BOURRON-MARLOTTE
Premiers artistes installés au village

EUGÈNE CICÉRI
(1813-1890)

Ciceri
L'excellent peintre et lithographe Eugène Cicéri (1813-1890) fut l'un des premiers artistes à résider à Marlotte, de façon durable et même définitive, jusqu'à sa mort en 1890. Il était le neveu d'Eugène Isabey, autre artiste du village. Très connu et très apprécié, il vendait fort bien ses œuvres et ne s'en cachait point. Ses nombreux amis le savaient bien, et savaient aussi qu'on trouvait toujours chez lui le couvert mis et une aide discrète dans les moments difficiles.

Tous les auteurs de ce temps le donnent comme un très brave homme, cœur d'or, ami fidèle et chaleureux. «Tout ce qui tenait une plume, un pinceau, composait ou grattait d'un instrument était reçu à table ouverte par l'excellent Cicéri» écrit Le Gaulois en 1890.

C'est bien ainsi que l'a vu le peintre Jules Laurens, qui nous a laissé un charmant récit de sa première rencontre avec Cicéri, à Barbizon où ce dernier résidait encore, en 1842. Cela est conté dans un livre fort rare, écrit par Jules Laurens lui-même et dans lequel il rapporte soixante ans de souvenirs artistiques (1).

ciceri moulin
Eugène Cicéri : Le Moulin de la Galette (1865)
Voici donc comment Jules Laurens, jeune peintre montant de Montpellier et découvrant avec étonnement l'auberge de Barbizon et sa faune de rapins, fit connaissance de Cicéri en ce mois de mai 1842 :

«Le lendemain de mon arrivée, écrit-il, nous nous trouvâmes à table avec ... le trio ultra-parisien de deux hommes et d'une femme dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. On n'eût su lequel des trois se montrait le plus expansivement heureux de vivre ...

«Questionné amicalement par celui des deux parisiens paraissant jouir du plus d'autorité, je dis venir de Montpellier, y connaître beaucoup le peintre décorateur de la ville, Baudouin, et en apporter une lettre de recommandation auprès d'Eugène Cicéri.

- Baudouin ! mais c'est un intime camarade. Eugène Cicéri ! mais c'est moi.»

«Véritablement ému, je pus à peine ajouter avoir aussi, de mon frère, une lettre pour Eugène Isabey.».

- Eugène Isabey, mais c'est mon oncle ! (2)

- et une autre pour Jules Dupré.

- Jules Dupré ! nous sommes mitoyens d'atelier et il passe autant de temps chez moi que j'en passe chez lui !

«A partir de ce moment, Eugène Cicéri, dont j'avais, presque enfant encore, copié de ses si spirituelles œuvres lithographiées et peintes, devint et est resté, pendant plus de quarante années, le plus charmant et véritable de mes amis».

ciceri marlotte
Cicéri : La Gorge-aux-Loups à Marlotte
Tout d'ailleurs semblait devoir rapprocher les deux artistes, tout sauf le tempérament, exubérant chez l'un, timide chez l'autre; ils avaient les mêmes goûts, la même ardeur et le même enthousiasme, ils traitaient à peu près les mêmes sujets par les mêmes procédés, Cicéri avec une verve endiablée et un esprit des plus fins, avec une impeccable fermeté de touche, Laurens avec plus de conscience et de sincérité.

Les fameuses lettres de recommandation emportées par le jeune homme devaient avoir à peu près partout le même succès, sauf chez George Sand, où il ne put triompher de sa sauvagerie et surmonter sa timidité, sauf encore chez le baron Taylor.

Celui-ci, d'ailleurs, était d'un caractère qui déplaisait souverainement à Jules Laurens; affectant une protection autoritaire et blessante, il était au fond assez vilain. Baron Taylor

Eugène Cicéri à Marlotte
En 1849, Eugène Ciceri s'installe définitivement à Marlotte. Dans un premier temps, il demeure à La Feuilleraie, au N°57 de l'actuelle rue Murger, où lui succèda pour un temps la famille de Hagemann. Excellent peintre, lui aussi, Godefroy de Hagemann, peignit plusieurs fois La Feuilleraie vue du jardin, avant d'aller habiter la Villa Marie-Louise, au N°77 de la même rue Murger.
Feuilleraie
La Feuilleraie, de jadis, vue du jardin.

Dans l'ouvrage de Jules Laurens déjà cité, il raconte une amusante mésaventure survenue à Cicéri. On y voit ce dernier, pris pour un cocher de fiacre par un voyageur pressé, et accomplissant ponctuellement sa course comme un véritable cocher de voiture de place. Sous le titre «une méprise», Laurens conte ainsi la chose:

«Habitant le village de Marlotte, sur le périmètre de la forêt de Fontainebleau, Cicéri en traversait fréquemment un rayon avec son tilbury et sa gentille jument Bichette pour venir au chef-lieu de Seine-et-Marne.

Un jour, y ayant descendu sa femme dans la rue, devant un magasin où elle avait à faire de nombreuses emplettes, il va, sans quitter le véhicule, se ranger à l'ombre, s'étend et se cale, les rênes sur les jambes, et déploie placidement le Figaro du jour…

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Cicéri : Scène de la rue Murger

Tout à coup, il lui monte et tombe à ses côtés mêmes un Monsieur et une forte valise, au reste très comme il faut l'un et l'autre.

«Allons, allons! et un peu vite !» dit le Monsieur, un voyageur partant pour Paris et affolé de retard. «Dépêchons! (Regardant sa montre) plus que quelques minutes, mais un bon pourboire».

Ahuri, aveugle et sourd, il ne distingue, n'écoute, ne comprend rien de rien, sinon qu'il lui faut, en presse désespérée, ne pas manquer le passage du train à la gare très éloignée de la ville. «Vite, vite! mon garçon: pas une minute à perdre !» répète-t-il.

Cette seule voiture trouvée là, moyen tout naturel de suprême salut, était bien simplement pour lui une voiture de station attendant la pratique du bourgeois, et son propriétaire en était le cocher de profession. «Vite, vite! ...»

Ma foi! Eugène Cicéri se décida â accepter l'originalité et la drôlerie de cet impromptu, et, d'un coup de fouet et d'un seul trait, conduisit notre homme au chemin de fer, le déposant sur les marches mêmes de l'embarcadère. Là il fallut bien, de par la pièce de quarante sous plus quelque billon jetés au faux cocher, en arriver à des explications absolues.

«Mais sauvez-vous donc, Monsieur ! concluait celui-ci, coupant court à une inénarrable scène de confusion et d'excuses. Sauvez-vous: pas une seconde à perdre! Enchanté, croyez-le bien, d'avoir pu vous être aussi opportunément et facilement utile».

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Portrait-charge d'Eugène Cicéri par Pierre-François-Eugène Giraud
Une autre mésaventure allait arriver à Cicéri, il y a juste cent ans. Je l'ai trouvée dans les journaux régionaux de l'année 1885, qui racontent comment sa cave fut pillée.

Voici l'affaire: En ce temps-là, M. et Mme Cicéri quittèrent Marlotte pour aller passer un bon mois à Paris, et laissèrent la garde de leur maison à leur jardinier, le sieur S..., en qui ils avaient toute confiance. Dès leur départ, ledit jardinier dénicha facilement la clé de la cave et entreprit aussitôt de la vider à son unique profit, non point en revendant les bouteilles, mais en les consommant sur place et tout seul.

C'est dire, que, durant tout ce mois, il se maintint en permanence dans les vignes du Seigneur, réussissant l'exploit de pomper à lui seul cent trente-cinq bouteilles en trente-cinq jours, chiffres précis donnés par le journal L'Union Républicaine de Fontainebleau. Un autre journal, L'Abeille de Fontainebleau, alla même jusqu'à parler d'environ deux cents bouteilles! Il faut dire que c'étaient de bonnes bouteilles: Cicéri traitait bien ses hôtes, et la cave était à la hauteur du garde-manger.

A leur retour, M. et Mme Cicéri constatèrent les dégâts et n'eurent aucune peine à identifier le coupable: après une pareille cure, cela devait quand même se voir ... et se sentir!

Cicéri était un brave homme, mais le jardinier était allé un peu loin ... Le peintre porta plainte; notre soiffard avoua tout sans difficulté, précisant bien qu'il n'avait eu aucun complice ni compagnon de beuverie. Il passa donc en Correctionnelle et écopa de deux mois de prison ferme, plus les dépens du procès. L'histoire ne dit pas s'il arriva jamais à les payer!

Madame Cicéri a survécu longtemps à son mari. Ma mère se souvient fort bien que lorsqu'elle était petite fille, vers 1900, elle allait le soir, avec son amie Juliette Guillory, porter le lait à Mme Cicéri. Cette aimable vieille dame les récompensait en leur donnant un morceau de ces grands pains de sucre à papier blanc et bleu que l'on utilisait à l'époque, et qu'elle cassait avec un petit marteau spécialement affecté à cet usage.

Merci à toutes ces personnes, si attachées à quêter les témoignages de notre passé. Merci aussi à M. Olivier Fanica, qui a réussi à trouver les portraits de M. et Mme Cicéri.

(Sources : Henri Froment in N° 17 du Bulletin des A.B.M., été 1985 ;
Jules Laurens : La Légende des Ateliers ; L'Abeille de Fontainebleau
)

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Rue de Marlotte par Cicéri

Notes
(1) Ce livre de Jules Laurens a été édité à Carpentras en 1901 sous le titre «Légende des Ateliers - Fragments et Notes d'un artiste peintre de 1842 à 1900». Cet ouvrage est une vraie mine de notes sur les artistes de l'époque et nous y puisons maintes savoureuses anecdotes. L'ouvrage pratiquement introuvable en librairie est librement accessible sur l'Internet. Voir le site incontournable OPEN LIBRARY

(2) La sœur d'Isabey avait épousé le peintre décorateur Luc-Charles Cicéri (1782-1868), dont les œuvres les plus connues sont la restauration du théâtre de Cassel pour le roi Jérôme et la décoration des fêtes pour le sacre de Charles X.

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Paysage du Gâtinais par Cicéri

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Parentèle d'Eugène Cicéri

 
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