla de Jacques de Ricaumont, l'arbitre des élégances du Tout Paris intellectuel :

«Jacques était le grand rêve secret de Michel Simon. Un peu avant sa mort, (1975), l'acteur présenta Jacques à sa toute jeune fiancée :

- Jusqu'à toi, Jacques était mon unique passion.

Maryse Choisy prétend que les goûts de Michel Simon étaient ceux de Jules César, qu'il n'avait probablement jamais su quel sexe il aimait davantage.

Lors de leur première rencontre, Michel Simon se tournant vers Maryse lui avait bafouillé la banalité habituelle :

- Vous avez de beaux yeux.

Elle ajoutait :

- Bien qu'il ne fût pas beau, Michel Simon avait beaucoup de charme. Chasse gardée. Je n'allais pas trahir. Michel Simon m'invita :

- Venez chez moi. Vous verrez ma guenon.

Cela déplut à Jacques. Il n'avait jamais cédé à Michel Simon et pour cause, il n'aimait que les jolis garçons glabres mais virils. Mais Ricaumont était comme les grandes coquettes, il n'acceptait pas de perdre un soupirant fidèle.

Maryse: «Quand, à ce point, on a les mêmes goûts, il ne faut pas se marier. Je n'ai donc pas épousé Jacques. Mais il est resté un grand ami.»

Maryse Choisy s'est confiée dans son joli livre: Sur la route de Dieu on rencontre d'abord le Diable.

Jacques de Ricaumont fut durant plus de vingt ans le porte-parole médiatique et l'arbitre des élégances de la bonne société française de droite voire d'extrême droite. Pas de communistes, ni de socialistes, ni même de gaullistes dans son club. Rien que du beau monde bien pensant.

En ces années de décolonisation ses amis étaient tous adeptes de l'Algérie française voire militants actifs de l'OAS.

Ce fut lui qui présida à la fastueuse réception organisée par Potel et Chabaud que mon éditeur Jacques Latour offrit en 1960 à l'occasion de la parution de mon livre La Main Rouge.

Jacques de Ricaumont publia de très beaux ouvrages parmi lesquels l'Éloge du Snobisme au Mercure de France et La Comtesse de Chateaubriand ou les effets de la jalousie chez Robert Laffont. Deux œuvres délicates, ciselées avec art, orfèvrées avec talent, qui devraient rester dans la mémoire de ceux qui aiment la bonne littérature.

Roland Massot
Roland Massot, se disait Catalan et fier de l'être. Ami de jeunesse d'Espinouze Youki l'avait adopté. Assisté de Mlle Sauvagnac, l'expert-comptable de son cabinet, Roland, conseiller juridique célibataire et bohême, dépatouillait gratuitement pour ses amis, toutes les petites tracasseries financières, juridiques et administratives que la bureaucratie et la législation modernes infligent aux pauvres citoyens.

C'était un être profondément généreux et bon, mais excessif en tout. Catalan, originaire du Boulou dont ses parents exploitaient la célèbre source d'eau minérale, Roland Massot était un être entier, farouche, au tempérament de bretteur et d'une immense gentillesse. On pouvait se brouiller avec lui pour un mot. L'éloge flatteur d'un artiste qu'il n'agréait pas le faisait monter comme lait sur le feu. Il aimait à la folie et bafouait à mort.

Roland Massot jeune
Espinouze qui avait passé son enfance à Perpignan le connaissait depuis l'école. Il le surnommait le Savonarole du Yin et du Yang. Pour qualifier les gens sans les vexer, Henry usait de l'expression manichéenne de "oui-oui" et de "glé-glé".

Un jour Roland me traita plus bas que terre, avec toute la roborative impétuosité de sa brusquerie catalane, pour avoir timidement avoué mon admiration pour Picasso. Massot préférait Dali.

« Picasso c'est une merde, c'est rien du tout, c'est un crétin, un copiste, un plagiaire, un vulgaire et abominable corniaud, un destructeur de formes, un nihiliste. Dali, lui, c'est un grand peintre, un véritable artiste, un génie. »

Suivait un panégyrique d'un quart d'heure que venait timidement interrompre Youki, toujours fine mouche, en proposant:

- Mais, si je ne m'abuse, ce sont tous deux des peintres espagnols?

Interloqué, Massot réfléchit avant de tonitruer :

- Picasso est né à Malaga, c'est un Andalou, Dali est né à Figueiras, c'est un Catalan. L'Andalousie ce sont des Arabes, des Maures, des Bougnouls, des Sauvages, des Gitans, des barbares, des mendiants, des ... La civilisation commence à Barcelone.»

Je retrouvais non sans plaisir ces querelles de clocher, de terroir, que j'avais connues en Suisse, entre Welches et Stoffifres, Genevois et Vaudois, (Genevois, quand je te vois, je vois le diable devant moi !).

Montparnasse
Je vivais, comme je l'ai déjà dit, chez l'un, chez l'autre, hébergé, nourri, blanchi par les amis. Gigi m'avait prêté un temps une chambre de bonne rue Delambre, au-dessus du Rosebud, bar à la mode où je croisais Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, sans oser les aborder. Ils étaient odieux, prétentieux et me faisaient un peu peur.

Pour le jeune homme que j'étais, c'étaient des monstres! Sartre était très laid. Il louchait abominablement, à faire peur... A Simone, grande jument maigre au visage de Christ crucifié, il manquait une dent. Mais autour de ce couple bizarre papillonnaient de ravissantes étudiantes d'Outre-Atlantique venues s'initier à l'Existentialisme et quémander des autographes.

Roland Massot, juriste compétent et réputé, ne faisait jamais payer ses amis. Il en avait beaucoup. Il n'était donc pas riche. Il se rattrapait un peu en servant de conseiller et de faire-valoir à des personnages troubles, des tripatouilleurs au petit pied, des promoteurs sans scrupules, des truands des affaires et de la finance qui montaient des spéculations dans tous les domaines juteux.

Lucullus
Ainsi, Massot conseillait-il un certain Luc, alias Pedro, dit Lucullus ou La Ripaille, un petit être d'apparence insignifiante, un peu mal foutu, tordu, bossu, à la mâchoire carnassière meublé de dents brunes tirant sur le noir.

Originaire du Roussillon, Luc spéculait aux Halles centrales qui s'étendaient alors entre le Châtelet, la Bourse du Commerce et l'Église Saint-Eustache. Son domaine exclusif, c'était la tomate. Luc logeait à l'hôtel comme beaucoup de gens, un hôtel minable certes, mais dont il était le propriétaire.

Avec la connivence de membres de sa tribu et de quelques informateurs locaux, il tenait le marché des fruits et des légumes en provenance du Sud-Ouest, pouvant à son gré faire grimper les prix au kilo du simple au double en une nuit. Son astuce : faire bloquer par des complices quelques wagons de tomates sur une voie de garage où elles pourrissaient au soleil!

Il s'intéressait aussi aux premières cerises dont il était capable d'acheter toute la production disponible pour la revendre au prix fort sans oublier d'en faire porter en primeur, une cagette au Président de la République et au premier magistrat de Paris, nouvelle abondamment relatée et commentée par la radio, la presse et les actualités cinématographiques. Après un "coup" réussi qui pouvait rapporter gros, il tenait table ouverte au Pied de Cochon, invitant ses amis, ses complices, quelques jolies ribaudes, des édiles, des policiers, des forts des halles et des truands, pour de mémorables agapes qui duraient jusqu'au matin.

Lorsque les Halles ont été transférées à Rungis, il s'est reconverti quelque temps dans la carambouille, art crapuleux de haute voltige qui consiste à revendre au comptant des marchandises achetées à terme et à filer avec l'argent sans régler son fournisseur à l'échéance.

Il parvint ainsi, en quelques mois, à acheter quelques milliers de veaux anglais, qu'il revendait à moitié prix à un intermédiaire grec qui, par un tour de passe-passe les transformait administrativement en veaux d'origine normande...

Était-ce lui, la Ripaille, qui inventa l'incroyable combine qui consistait à faire tourner en rond, à travers l'Europe, des camions pleins de marchandises à forte valeur ajoutée, pour bénéficier des certificats d'exportation qui permettaient de toucher les subventions européennes ?

La Ripaille ne se fit jamais prendre ni par la douane ni par le fisc. Il se fit doubler stupidement par une de ses maîtresses, en qui il avait toute confiance. Elle alla vider jusqu'au dernier lingot et au dernier dollar les coffres et les comptes numérotés qu'il possédait en Suisse et dont il lui avait imprudement confié les codes secrets.

Ciel touristique (1957)
Roland avait parmi ses clients un certain Raymond Courtauld, un homme d'affaires sympathique mais sans scrupules dont le fond de commerce consistait à acheter à la casse de l'immobilier en déshérence, friches industrielles, pavillons en ruines, immeubles de rapport abandonnés par de petits propriétaires incapables de les réhabiliter.

Courtauld, équarisseur du bâtiment, chassait les pauvres de leurs ruines, désossait les îlots insalubres, réhabilitait sommairement ces taudis grâce à une équipe d'esclaves maghrébins dirigés au fouet par un négrier portugais.

Massot échafaudait le montage juridique nécessaire pour que ces opérations tordues apparaissent le plus légales possibles. Brave homme, d'une honnêteté scrupuleuse, Roland avait honte de donner la main à ces spoliations. Mais il devait survivre, et ses connaissances juridiques, comptables et fiscales étaient son seul gagne-pain.

Il avait installé son cabinet aux Halles, rue Jean-Jacques Rousseau, près de la Bourse du Commerce.

Un jour, il me dit que Courtauld, son client, était en relation d'affaires avec un nabab influent, Raoul Pommereau, un homme considérable, propriétaire d'une affaire d'alcools et de spiritueux, possédant la Suze et une grosse imprimerie.

Les deux hommes d'affaires étaient en train de se planter avec un projet pharaonique que leur avait amené un rêveur : l'édition d'un annuaire français publiant les horaires des lignes aériennes internationales comme l'incontournable Chaix le faisait pour les chemins-de-fer en France.

Ce genre d'ouvrage existait déjà en anglais. Mais, le jeune homme qui leur avait fait miroiter le projet n'avait pas réussi à le mettre sur pied dans notre langue. Le jour où l'annuaire parut, il était déjà dépassé.

Ne voulant pas perdre la face, Pommereau et Courtauld qui avaient mis beaucoup d'argent dans l'affaire, cherchèrent à sortir de cet imbroglio sans trop perdre d'argent.

Roland, qui m'attribuait davantage de talent que je n'en possédais me consulta. Je suggérai de réaliser une revue de Tourisme, axée sur les voyages aéronautiques dont il semblait certain qu'ils allaient se développer. Courtauld et Pommereau trouvèrent que c'était une bonne idée. Mais rendus prudents, ils me demandèrent de la mettre sur pied.

Je n'avais personnellement jamais édité d'autre revue que des bulletins de classe ronéotypés et illustrés de gravures sur linoléum...

Jean Diwo
Massot avait un autre ami, Jean Diwo, sympathique pigiste à Paris-Match, féru d'art, qui voulait devenir écrivain mais qui, pour survivre, pondait ici et là des articles de commande.

Nous voilà Jean et moi, associés dans cette entreprise.

Avec courage et enthousiasme, nous avons fait réaliser quelques maquettes par Henry Espinouze, puis nous nous sommes attaqués au contenu de la revue.

Échaudés par le naufrage de leur "Horaire international", MM Pommereau et Courtault nous dirent simplement:

- Vous êtes jeunes, vous avez des idées, alors faites-nous une bonne revue, nous mettons le papier et l'impression à votre disposition, mais pas question de contrat, de bureaux, de rédaction, de salaires. A vous de vous débrouiller. Nous confierons dix mille exemplaires de chaque numéro aux NMPP et si la mayonnaise prend, nous vous appointerons convenablement.

En 1957, l'Inde fête les 10 ans de son Indépendance, l'État d'Israël aussi. Nous leur consacrons des numéros faits de bric et de broc, surtout de compilation. Nous n'avons pas de budget pour nous rendre sur place et Courtault qui a négocié avec une compagnie aérienne des billets contre de la pub les garde pour lui.

Pour rendre la revue Ciel Touristique un peu vivante, je vais emprunter de magnifiques photos sur l'Inde, rue de Seine, à l'Agence Roger Viollet.

Je les publie, sans autorisation, et patatras, ce qui devait arriver, arriva. Louise Weiss à qui appartiennent ces photos me convoque chez elle, dans son appartement du quai des États-Unis. Sur la revue Ciel Touristique, les photos étaient signées d'un pseudo "della Robbia" autour de l'existence duquel je brodai un conte à dormir debout.

Je ne sais si Louise Weiss me crut ? Certainement pas, mais nous avons très vite sympathisé et cette éminente suffragette, grande voyageuse, aventurière de l'esprit et femme politique qui acheva sa carrière en doyenne du parlement européen, ne porta pas plainte et, au contraire, me fournit matière à plusieurs articles, me confia des photos inédites et me souhaita bonne chance.

Comme d'habitude je n'entretiendrai pas cette relation.

Jean Diwo qui collaborait à Paris-Match connut son jour de chance en 1960 lorsque Jean Prouvost proposa à son équipe la lancement d'un hebdomadaire de programmes Télé. Au sein de la rédaction de Match, l'une des mieux rémunérée de toute la presse française, nul ne se sentit la tripe suffisamment aventureuse pour aller au-devant du casse-pipe probable d'une revue aussi peu prometteuse consacrée uniquement à la télévision, art considéré comme mineur et sans grand avenir.

Jean Diwo qui végétait à la rubrique "Arts", se lança et se dévoua corps et âme, assurant à Télé 7 jours, le prodigieux succès que l'on sait. Jean, que je perdis de vue, devint riche et célèbre. Il roula en Rolls et vécut en artiste dans un palais de fonction.

Il réalisa par la suite, toujours avec le même succès, l'œuvre littéraire dont il rêvait dans sa jeunesse.

Quant à Ciel touristique, ce fut une brève aventure : un numéro de compilation sur l'Inde, un autre sur l'État d'Israël de un seul numéro réalisé sur le terrain : la Belgique, dans le bourbier et les échafaudages de ce qui sera l'Exposition Universelle de 1958.

Notre revue sombra après la parution de quatre numéros.

Pourtant, plusieurs rubriques furent reprises par des organes mieux structurés: les "bonnes adresses" dans chaque ville. Pour cela, j'avais eu la chance de faire la connaissance du rédacteur de la revue Icare qui recueillait pour moi les bonnes adresses d'étapes aux quatre coins du monde, que se refilaient de bouche à oreille les équipages. Une autre bonne ouverture découla de cette aventure. Mais j'en reparlerai peut-être !

Brunoy
Mme de Ruaz la propriétaire, était la veuve du peintre Émile de Ruaz qui connut une certaine notoriété vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle.

Son beau-frère, Jean de Ruaz, tenait une galerie de peinture cotée rue St Honoré à Paris, dans laquelle, étrange coïncidence, Louis Lhermine avait organisé, dans les années 50, une superbe exposition consacrée à Henry Espinouze.

Mme de Ruaz sous-louait une partie de sa maison à Mlle Mangin, ancienne institutrice, qui survivait en dactylographiant des actes pour un notaire. Celle-ci, me sous-louait le charmant atelier du peintre qui ouvrait sur le parc.

Une jolie fresque d'Émile de Ruaz décorait le dessus de la monumentale cheminée de cet atelier. Au cours de mes explorations je découvris d'ailleurs dans le sous-sol de la cave de Mme de Ruaz quelques toiles de ce peintre, des armes anciennes, des sabres de Samouraï que la vieille dame me donna volontiers. Youki et Henry vinrent un jour m'y rendre visite à bord de la voiture de Massot.

Belvès
Je passai deux étés de suite chez Youki et Henry à Belvès. Ils y avaient loué à l'année une vieille maison avec jardin, dans la rue du Barry. A chaque fois c'était le fidèle Roland Massot qui nous transportait dans sa voiture, avec force bagages, Bouffi et Pipo !

La route était joyeuse. Un voyage à travers la France profonde était alors une aventure pleine d'imprévus.

Une année Lise fut du voyage et Henry en profita pour brosser deux superbes portraits de ma compagne. Les journées étaient fastes, faites de visites aux châteaux de la région, Sarlat, Montpazier, promenades, siestes crapuleuses, séances de bistrot, cueillettes de champignons, visites d'amis célèbres ou inconnus... Henri Jeanson, Galtier-Boissière, Daniel Dreuil, Mme Cantamin...

Nous n'avions ni radio, ni télévision, mais les veillées étaient chaleureuses et les conversations allaient bon train.

Chaque matin, Youki m'envoyait faire quelques courses : pain et croissants chez le boulanger et, chez le boucher, deux kilos de moût de veau qu'elle se mettait à débiter en lanières à l'aide d'une grosse paire de ciseaux rouillés pour alimenter les chats du voisinage qui accouraient par dizaines !

Henry dessinait, peignait, sculptait, modelait de superbes figurines en terre cuite. Youki buvait, paressait, jardinait, alimentait la conversation.

Henry Espinouze : La reine de citrouilles
Avec les années, Youki s'était empâtée et finit par ressembler à Colette à qui j'avais rendu visite rue Montpensier. Henry loup maigre était fasciné par les "grosses" qu'il peignait avec bonheur. Il a laissé quelques magnifiques portraits de femmes fortes, aux ventres obscènes, aux seins tombants...

Belvès était une petite cité forte dressée entre ses murailles, pleine de mystères et de merveilles. C'était la cité d'Isis. Durant des siècles, des initiés entretinrent le culte à la déesse dans les catacombes de l'antiqué cité, comme nous le racontait le peintre Kikoïne en nous emmenant visiter les souterrains de la petite bourgade médiévale. Il prétendait que des cérémonies secrètes s'y déroulaient toujours, à date fixe, réunissant des pélerins venus des quatre coins de l'hexagone et d'ailleurs adorer la mystérieuse déesse.

Un jour, il nous conduisit Henry et moi dans le dédale de galeries taillées dans la roche vers une salle ronde où trônait une sculpture étrange, de facture naïve, représentant une divinité noire aux yeux flamboyants.

Plusieurs années plus tard, vers 1982, à la Librairie Les Muses du Parnasse, que je tenais avec Carole, un auteur inconnu, un certain M. Guasco, nous proposa à la vente un petit ouvrage autoédité : Belvès ou Isis dévoilée. Par expérience, Carole et moi savions que les ouvrages laissés par des auteurs inconnus ne se vendaient pas, même présentés en vitrine.

Or ce petit ouvrage représenta l'exception, les 5 exemplaires laissés sur place furent vendus en quelques jours et l'auteur disparu sans laisser d'adresse ne vint jamais réclamer le produit de la vente !

Déménagement


Un jour l'appartement de la rue Mazarine fut mis en vente par son propriétaire et racheté par un certain M. Piéchaud.

L'acquéreur proposa de reloger Youki et Henri dans un de ses appartements rue Falguière certes d'une surface plus modeste mais disposant d'un meilleur confort. L'échange fut accepté mais le déménagement fut terrible !

Hôpital Broussais


Espinouze qui fumait beaucoup et buvait encore davantage finit par tomber malade. Diagnostic : cirrhose du foie. Le bon Dr Schwartz le fit hospitaliser à l'hôpital Broussais où il le confia aux meilleurs médecins tout en venant chaque semaine lui rendre visite.

J'accompagnai Youki.

Si Henry fut sauvé et remplaça désormais le vin rouge par le Coca-Cola, au début des années 60 ce fut au tour de Youki de tomber malade. Si Dieu me prête vie, je vous conterai sa fin pathétique parmi d'autres épisodes vécus dans ce petit monde d'amis et d'artistes aujourd'hui pour la plupart disparus !


 
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