JULIUS EVOLA
(1898-1974)


DISSOLUTION DE LA CONNAISSANCE

Le Relativisme

Julius Evola

19 - Les processus de la science moderne

Un des principaux titres qu'invoque, depuis le siècle passé, la civilisation occidentale pour justifier sa prétention d'être la civilisation par excellence, c'est, à coup sûr, sa science de la nature. D'après les critères du mythe de cette science: les civilisations précédentes ont été jugées obscurantistes et infantiles; proies de «superstitions» et de chimères métaphysiques et religieuses, exception faite de quelques découvertes dues au hasard, elles auraient ignoré le chemin de la vraie connaissance, qui ne peut être atteinte que grâce aux méthodes positives, mathématico-expérimentales élaborées à l'époque moderne. Science et connaissance sont devenues synonymes de «science positive» tout court, et c'est par rapport à celle-ci que l'épithète «préscientifique» en est venue à être un anathème sans appel frappant toute autre orientation du savoir.

L'apogée du mythe de la science physique a coïncidé avec celui de l'ère bourgeoise, lors de la vogue du scientisme positiviste et matérialiste. Puis on a commencé à parler d'une crise de la science et une critique interne de celle-ci s'est formée, jusqu'au moment où l'on est entré dans une nouvelle phase, inaugurée par la théorie d'Einstein.

En marge de celle-ci, le mythe scientiste a tout récemment repris de la vigueur avec une valorisation du savoir scientifique qui a parfois suivi de curieux développements: on a prétendu que la science actuelle a désormais dépassé la phase du matérialisme et qu'après s'être débarrassée des vieilles spéculations inopérantes, elle rejoint la métaphysique dans ses conclusions sur la nature de l'univers et offre des thèmes et des perspectives qui s'accordent avec les certitudes de la philosophie et même, pour certains, de la religion. Les articles de vulgarisation à la Reader's Digest mis à part, certains savants, comme Eddington, Planck et même Einstein, ont fait de singulières déclarations de cet ordre.

Une sorte d'euphorie est née, renforcée par les perspectives de l'âge atomique et de la «seconde révolution industrielle», dont le point de départ se trouve précisément dans les découvertes de la physique la plus récente. Il ne s'agit là que du développement d'une des grandes illusions du monde moderne, de l'un des mirages d'une époque où, en réalité, les processus de dissolution ont directement envahi le domaine même de la connaissance. Il suffit, pour s'en rendre compte, de pénétrer de l'autre côté de la façade. Et quand il ne s'agit pas de vulgarisateurs, mais des savants eux-mêmes, quand il n'y a pas lieu d'y voir quelque chose de comparable au fin sourire entendu des augures mystificateurs dont parle Cicéron, on y trouve le témoignage d'une ingénuité que peut seule expliquer une limitation sans pareille des horizons intellectuels.

Evola années 30

Julius Evola

La science moderne tout entière n'a pas la moindre valeur de connaissance; elle se fonde même sur une renonciation formelle à la connaissance au sens vrai du terme. La force motrice et organisatrice de la science moderne ne découle pas, en effet, de l'idéal de la connaissance, mais exclusivement de l'exigence pratique, on pourrait même dire de la volonté de puissance appliquée aux choses, à la nature.

Qu'on nous comprenne bien: nous ne parlons pas ici des applications techniques et industrielles, bien qu'il soit évident que la science leur doive principalement son prestige aux yeux des masses, parce que l'on y voit une sorte de preuve péremptoire de sa validité.

Il s'agit, au contraire, de la nature même des procédés scientifiques dans la phase qui précède les applications techniques, la phase dite de «recherche pure». En effet, la notion même de «vérité» au sens traditionnel est étrangère à la science moderne; celle-ci s'intéresse uniquement à des hypothèses et à des formules permettant de prévoir avec le plus d'exactitude possible les cours des phénomènes, et de les ramener à une certaine unité. Et comme il n'est pas question de «vérité», comme il s'agit moins de voir que de «toucher», la notion de certitude dans la science moderne se réduit à celle de la «plus grande probabilité» : que toutes les certitudes scientifiques aient un caractère exclusivement «statistique», les hommes de science le reconnaissent ouvertement, et dans la toute dernière physique des particules, plus catégoriquement que jamais, le système de la science n'est qu'un filet qui se resserre toujours plus autour d'un quid qui, en soi, reste incompréhensible, à seule fin de pouvoir le maîtriser en vue de buts pratiques.

Ces buts pratiques - répétons-le - ne concernent que dans un second temps les applications techniques; ils servent de critère dans le domaine même qui devrait être celui de la connaissance pure, en ce sens que, même ici, la tendance fondamentale est de schématiser, d'ordonner la matière des phénomènes de la façon la plus simple et la plus maniable. Comme on l'a justement remarqué, une méthode s'est formée à partir de la formule simplex sigillum veri, qui confond la vérité (ou la connaissance) avec ce qui ne satisfait qu'un besoin pratique, exclusivement humain, de l'intellect.

Julius Evola er René Guénon

Julius Evola er René Guénon

En dernière analyse, l'impulsion de connaître s'est transformée en une impulsion de dominer, et c'est un savant, Bertrand Russell, qui a reconnu que la science, de moyen de connaître le monde, est devenue un simple moyen de changer le monde.

Nous ne nous étendrons pas sur ces considérations, qui sont devenues de véritables lieux communs. L'épistémologie, c'est-à-dire la réflexion appliquée aux méthodes de recherche scientifique, a déjà reconnu honnêtement tout cela depuis longtemps, avec un Bergson, un Leroy, un Poincaré, un Meyerson, un Brunswick, et tant d'autres, pour ne rien dire de ce que Nietzsche lui-même avait déjà bien vu, dans ce domaine aussi.

Ils ont mis en évidence le caractère absolument pratique, pragmatique, et même «pragmatiste» des méthodes scientifiques. Sont «vraies» les idées et les théories les plus «commodes» pour l'organisation des données de l'expérience sensible - et à cet égard, on fait, consciemment ou instinctivement, un choix entre ces données, en excluant systématiquement celles qui ne se prêtent pas à un contrôle, tout ce qui, par conséquent, a un caractère qualitatif et unique, tout ce qui n'est pas susceptible d'être «mathématisé».

L'objectivité scientifique

L' «objectivité» scientifique consiste uniquement à être prêt à tout moment à abandonner les théories et hypothèses en vigueur, dès qu'il s'en présente d'autres, susceptibles de mieux contrôler la réalité et de faire rentrer, dans le système de ce que l'on avait déjà rendu prévisible et utilisable, des phénomènes qui n'avaient pas encore été étudiés ou qui semblaient irréductibles: et cela en l'absence de tout principe valable une fois pour toutes, par lui-même, en vertu de sa nature intrinsèque. De même, celui qui peut mettre la main sur un fusil moderne à longue portée abandonne aussitôt le fusil à pierre.

C'est en partant de ces constatations qu'il est possible de mettre en évidence cette forme limite de la dissolution de la connaissance à laquelle correspond la théorie de la relativité d'Einstein. Seul un profane peut avoir cru, en entendant parler de relativité, que cette nouvelle théorie avait détruit toute certitude et presque ratifié une sorte de «cela est, si cela vous paraît être» pirandellien. En fait, il s'agit de quelque chose de très différent; en un certain sens, on approche, au contraire, avec cette théorie, d'une certitude presque absolue,mais ayant un caractère purement formel.

Un système cohérent de physique a été construit, qui permet d'écarter toute relativité, de rendre compte de n'importe quel changement et de n'importe quelle variation de façon absolument indépendante de tout point de référence et de tout ce qui se relie aux observations et aux évidences de l'expérience immédiate, à la perception courante de l'espace, du temps, de la vitesse. On se trouve devant un système qui est «absolu» grâce à la souplesse que lui confère sa nature exclusivement mathématique et algébrique.

Evola années 30

Ainsi, une fois définie la «constante cosmique» (en fonction de la vitesse de la lumière), en se servant d' «équations de transformation» pour éliminer une «relativité» donnée et pour éviter que celle-ci ne se trouve confirmée par les faits d'expérience, il suffit d'introduire un certain nombre de paramètres dans les formules qui doivent rendre compte des phénomènes.

On peut rendre cette situation compréhensible au lecteur ordinaire grâce à un exemple banal. Que la terre se meuve autour du soleil, ou que ce soit le soleil qui se meuve autour de la terre, c'est plus ou moins la même chose du point de vue einsteinien, qui repose sur la «constante cosmique». Aucune des deux hypothèses n'est plus «vraie» que l'autre, mais la seconde exigerait l'adjonction de nombreux éléments supplémentaires dans les formules et serait donc plus compliquée et moins commode pour les calculs. Mais pour une personne qu'un système plus compliqué et moins commode ne gênerait pas, le choix resterait libre; elle pourrait procéder aux calculs relatifs aux divers phénomènes en posant, soit que la terre tourne autour du soleil, soit que le soleil tourne autour de la terre.

Cet exemple banal et élémentaire montre clairement à quel genre de «certitude» et de connaissance conduit la théorie d'Einstein; il importe, toutefois, de souligner qu'il ne s'agit ici de rien de nouveau et que cette théorie représente seulement la manifestation la plus récente et la plus évidente de l'orientation qui a caraétérisé toute la science moderne.

Très éloignée du relativisme vulgaire ou philosophique, la théorie en question est disposée à admettre les relativités les plus invraisemblables, mais se prémunit contre elles, pour ainsi dire, dès le départ. Elle entend donner des certitudes qui font abstraction de celles-ci ou les préviennent, qui, comme nous le disions, sont donc, d'un point de vue formel, presque absolues. Et si l'on constatait une révolte quelconque de la réalité, un ajustement adéquat rendrait au système son caractère absolu.

Ce genre de «savoir» et ce qu'il présuppose appelle quelques autres commentaires. La «constante cosmique» est une notion purement mathématique, si bien que même lorsqu'on parle, à son propos, de vitesse de propagation de la lumière, il ne faut plus imaginer ni vitesse, ni lumière, ni propagation, mais n'avoir à l'esprit que des chiffres et des signes. Si quelqu'un, ne se contentant pas du symbole mathématique, s'avisait de demander à ces savants ce qu'est la lumière, ceux-ci prendraient un air étonné et ne comprendraient même pas la question. Et tout ce qui procède de ce point de départ, dans la physique la plus récente, participe rigoureusement de sa nature: la physique est complètement algébrisée.

Avec l'introduction de la notion de «continuum pluridimensionnel», la dernière base sensible et intuitive qui subsistait dans la physique d'hier et qui correspondait aux catégories pures et schématiques de la géométrie dans l'espace, est totalement «mathématisée», elle aussi. Espace et temps ne sont ici qu'une seule chose, forment un continuum exprimé lui-même par des fonctions algébriques. En même temps que la notion courante et intuitive que l'on en avait, disparaît aussi celle de «force», d'énergie, de mouvement. Par exèmple, pour la physique d'Einstein, le mouvement d'une planète autour du soleil signifie seulement que dans le domaine correspondant du continuum spatio-temporel, il y a une certaine «courbure» - terme qui ne doit rien faire imaginer non plus, qu'on y prenne garde, car il s'agit de nouveau de pures valeurs algébriques.

Julius Evola

La notion d'un mouvement produit par une force s'amenuise en celle d'un mouvement abstrait suivant la «ligne géodésique - la plus courte» et correspondrait approximativement, dans le milieu où nous nous trouvons, à l'arc d'ellipse. Comme, dans ce schéma algébrique, il ne reste plus rien de l'idée concrète de force, il y a encore moins de place pour l'idée de cause. Le «spiritualisme» qu'allèguent les vulgarisateurs dont nous avons parlé parce que l'idée de matière a disparu dans la nouvelle physique, que la notion de masse a été réduite à celle d'énergie, ce prétendu «spiritualisme» est une absurdité, parce que masse et énergie se réduisent ici aux valeurs convertibles d'une formule abstraite et que le seul résultat de tout cela est d'ordre pratique; l'application de la formule au contrôle des forces atomiques. Ceci mis à part, tout est consumé par le feu de l'abstraction algébrique associée à un expérimentalisme radical, c'est-à-dire à l'enregistrement des simples phénomènes.

Avec la théorie des quanta, on a l'impression d'entrer dans un monde cabalistique (au sens populaire du terme). De même que les résultats paradoxaux de l'expérience de Michelson-Morley ont été à l'origine de la théorie d'Einstein, de même un autre paradoxe, celui de la discontinuité et de l'improbabilité constatées par la physique nucléaire après que le processus des radiations atomiques ait été exprimé en quantités numériques (pour le profane; il s'agit à peu près de la constatation du fait que ces quantités ne forment pas une série continue, comme si l'on disait que, dans la série des nombres, le trois n'est pas naturellement suivi du quatre, du cinq, etc., mais que du trois, l'on doit sauter à un autre nombre, sans qu'intervienne non plus la loi des probabilités), ce nouveau paradoxe, disons-nous, a conduit à une algébrisation encore plus exaspérée avec la «mécanique des matrices» utilisée pour en venir à bout, et, en outre, à une expression nouvelle et complètement abstraite de lois fondamentales, comme celles de la constance de l'énergie, de l'action et de la réaction, etc.

Ici, on n'a pas seulement renoncé à la loi de la causalité, remplacée par des moyennes statistiques parce qu'on a cru avoir affaire au pur hasard. Il y a plus; lors des tout derniers développements de cette physique, on a découvert ce paradoxe qu'il faut renoncer aux vérifications expérimentales. On a constaté, en effet, que celles-ci ne donnent pas des résultats constants, mais variables. La façon dont on organise une expérience a pour effet que l'on obtient tantôt un résultat et tantôt un autre, parce qu'elle influe sur l'objet de l'expérience, l'altère (il s'agit des valeurs, fonctionnellement interdépendantes, de «position» et de «quantité de mouvement»), et l'on peut opposer à une description donnée des phénomènes concernant les particules, une autre, aussi «vraie». Ce n'est pas l'expérimentation, dont les résultats resteraient ainsi indéterminés, mais bien une pure fonction algébrique, la «fonction de l'onde», qui a paru apte à fournir des valeurs sûres dans ce domaine.

Des entités mathématiques qui, d'une part, surgissent comme par magie, en pleine irrationnalité, mais, d'autre part, sont ordonnées en un système entièrement formel de «production» algébrique, doivent donc épuiser, selon cette dernière théorie qui complète celle de la relativité d'Einstein, tout ce qui, en ce qui touche le fond de la réalité sensible, peut être positivement vérifié et contrôlé en formules. Ce sont là, intellectuellement, les coulisses de l'ère atomique qui vient donc de commencer de pair avec la liquidation définitive de toute connaissance au sens propre. Un des principaux représentants de cette récente physique, Heisenberg, l'a admis de façon explicite dans un de ses livres ; il s'agit d'un savoir formel, fermé sur lui-même, exact au plus haut point dans ses conséquences pratiques, mais à propos duquel on ne peut parler d'une connaissance du «réel» pour la science moderne, dit-il - «l'objet de la recherche n'est plus l'objet en soi, mais la nature en fonction des problèmes que l'homme se pose», la conclusion logique étant que dans cette science «l'homme ne rencontre désormais que lui-même».

Il y a un aspect par lequel cette science toute moderne de la nature représente une sorte d'inversion ou de contrefaçon de cette notion de «catharsis», ou purification, qui, dans le monde traditionnel, fut étendue du domaine moral et rituel au domaine intellectuel, en vue d'une ascèse intellectuelle qui, en surmontant les perceptions fournies par les sens animaux et plus ou moins mêlées aux réactions du moi, devait acheminer vers une connaissance supérieure, vers la vraie connaissance.

Il y a eu, en effet, quelque chose de ce genre dans la récente physique algébrisée. En se construisant, celle-ci s'est graduellement libérée de toutes les données immédiates de l'expérience sensible et du sens commun et, en outre, de tout ce que l'imagination pouvait offrir comme appui. Comme on l'a dit, toutes les notions courantes d'espace, de temps, de mouvement, de causalité, tombent l'une après l'autre. Tout ce que peut suggérer la relation directe et vivante qui unit l'observateur aux choses observées devient irréel, insignifiant et négligeable. C'est donc comme une catharsis qui consume tous les résidus de sensibilité, mais pour mener, non à un monde supérieur, au «monde intelligible» ou «monde des idées», comme dans les antiques écoles de sagesse, mais au règne de la pure pensée mathématique, du nombre, de la quantité indifférente au règne de la qualité, au règne de la forme signifiante et des forces vivantes: un monde spectral et cabalistique, extrême exaspération de l'intellect abstrait, où il ne s'agit plus ni des choses ni des phénomènes, mais presque de leurs ombres ramenées à un commun dénominateur, gris et indifférent.

On peut donc bien parler d'une contrefaçon du processus d'élévation de l'esprit au-delà de l'expérience sensible humaine, processus qui, dans le monde traditionnel, avait pour résultat non la destruction, mais l'intégration des évidences de cette expérience et l'enrichissement de la perception ordinaire et concrète des phénomènes de la nature grâce à celle de leur aspect symbolique et «intelligible».

Julius Evola 1940

20 - Couverture de la nature. La « phénoménologie ».

Ainsi, la situation se présente, en fait, de la façon suivante. La science moderne a, d'une part, conduit à une prodigieuse extension quantitative des «connaissances» relatives à des phénomènes appartenant à des domaines qui, autrefois, étaient restés inexplorés ou avaient été négligés, mais, d'autre part, elle n'a pas fait pénétrer l'homme plus à fond dans la réalité, elle l'en a même éloigné, rendu plus étranger encore, et ce que la nature serait «véritablement», d'après elle, échappe à toute intuition concrète.

De ce dernier point de vue, la science actuelle n'offre aucun avantage sur la science «matérialiste» d'hier : avec les atomes d'hier et la conception mécanique de l'univers on pouvait encore se représenter quelque chose (ne fût-ce que d'une façon très primitive); avec les entités de la science physico-mathématique actuelle, on ne peut absolument plus rien se représenter; ce ne sont, comme nous le disions, que les mailles d'un filet fabriqué et perfectionné, non pour connaître de façon concrète, intuitive, vivante, - la seule connaissance qui importait à une humanité non abâtardie - mais bien pour avoir une prise pratique, toujours plus grande, mais toujours extérieure, sur la nature qui, dans sa profondeur, reste fermée à l'homme et plus mystérieuse qu'auparavant. Ses mystères n'ont été que «recouverts», et le regard en a été distrait par les réalisations spectaculaires accomplies dans les domaines techniques et industriels, domaines où il ne s'agit plus de connaître le monde, mais de le transformer dans l'intérêt d'une humanité devenue terrestre, selon le programme que Karl Marx avait déjà explicitement formulé....

C'est pourquoi nous répétons que c'est une mystification que de se mettre à parler d'une valeur spirituelle de la science actuelle sous prétexte que celle-ci parle d'énergie au lieu de matière, qu'elle fait voir dans la masse des «irradiations congelées» et presque de la «lumière congelée» et qu'elle envisage des espaces à plus de trois dimensions. En réalité, tout cela n'a d'existence que dans les théories des spécialistes, sous la forme indiquée de pures et abstraites notions mathématiques, notions qui, une fois substituées à celles de la physique précédente, ne changent rien à l'expérience effective que l'homme d'aujourd'hui a du monde. Ce n'est pas pour l'existence réelle, mais pour l'esprit porté aux divagations oiseuses, que ce changement d'hypothèses peut avoir un intérêt.

Après qu'on ait dit qu'il n'y a pas de matière, mais de l'énergie, que nous ne vivons pas dans un espace euclidien à trois dimensions, mais dans un espace «courbe» à quatre dimensions et plus, et ainsi de suite, les choses restent les mêmes, mon expérience réelle n'est changée en rien, le sens dernier de ce que je vois - lumière, soleil, feu, mer, ciel, plantes qui fleurissent, êtres qui meurent - le sens dernier de tous les processus, de tous les phénomènes, ne m'est rendu en rien plus transparent. Il n'y a nullement lieu de parler de dépassement, de connaissance profonde, dans un sens spirituel ou véritablement intellectuel.

Comme nous l'avons dit, on ne peut parler que d'un élargissement quantitatif de notions concernant de nouveaux secteurs du monde extérieur, chose qui, l'utilité pratique mise à part, ne présente qu'un intérêt de curiosité.

A tous les autres points de vue, la science actuelle a pratiquement rendu la réalité plus étrangère et plus lointaine à l'homme d'aujourd'hui qu'elle ne l'était au temps du matérialisme et de la «physique classique» et, donc, infiniment plus étrangère et lointaine qu'à l'homme appartenant à d'autres civilisations et qu'aux populations sauvages elles-mêmes. C'est un lieu commun de dire que la conception moderne et scientifique du monde a «désacralisé» celui-ci, et que le monde désacralisé du savoir scientifique est devenu un élément existentiel constitutif de l'homme moderne, et cela d'autant plus que celui-ci est plus «civilisé».

Celui qui, depuis le moment où il a été soumis à l'instruction obligatoire, a eu la tête remplie de notions scientifiques «positives», ne peut pas ne pas avoir acquis, pour tout ce qui l'entoure, un regard sans âme qui devient dès lors destructeur. Que l'on pense, par exemple, à ce que peut bien signifier le symbole de la «descendance solaire» d'une dynastie comme la nippone pour celui qui «sait» désormais, grâce à la science, ce qu'est vraiment le soleil, cet astre sur lequel on peut même lancer des missiles. Et que l'on pense à quoi se réduit l'appel pathétique de Kant «au ciel étoilé au-dessus de moi» quand on s'est bien imprégné des lumières de l'astro-physique la plus récente et de ses équations sur la constitution des espaces.

De façon générale, ce qui limite dès l'origine la portée de toute la science moderne, dans n'importe lequel de ses possibles développements, c'est qu'elle a eu et garde comme constant et rigide point de départ et comme fondement, le rapport duel, extérieur, du moi au non-moi, propre à la simple connaissance sensorielle. Ce rapport constitue le fond immuable de toutes les constructions de la science moderne; tous ses instruments de recherche sont autant de prolongements, perfectionnés et affinés à l'extrême, des sens physiques; ce ne sont pas les instruments d'une connaissance autre, c'est-à-dire de la connaissance vraie. Ainsi, par exemple, quand la science moderne introduit la notion d'une «quatrième dimension», cette dimension est toujours pour elle une dimension du monde physique, et non la dimension propre à une perception allant au-delà de l'expérience physique.

Etant donné cette limitation fondamentale, érigée en méthode, on peut comprendre que l'envers effectif de tout progrès scientifique et technico-scientifique soit une stagnation, voire un «ensauvagement» intérieur. Ce progrès ne correspond à aucun progrès intérieur parallèle, se déroule sur un plan séparé, n'a pas d'incidence sur la situation concrète et existentielle de l'homme qui, au contraire, est laissé à lui-même. Il est à peine besoin de rappeler l'absurdité ou la désarmante ingénuité de ces idéologies sociales modernes qui ont presque mis la science à la place de la religion pour montrer à l'homme la voie de la béatitude et du progrès et l'acheminer sur cette voie.

La vérité, c'est que le progrès de la science et de la technique ne lui apportent rien: ni connaissance (nous en avons déjà parlé), ni puissance, et encore moins une norme supérieure d'action. En ce qui concerne la puissance, personne ne prétendra qu'un homme, parce qu'il peut, avec la bombe H, détruire une ville entière, ou avec l'énergie nucléaire réaliser les merveilles de la «seconde révolution industrielle», ou encore s'amuser à ces jeux pour grands enfants que sont les explorations spatiales, personne ne prétendra que cet homme, en soi, dans sa réalité existentielle, est plus puissant et supérieur. Même ces formes de puissance extérieure, mécanique, extrinsèque, laissent inchangé l'être humain réel; il n'est ni plus puissant ni supérieur en se servant de missiles spatiaux qu'il ne l'est en se servant d'une massue, sauf sur le plan matériel : celui-ci mis à part, l'homme reste ce qu'il est, avec ses passions, ses instincts et ses faiblesses.

Quant au troisième point, c'est-à-dire aux normes d'action, il est évident que la science met à la disposition de l'homme un ensemble prodigieux de moyens, sans résoudre du tout le problème des fins. Ici peut s'appliquer l'image que nous avons déjà évoquée pour illustrer la situation du monde moderne: «une forêt pétrifiée ayant en son centre le chaos». On a parfois essayé d'attribuer une finalité à cette accumulation inouïe de moyens de puissance qui caractérise l'ère atomique. Theodor Litt, par exemple, a avancé l'idée que l'homme réalise sa vraie nature quand, acculé à une situation-limite, il use de son libre arbitre, et décide en toute responsabilité, en prenant des risques, dans un sens ou un autre. Il s'agirait, à l'heure actuelle, d'opter pour un usage destructif, guerrier, de ces moyens, ou pour un usage pacifique, «constructif».

Dans une époque de dissolution, une telle idée paraît tout à fait abstraite et fantaisiste, le fait d'intellectuels dépourvus de tout sens de la réalité. Elle présuppose avant tout que des hommes existent qui aient encore une norme intérieure - des idées sûres quant aux buts qui valent vraiment la peine d'être poursuivis et qui, en vérité, se situent en dehors de tout ce qui se rattache au monde purement matériel. Elle présuppose ensuite que ces hommes hypothétiques seront précisément ceux qui auront à décider dans quel sens seront utilisés les nouveaux moyens d'action. Ces deux conditions préalables sont également chimériques. La seconde surtout: les «chefs» d'aujourd'hui sont, en réalité, pris dans un enchevêtrement d'actions et de réactions échappant à tout véritable contrôle, obéissent à des influences collectives irrationnelles, sont presque toujours au service d'intérêts, d'ambitions et d'antagonismes matériels et économiques où il n'y a pas la moindre place pour une décision fondée sur le libre arbitre, une décision que l'on prend en tant que «personne absolue».

Enfin, cette alternative dont nous venons de parler, qui angoisse tant nos contemporains, peut se présenter dans des conditions très différentes de celles qu'envisage un humanitarisme pacifiste, «progressiste» et moralisant. En vérité, nous ne saurions dire si celui qui veut encore espérer en l'homme doit voir dans une série de destructions quasi apocalyptiques, mais qui imposeraient sûrement à beaucoup une inexorable mise à nu du problème existentiel et un régime d'épreuves extrêmes, un mal pire que celui qui consiste en un acheminement sûr, satisfait et total de l'humanité vers la félicité du «dernier homme» de Nietzsche, vers le bien-être de l'animal humain socialisé, secondé par toutes les découvertes de la science et se reproduisant en un crescendo vermiculaire.

Evola Thiriart

Jean Thiriart et Julius Evola

Telle est la mise au point qui s'impose en ce qui concerne la nature de la science moderne et de ses applications, envisagée dans la perspective qui doit être celle du type d'homme différencié que nous avons en vue. Il nous reste à ajouter quelques considérations sur les conséquences que celui-ci peut en tirer pour son comportement.

Nous ne nous arrêtons pas au domaine de la technique, car nous avons déjà montré de quelle manière l'homme différencié peut le laisser agir sur lui. Nous avons parlé de la machine envisagée comme symbole; et parmi ces défis qui peuvent servir à activer la dimension de la transcendance en soi-même, dans des situations limites, on peut compter aussi tout ce que nous réserve éventuellement, après les guerres mondiales que nous avons vécues, la nouvelle ère atomique, grâce aux «miracles de la science». Il suffit ici de souligner qu'il s'agit d'un état de fait, donné et irréversible, qu'il faut accepter et tourner à son avantage comme on pourrait le faire aussi, par exemple, d'un cataclysme. A part cela, tout ce qui est jugement sur la valeur intrinsèque de la science et de la technique reste valable: il faut s'en tenir à ce qui a été dit plus haut à ce sujet.

Un autre point de vue pourrait être concevable, à l'égard de la «méthode scientifique» considérée en elle-même. La science moderne ne nous révèle en aucune façon ce qu'est l'essence du monde et n'a rien à voir avec la vraie connaissance, dont elle scelle plutôt la dissolution. Toutefois, l'activité scientifique a pour idéal la clarté, l'impersonnalité, l'objectivité, la rigueur, l'exclusion des sentiments, des impulsions et des préférences de l'individu. L'homme de science croit s'exclure lui-même, faire parler «les choses»; il s'intéresse à des lois «objectives», indifférentes à ce qui plaît ou ne plaît pas à l'individu et étrangères à la morale. Or, ce sont là des traits du réalisme dont nous avons reconnu la valeur pour l'homme intégré. Dans l'Antiquité, les mathématiques furent d'ailleurs conçues comme une discipline visant à cultiver la clarté intellectuelle.

A tout cela, le caractère pratique que nous dénonçons dans la science moderne ne porte pas atteinte; il concerne l'orientation ou formule de base de toute la science moderne, et non les interventions directes et arbitraires de l'individu au cours de la recherche qui se développe sur cette base et ne tolère pas ces intrusions. L'activité scientifique reflète donc, à sa façon, quelque chose de cette ascèse de l'objectivité active dont nous avons parlé, et offre un sens symbolique analogue à celui que, sur un autre plan, possède aussi la machine. Mais celui qui parvient à une véritable clarté de vision ne peut pas ne pas reconnaître le rôle que jouent, pour l'homme de science, la méthode formelle de la recherche mise à part, les faits irrationnels, et ceci, surtout, dans le choix des hypothèses et des théories interprétatives.

Il existe un plan sous jacent, dont le savant moderne ne se rend pas compte, à l'égard duquel il est passif et dont il subit des influences précises, liées en partie aux forces qui ont donné forme à une civilisation déterminée, à tel ou tel moment d'un cycle: pour nous, celui de la phase terminale et crépusculaire du cycle de l'Occident. La critique que l'on a adressée à la science, en dénonçant la «superstition du fait» (R. Guénon), en montrant que le fait en lui-même n'a guère de sens, et que le facteur décisif est plutôt le système où il est inséré et sur la base duquel il est interprété, permet d'entrevoir toute l'importance de ce plan sous-jacent. Ceci marque aussi les limites qui nuisent à l'idéal de clarté et d'objectivité chez le savant du type moderne. L'histoire secrète et réelle de la science moderne reste encore à écrire.

Il peut sembler contradictoire que, dans le chapitre précédent, nous ayons reconnu comme élément valable la distance, le détachement du moi par rapport aux choses et que nous reprochions maintenant à la science moderne d'opposer le Moi au non-Moi, au monde extérieur, à la nature, aux phénomènes, en voyant dans ce dualisme la présupposition fondamentale d'un système d'où la connaissance véritable est exclue.

Pour que cette contradiction disparaisse, il suffit de considérer la forme intérieure, l'attitude et les possibilités de l'homme qui se met en face des choses et de la nature, après avoir cessé d'y projeter des sentiments, des contenus subjectifs, des émotions et des fantaisies. C'est parce que l'homme de science moderne, en tant que tel, est un être éteint sur le plan de l'intériorité, c'est parce que ne jouent en lui que les perceptions physiques grossières et l'intellect abstrait et mathématisant, c'est uniquement pour cela que le rapport Moi-non-Moi devient rigide et sans vie, que la «distance» n'agit que d'une façon négative, et que toute la science est assurément capable de «saisir» le monde et de le manipuler, mais non de le comprendre ni d'étendre la connaissance dans un sens qualitatif.

Evola ruines

Quant à l'homme intégré, sa situation est différente; la vision de la réalité pure ne comporte pour lui, en principe, aucune limite de ce genre. Le fait que, comme dans une réduction à l'absurde, des traits qui caractérisaient déjà toute la science moderne soient devenus très apparents à la pointe la plus avancée de cette science, et qu'il faille dès lors en arriver à un bilan général négatif, ce fait marque pour lui la fin salutaire d'une équivoque. Il laissera donc de côté, parce qu'il la jugera insignifiante, abstraite, purement pragmatique, dépourvue de tout intérêt, «connaissance de ce qui ne vaut pas la peine d'être connu» (O. Spann), toute théorie «scientifique» du monde. Lorsqu'il aura fait, là aussi, table rase, restera la nature, le monde dans son aspect originel.

On se trouve ainsi normalement ramené à ce que nous disions à la fin du chapitre précédent. Il faut seulement, dans le présent contexte, pour éliminer complètement l'apparente contradiction que nous venons d'indiquer, faire intervenir une autre idée, celle de la pluridimensionalité de l'expérience: pluridimensionalité bien différente de celle, toute mathématique et cérébrale, des dernières théories physiques.

Pour éclaircir sommairement ce point, nous suivrons encore une fois la méthode consistant à ne pas nous reporter directement (comme nous le pourrions pourtant) à des enseignements traditionnels, mais à examiner l'un des courants modernes où l'on peut en retrouver, en quelque sorte, comme un involontaire reflet. Dans le cas présent, nous choisirons l'«ontologie phénoménologique» de Husserl, qui s'est quelquefois confondue avec l'existentialisme.

L'exigence profonde de cette tendance est aussi de libérer l'expérience directe de la réalité de tous les problèmes, théories et conceptions apparemment exacts et des buts pratiques qui la cachent à l'esprit. La libérer aussi, par conséquent, de toute idée abstraite relative à ce qu'il pourrait y avoir «derrière» elle, tant du point de vue philosophique (l'«essence», la «chose en soi» de Kant) que du point de vue scientifique. Sur le plan objectif, cela revient presque à reprendre l'exigence de Nietzsche de bannir tout «au-delà», tout «autre monde» et, corrélativement, du point de vue subjectif, c'est reprendre l'antique principe de l'épochè, c'est-à-dire de la suspension de tout jugement, de toute interprétation individuelle, de toute application de concepts et de prédicats à l'expérience. Il faut, en outre, dépasser les opinions courantes, le sentiment de fausse familiarité, de fausse évidence et d'habitude que l'on éprouve à l'égard des choses elles-mêmes: tout ce qui a recouvert la «stupeur» originelle devant le monde. C'est là la première phase Après quoi, on doit faire parler les faits eux-mêmes, ou «présences», de l'expérience, dans leur rapport direct avec le Moi (ce que cette école appelle, usant d'un mot très malheureux, leur «intentionalité»; en réalité, il s'agit au contraire d'une «intention» au sens courant - [que l'on voit ce que nous avons dit page 155 et sq.] : à ce degré, il ne devrait plus y avoir d' «intentions», ni dans la réalité, ni dans le Moi).

Evola09

Il faut expliquer ici ce que, dans la théorie en question, l'on entend exactement par «phénomène» (d'où «phénoménologie»). On donne à ce mot son sens originel, lié à un verbe grec qui veut dire se manifester, se révéler; il signifie donc «ce qui se manifeste directement», qui s'offre directement dans une vision ou une intuition. On s'écarte ainsi décidément de l'usage qu'on fait du terme «phénomène» dans le langage philosophique moderne, où l'on donne à ce mot un sens virtuellement ou ouvertement péjoratif, celui de «simple phénomène», opposé à ce qui est vraiment, cachant ce qui est vraiment: d'un côté l'être, de l'autre l'apparence, le «monde des phénomènes». Cette antithèse est donc repoussée. On considère au contraire que l'être peut se «manifester» tel qu'il est vraiment, dans son essence et dans sa signification (et c'est pourquoi l'expression «ontologie phénoménologique» = doctrine de l'être basée sur le phénomène, n'offre pas de contradiction évidente). «Derrière les phénomènes tels que les entend la phénoménologie, il ne peut rien y avoir d'autre.»

On précise ensuite que si l'être ne se cache pas dans le phénomène, mais s'y manifeste, cette manifestation comporte plusieurs degrés. En premier lieu, il y a le stade grossier, opaque, des simples présences sensibles. Mais une «ouverture.» (Erschliessung) du phénomène est possible: ce qui ramène, en un certain sens, à l'idée dont nous avons parlé un peu plus haut de la pluridimensionalité vivante du réel. Connaître, pour la «phénoménologie», c'est procéder à cette ouverture. Il n'est pas besoin de dire qu'il ne s'agit pas ici (en théorie du moins) d'un quelconque procédé logique ou inductif, scientifique ou philosophique.

Mieux vaut développer une idée qui, chez Husserl, reproduit, on pourrait presque dire plagie, un enseignement traditionnel. La «réduction» ou «destruction phénoménologique» consiste, comme nous l'avons dit, en ce qui concerne le monde extérieur, à dépouiller l'expérience pure et directe de toutes les concrétions conceptuelles et discursives qui la recouvrent. La même «réduction» (c'est un mot technique de cette école), ou «destruction» appliquée au monde intérieur, aboutirait à un élément tout aussi originel, à la perception du Moi pur, ou, comme l'appelle Husserl, du «Moi transcendental». Celui-ci constituerait ce point sûr, ou cette évidence originelle, que Descartes avait déjà cherchée après avoir appliqué le doute à toute chose. Dans notre terminologie, cet élément, ou «résidu», qui subsiste par-delà la «réduction phénoménologique» appliquée au monde intérieur et qui se montre nu, c'est l' «être» en nous, le «Soi» supra-individuel. C'est le centre d'une lumière claire et immobile, une pure source lumineuse. Quand sa lumière se projette sur les «phénomènes», il en détermine l'ouverture, c'est-à-dire qu'il rend manifeste en eux une dimension plus profonde, la «présence vivante», que cette école appelle aussi «le contenu immanent de la signification» (immanenter Sinngehalt). Alors, l'intérieur et l'extérieur se rencontrent.

Signalons un autre aspect de la phénoménologie qui, au moins en tant qu'exigence, reflète également une vue traditionnelle. On veut dépasser l'antithèse ou hiatus qui existe habituellement entre les données de l'expérience directe et le monde des significations. L'école en question veut se distinguer tant de la tendance irrationaliste et vitaliste, que de la tendance positiviste empiriste où ce qui reste, après qu'elles aient fait table rase à leur façon, c'est simplement la réalité sensible «positive» (point de départ de la science dite aussi «positive»), ou la pure expérience vécue comme quelque chose d'instinctif, d'irrationnel, de sub-intellectuel. Au contraire, l'ouverture ou animation du phénomène recevant la lumière du «Soi», de l' «être», fait apparaître, dans le dit phénomène, comme son essence ultime, quelque chose que l'on pourrait appeler «intellectuel» (intelligible), si l'on n'entendait pas seulement aujourd'hui par intellectualité ce qui est propre à l'esprit raisonnant et abstrait.

On peut rendre l'idée plus claire en disant que ce qui intervient, par-delà le stade de l'expérience, directe certes, mais sans âme et opaque, c'est une «vision du sens des choses comme présence». «La compréhension coïncide avec la vision, l'intuition (la perception directe) avec la signification.» Alors que d'habitude le monde nous est donné sous forme de présences sensibles (de «phénomènes») sans signification ou de significations (d'idées pensées) sans présence sensible (sans base intuitive réelle) et seulement subjectives, l'«approfondissement phénoménologique» les fait coïncider sur les plans d'une objectivité supérieure. De cette façon, la phénoménologie ne se présente pas comme un irrationalisme ou un positivisme, mais comme une «eidétique» (connaissance des essences intellectuelles). On tend à une transparence «intellectuelle» du réel, comportant, bien entendu, des degrés fort différents.

Quand, au Moyen Age encore, on parlait d'intuitio intellectualis (intuition intellectuelle), c'est à cela que l'on se référait. Dans l'ensemble, en se limitant strictement aux points essentiels que nous avons dégagés jusqu'ici, et sous la forme où nous les avons dégagés, il pourrait sembler que les exigences de la phénoménologie correspondent largement à celles que nous avons formulées un peu plus haut. Mais cette correspondance n'est que formelle et illusoire, autant que la correspondance qui paraît exister entre les thèmes «phénoménologiques» et les enseignements traditionnels, bien qu'elle soit de nature à faire penser, comme nous l'avons dit, à un plagiat pur et simple.

En effet, malgré tout, dans l'école phénoménologique, pour Husserl et ses disciples, il ne s'agit que de philosophie; c'est comme la parodie de choses qui appartiennent à un monde totalement différent. Création, elle aussi, de «penseurs» modernes, de spécialistes universitaires, toute la «phénoménologie» a pour seule base le niveau existentiel de l'homme moderne pour qui les «ouvertures» du phénomène, c'est-à-dire la pluridimensionalité concrète, vivante, du réel ramené à sa nudité (Nietzsche dirait: à son «innocence») sont et ne peuvent être que de pures fantaisies.

En effet, tout cela se ramène à des livres plus ou moins abscons où l'on retrouve les vaines et habituelles critiques des divers systèmes de l'histoire de la philosophie profane, des analyses logiques, le fétichisme coutumier pour la «philosophie»; sans parler des nombreuses notions suspectes mêlées aux thèmes que nous avons isolés ici et qui sont valables: citons, à titre d'exemple, l'importance attribuée au temps, à l'histoire et au devenir, ou ce nom équivoque de Lebenswelt (monde de la vie), donné au monde de l'expérience pure, ou cette autre équivoque relative à la conception de l'«intentionalité» dont nous avons parlé, ou ces vues naïves et sans consistance sur un monde de l'«harmonie» et de la «rationalité», etc. Mais il n'entre pas dans notre propos de nous livrer ici à une analyse critique plus détaillée car nous nous sommes servis de la «phénoménologie» de la même façon que de l'existentialisme: comme d'un simple point d'appui accidentel.

Quoi qu'il en soit, nous avons indiqué une direction, la seule direction possible lorsqu'on a reconnu le caractère illusoire et l'insignifiance spirituelle de tout ce qui, de nos jours, à la fin d'un cycle, passe pour «connaissance». Répétons-le, cette direction fut bien connue du monde traditionnel, et quiconque a la possibilité de se référer directement à celui-ci peut parfaitement se passer d'Husserl et de tous les autres et, dès le début, éviter l'erreur consistant, selon la formule extrême-orientale, à «prendre pour la lune le doigt qui la désigne». A rigoureusement parler, la «destruction phénoménologique» ne devrait pas épargner la «phénoménologie» elle-même, et l'on peut dire de ce mouvement de pensée, en vogue depuis quelque temps, comme de tous les autres mouvements actuels: «Vu, entendu, enterré.»

Evola08

Dans l'enseignement traditionnel, le symbole de l'œil frontal, dont le regard brûle toutes les apparences, correspond exactement à l'idée de la «destruction phénoménologique». De même, la «doctrine interne» traditionnelle relative aux états multiples de l'être a toujours admis une «essence» ou «être» qui n'est pas la contrepartie hypothétique des phénomènes, le simple produit de la pensée ou de la croyance, mais l'objet d'une expérience «intellectuelle» aussi directe que l'expérience ordinaire et sensible. C'est elle aussi qui a parlé, non d'une «autre réalité» mais bien d'autres dimensions de la réalité une, dimensions dont on peut avoir l'expérience.

La conception symbolique du cosmos avait d'ailleurs le même sens: à savoir la pluridimensionalité des degrés de signification que peut offrir la réalité dans une expérience différenciée, pluridimensionalité condionnée, évidemment, par ce qu'est celui qui éprouve cette expérience (et, à la limite, ce peut être ce à quoi Husserl a fait allusion avec le «Je transcendental»). La dimension-limite, quant à la matière de l'expérience en question, pourrait correspondre aux vues du Zen dont nous avons parlé: la réalité pure qui acquiert un sens absolument conforme à ce qu'elle est, quand elle ne connaît pas de but, quand on ne lui attribue pas d'intentions, quand elle n'a besoin ni de justifications, ni de démonstrations, et manifeste la transcendance comme immanence.

Nous avons déjà dit que l'on retrouve quelque chose de ces vues dans les idées de Nietzsche et de Jaspers sur le «langage du réel». Mais il est bon de préciser encore une fois que s'il a fallu parler de ces perspectives pour prévenir des équivoques et établir des antithèses, nous ne songeons pas à présenter tout ceci comme une possibilité actuelle, non seulement pour nos contemporains en général, mais même pour le type d'homme que nous avons toujours en vue ici. On ne saurait négliger tout ce que le «progrès}) et la «culture» moderne ont créé et qui fait désormais partie intégrante de la situation de l'homme moderne, en neutralisant dans une large mesure les facultés nécessaires à une «ouverture» effective de l'expérience des choses et des êtres, ouverture qui n'a rien à voir avec les exercices philosophiques des «phénoménologistes» d'aujourd'hui.

Le sentiment de la dissolution actuelle de la connaissance et du caractère de ce qui passe désormais comme connaissance, peut constituer une condition favorable, mais pour aller plus loin, il ne suffit pas d'une simple orientation mentale, un réveil intérieur est essentiel. Puisque nous n'avons pas voulu considérer dans ce livre le cas du type différencié qui veut et peut s'isoler du monde moderne, mais celui de l'homme qui vit dans ce monde, il nous faut constater qu'il est difficile à cet homme de dépasser une certaine limite dans la connaissance des dimensions multiples du réel. A part les formes de comportement et d'ouverture que nous avons indiquées en parlant du nouveau réalisme (formes qui restent valables et possibles), seules peut-être des situations particulières et traumatisantes pourront, comme nous l'avons déjà indiqué, reculer momentanément cette limite.

Extrait de : Chevaucher le Tigre

Evola Tigre07


 
Pour en savoir plus :
Julius Evola in Wikipedia

 


Accueil         Philosophie         Baudouin de Bodinat