GIGI GUADAGNUCCI
(1915-2013)
Le Virtuose du Marbre



Montparnasse
A Montparnasse, dans la fraîche et joyeuse après-guerre, le Sélect avait détrôné La Coupole et La Rotonde auprès des jeunes artistes moins argentés que les « arrivés » de l'avant-guerre. D'autres jeunes gens, ayant émigré à Saint-Germain des Prés, Le Flore, Les Deux-Magots et la Brasserie Lipp étaient devenus les nouveaux lieux à la mode des poètes et des romanciers, avec la Rose Rouge ou chez Castel où aller faire la fête et danser jusqu'à l'aube.

Durant quelques mois, le Sélect devint mon port d'attache. C'était un peu l'anti-Coupole. A la Coupole les bourgeois, les nantis, les riches, les m'as-tu-vu. Au Sélect les artistes fauchés pas encore "arrivés", côtoyaient de futurs génies. Et puis au Sélect les consommations étaient moins chères.

A l'époque j'étais volubile, hâbleur, enthousiaste, péremptoire, jugeant de tout (selon Carole, il paraît que je n'ai guère changé). Je clamais tout haut mes toquades du moment et mes rejets, j'adorais ou je bafouais, je pérorais plein d'outrecuidance sans rien connaître encore à l'art. Je portais un tel aux nues ou prétendais que tel autre était un nul.

Or, dans notre petit cercle d'habitués il y avait Gigi.

Gigi Guadagnucci était un beau garçon racé, dont le charme et la magnifique tête florentine faisaient tourner les têtes de toutes les filles.

Certes, le Sélect était fréquenté par bon nombre de "déserteurs du chemin des dames", mais la bande à Gigi était très portée sur les femmes.

Un soir que, bien lancé, je pérorais comme à l'accoutumée, coupant la parole ici, bafouant là, critiquant tel autre, je vis Gigi pâlir. Agacé, il se leva brusquement, m'administra une paire de gifles à la volée, me traitant de sale petit con de Suisse ignare. Très remonté, il ajouta :

- Vas-tu enfin te taire et écouter parler les autres ? Il y a ici, autour de toi, plus de talent et d'intelligence que tu n'en auras jamais. Soit tu écoutes soit tu te barres en face avec les cons...

Rouge comme un "gratte-cul", éberlué, sans réaction, je ne protestai pas, restant sur place, muet, collé à mon siège comme paralysé.

L'incident n'avait même pas ralenti les conversations.

Mon amitié pour Gigi date de ce soir-là.

A l'époque, à Montparnasse, la réputation de Gigi en tant qu'artiste, ne reposait en fait que sur une seule sculpture moderne de soixante-dix centimètres de haut, taillée dans un bloc de marbre blanc. Mais c'était une œuvre magnifique, parfaite. Sublime.

Charme et élégance

Il signor Gigi avait une élégance naturelle et un charme fou. Pourtant, je l'ai rarement vu porter cravate et complet veston. Tout ce que Montparnasse comptait de jeunes filles et de jolies femmes venait embrasser Gigi à la terrasse du Sélect, échanger quelques mots avec lui, folles de sa prestance et de son magnifique sourire, avant d'obtenir le privilège de partager le vaste lit en mezzanine de son atelier situé dans la jolie impasse fleurie du 21 de l'avenue du Maine peuplée de peintres et de poètes. Dans les années 50, une chouette hulotte voletait librement le soir venu entre les blocs de marbre et les sculptures.

Adoré des demoiselles, il aimait sans précaution. Écologiste avant la lettre, c'était à force de rouler à bicyclette aux temps de son adolescence, qu'il avait, disait-il, épargné au monde la surpopulation !

Généreux, il payait volontiers la tournée aux compagnons plus pauvres que lui, tenait table ouverte dans son atelier. Frugal, il vivait avec la simplicité d'un grand seigneur fortuné, et nombre de belles légendes couraient sur son compte.


Il descendait, disait-on, des princes Guadagni, alliés à la famille des Bourbon-Parme. Originaire de Massa-Carrara (Ligurie), Gigi est né le 18 avril 1915 à Castagnetola. Il apprit à tailler la pierre dans une marbrerie, élaborant au pentographe d'après leurs maquettes originales, les œuvres de sculpteurs déjà célèbres, incapables ou trop paresseux pour se mesurer directement avec la pierre.

Émigré anti-fasciste, son frère était le propriétaire d'une marbrerie à Annemasse dans la banlieue de Genève. C'est là que Gigi allait exercer son talent, sculptant directement dans le marbre, des anges, des vierges, des saints, des saintes, de jeunes enfants ou d'émouvantes adolescentes en pied, destinés aux caveaux de famille ou aux tombes des riches bourgeois de Genève et de Haute-Savoie.

Le secret de son aisance résidait dans ce savoir-faire extraordinaire, un peu perdu de nos jours.

Sculpteur virtuose

Virtuose de la pierre, Gigi pouvait, en peu de jours tirer d'un bloc de marbre inanimé une merveille figurative. Il sculptait des tables baroques, des colonnes classiques, des frises ajourées, des bas-reliefs à l'antique. Mais son ambition était autre. Tout en maîtrisant parfaitement la matière, Gigi observait les autres sculpteurs, ceux que la mode du temps portait aux nues et, sans jamais les copier ou les imiter, il élabora d'abord en lui-même l'œuvre magnifique et considérable qu'il allait bientôt créer.

Gigi avait des maîtresses, beaucoup de maîtresses, mais rarement de compagne attitrée. Pourtant, deux petites merveilles, deux bibelots rares, deux jeunes filles remarquables surent le conquérir à tour de rôle, et, sans exclusivité absolue, vivre à ses côtés durant plusieurs années.

Angela, une vive et fragile niçoise brune, belle comme la nuit et Béatrice, une superbe et talentueuse artiste tessinoise blonde, belle comme le jour qu'il immortalisa dans le marbre :

Béatrice

Gigi qui avait postulé pour bénéficier d'un atelier de sculpteur auprès de la Ville de Paris en obtint deux, dix à quinze ans après sa demande. Il ne les refusa pas. L'un en banlieue pour ses grandes sculptures, l'autre en plein Montparnasse, avenue du Maine. Il aimait beaucoup la nature, la campagne. Aussi avait-il loué deux chambres sans confort à Champigny, dans une ferme de la région d'Ivry-la-Bataille où nous allions parfois lui rendre visite et vivions en sauvages heureux.

Gigi était un conteur de talent et chantait admirablement, s'accompagnant sur sa guitare. Il connaissait par cœur un répertoire immense de chansons populaires, notamment napolitaines ou ligures, qu'il fredonnait jusque tard dans la nuit.


Bergiola Maggiore

Mais son port s'attache, sa patrie, c'était la Ligurie, sa mer bleue et ses montagnes sauvages constituées du plus beau marbre du monde.

En quittant la grand route pour monter à Bergiola, il fallait rouler sur une voie étroite sinueuse et caillouteuse empruntant parfois le lit d'un torrent à sec, la Via Vecchia.

C'était un chemin muletier, où le bourricot et la carriole attelée étaient rois, la Vespa rare et la Toppolino - de préférence rouge - un signe extérieur de richesse évident. Quelques bâtisseurs sans permis édifiaient à la bétonnière de vastes bâtisses jamais terminées.


La première fois que je rendis visite à Gigi, la route s'arrêtait à mi pente de Bergiola. Il fallait poursuivre la route à pied par un hardi chemin muletier, grimpant dans la montagne à travers un bois de châtaigniers et de chênes verts. Ici et là, des ruisseaux traversaient le sentier escarpé.

Mais la récompense était là dès que l'on atteignait la belle maison basse de l'artiste adossée à la pente rocheuse, à l'ombre d'un figuier centenaire.

Nichée derrière un bouquet de bananiers, les murs et la terrasse en tonnelle envahis par une robuste vigne centenaire au délicieux raisin d'août, fleurie de bougainvillées, d'hibiscus, de plantes exubérantes, l'ancien pressoir ouvrait sur la montagne et la mer.


Quelques arpents d'une belle vigne bien entretenue par un vigneron sans âge, au visage buriné par le soleil, au corps noueux tordu par le travail comme un des ceps qu'il travaillait, s'étageait en contrebas.

Dans l'obscurité du cellier, d'énormes dames-jehannes trônaient côte à côte, surmontées de boîtes de conserve renversées pour les protéger de l'incursion intelligente des rats. Ce n'était pas au vin que ces bêtes en voulaient, mais à l'huile d'olive qui le protégeait de l'air ambiant. Pleines d'astuce, elles parvenaient à "pomper" l'huile en plongeant leurs longues queues dans le goulot de la dame-jehanne avant de la lapper dans leurs gueules.

Les carrières de marbre blanc

La visite des carrières de marbre blanc de Carrare reste un souvenir inoubliable. La montagne semblait ouverte à coups de hache, offrant au regard ses entrailles géométriques, avec ses blocs de pierre de plusieurs mètres de haut ressemblant à paysage cubiste.

Et au milieu de ce capharnaum, le murmure du "filo", ce long fil d'acier coulissant sur des poulies, cheminait tendu, entraîné par un moteur, creusant son entaille dans la pierre. Et c'est le frottement incessant de ce fil sur la roche qui, après des jours voire des semaines la sciait jusqu'à cœur.

Cette technique très ancienne et fascinante permettait de venir à bout de la montagne faite du plus beau marbre du monde.

Les blocs étaient acheminés au bas de la montagne par des glisseurs casse-cous, sortes de monstres simiesques, aux biceps énormes, aux trognes de démons. Ces êtres hors du commun, tous originaires d'un même village des hautes vallées des Abruzzes, s'attelaient deux par deux à un traîneau de bois dur gaîné de fer forgé, pour dévaler la pente avec leur charge d'enfer.

Rares étaient les "glisseurs" qui dépassaient la quarantaine et l'on montrait dans les chantiers quelques-uns de ces parias estropiés mais vivants, engagés au rabais comme dynamiteurs... Marbre de Carrare

Après la visite, une escale chez la mère Romano était de rigueur. Dans son estaminet crasseux elle servait le meilleur lard du monde, du lard blanc comme le marbre, gras et parfumé fondant dans la bouche, servi avec des tranches d'un pain bis - qu'elle faisait elle-même - accompagné d'un admirable vin blanc tiré d'une vigne des environs.


Sylvana Romano prétendait que cette vigne existait déjà au temps de Jésus-Christ. C'était d'elle que provenait le fameux "vin de marbre", ce vin à la fois sec et fruité, que l'on servait jadis à la table des papes, des rois et des empereurs. Elle ajoutait que le goût exceptionnel de ce vin provenait du sol riche en caillasse de marbre, où elle poussait.

Le goût des riches ayant changé, le vin de marbre était devenu le vin du peuple, des sculpteurs et des des artisans du marbre.


Florence

Gigi nous conduisit à Florence. En route, nous nous arrêtons au bord du Frigido, ce torrent dont l'eau pure et glacée sourd des entrailles même de la montagne de marbre. Jadis royaume des truites de montagne que l'on pêchait à la main, et que l'on faisait rôtir sur la pierre chaude au sortir de l'eau, le Frigido fut dépeuplé à coups de dynamite par des braconniers sans scrupules.


Cette région si belle, jadis vrai pays de cocagne, ne sortit pas indemne de la guerre. Suite à ce conflit, le fusil étant devenu un prolongement légitime de la nature de l'homme, les forêts et les maquis giboyeux furent très vite décimés par des bandes de tueurs tirant sur tout ce qui bouge. Les passereaux n'y échappèrent pas. Sur les marchés l'on trouvait à côté des pâtés de grives, des pâtés de langues de merle. Le must était la salade de langues de rossignols.

C'est en compagnie de Gigi que je découvris Florence. Comme Meister, il aimait à voir d'abord d'en haut les villes qu'il visitait. Ainsi choisit-il un belvédère d'où le panorama sur l'antique cité était d'une beauté à couper le souffle.

La visite des Offices, de la Galerie Pitti, des églises qui sentaient l'encens et la ferveur humaine fut un régal. Les musées et les édifices n'avaient pas encore subi le cyclone dévatateur des muséographes et des restaurateurs.


Les peintures anciennes avaient merveilleusement vieilli, un Véronèse offrait encore tout le mystère de son vert d'une beauté inimitable, un Ghirlandaio n'était pas encore devenu un pastiche de Ghirlandaio. Les restaurations abusives opérées sur la peinture ont causé plus de dégâts que six siècles d'intempéries naturelles, d'incendies, d'invasions et de guerres.

Cela restera l'une des hontes de ce temps. Les muséocrates modernes font repeindre les chefs d'œuvre de la peinture ancienne comme l'on remplace et repeint élément après élément les structures de la Tour Eiffel.

Un souvenir rare de cette visite de Florence reste pour moi la découverte du Boboli dans les jardins du même nom.

Durant toute sa longue vie d'artiste Gigi Guadagnucci s'est montré homme de foi. Croyant, voyant. Gigi croit en l'homme, en un Dieu de lumière, croit en la beauté des êtres et des choses, à l'amour.

Homme simple, aimant les choses simples, d'une nature frugale, généreuse, il a traversé sans trop de meurtrissures les orages et les tempêtes de notre temps. Donnant plus qu'il n'a pris, offrant tout sans contrepartie, il a su transformer le sable en diamant, la poussière en étoile. .

Et, sur le tard, sans entendre les ricanements des faux artistes ou les sarcasmes des muséocrates, il a tiré d'un bloc de marbre de Carrare une "madone à l'enfant" éblouissante de fraîcheur et de beauté, élaborée selon la grande tradition de la sculpture, sans aucune compromission, pour l'offrir avec son cœur à une modeste église proche de chez lui.

En une soixantaine d'années, le talent de Gigi s'est épanoui comme la frondaison d'un bel arbre et son génie fut reconnu dans le monde entier. Il a trouvé sa place dans les plus grandes collections, celles des véritables amateurs d'art, évitant les succès tapageurs et vulgaires des médiocraties éphémères.

 


 
Gigi Guadagnucci


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