ÉCOLE DE PARIS

HENRY ESPINOUZE

(1915-1982)
Zazie
Autoportrait à l'oiseau

Rue Mazarine

Henri Espinouze et sa compagne Youki Desnos-Foujita furent parmi les premières personnes que je rencontrai à Paris.

Cette rencontre eut lieu au bistrot "Les Méchants", situé au coin de la rue Mazarine et de la rue Guénégaud. On le nommait ainsi parce que le couple de loufiats passait sa vie à s'invectiver et à se frapper, avec une grande jouissance et une violence extrême, pour la plus grande joie des clients pour lesquels c'était devenu une attraction. 

Les badauds voyeurs, un peu sadiques y allaient comme on assiste à un combat de coqs. Youki et Henry y venaient en voisins, par curiosité : ils aimaient le vin rouge et les originaux. 

C'est donc là que je fis leur connaissance, un soir de 1950, en présence de Jacques Yonnet et de Jacques Arnal.

Youki et Henry demeuraient à deux pas, rue Mazarine, dans un vaste et étrange appartement sombre, où Youki avait vécu des années lumineuses auprès du poète Robert Desnos.

Autres résidents, Pipo, le seigneur de la maison, vieux chien sans âge et sans race, affectueux, serein, couvert de puces et Bouffi, un chat énorme et majestueux.

La Reine des Citrouilles
La Reine des Citrouilles
(Terre cuite)

Le bureau-atelier de Robert Desnos
Henry vivait dans le vaste atelier-bureau à mezzanine de Robert Desnos donnant sur la rue Mazarine. La pièce, comme tout l'appartement d'ailleurs, conservait avec précaution un demi siècle de poussière.

Elle était tapissée de bibliothèques croulant sous les livres et de dossiers à sangles. Partout des tableaux, des dessins, des sculptures, des bibelots entassés sans ordre ni précaution. 

Né à dans une famille originaire de Belvès, (Dordogne), Henry était le fils d'un célèbre ophtalmologiste de Perpignan qui se ruina à entretenir les onéreux caprices de l'un de ses enfants.

Je l'ai rencontré à l'hospice de Belvès où il connaissait avec son épouse une fin de vie d'une extrême modestie. J'en garde un souvenir ému. On eût dit Philémon et Baucis, deux êtres tendres, frêles, fragiles, diaphanes. Ils avaient conservé la bonté, l'humour et la courtoisie de leurs années fastes et  cultivaient l'à-propos jusque dans ces jours de redoutable et triste vieillesse.

Henry, né en 1915 si je ne m'abuse, avait passé une enfance heureuse et choyée à Perpignan. Il n'avait pas fait de longues études mais par ses fréquentations et ses lectures, il avait acquis une culture vaste et originale.

Désarmé face à la vie, iI ne savait que dessiner, peindre et écrire. Ami de Dali, de Charles Trénet, de Louis Amade, d'Yves Tanguy, de Roland Massot et d'autres artistes plus ou moins célèbres, il fréquentait Pablo Cazals, le sculpteur Brancusi et André Héléna. Les œuvres de Nietzsche figuraient parmi ses livres de chevet. C'est Henry qui m'initia à l'œuvre du poète-philosophe de Sils-Maria (c'est ainsi qu'il l'appelait), à Hölderlin et à Rainer-Maria Rilke. Il me fit cadeau de "La Volonté de Puissance", en deux volumes, illustré par ses soins.

La Ronde
La Ronde

Henry flirte avec le surréalisme
Espinouze avait eu le bonheur et le privilège de peindre durant quelques mois auprès de Salvador Dali, époque où, flirtant avec le Surréalisme, il peignit quelques toiles majeures dont le fantastique "Viaduc à l'édredon" que mon ami Isidore Lopez racheta à l'hôtel Drouot, tableau échoué là, après une étrange aventure.

Espinouze eut la chance d'échapper à la guerre. Pour lui, cette période tragique se passa en Corse, à jouer aux cartes, à courir les filles, à éviter d'être transféré dans une unité combattante...

A la Libération, il vivota à Paris, proposant aux innombrables galeries qui éclosaient un peu partout, des toiles dont personne ne voulait.

L'époque était cruelle pour les peintres restés libres, n'acceptant pas de se soumettre aux ukases de la dictature culturelle qui s'instaurait dans tous les domaines.

De somptueuses peintures sous les bras, il connut toutes les avanies et les rebuffades que pouvait connaître un peintre rebelle.

Un jour, un riche esthète américain fut séduit par la peinture d'Henry et lui donna sa chance.

Il acheta une vingtaine de ses tableaux, - en fait toute la série des Empereurs romains, - qu'il exposa dans un magnifique café-caveau de l'Ile Saint-Louis qu'il avait acquis pour régaler ses amis et servir d'écrin à sa collection.

La presse fut convoquée, le Tout-Paris défila dans le caveau qui devint pour quelques mois un haut-lieu à la mode, où les snobs devaient absolument se montrer pour exister. Quelques plumes hardies mais sans influence vantèrent les mérites du jeune génie mais aucun marchand de tableaux sérieux ne voulant risquer les foudres de la mafia intellectuelle, ne se présenta pour le lancer. 

Youki
Youki
Youki, rue Mazarine, devant le portrait de Desnos par Labisse

L'engouement du mécène ne dura hélas qu'un temps. Henry retourna à la bohême impécunieuse qu'il avait quittée le temps d'un feu d'artifices. 

Pessimiste mais beau garçon, il passait d'une fille à l'autre, d'un garçon l'autre, jusqu'à ce qu'il rencontre Youki.

Youki avait été l'épouse de Foujita puis la compagne du poète surréaliste Robert Desnos.

En 1945, Youki avait 43 ans. Belle femme élégante, reçue par le Tout-Paris à la mode, Youki apporta à Henry le gîte et le couvert. Elle lui offrit l'aile protectrice d'une mère poule. Peut-être l'étouffa-t-elle. Pour le comprendre, il faut lire ses Confidences, un livre passionnant sur cette époque curieuse.

Youki fumait quatre paquets de cigarettes par jour et buvait quatre litres de vin rouge en lisant, devisant, caressant Pipo son chien ou son chat Bouffi (un seigneur de goutti_re pesant au moins 4 kilos).

Elle connaissait beaucoup de monde. Tenait salon chez elle, un salon bohême, ouvert à tout le monde.

Youki et Henry survivaient de la vente des trésors artistiques accumulés par Foujita et Robert Desnos.

L'Homme
L'Homme

Un être d'exception
Henry Espinouze fut sans conteste l'un des personnages les plus intelligents, les plus talentueux, les plus attachants que j'aie connus.

Il m'a beaucoup appris, je lui ai même beaucoup pris.

Il écrivait superbement, dessinait comme un dieu et peignait admirablement, avec une déconcertante facilité, comme on respire. Bien que peu connue, son œuvre restera sans conteste l'une des plus importantes du vingtième siècle.

Il buvait beaucoup, accompagnant Youki dans ses libations quotidiennes, mais tenait beaucoup moins bien l'alcool qu'elle.

Henry était une encyclopédie vivante. Il possédait un goût très sûr. Collectionneur de lieux, de personnages, comme je le suis devenu moi-même - par imitation -, il ne collectionnait pas les objets, ni même les peintures, les sculptures, les œuvres d'art en général. Il collectionnait les êtres et les situations.

Une expédition peu banale
L'Ange
Ange

Je me souviens d'une expédition-flânerie en sa compagnie dans la rue Falguière où curieusement il habitera quelques années plus tard.

Le quartier était en friche, peuplé de petites gens, mais gardait cette beauté surannée que l'on retrouve dans les photos de Doisneau.

A un moment donné, il me fit entrer dans une cour entourée de bâtiments de bois, encombrée de monceaux de pavés, de blocs de pierre. C'était un entrepôt servant jadis d'atelier et de réserve aux tailleurs de pierres piémontais de la Ville de Paris.

Ces saisonniers, renommés pour leur savoir-faire et leur frugalité, vivaient sur place, sans confort, travaillant jusqu'à quinze heures par jour.

L'endroit était désert, seuls quelques chats et les chiens errants du voisinage s'y donnaient rendez-vous.

Je me demandais pourquoi Henry m'emmenait là. Je ne voyais rien ici que de banal.

Devant un amoncellement de pavés, il se pencha et, manipulant quelques pierres, les encastrant avec une virtuosité extraordinaire, il fit, en quelques instants, de ces vulgaires cailloux, une magnifique sculpture...

Un peu plus loin, il me dit :

"Je vais te montrer un trésor, tu n'en parleras à personne, c'est trop beau, tu vas voir..."

Belvès la fantastique
Belvès la fantastique

Au fond de la cour, derrière un bâtiment réservé jadis à la taille, apparut un bizarre édifice de plusieurs mètres de haut, fait de barres de pierres sèches, longues de plusieurs dizaines de centimètres, voire de plus d'un mètre.

Il y en avait des centaines, pesant très lourd.

Me précédant avec assurance entre ces murailles, il me conduisit à travers une sorte de labyrinthe, au cœur du dédale pétrifié.

Là, dans un endroit ressemblant à une décharge, il souleva quelques vieilles bâches pourrissantes, retira quelques épaisseurs de branchages et de feuilles mortes avant de me dévoiler, gisant dans la poussière, quelques sculptures étranges et magnifiques.

Des têtes de femme, à peine ébauchées, aux visages splendides, au bout de longs cous émergeant de la pierre brute.

Le divin Modigliani avait travaillé là avec les carriers, ses compatriotes, sculptant ces merveilles dans les blocs servant à border les trottoirs parisiens.

Plus tard, dans les années 50, un autre sculpteur, sans aucun talent mais dévoré d'ambition, viendra puiser ici, les mêmes bordures de trottoir, qu'il disposera savamment en quinquonce. Il trouvera quelques critiques complaisants, faisant la pluie et le beau temps dans les gazettes, pour baptiser "œuvres d'art", ces désordres.

Il est vrai, je le conterai peut-être un jour, que ce fut Gigi, le sublime sculpteur de Bergiola Maggiore, qui dégrossit les blocs de marbre qu'Arman était trop paresseux ou incapable de travailler lui-même, ébauches que ce nabot de l'art moderne eut l'impudeur d'exposer telles quelles !

Le bistrot du père Jules
Promenade à bicyclette
Promenade à bicyclette

Non loin de là, un café sympathique et crasseux offrait aux miséreux du quartier, aux rapins faméliques, aux clochards, aux filles à quatre sous le refuge d'une intimité débordant de chaleur humaine.

Le patron, le père Jules, un Auvergnat bon comme le bon pain, au visage en bois d'olivier taillé à coup de serpe, ne savait refuser un bol de soupe, un verre de vin, un plat mijoté à "ses artisses" au grand dam de son épouse bougonnante et un peu pingre, qui traitait les artistes de feignants, mais réservait sa tendresse aux filles perdues, aux traînées dont elle adoucissait la détresse.

Le père Jules et Solange exploitaient ce débit de boissons, bois et charbon" depuis l'après-guerre de 14/18. Le fonds de commerce avait appartenu au père de Jules, venu à pied de St Flour à la fin du XIXe siècle, travailler à Paris.

C'était l'époque heureuse des natures solides, des constitutions robustes, des volontés fortes.

C'est grâce à son opiniâtreté, à son travail acharné que Mathieu, le père de Jules, put s'installer cafetier, après avoir durant quinze ans porté sur son dos des tonnes de bois et de charbon dans des immeubles sans ascenseur, monté des seaux d'eau chaude aux petits bourgeois du quartier.

Jules, fils de Mathieu, avait la passion des "artisses". Il eût aimé lui aussi peindre d'après nature, dessiner les "jolies filles", croquer sur le vif les scènes picaresques qu'il observait de son comptoir.

Chez Jules, les rapins mangeaient soit "à croume" soit "à la croûte". (A crédit ou contre un dessin ou un tableau). Il était leur providence.

Dans sa réserve de bois et de charbon, jusque dans sa cave, s'entassaient les innombrables toiles de ses obligés, sans discrimination.

Vers la fin des années quarante, il en possédait des centaines.

Autoportrait
Autoportrait

Un bar louche
Après la mort de Jules, Solange maintint son commerce à flots, cahin, caha. Elle s'acoquina avec Angelo, un Corse flemmard comme une couleuvre et méchant comme une teigne.

Une fois installé dans les murs du café, il en chassa les rapins et les clodos, sélectionna parmi les tapineuses les plus fraîches ou les plus aptes à devenir des "gagneuses".

Le bistrot de Falguière vira à l'établissement louche, un bar à redresse, un mauvais lieu où les mauvais garçons venaient se restaurer et parler de leurs affaires, avant de siroter des alccols fins en tapant le carton.

Le "rade" devint plus misérable encore qu'avant, du temps où Jules veillait au grain.

Bistrot sans confort, la crasse et la poussière s'y accumulaient depuis cent ans. Les WC ouverts à tous vents, étaient un simple coffre de bois à deux trous placé au-dessus d'une fosse rarement vidangée. Des sortes de cagibis à clair-voie, sorte de clapiers où le grand père élevait des lapins et des poules, servaient de réduits de passe. Seul luxe, un broc d'eau en fer émaillé et une serviette que la souillon de service changeait une fois par jour.

Les filles les moins attrayantes y taillaient des pipes, à la chaîne et à genoux, sans la moindre hygiène.

Bertha
Claude de Burine
ll y avait parmi elles une grosse fille joviale et généreuse qui chantait à merveille les rengaines anciennes : Bertha. C'était un cas ! Elle exerçait son sacerdoce de suceuse émérite sans le moindre dégoût. Très recherchée par certains vicieux délicats et comme modèle par quelques peintres, Bertha qui n'avait plus de dents, vivait de foutre et de vin rouge.

Les Arabes et les Chinois l'adoraient. Il y en avait qui lui confiaient leurs bijoux de famille à toiletter plusieurs fois la semaine. Bertha avalait tout. Plus il y en avait, plus elle était contente.

Plus son client était "culotté", sentait l'homme, plus elle aimait.

Henry qui me racontait son histoire connue de tout le quartier, affirmait que certains vicelards de la haute, venaient s'encanailler ici, en semaine, proposant leurs vits à la toilette de Berthe et leurs fesses à ses "feuilles de rose".

Avec le règne de Solange et de son Corse, les "artisses" chers à Jules furent bien oubliés. Les centaines de toiles aussi.

Un chineur érotomane

Oubliées jusqu'au jour où, qu'un chineur venu confier son zob à la bouche de Bertha s'égara dans l'ancienne réserve du père Jules et y découvrit la caverne d'Ali-Baba.

Il proposa à Solange de la débarrasser de ce fourbi ce qui lui permettrait d'installer une chambre de passe plus confortable pour ses éminentes pratiques.

Elle y consentit après avoir demandé l'avis au Corse qui haussa les épaules en signe d'acquiescement.

Le chineur érotomane alla louer un tombereau à la halle aux chevaux et emporta la collection de Jules en une vingtaine de charretées, tant il y avait de "fourbi" dans la cave et les réserves.

Il trouva même, enfouies sous les croûtes, dans le sable de la cave, quelques bouteilles de vin de Montmartre, de Montparnasse, de la Montagne Ste Geneviève datant du siècle dernier, rarissimes reliques des vignobles parisiens,  très recherchées par les œnophiles.

La branleuse du boulevard Montparnasse
Goya
Au cours de nos promenades, Henry m'invita à boire un café à la terrasse du Sélect, face à un banc du boulevard Monparnasse situé entre la Coupole et la Rotonde.

Il me désigna du menton une femme sans âge, bien en chair, mais avenante. Vêtue d'un costume breton typique, elle arborait sur sa tête une coquette coiffe bigoudène.

Elle portait un large panier d'osier, de ceux utilisés par les livreuses de baguettes, qui débordait de part et d'autre de ses genoux sur les cuisses de deux hommes assis auprès d'elle.

En observant bien la scène, on voyait ses mains disparaître sous un châle de dentelles récouvrant négligemment le vaste panier.

L'on discernait bientôt un discret mouvement de va-et-vient de son bras, tandis que le visage rayonnant de la Bretonne semblait sourire aux anges.

En bon Suisse que j'étais, je mis quelque temps à réaliser ce qui se passait là-bas, de l'autre côté du boulevard.

En fait, comme me l'expliqua Henry, Soizick main-de-velours branlait ses pratiques dans son panier avec la même virtuosité que Bertha suçait les siens.

Souvent, par la suite, j'épatai des amis en les conduisant sur le banc se faire polir le chinois en écoutant Soizick raconter dans son savoureux accent, des contes cochons à transformer un dolmen en menhir.

Marc Schweizer - 1990
Surrealisme
Irréalisme
(1937)


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