ROLAND DE LA PLATIÈRE (1734-1793)
Vocation de l'anglais
à devenir la langue universelle
Le 20 avril 1789, Jean-Marie Roland
de la Platière présentait à l'auditoire de la Société
d'émulation de Bourg-en-Bresse, où il venait d'être
admis, un discours inaugural concernant les "causes
qui peuvent rendre une langue universelle, et observations sur celle des
langues vivantes qui tend le plus à le devenir".
Cette assez longue réflexion sur les différentes langues
anciennes et modernes parlées en Europe aboutissait à une
conclusion assez inattendue et surprenante si on considère l'ampleur
de la diffusion de la langue française dans le monde et dans la
culture occidentale de l'époque. Roland défend dans son discours
les droits de l'anglais : cette langue possède (à ses yeux
aussi bien qu'à ceux de Voltaire qu'il cite à plusieurs reprises)
"la force, l'abondance et la majesté qui s'emparent de l'âme"
et une liberté d'expression que le français ne connaît
pas : "la langue anglaise (...) est susceptible de tous les usages ; elle
a été appliquée avec succès à tous les
genres de connaissances".
Mais pour qu'une langue devienne
universelle il est nécessaire, poursuit Roland, qu'à ses
qualités soient associées celles du peuple qui la parle,
ainsi que celles du pays et du gouvernement.
L'Angleterre a depuis longtemps
perdu de son éclat et de sa splendeur ancienne. Ce ne sont donc
pas ce pays et ce peuple qui peuvent être pris pour modèles,
mais bien plutôt l'Amérique, ou du moins les États-Unis,
et les Américains, lesquels ont droit à l'estime des Européens
parce qu'ils on su construire une société plus libre, plus
généreuse, plus tolérante. (...)
Une langue universelle
Pour qu'une langue devienne universelle
il est nécessaire, affirme Roland, qu'à ses qualités
soient associées celles du peuple qui la parle, ainsi que celles
du pays et du gouvernement.
L'Angleterre a depuis longtemps
perdu de son éclat et de sa splendeur ancienne. Ce ne sont donc
pas ce pays et ce peuple qui peuvent être pris pour modèles,
mais bien plutôt l'Amérique, ou du moins les États-Unis,
et les Américains, lesquels ont droit à l'estime des Européens
parce qu'ils on su construire une société plus libre, plus
généreuse, plus tolérante. (...)
Les causes qui semblent devoir le
plus concourir à rendre une langue universelle résident,
sans doute, dans l'état de cette langue, et dans celui de la nation
qui la parle. L'état d'une langue est déterminé par
sa nature, par ses progrès, par les grands hommes qui en on fait
usage et qui l'ont transmise et fixée dans leurs écrits.
l'état d'une nation résulte de ses lois, de sa situation,
de son gouvernement, de sa religion, toutes choses qui déterminent
ses moeurs, son influence et ses relations. Ainsi, la perfection d'une
langue et la prépondérance du peuple qui l'emploie, renferment
les données nécessaires à son universalité,
ou résolvent le problème de son extension. Ces deux causes
sont indispensables: l'une sans l'autre est insuffisante.
Cherchons, dans l'Antiquité,
des exemples qui assurent et justifient ces principes ; après quoi,
nous examinerons à quelle langue, à quelle nation, maintenant
existantes, dans notre Europe, nous pouvons en faire l'application.
Dans l'Orient naquirent presque
tous les grands corps de législation qui nous sont connus. La morale,
la politique, la plupart des systèmes religieux semblent avoir pris
naissance dans cette partie du monde. Mais, parmi ces peuples qui sont,
par rapport à nous, les premiers enfants de la terre, aucun n'eut
de relations au dehors. Loin d'eux tout était barbare, au temps
où chacun d'eux florissait. Leurs écrits ne se transmirent
qu'en petit nombre aux nations qui se policèrent ensuite ; ces écrits,
mal copiés, mal entendus, mal traduits, laissèrent bientôt
perdre jusqu'aux traces primitives du langage dans lequel ils avaient été
composés.
Les habitants du Nord eurent aussi
des langues qui leur furent particulières ; mais, naturellement
dures et arides, comme le climat de ceux qui les parlaient, ces langues
se sont modifiées par les relations avec des peuples de contrées
de moeurs diverses ; et, il ne nous reste d'elles que des idées
si confuses, que les étymologies mêmes qu'on s'efforce quelquefois
d'en tirer restent toujours fort incertaines. Aucune de ces langues ne
put donc se répandre au-delà de certaine limite, et bien
moins parvenir à cette durée qui vient d'une prépondérance
exclusive, et va se perdre au-delà des bornes déterminées
pour tous les empires.
La langue grecque
Celui des Grecs s'établit,
avec leur langage, par tout ce qui peut en imposer aux hommes. Le courage,
la gloire, l'esprit et la politesse, la perfection, civile et littéraire,
se réunirent en dictèrent des lois que nous reconnaissons
encore. L'influence du plus heureux climat, le grand caractère qu'imprime
la liberté, le ressort d'une bonne constitution politique, la délicatesse
que perfectionnent les connaissances, contribuèrent à la
fois à l'ascendant des Grecs sur l'univers, par leurs moeurs, leur
savoir et leur langage.
Expressive et douce, majestueuse
et riche, flexible et sonore, leur langue s'étendit comme les relations
du peuple fier, spirituel et sensible dont elle peignait l'élévation
d'âme, les passions vives, les sensations multipliées, les
conceptions sublimes et le savoir aimable. Sa facilité, son abondance,
tant d'avantages enfin durent en faire les délices des gens de goût
et en rendre la culture générale partout où les Grecs
pénétrèrent. Mais, qui peut résister au torrent
des révolutions bouleversant dans les siècles la surface
du monde !
La langue grecque devint celle d'une
nation opprimée : sa terre natale fut comme engloutie : la barbarie
la submergea, après en avoir chassé ou fait périr
tous les hommes de génie qui la cultivaient. Malheureusement, cette
barbarie inondait le monde. L'Europe était alors un champ livré
à la guerre et à l'oppression. Les lettres, épouvantées,
fuyaient de toutes parts et couraient à leur ruine. Qui peut douter,
sans la tristesse et l'universalité de ces circonstances, que les
savants et les gens de lettres n'eussent fait cause commune pour le maintien
de leur république, et qu'ils n'eussent choisi, pour sa langue générale,
cette langue si nombreuse et si riche ; cette langue, l'élément
de toutes les expressions, l'expression de tous les sentiments, et dans
laquelle se trouvaient déjà tracés les principes de
toutes les connaissances humaines ?
Rome et la langue latine
On ne l'apprend aujourd'hui que
pour entendre les ouvrages qui l'ont plus puissamment maintenu que les
triomphes mêmes du peuple-roi qui l'a parlé. Ce fut encore
du grec qu'il tint ses beautés ; les auteurs latins le reconnurent
et l'avouèrent ; ils flétrirent du nom de Barbares ceux d'entre
eux qui n'avaient pas puisé dans la connaissance de la langue grecque
les moyens d'employer la leur avec grâce et avec succès. Le
génie et la victoire, l'empire des armes et des connaissances, ont
donc concouru diversement, mais toujours ensemble, à l'extension
du grec et du latin. Jetons les yeux sur nos voisins et sur nous-mêmes
; tâchons de découvrir quelle nation, quelle langue, doit
obtenir à son tour la plus grande prépondérance. Mais,
la civilisation, plus générale, actuellement, dans les diverses
parties de l'Europe qu'elle ne l'était au temps des deux peuples
célèbres dont nous venons de parler ; mais, une plus grande
division de puissances, l'espèce d'équilibre établi
entre elles, et qui est devenu de l'intérêt de chacune de
conserver soigneusement, ne semblent plus offrir la possibilité
de vastes conquêtes et d'un grand ascendant.
La langue italienne
C'est donc moins aujourd'hui sur
l'effet des armes, que sur celui du commerce, des richesses qu'il procure,
des relations qu'il multiplie, des ressources qu'il assure, qu'on doit
graduer ou prévoir l'influence d'une nation, d'ailleurs savante
et polie. L'italien, fils du latin, petit-fils du grec, a presque perdu
la trace de son origine ; il s'est donné des expressions qui lui
sont particulières et s'est fait une tournure qui lui est propre.
Peut-être n'a-t-il pas conservé toute la force de ses (sic)
langues primitives, mais il en a le nombre et la flexibilité ; il
a surtout le grand avantage de peindre avec finesse toutes les nuances
du sentiment ; c'est, avec sa douceur et son harmonie, ce qui le rend si
propre à la poésie, à la musique ; si agréable
aux femmes et si touchant dans leur bouche.
L'italien fut, pour ainsi dire,
l'interprète des belles connaissances lorsqu'elles renaquirent dans
notre hémisphère ; il a été cultivé
par de grands génies, par des hommes versés dans tous les
genres de sciences et de littérature ; enfin, il reste à
connaître une grande partie de l'empire du goût, et l'on n'est
point en état d'apprécier ses plus délicates productions,
quand on n'a pas appris cette langue voluptueuse et riche.
Mais, si l'esprit et les grâces,
la puissance de l'imagination, l'empreinte d'un beau climat, l'attrait
des passions douces et l'enchantement des beaux-arts, assurent des triomphes
à la langue italienne, l'état politique du peuple qui la
parle s'oppose à l'universalité de ses conquêtes.
L'Italie est divisée en nombre
de petits États qui n'ont guère de relations extérieures,
ni même les uns avec les autres ; le sentiment de leur faiblesse
a établi dans ces divers gouvernements une sorte de défiance
qui les a concentrés ; de nombreuses révolutions et de funestes
catastrophes parmi quelques-uns d'entre eux a éveillé chez
tous, la crainte de sortir de leur sphère par ces grands mouvements
qui donnent de l'éclat au dehors et tendent à changer au
dedans la manière d'être individuelle. Cette existence générale
influe sur les particuliers et les rend peu communicatifs, peu répandus.
Tout le monde voyage en Italie : mais, les Italiens, si ce n'est quelques
artisans du bord des lacs, ne sortent guère de leur pays.
À ce caractère dominant,
se joignent les modifications infinies d'une religion exclusive et intolérante,
d'un climat qui invite au plaisir, d'un goût pour le luxe auquel
des facultés bornées ne laissent pas prendre l'essor ; l'alliage
bizarre de ces contradictions est d'un tel effet sur les gens même
instruits, sur les grands qui ne le sont guère et sur le peuple
qui ne l'est point du tout, qu'il rend encore plus sensible à la
division de ces trois classes d'hommes, presque aussi disparates entre
eux, qu'ils le sont d'ailleurs avec les hommes de tout autre pays.

L'Espagne et le Portugal
Il est deux nations dont la splendeur,
à peine éclipsée, laisse encore de brillants souvenirs.
L'Espagne et le Portugal semblèrent devoir se partager le monde,
et leur éclat, se répandit par toute la terre. L'une subjugua
et envahit l'Orient ; l'autre l'Occident.
La langue portugaise, comme celle
de Mahomet, s'étendit par le fer, se soutint par le commerce, et
se conserve en beaucoup de pays par l'empire de l'habitude.
La langue espagnole a eu la même
marche que la précédente ; et elle se maintient par les moyens
qui l'établirent ; car, l'oppression est fille de la violence. Ces
deux langues ont les plus grands rapports entre elles ; elles en ont de
très grands avec l'italien ; à quelques tournures près
et en certains nombres de mots qui leur sont particuliers, on n'y trouve
guère de différences très remarquables que celles
des terminaisons sonores et majestueuses, elles sont très propres
à rendre les grandes idées, à chanter les hauts faits,
à célébrer les grandes actions. Mais, les Portugais
ont perdu leur Empire dans l'Inde, et ce qui y est resté de leur
langue n'est plus qu'à l'usage du commerce, ou cultivé par
le bas peuple. C'est un mélange informe, un langage barbare, dont
l'usage devient chaque jour moins nécessaire. Les Portugais, d'ailleurs,
n'ont produit, depuis longtemps, aucun ouvrage capable de porter les savants,
ni d'exciter les gens de lettres à étudier leur langue qu'ils
ne répandent plus en personne nulle part.
À l'égard des Espagnols,
quelque immense que soit l'étendue de leur domination, la crainte
qu'on ne favorise, par l'exemple d'un peu de liberté ou de quelque
jouissance, le soulèvement de ce qui est échappé au
carnage dont ils ont souillé les contrées envahies ; cette
soif de l'or, qui inspire d'en cacher la source aux étrangers ;
peut-être la basse défiance qui naît du trafic mercantile,
lequel s'efforce toujours d'en attirer à soi tous les profits ;
enfin, soit l'effet d'une de ces choses, ou de toutes ensemble, les Espagnols,
dans le système général de leur gouvernement, et la
marche ordinaire de leur administration, vivent comme un ordre de moines,
dont la constitution est de se tenir à l'écart des hommes
; ou comme une société de brigands, qui fondent leur sécurité
sur la difficulté de découvrir leur retraite.
La langue allemande
La langue allemande est répandue
parmi une grande nation qui forme des peuples divers ; elle a un singulier
avantage sur la plupart des autres langues, celui de se contracter ou de
s'étendre à volonté, soit dans la nature des mots,
soit dans la contexture des phrases, ce qui la rend également propre
à l'expression des sentiments les plus doux et à celle des
plus exaltés ; à peindre l'élévation des idées
et l'énergie des passions. Cette langue n'a de bornes dans les mots,
simples ou composés, mais toujours expressifs, que celles des idées
de l'esprit ou des passions du cÏur. Le génie qui crée
une idée, crée en même temps le terme pour la rendre
; ce terme est toujours adopté, par ce qu'il peint toujours.
Beaucoup d'hommes, d'un grand mérite,
ont cultivé cette langue ; ils ont, par son moyen, transmis à
l'univers des connaissances précieuses de tous les genres.
En Allemagne, comme ailleurs, les
grands toujours trop occupés de leur grandeur même, pour s'adonner
aux choses vraiment utiles, ont peu fait pour les sciences et les lettres.
Le peuple, assez nombreux, esclave, soldat, vendu ou à vendre, va
partout, porter sa langue avec ses armes. Beaucoup d'artisans de cette
nation courent aussi le monde et contribuent à répandre sa
langue. Mais les gens du peuple d'aucun pays, dans aucune classe, ne sauraient
inspirer le goût d'une langue qu'ils parlent mal, et avec laquelle
ils n'expriment que des idées communes.
Les Allemands instruits voyagent
peu ; et ceux-là même savent et parlent la langue des pays
où ils vont. Beaucoup d'entre eux aussi n'ont point écrit
dans leur propre langue, mais en latin, qui s'entend partout, quelque mauvais
qu'il soit ; et les bons ouvrages allemands sont si promptement traduits
dans tous les pays où l'on cultive les connaissances utiles, et
même les connaissances agréables, que presque personne ne
se donne la peine aujourd'hui d'étudier cette langue, la plus riche
des langues vivantes, la plus ancienne peut-être, et celle qui a
donné naissance à l'anglais, au flamand, à l'hollandais,
et qui en a modifié plusieurs autres.
Ainsi, la situation politique de
l'Allemagne, l'existence civile de ses habitants et la nature de leurs
relations ne concourent point avec les avantages propres à cette
langue pour en obtenir l'universalité
Quant aux langues du Nord, il n'y
a aucune apparence qu'elles se répandent jamais beaucoup dans nos
contrées. Les rois et leur conseil influent peu sur le langage de
leur pays ; et les intérêts des États du Nord, avec
ceux du Midi de l'Europe, n'amènent pas ces sortes de relations
populaires qui font que beaucoup de petits intérêts particuliers
deviennent communs. Quoique la politique de ces États ait déjà
joué un grand rôle parmi les autres nations, et que les sciences
et les lettres aient été en honneur parmi eux, leur langue
n'a fait encore aucun progrès, dans aucun cabinet, non plus que
chez les savants.
La langue française
Si, maintenant, nous nous replions
sur nous-mêmes et que nous considérions la langue française,
déjà si répandue dans les diverses parties du monde
et presque en possession de l'Europe entière, nous serons tentés
de croire la question décidée. La clarté, la sagesse
de cette langue, mérite si bien senti dans une infinité d'excellents
ouvrages ; la célébrité de beaucoup d'hommes dont
le génie lui a imprimé le caractère ; de nombreux
écrits sur toutes les matières imaginées ; la profondeur
et la supériorité de divers sujets traités en français
: enfin, la persuasion, où sont les grands de notre Europe, que
l'étude de cette langue doit entrer dans l'éducation de la
jeunesse ; tout semble se réunir pour lui assurer l'empire le plus
étendu comme le plus durable.
Ajoutons que, que depuis longtemps
cultivée par les hommes de lettres et les gens de goût, elle
s'est appropriée, avec les choses qu'ont pensées, faites
et écrites les Grecs, les tournures propres à leur langue,
à qui elle doit véritablement cette élégance
qu'on trouve dans Racine, cette douceur dont Fénelon donne le modèle,
cette précision qui caractérise Boileau, cette abondance
et, en même temps, cette logique serrée de Pascal, l'un des
premiers Français, avec Malherbe, qui ait donné du nombre
à notre langue et qui l'ait fixée. Nous avons Montesquieu
et Rousseau pour former des législateurs et éclairer les
sages mêmes ; Bossuet instruit les rois et captive les peuples ;
une foule, de savants et de génies, promet et distribue l'instruction
en tout genre, avec les plaisirs variés de l'esprit, aux hommes,
de toutes les classes et de toutes les nations, versés dans notre
langue...
Quoi donc pourrait encore s'opposer
à son extension ? Mais la prépondérance des Français,
dans tant de parties, souvent méritée, a quelquefois inspiré
la jalousie ; quelquefois mal soutenue, elle a excité le dédain
; ces triomphes qui oppriment et ces humiliations qui abaissent ont fait
des impressions qui nous sont défavorables. Notre gouvernement,
lui, qui pourrait de grandes choses, qui devrait du moins les rendre permanentes,
est altéré par une administration diverse qui change sans
cesse et modifie tout : notre religion sublime, longtemps intolérante
est encore exclusive : cette grande inégalité dans les pouvoirs,
dans les richesses, dans la considération presque uniquement accordée
parmi nous à l'autorité, à la fortune : voilà
les motifs qui arrêtent l'attachement universel à notre nation,
et qui éloigneront d'autant le triomphe complet de sa langue.
De jaloux rivaux, des étrangers
indifférents, s'amusent de nos modes et recherchent nos bons auteurs,
mais ils n'estiment point assez notre caractère moral, notre existence
politique, ils redoutent trop nos principes religieux, pour que nous ayons
jamais le degré d'influence que suppose l'universalité du
langage. D'ailleurs, quelque étendues que soient nos relations de
commerce, elles sont trop balancées dans la concurrence, et par
les vices mêmes de notre administration, pour nous assurer l'avantage.
Suprématie de la Grèce
antique
Vainement aujourd'hui chercherait-on
à comparer aucune langue à la langue grecque ; il n'en exista
jamais qui rendît, comme elle, d'un seul mot, les idées complexes,
et peignît chaque objet d'après nature. Elle enchaîne
les différentes branches des sciences et rend à l'âme
jusqu'à la partie composée de leur métaphysique.
Elle a créé la plupart
des langues qu'on a parlées en Europe depuis Homère, Thucydide,
et Démosthène, depuis Platon, Aristote et Sophocle, depuis
Hippocrate, Archimède et Pindare. Elle les nourrit et les corrobore
sans cesse, en fournissant, à tous les peuples, l'expression propre
à une foule d'idées et de connaissances qui restaient à
naître pour eux.
C'est donc seulement de celle de
nos langues vivantes qui approche le plus de la langue grecque par la facilité
de son usage, pour tout exprimer ; par la force de son expression, pour
faire tout sentir, par son inflexion, ses modifications, cette contexture
qui portent les choses à l'âme et la meuvent au gré
du poète, de l'orateur ou de l'historien ; c'est donc de celle-là
seule, qu'on peut prévoir l'universalité, si elle est parlée
par un peuple très civilisé, très libre, très
instruit, qui ait la faculté d'exprimer et de publier, et ce qu'il
pense et ce qu'il désire, et ce qu'il craint et ce qu'il veut ;
si ce peuple, avide de connaissances, porté aux grandes actions,
dévoué à son pays, attire et captive tous les autres
peuples par la vigueur de ses lois, la douceur de son gouvernement, l'activité
de son industrie, l'étendue de son commerce et le bienfait de la
tolérance.
La langue anglaise
La langue anglaise, considérée
en Angleterre et fixée à ce royaume, nous offre déjà
les qualités que nous venons d'énumérer ; mais le
peuple qui la parle n'a pas toutes celles qui doivent faire valoir les
premières. C'est en Amérique que je crois voir rassemblées
toutes les données d'après lesquelles on doit juger qu'une
langue deviendra universelle.
Si la langue anglaise n'a pas reçu
du climat cette douce influence qui perfectionne l'harmonie et subjugue
l'oreille par le charme des sons, elle lui doit la force qui en impose
à l'esprit ; elle tient, de l'activité des passions et de
l'élévation de caractère de ceux qui la parlent, une
abondance et une majesté qui s'emparent de l'âme, qui en peignent
tous les mouvements et en font partager toutes les affections. Enfin, des
hommes profonds, de grands génies, des savants célèbres
et d'aimables littérateurs l'ont appliquée à tous
les genres et pliés à tous les tons.
Voltaire gémissait de la
sévérité de notre poésie, de l'esclavage de
notre rime, regrettait cette heureuse liberté qu'ont les Anglais,
d'allonger, d'accourcir presque tous les mots, d'écrire en vers
non rimés, de faire enjamber les vers les uns sur les autres, de
créer des termes nouveaux, toujours adoptés lorsqu'ils sont
sonores, intelligibles et nécessaires. Un poète anglais,
disait-il, est un homme libre, qui asservit la langue à son génie.
Le Français est un esclave
de la rime, obligé de faire quelque fois quatre vers pour exprimer
une pensée qu'un Anglais peut rendre dans une seule ligne.
L'Anglais dit tout ce qu'il veut
; le Français ne dit que ce qu'il peut. L'un, court dans une carrière
vaste, et l'autre marche avec des entraves dans un chemin glissant et étroite
(°).
En anglais, observe M. Le Tourneur,
il est très peu de mots bas. Les noms de tous les animaux, de tous
les détails de la société, de la vie du peuple, comme
de celle des grands, tous les objets de la nature sont grands dans cette
langue, qui n'a attaché de bassesse qu'à ce qui choque et
dégoûte réellement les sens (°°).
(°)
Voltaire, Discours sur la Tragédie.
A Mylord Bolingbroke (Note de l'Auteur). (Paris, Fosse, 1731).
(°°) Avis sur la traduction de Shakespeare
(N. de l'Auteur.) [Il s'agit du discours préliminaire placé
en tête des 20 volumes consacrés au théâtre de
Shakespeare traduit en français par Le Tourneur]. Voir Shakespeare
traduit de l'anglais (Paris, 1776-1783), tome I, p. I-X.
La langue anglaise et les
États-Unis d'Amérique
La langue anglaise, cultivée
avec une sorte d'enthousiasme par les nationaux, est susceptible de tous
les usages ; elle a été appliquée avec succès
à tous les genres de connaissances ; interprète des sentiments
les plus élevés et des émotions les plus douces, de
l'amour de la gloire le plus véhément et de celui de la patrie
le plus énergique, elle est devenue le canal de la communication
des deux hémisphères.
Les habitants des États-Unis,
aussi fiers et non moins braves que les Anglais, aussi actifs et non moins
industrieux, plus exercés par les malheurs, plus travaillés
par les besoins, sont plus humains, plus généreux, plus tolérants
; toutes choses propres à leur faire goûter les opinions,
adopter les usages et parler la langue d'un tel peuple. Cette tolérance
qui les distingue aura plus d'empire qu'on n'imagine, et contribuera singulièrement
à l'extension de leur puissance.
Le sensible auteur des Lettres
d'un cultivateur américain nous le fait déjà bien
juger, lorsqu'il nous développe les sages principes de la politique
dans cette heureuse contrée, lorsqu'il nous dépeint la paix
des familles, l'union des citoyens, indépendantes de toute opinion,
et l'affluence des étrangers de tous les pays, venant chercher sur
cette terre nouvelle la liberté, la protection, les secours fraternels,
et l'active bienveillance qu'on est toujours certain d'y trouver.
Placés, pour étendre
leur commerce avec autant d'avantages que de facilité dans toutes
les parties de l'ancien monde, les Américains des États-Unis
ne seront étrangers pour aucun peuple, ils fraternisent avec l'univers.
Les lumières et les connaissances de tous les siècles ne
les portent point à condamner avec orgueil quiconque ne partage
pas leur savoir ; ils envisagent tous les hommes sous le rapport commun
qui les lie : le nègre grossier, l'indien superstitieux, trouvent
en eux la même indulgence qu'ils ont pour les sauvages ignorants,
leurs voisins, pour les jaloux Européens leurs alliés.
La douceur de leur gouvernement
en fait des patriotes aussi zélés que le furent jamais les
plus célèbres républicains ; celle de leurs principes
les rend, dans leur bienveillance universelle, semblables aux plus parfaits
cosmopolites, et leur situation doit en faire les commerçants les
plus puissants. Que de moyens de s'élever, de s'étendre,
de multiplier ses relations et de propager l'usage de sa langue. Le seul
charme de leur philosophie, si propre à gagner les curs, semble
préparer le triomphe de leurs opinions, de devoir ranger un jour
bien des peuples sous leurs lois.
Quand je vois une nation établir
ses devoirs sur la justice, fonder son bonheur sur l'humanité, étendre
son empire par toutes les vertus, forcer les autres nations à l'estimer,
tous les cÏurs à la chérir, offrir un asile à
tout homme opprimé ou malheureux, l'invitant à être
laborieux et le forçant à être honnête:
quand
je la considère, gagnant ainsi d'une hémisphère à
l'autre, tendant d'une marche sûre, à se fixer des frontières
de la France à celles de la Chine, et envelopper ainsi les trois-quarts
du globe :
quand je songe qu'elle entreprend tout ce qui est utile, sans
rien négliger de ce qui est agréable : qu'elle est active,
industrieuses ; que la diversité des climats qu'elle habite offre
toujours un choix propre à fixer le goût des étrangers,
tandis que l'immense variété des productions de son sol,
jointe à celle de son industrie, intéresse toute la terre,
et tend à captiver tous les hommes du monde:
quand enfin je m'assure
que la diversité des opinions n'influe en rien chez elle, ni sur
les droits de l'homme, ni sur ceux des citoyens, ni même sur cet
accord de l'esprit et du coeur qui fait que l'on est toujours frères,
toujours amis, toujours humains, toujours charitables, quelles que soit
la manière de chaque créature de rendre son hommage au créateur, alors, il me semble indubitable que la langue, d'une telle nation, sera
un jour la langue universelle ; car, les opinions de cette nation tendent
à le devenir ; son penchant à l'union et à la concorde,
qui naît d'un principe de modération et de sagesse, semble
devoir être celui de tous les hommes en société, parce
qu'il est en effet la base de toute philosophie, sans laquelle il n'est
que des élans, de l'enthousiasme, de la ferveur, si l'on veut, mais,
rien de durable. Ce rapide aperçu n'est que l'esquisse d'un ouvrage
susceptible de beaucoup de recherches et d'un grand développement
: je n'ai fait que tracer un plan et indiquer les masses ; j'en suivrai
les détails et finirai l'ensemble, si des travaux ingrats me laissent
enfin quelque loisir.
Ce texte a paru dans le n° 30
de DIX-HUITIÈME SIÈCLE,
La Recherche aujourd'hui
- Presses Universitaires de France
Adaptation anglaise par Ed Maykut
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