Maurice Girodias

Une journée sur la terre

Maurice Girodias

Extrait des souvenirs :
Les Jardins d'Éros

Personnalité hors du commun, éditeur d'art, éditeur porno, anarchiste, découvreur de génies rares, lui-même auteur de talent, un jour clochard le lendemain millionnaire ce jeune homme étrange et fascinant a traversé notre époque tel un scintillant météore. Aimant les femmes, la nature, le mystère, il a parcouru la forêt de Fontainebleau en tous sens avec ses amis et ses amies, y a vécu de belles aventures picaresques.

L'une d'elles s'est passée après la dernière guerre dans notre village qu'il connaissait bien, à l'Hôtel de la Paix, qui venait à peine d'être retapé après avoir été touché par une bombe.

Il nous conte lui-même cette aventure vécue :

A Pâques, une vaste expédition s'était organisée avec plusieurs amis. Elle avait pour objectif un petit village sur le Loing, proche de Fontainebleau, qui ne disposait que de deux modestes auberges: comme nous étions une bonne douzaine, le problème du logement paraissait insoluble.

Les quelques chambres disponibles furent distribuées aux couples, dont le premier soir je ne faisais pas partie, car Laurette* était restée à Paris et ne devait nous rejoindre que le lendemain. En revanche, Gervaise** s'était vu attribuer une belle chambre pour elle toute seule. Quant à moi, j'étais obligé de partager une chambre chez des paysans avec mon ami arménien, Chavarche, et non seulement la chambre, mais le lit lui-même.

Le dîner fut très joyeux, très arrosé, servi dans un grand jardin sous des lampions de 14 juillet. Les femmes étaient jeunes et belles, les garçons sains et vigoureux, la nuit prometteuse.

Assis à côté de Gervaise, je sentais le courant passer entre nous presque comme une force physique: les vagues de désir qui me traversaient déferlaient sur Gervaise, et en retour de véritables lames de fond émanaient d'elle qui m'engloutissaient, me noyant dans un océan de passion écumeuse qui grossissait de minute en minute.

Ma main, proche de la sienne, était aussi brûlante que du plomb fondu, et le moindre contact aurait déclenché un drame, une tragédie érotique...

Ce suspens était, à sa façon, délicieux: nous étions devenus de grands experts dans l'art de jouer en public notre jeu secret. Que les autres crussent ou non à l'innocence de nos rapports, là n'était pas la question.

Nous avions convenu une fois pour toutes d'éviter tout comportement amoureux en public, surtout en l'absence de Laurette, et je pense que nous tirions autant de plaisir pervers l'un que l'autre de cette comédie de l'indifférence nonchalante, alors que nos corps brûlaient de façon intolérable. La règle que nous nous étions spontanément imposée, sans jamais en parler, avait donné à notre sentiment de complicité coupable une qualité si farouche que nous retardions presque à plaisir le moment de la délivrance.

Au moment de nous séparer, Gervaise me glissa à l'oreille:

«  Vous avez bien repéré le chemin, je laisserai la porte ouverte. Je vous attends. »

Mais voilà... Une fois allongé dans le grand lit conjugal de nos paysans, côte à côte avec Chavarche que cette situation amusait beaucoup, je m'avisai que la seule issue était coupée, car les paysans qui dormaient dans la pièce voisine en avaient fermé la porte à clé. Chavarche étant censé tout ignorer de la nature de mon problème, je ne pouvais pas le mettre dans la confidence - d'autant moins qu'il était un admirateur fervent de mon épouse. Comment aurais-je pu lui demander de participer à une telle trahison? Et d'ailleurs, qu'aurait-il pu faire pour moi?

Mais l'idée de ma folle partenaire rongeant son frein dans un lit désordonné, comptant les minutes dans un paroxysme de rage glaciale, me poussait jusqu'aux limites extrêmes de l'exaspération...

Dans un état second, comme un automate, je me levai, j'attrapai mes vêtements et me dirigeai vers un cagibi d'où je savais qu'une étroite fenêtre s'ouvrait vers le monde extérieur.

Je m'habille à la hâte et je me tortille vers la liberté à travers cette lucarne. Ma course est cotonneuse, silencieuse comme dans un rêve, je n'entends même pas ma respiration tant mes oreilles bourdonnent. Toujours comme dans un rêve, je me faufile dans l'auberge, je franchis les couloirs et les escaliers, et quand je pousse lentement la porte, je la découvre telle que je l'avais imaginée. La lune éclaire un bras, une jambe, un sein, le reste est plongé dans la pénombre. Immobile. Mais je suis conscient que ses yeux grands ouverts me fixent de façon hypnotique. Pas un geste, pas un son, pas un souffle. Je m'approche à pas de loup, ma main touche sa cheville. Et tout s'accomplit...

Dès que les premiers bruits ménagers me parviennent d'en bas, je me lève, je m'habille derechef et parcours à tâtons le chemin inverse, escalier, couloir... Le tout sur la pointe des pieds... Mystère, discrétion...

Mon idée étant de simuler une promenade matinale dans la campagne de façon à rentrer un peu plus tard à l'hôtel par la grande porte, la tête haute, comme un innocent sportif qui apprécie les levers de soleil.

... Alors que je sais fort bien que ces faux-semblants ne trompent personne, que mes amis sont au courant de notre situation...

Mais tout n'est possible qu'à la condition de respecter les apparences du mariage bourgeois. Au bénéfice de qui ?... De l'épouse légitime, sans doute, de la mère de famille ?...

Vers la table du petit déjeuner convergent les divers acteurs, majeurs et mineurs, de ce psychodrame, y compris Laurette, très joyeuse, qui vient d'arriver, et Gervaise.

Je la regarde se verser une tasse de thé, et la simplicité de son geste déclenche en moi une vague d'enthousiasme, de reconnaissance, car ce détachement superbe est l'autre face de la passion qui fait d'elle un être unique au monde. Elle se lève et se dirige vers l'auberge. Peu après le patron vient vers nous en s'essuyant les mains sur son tablier bleu, et annonce que je suis demandé d'urgence au téléphone.

Il me faut un moment pour reconnaître la voix de Gervaise, et pour comprendre que c'est de sa chambre qu'elle m'appelle. C'est sa voix dangereuse, sa voix des tournants tragiques, et je ne peux que l'écouter:

« Je suis à bout, il faut que vous compreniez, c'est trop affreux... Il y a une heure seulement nous étions si bien ensemble, tous les deux, et maintenant tout est fini, une fois de plus... »

«  Allons, Gervaise, c'est de la folie... » «  Oui, vous avez raison, c'est de la folie, mais c'est ainsi. Je vous donne le choix: ou bien nous quittons immédiatement cette bande d'idiots, vous et moi, ou bien je me tue. Vous avez trente secondes pour décider... Alors? »

« Alors, alors, vous ne pouvez pas continuer ce chantage ridicule, qui est-ce que vous pensez impressionner? J'en ai marre de vos lubies... »

Je savais que je ne parlais ainsi que pour gagner du temps, et que je ne résisterais pas à sa volonté implacable. J'étais devenu sa créature, et la menace de suicide n'était qu'un trucage scénique, la façon la plus grossière, la plus voyante dont elle disposait pour me plier à sa volonté... Et je savais aussi que si je ne cédais pas, elle mettrait réellement sa menace à exécution... Sa crédibilité en la matière était incontestable, elle n'avait jamais eu peur de personne, ni de rien - pas même de sa propre folie.

«  Alors », dis-je, «  qu'est-ce que vous proposez ? »

«  La maison de Karla et de Vincent, ce couple que je vous ai présenté l'autre jour, n'est pas loin d'ici, ils sont partis pour quelques jours, j'ai les clés. Vous n'avez qu'à inventer un drame, n'importe quoi, je m'en contrefiche, ce sont vos amis, c'est votre femme, vous savez leur mentir. Dites-leur que Karla a tenté de se suicider, par exemple, je vous attends dans la voiture. »

Un mensonge à froid, et de cette taille, c'était presque infaisable. Mais la tension que je venais de subir m'avait mis dans un tel état que tous crurent à ce faux suicide, auquel je ne m'accrochais aussi désespérément que pour en empêcher un vrai. Tous connaissaient Karla, si charmante et si fraiche, Karla qui était une neurasthénique, une suicidée en sursis... Des têtes attristées, pas de questions, laissez-moi à mon destin.

Notre départ ressemble à une fuite coupable. Gervaise prend le volant, et nous commençons aussitôt à nous disputer, comme d'habitude, quant au chemin à prendre.

Vincent et Karla habitent une grande maison dans la banlieue sud, non loin de notre point de départ, mais il n'est pas facile de décider quel est le chemin le plus court. Sous l'impulsion irrésistible de Gervaise, la Juva traverse les villages en trombe, vole comme une flèche vers sa destination.

Nous arrivons devant la grande maison entourée d'arbres verdoyants et bourgeonnants. Epuisé par tous ces chocs successifs, je m'affale sur une chaise-longue, muet et morose. « Bien, puisque c'est ainsi », dit Gervaise, « moi, en attendant, je vais prendre un bain. »

Quoi de plus simple? Encore tout étourdis, nous nous rouvons tous deux dans la vaste baignoire ovale de Karla. De baignoire au lit, du lit à la cuisine, où nous arrosons de champagne une superbe omelette aux morilles, de la cuisine au gazon frais tondu au fond du jardin, sous les rosiers, le parcours érotique se poursuit sans que nous puissions savoir si nous célébrons la mort ou la vie.

Gervaise semble basculer par moments dans le délire. Je suis habitué à ses excès, mais je ne l'ai jamais vue ainsi, elle est possédée à la fois par ses propres démons et par ceux de Karla, par le goût de mort brutale. Je réussis enfin à m'échapper dans le sommeil, un sommeil lourd dont rien ni personne, même pas elle, ne pourrait me réveiller. Ce long week-end du sexe, du mensonge et de la mort a sans doute modifié bien des choses dans ma vie, dans nos vies.

Maurice Girodias
NOTES

* Laurette : Jeune épouse de Maurice Girodias.
** Gervaise : Amie du couple, collaboratrice et maîtresse de l'éditeur

 
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