MOUNA AGUIGUI
(1911-1999)

Mouna

André Dupont est un sympathique clochard-philosophe savoyard, originaire de Meythet près d'Annecy, dont il est jusqu'à ce jour le plus illustre représentant. Devenu célèbre sous le nom de Mouna Aguigui, il fut durant des décennies la figure emblématique de l'homme libre, vivant sans fortune ni contrainte, moins cynique que Diogène mais avec autant d'esprit.

Au début des années 50, au cours d'une nuit d'hiver qu'il gelait à pierre fendre, je revenais à pied de la rue des Canettes à ma chambre de bonne du boulevard de Courcelles. J'avais pas mal bu. Mais quelques kilomètres de marche à pied me dégrisèrent peu à peu et j'eus le plaisir rare de voir Paris sous une épaisse couche de neige. Pas de piétons. Peu de circulation. Le verglas sous l'épais tapis de flocons.

Parvenu, après plus d'une heure de marche, à la hauteur du Parc Monceau, j'entendis soudain dans la nuit le son assoupi d'une corne de brume et je me retournai. Un animal bizarre mi-homme mi-bison, juché sur une étrange machine, le corps recouvert d'une vaste pélerine, avançait péniblement sur les traces de pneus que les rares voitures avaient creusées dans la neige.

Les moustaches ornées de stalactites, une sorte de fine voilette blanche formée des gouttelettes d'haleine et de respiration congelée ornant son visage, ce monstre sous lequel je finis par reconnaître un vélocipédiste s'arrêta à ma hauteur et souffla joyeusement dans une sorte de clairon.

Nous nous serrâmes la paluche. L'inconnu sortit une fiasque d'eau de vie de dessous sa pélerine, la déboucha, et me proposa un coup à boire. Je n'aimais toujours pas boire à la bouteille, et d'autant moins à celle d'un autre.

« Tant pis pour toi, Camarade, tu crèveras sobre comme un chameau et moi rond comme une queue de pelle ! »

André Dupont que je ne reconnus pas tout de suite sous son déguisement d'Aguigui me demanda où je créchais. Je le lui dis, c'était à deux pas.

- Tu me loges ?

- Je vis au 7e, je n'ai qu'un lit, les chiottes et l'eau courante sur le palier.

- Ça ne fait rien, je pisserai dans le lavabo, caguerai dans le placard à balais et je dormirai sous ton matelas.

Et nous voilà grimpant les sept étages du 12 bd de Courcelles, par l'escalier de service, Aguigui portant son encombrant vélocipède sur l'épaule malgré mes protestations.

- Mon vélo c'est toute ma fortune, je ne le quitte jamais, je couche avec, je dors avec, tu t'y feras...

Mouna velo

Nous avons parlé une partie de la nuit, nous contant nos vies, nos passions, nos amours, confrontant nos expériences si différentes. Il était né en 1911 en Haute-Savoie, moi 20 ans plus tard à Monaco. J'étais enfant de l'amour, d'origine suisse allemande; devenu genevois d'adoption après la séparation de mes parents. Orphelin très jeune, Mouna âgé de 9 ans fut recueilli avec son frère par une tante chez qui ils travailleront comme garçons de ferme, couchant à l'étable avec les vaches. Certificat d'études en poche, André s'engage prématurément dans la marine dont il se fait lourder après s'être sévèrement fait botter le cul pour avoir refusé le sien aux outrages d'un officier.

Il passera l'entre-deux-guerres à lézarder au soleil du Midi où il survit grâce à de petits boulots dans la restauration, tels que plongeur, garçon de café, coursier, croupier, compère de poker, aide-cuisinier, gardien de nuit.

Il se mariera en 1939, juste avant la drôle de guerre durant laquelle l'armée le rattrapa, passage obligé qui en fera un antimilitariste convaincu. La vie de famille n'étant guère son truc, la Libération le sépara de son épouse qui aimait un peu trop les blonds officiers allemands. Devenu communiste pour un temps, il déchantera vite, se rendant compte que la discipline des camarades bolchos contrevenait à son éthique personnelle, que la pensée unique le faisait vomir.

Ayant rencontré Solange, une fille superbe, elle l'aida de ses économies à monter un petit bistrot à Antibes. Ils vivront quelques mois d'amour fou, de bons petits plats et de bons vins, avant que la passion retombée, la démangeaison de la bougeotte ne reprenne André.

Après une velléité avortée de pèlerinage en Inde, il monte à Paris avec son frère où ils tiendront un café-bar à l'angle de la rue de Richelieu et du square Louvois, face à l'entrée principale de la Bibliothèque Nationale.

Le "rade" est accueillant et sympathique. Ils y recevront une clientèle fort mélangée, allant du clochard lettré au prix Nobel de littérature, en cette époque bénie où la Bibliothèque Nationale dirigée par Julien Cain était ouverte à tous, sans exclusive.

Au début, les frères Dupont tenaient table ouverte, avec de robustes plats du jour savoyards, précédés de roboratives cochonnailles et suivis de délicieux fromages. Le soir, la fondue au beaufort et la raclette, attiraient les noctambules.

Un grand moment fut le jour qu'arriva des Amériques une missive improbable émanant d'Albert Einstein en réponse au courrier que lui avait adressé André Dupont sur la suggestion de Bergier. La lettre fut triomphalement affichée derrière le comptoir entre les bouteilles apéritives et la photo dédicacée de l'illustre savant tirant la langue, prise par Arthur Sasse.

Einstein

Cette épopée bistrotière ne dura qu'un temps car les frères Dupont n'étaient pas gens d'argent. Si leurs produits étaient bons, leurs vins francs, les plats généreux, l'ambiance agréable, les "ardoises" de leurs clients devenaient insupportables. André ne savait ni refuser un coup à boire ni réclamer son dû.

J'y rencontrai, entre autres habitués, Jacques Bergier, Louis Pauwels, Jacques Yonnet, Claude Lévi-Strauss, Jean Raspail et combien d'autres lecteurs passionnés.

À force de servir les soiffards à crédit, les deux frères "bouffèrent" lentement mais irrémédiablement leur fonds.

Criblés de dettes, le café nanti par les marchands de bière, les frères Dupont virent leur seul bien confisqué.

André Dupont virera sa cuti. Adoptant le surnom de Mouna, il se fera comme Diogène « philosophe aux pieds nus », s'illustrera sous l'identité d'Aguigui comme prédicateur nihiliste itinérant.

Il gagne la Côte d'Azur en auto-stop, puis, à pied, longe la Méditerranée le plus près possible de la mer, rouspète contre les propriétés qui empiètent sur le domaine maritime. Imitant Diogène le cynique, il mendie son pain; il s'improvise « stylite » restant deux jours perché sur un platane. Libertaire, il profère des slogans pacifistes, anarchistes écologiques, garnit sa barbe de fleurs des champs, crayonne l'asphalte proclamant « Je craie ! »

De retour à Paris, il fréquente un temps Ferdinand Lop, autre figure insolite du trottoir parisien, mais il s'en éloignera, le trouvant « trop sérieux, petit bourgeois sentencieux et intello-dépendant ».

C'est au cirque Bouglione où le photographe Michel Esnault lui dénicha un petit boulot de garçon de piste qu'André Dupont découvrit sa vocation d'amuseur public.

Un soir, grimé et affublé d'un costume de clown grotesque à souhait, il fit rugir la salle de rire en improvisant un tour de manège impromptu, juché sur un antique vélocipède, brandissant un filet à papillons pour ramasser les crottes au cul des chevaux !

Mouna

Ce sera désormais à bord d'un tel engin aux roues dépareillées trouvé aux puces, qu'armé d'un téléphone rouge et d'une corne de brume, Mouna parcourt Paris fier comme un flibustier à bord de son bateau corsaire. Anarchiste et pacifiste convaincu, il harangue les badauds sur les places publiques et les jardins publics, du haut de monuments où il se hissait avec une agilité d'acrobate.

Au fil des mois et des années, Aguigui corrige son image, affine ses idées, peaufine son répertoire. Il apostrophe les promeneurs de discours véhéments, les admoneste d'un « prenez-en de la graine » tonitruant en leur jetant des poignées d'orge ou de blé au milieu d'une nuée de pigeons attirés par l'aubaine.

Écolo avant la lettre, militant anti-atomique convaincu bien avant Tchernobyl, il proclame « Mieux vaut être actif aujourd'hui que radioactif demain! ». Il conspue les gavés et la malbouffe, vitupère tout ce qui « pue, tue, mue, institue, pollue, dilue, prostitue, évertue, rétribue, commue, diminue, insinue. » Il se proclame « Mouna Ier roi du nu, du dodu, du rebut, du cul, du velu, du cocu et du couillu. » Il affiche partout ses convictions, notamment devant le Palais Brongniart : « Les valeurs morales ne sont plus cotées en bourse » ou sur le parvis de Notre-Dame où son affiche proclame : « Aux grandes orgues de la divine Barbarie je préfère la discrète mélodie de l'orgue de barbarie ! »

Parmi ses slogans qui font mouche :

« Pour rester gai et en bonne santé essayez de chier avant le petit déjeuner, rotez et prenez votre pied après le déjeuner, riez à toute heure et pétez haut et fort quand vous le souhaitez… »

Un soir d'élections, le voilà embarqué par les forces de l'ordre entre l'Élysée et la place Beauvau en train de distribuer aux passants des bananes blettes et molles, proclamant « Le régime est pourri, ça se voit à ses fruits ! »

Le lendemain matin, je dormais encore lorsque Mouna s'en était allé, discrètement avec son vélo, le matelas rangé, la couverture repliée, sans laisser de traces de son passage derrière lui.

Je le revis de temps à autre, au Quartier latin ou sur la Côte, aux Festivals d'Avignon ou d'Aix-en-Provence où il semait la bonne parole aux quatre vents.

Mouna

Il fut l'un des premiers manifestants à crier ses slogans dans un porte-voix disant : « C'est en parlant haut que l'on devient haut-parleur » et aussi à bondir dansant sur la chaussée en martelant ses convictions : « C'est en sautant qu'on devient dynamite, en secouant sa dynamo qu'on devient dynamique ! »

Mouna connaîtra son heure de gloire en mai 1968 lorsque ses discours iconoclastes amusaient les foules, que ses slogans les plus percutants fleurissaient abondamment sur les murs de la capitale :

« Aimez-vous les uns sur les autres », « Ne prenez plus le métro, prenez le pouvoir! » « A bas le caca/A bas le pipi/A bas les tatas/A bas le capitalisme ! », « Passe-moi le sel, je te passerai la rhubarbe », « Le progrès c'est la grossesse à six mois, le sevrage à un an, le pucelage à trois ans », « Métro, Boulot, Dodo », « Avec ton vélo, écrase les autos et pédale dans la choucroute ! », « Battons le pouvoir tant qu'il est chaud ! ».

Mais à la Sorbonne envahie par des étudiants qui commençaient à se prendre au sérieux, à rêver de Grand Soir, l'humour corrosif et bon enfant de Mouna irritait les caciques de la Révolution.

Je me souviens qu'un jour où des Bolchos se mirent à exiger des visiteurs la présentation de leurs papiers d'identité, je faillis être refoulé et assistai à l'amusante altercation opposant Mouna, l'inoffensif et doux rêveur anarchiste à un Cohn-Bendit mal embouché et rouge comme un gratte-cul…

A l'élection présidentielle de 1974, Aguigui se proclamera officiellement "Non candidat", mais il prit goût aux joutes électorales et se présentera aux scrutins suivants au cours de campagnes animées et joyeuses, affirmant « Lorsque les temps sont durs, il faut voter Mou… »

En 1978, à la mort de Jean-Paul Ier, il afficha à la porte des églises le slogan : « Si Jésus est mort sur la Croix un pape meurt dans son lit ! »

Pour séduire les collectionneurs de vieux papiers, il créa avec la complicité de dessinateurs célèbres son journal Mouna Frères, organe anti-capitaliste et anti-tout, tiré à un seul exemplaire, « périodique le moins lu de la presse sporadique ».

Mouna journal

Il posera une dernière fois sa candidature aux élections en 1993, à l'âge de 81 ans, obtenant plus de 700 voix contre Jean Tiberi.

Son antique vélocipède qui lui donnait une allure comique lui ayant été volé en Mai 68 devant la Sorbonne, Mouna devenu un maigre et alerte vieillard à barbe grise et cheveux blancs, parcourait désormais Paris hissé sur une bicyclette repeinte, puis sur un triporteur, le torse bardé de décorations achetées aux puces comme un vulgaire général soviétique. Il semait toujours aux quatre vents son message original et farfelu, écolo et provocateur, mais il ne faisait bientôt plus rire personne… comme aujourd'hui les gags de Jacques Tati dans son inoubliable film « Mon Oncle » tombent complètement à plat !

A présent les étudiants de Mai 68 siégent dans les Conseils d'administration, les fonctionnaires lanceurs de pavés sont repus et manifestent pour exiger toujours davantage, la France syndicale devenue négrière défend son bout de gras en exploitant sans vergogne les immigrés et les lycéens abrutis de musique débile, gavés de saloperies industrielles font de la mauvaise graisse vautrés devant leurs consoles.

À un journaliste blanchi sous le harnais qui lui demandait : « Que serait devenu André Dupont s'il n'était Mouna Aguigui ? » il répondait du tac au tac : « Comme vous, un sacré vieux con ! »

Un jour d'inauguration, à genoux devant l'entrée du Salon du Livre, il traçait sur le bitume à l'aide d'une craie blanche prolongée d'une plume de paon, les mots: « Moi aussi, je craie ! »

On dit que témoin de ce gag, Jack Lang souhaita lui décerner l'Ordre des Arts et Lettres. Mais cette plaisante initiative échoua devant le veto présidentiel, obligeant le ministre à conférer cette dignité de chevalier à un autre André Dupont : l'orientaliste André Dupont-Sommer. Anecdote sans doute trop belle pour être vraie !

Mouna

A sa mort, d'innombrables articles et quelques livres furent consacrés à Mouna Aguigui par des plumes imaginatives et des écrivaillons à gages, confortant sa légende ce qui doit bien le faire rire.

Ce que je peux dire sans me tromper et sans trahir sa mémoire, c'est qu'André Dupont fut un parfait honnête homme, simple et bon, et qu'il sut le rester jusqu'à la fin, sans jamais prendre la grosse tête ou nourrir d'autre ambition que de faire rire les autres fût-ce à ses dépends !

Dans les encyclopédies du futur, il figurera en bonne place entre Lucius Quinctius Cincinnatus et Diogène-le-Cynique, lorsque tous les glorieux nains de ce temps auront disparu dans la fosse commune de l'Histoire.

La dernière image que je garde d'André est celle d'une manifestation non autorisée sous mes fenêtres, devant la Brasserie Lorraine de la place des Ternes, où il scandait à la tête du cortège : « Nous sommes heureux, nous sommes de plus en plus heureux, le bonheur nous rendra fous ! ».

Sous mes yeux, des flics débonnaires l'emmenèrent sans violence vers le panier à salade, tandis que deux autres agents transportaient sagement son vélo, comme un colis précieux, sous l'objectif malicieux des photographes et des badauds goguenards.

Pierre Genève 1999

Mouna

 
Table         Accueil        Alex du Prel        Cincinnatus        Diogène-le-cynique