LOUIS LHERMINE
FIKRET MOUALLA - HENRY ESPINOUZE

Un mécennat exemplaire


youki & henry espinouze

Youki et Henry Espinouze à Belvès
Dans les années 50, à l'École Albert de Mun de Nogent-sur-Marne, Colomer enseignait le latin tandis que j'étais pion. Il me présenta à son oncle, un certain M. Pauc, amateur de peinture et collectionneur de tableaux.

Selon son neveu, pour enrichir sa collection personnelle à moindres frais, M. Pauc s'adonnait au "courtage". Cela consistait à placer des tableaux chez des collectionneurs, contre une légitime rétribution...

Ce M. Pauc avait parmi ses relations d'affaires un M. Louis Lhermine, dynamique et sympathique industriel du Nord, fabricant de machines textiles. «Amateur d'art en herbe», comme il se qualifiait lui-même, spontané dans ses goûts, il appréciait la peinture et la sculpture sans être ce qu'on appelle un «connaisseur». Sur les conseils de M. Pauc, il acquit quelques œuvres originales dont il orna ses bureaux et sa demeure du Vésinet.

M. Lhermine avait ses bureaux dans un immeuble d'angle de la place de la Madeleine et de la rue Royale, dont les fenêtres ouvraient sur la façade de l'église et sur l'obélisque de la Concorde.

Un jour, j'entraînai Colomer et son oncle rue Mazarine, et leur fis découvrir la peinture d'Espinouze.

Pauc se mit à fréquenter assidûment son atelier et, de fil en aiguille, conseilla à Louis Lhermine d'acquérir quelques toiles d'Henry.

Youki, Henry, M. et Mme Lhermine sympathisèrent et, durant quelques années, Espinouze put vivre et travailler dans une discrète aisance grâce aux subsides de l'industriel-mécène.

youki & henry espinouze

Mme et M. Louis Lhermine et leurs amis
(vernissage exposition Galerie Jean de Ruaz)

Pour lui permettre de bénéficier de la sécurité sociale, il l'embaucha comme dessinateur, lui payant un modeste salaire, recevant en échange, chaque mois, dessins et tableaux qu'il affichait dans ses bureaux.

Pauc avait incité Louis Lhermine à s'intéresser à un autre peintre totalement inconnu, qu'Espinouze (toujours généreux) lui avait présenté, une sorte de vagabond qui "yoyotait de la touffe" mais au talent prodigieux: Fikret Moualla (1903-1967).

Cet artiste, d'origine turque, peignait d'admirables gouaches sur le zinc même des bistrots du quartier latin et de Montparnasse où, vivant en marginal, il avait ses habitudes.

club du hareng
Club du Hareng: Pierre Derlon et Raymond de Cardonne

On le voyait chaque matin chez le père Fraysse, rue de Seine, pour le coup de rhum, à "La Palette" ou aux "Méchants" pour le muscadet. Vers midi il avait son ballon de beaujolpif et son sandwich assurés au Bar-Tabac de la rue de Buci, le jeudi soir Marika le recevait parfois dans son entresol de la rue Mazarine parmi la joyeuse bande du Club du Hareng.

Il distribuait ses belles gouaches pour trois francs six sous aux buveurs amateurs, ou, en cas de refus, les échangeait au patron contre une bouteille de gros rouge qui tache. Car notre rapin mangeait peu, buvait sec et une fois ivre entrait dans de terribles colères, à la limite du delirium tremens. Mais quel talent ! Youki et Espinouze, n'en revenaient pas !

Louis Lhermine se laissa guider et s'attacha à son rapin et à sa peinture. Avec l'aide et la complicité de Pauc, il s'efforça de civiliser un peu le bonhomme, de mettre un peu d'ordre dans sa vie. Il lui trouva un logement décent, lui donna de quoi vivre en échange de quelques gouaches, lui ouvrit un compte illimité pour acquérir des couleurs et le matériel nécessaire, mais l'artiste était réfractaire à toute civilité !

Invité dans une soirée ou bien au restaurant, il lui arrivait de tout casser ou de grimper sur une table et de déféquer publiquement sur la nappe, le pantalon rabattu sur les mollets! Redoutable... mais génial !

Afin d'éviter tout esclandre lors des vernissages des expositions organisées par Pauc et son mécène, chez Jean de Ruaz, rue Saint-Honoré puis chez Bernheim, ils décidèrent de l'éloigner de Paris.

Louis Lhernine lui offrit des vacances dans un hôtel trois étoiles proche de Cannes, le faisant accompagner par un factotum, à la fois garde-du corps pour veiller au grain et nounou aux petits soins. Mais, son protégé était incorrigible, les incartades et les petits scandales émaillaient inévitablement leur séjour.

autoportrait
Espinouze autoportrait

Pauc consolait le brave Lhermine qui n'avait pas l'habitude de fréquenter des énergumènes, lui disant : «Moualla est un grand artiste, libre comme le vent, changeant comme le temps, sujet à de grosses colères et à de terribles tempêtes... ses lubies, ses étrangetés, ses folles équipées feront partie de sa légende !»

Les deux magnifiques expositions eurent, comme on dit, un succès d'estime sans plus. Ce fut là toutefois que Dina Vierny, célèbre galeriste de St Germain-des-Prés amie de Pauc, découvrit l'œuvre profondément originale de Moualla et s'y intéressa.

Ce fut au cours sa troisième villégiature "accompagnée" dans le midi, l'été 1960, qu'une «négrière» mit le grappin sur lui comme elle avait déjà tenté de le faire avec Bernard Buffet.

Dès lors la récréation fut terminée pour l'artiste. Finies les excentricités, la liberté, la joyeuse folie de peindre ce qui lui passait par la tête. Le pauvre Moualla mis sous cloche dut se plier au délire productif, reproductif, perdant toute spontanéité, ficelé, ligoté par la stryge qui le gouvernait.

Contraint de peindre à la chaîne ses dix-douze gouaches par jour, invité à brosser des peintures à l'huile, exercice dans lequel il ne se sentait pas à l'aise, Moualla sombra peu à peu dans une profonde mélancolie et dans la maladie.

Pour l'amateur de bonne peinture, la rupture entre les deux périodes est flagrante. Comme l'irruption de Lucie Valore dans la vie d'Utrillo avait fait d'un peintre spontané un banal et pâle copiste de l'artiste d'avant, le génial Moualla peignit "sous influence" ce qu'on exigeait de lui.

moualla
Fikret Moualla

L'échange de bons procédés entre Lhermine et Espinouze se poursuivit durant quelques années à la satisfaction des deux parties. Mais, dans ce monde tout évolue très vite. L'industrie textile qui représenta l'une des richesses de la France périclita car, des pays pauvres où les salaires restaient misérables fabriquèrent des tissus à meilleur marché qu'en France.

Les machines françaises aussi perdirent de leur prestige, et Louis Lhermine qui n'avait, semble-t-il pas vu venir à temps le danger mortel de la délocalisation de l'industrie textile, subit un revers de fortune, qui l' obligea à mettre la clé sous la porte de son entreprise et le contraignit à licencier Henry.

Mais il avait acquis plusieurs centaines de ses œuvres. Parmi lesquelles deux magnifiques portraits de ma compagne Lise qui avait posé pour Espinouze et que j'aimerais bien retrouver ! Louis Lhermine avait également acquis plusieurs centaines de gouaches de Moualla.

Aujourd'hui, nous sommes en 1996, souhaitant écrire une petite vie d'Henry Espinouze et établir un catalogue raisonné de son œuvre, je téléphone à Mme Lhermine qui me dit que j'arrivais trop tard. Ne pouvant conserver sa grande maison du Vésinet, elle s'était repliée dans un appartement, contrainte de vendre une partie de son mobilier et de se séparer de la plupart des œuvres d'Espinouze et de Moualla qu'un marchand de tableaux venait de lui racheter pour une bouchée de pain.

Le site de Kerem Topuz, biographe de Moualla, vous en apprendra davantage sur ce magnifique peintre qui reprend après un long purgatoire, sa véritable place au panthéon de la peinture du XXe siècle.

Site Fikret Moualla

PopoMimi
Moualla : Popo et Mimi au BarBac

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