LUCIUS QUINCTIUS CINCINNATUS
(v. 520 av. J.-C. —  v. 430 av. J.-C.)

 
Aux temps lointains de ma jeunesse, les enseignants heureux d'exercer leur vocation et fiers d'être des instits, portaient cravate et chaussures cirées ! Les heures de classe étaient pour nous des heures heureuses, studieuses et nous étions avides d'apprendre. Nous nous sentions des êtres fiers, libres, des Romains, des Grecs, des fils de Dieu en somme, et nous nous apprêtions à entrer dans une vie d'adultes pleine de découvertes et de merveilles. Le monde était à nous, et le ciel, le soleil, la lune et les étoiles.

Parmi les exemples de vies pleinement réussies dont nous parlaient nos maîtres et nos parents, il y avait quelques belles figures de légende : Achille, Ulysse, Guillaume Tell, Winkelried ou saint François d'Assise. L'une d'elles, personnalité sortant de l'ordinaire, m'avait vivement touché :

Lucius Quinctius Cincinnatus

Ce patricien romain, né sous le règne de Tarquin le Superbe, vivait paisiblement sur son domaine, avec sa famille, ses esclaves et ses gens, élevant son troupeau et cultivant ses terres en toute simplicité.

Bel homme à la chevelure bouclée (d'où son surnom cincinnatus), ce gentleman farmer au bon-sens proverbial, s'intéressait de près à la politique de la cité naissante.

Créée en 753 av. J.-C., Rome demeura longtemps une modeste bourgade établie entre le Tibre et ses collines, sur un territoire de moins de 100 kilomètres carrés, vivant sous la férule de rois étrusques.

Vers — 509, la noblesse romaine se souleva contre la dynastie étrusque et instaura une république aristocratique calquée sur le modèle grec.

Le roi et sa cour autoritaire sont remplacés par des magistrats élus annuellement par les hommes libres : préteurs, puis consuls, et ce régime allait durer, malgré de nombreux soubresauts, jusqu'en — 27.

Cincinnatus vivait à une époque troublée de la République romaine où la minorité patricienne à laquelle il appartenait était en butte aux attaques populistes et aux pratiques démagogiques des tribuns de la plèbe

Vers — 460, le gouvernement tiraillé entre différentes factions rivales est en pleine confusion. Une armée composée d'esclaves et de va-nus-pieds bannis de la cité conduits par le Sabin Appius Herdonius, ont réussi à prendre le Capitole par surprise.

Une délégation de patriciens vient prier Cincinnatus, réputé pour son courage et sa sagesse, d'accéder au consulat. Mais il refuse cette nomination. S'il accepte de quitter sa vie paisible et son domaine, ce sera uniquement pour tenter de sauver la République guettée par la guerre civile et l'anarchie.

 
Pour commencer, il exige une trêve immédiate entre les groupes armés du parti patricien et les bandes plébéiennes. Ayant réussi à rétablir provisoirement l'ordre et la discipline, Cincinnatus refuse obstinément les honneurs et le pouvoir qu'on lui propose, pour retourner à sa charrue.

De son épouse Racilia, Lucius avait trois fils. L'un d'eux, Céson, brillant, intelligent, courageux, dont Tite-Live dit qu'il était "intrépide".

La fougue de ce jeune homme aux idées droites et claires empêchait les politiciens véreux aux pratiques tordues, aux habitudes vénales et vicieuses, de faire n'importe quoi. (Certains auteurs se montrent plus nuancés, voire franchement hostiles à son égard).

Comme Lucius son père, Céson entraîna le parti conservateur à s'opposer aux prétentions libertaires des plébéiens souhaitant limiter le pouvoir des consuls grâce à la lex Terentilia, loi scélérate qu'ils appelaient à faire voter.

Le charisme de ce jeune homme, son esprit combatif et généreux risquant de faire basculer la majorité, Céson devint la bête noire de ses adversaires, l'empêcheur de piller impunément le trésor de l'État, de pervertir le Droit, de saboter la République.

Aussi, les conjurés décidèrent-ils de le mettre hors d'état de nuire par traîtrise afin de préserver leurs privilèges, et ils chargèrent Aulus Verginius, un des plus redoutables tribuns de la plèbe, de trouver une astuce pour abattre Céson.

Malgré les témoignages louangeurs, émanant d'anciens magistrats de tous bords parmi les plus respectables de la République, dont bénéficia Céson, ses ennemis firent dresser un réquisitoire contre lui par Marcus Volcius Fictor, qui déterra une vieille histoire de meurtre commis sur un plébéien durant une rixe, forfait dont le jeune homme avait pourtant été blanchi.

Céson eut beau se justifier de cette assertion mensongère mais, en  — 456, ses adversaires réussissent à le faire condamner par des juges à leur botte, pour cette affaire oubliée. Sa famille, ses amis, son parti, ont tout fait pour le défendre. En vain.

Les tribuns accédant à contre-cœur à leur demande, renoncent à la mise aux fers de l'accusé mais exigent qu'une forte caution pécuniaire garantisse à la justice sa comparution. Ce fut, semble-t-il la première "caution" imposée à Rome dans une affaire publique.

Fort de son innocence mais certain de sa condamnation, Céson profita du répit qui lui était ainsi accordé pour s'enfuir. Il se réfugia chez les Volsques et les Sabins, ennemis jurés de Rome, laissant son père et sa famille acculés à la faillite par l'énormité de la caution rendue exigible par sa condamnation.

La somme promise en caution de la liberté du fils fut aussitôt exigée de son père. Cincinnatus ne se déroba pas à cette sanction pourtant exorbitante, vendit tous ses biens, son domaine, ses esclaves et sa maison. Serein mais ruiné, il se retira tel un banni, au-delà du Tibre, où il vécut avec sa famille dans une masure qu'il réhabilita de ses propres mains, cultivant avec courage son dernier lopin de terre dont il tirait leur subsistance.

La petite histoire affirme que son épouse Racilia et les deux fils qui restèrent auprès de lui, témoignèrent d'une énergie et d'une abnégation admirables dans l'adversité.


Première dictature

Deux ans plus tard, vers 458 avant Jésus-Christ, les Èques (Aequéens) une tribu turbulente du Latium, parvint à encercler le consul Quintus Minucius et les troupes romaines retranchées en fâcheuse position sur le mont Algide. Pour sauver la situation, le Sénat romain décide en catastrophe d'offrir les pleins pouvoirs à Lucius Quinctius Cincinnatus dont chacun connaissait les qualités.

Élu dictateur* pour six mois, sans avoir été prévenu de cette nomination, c'est labourant lui-même son champ, tout nu sous le soleil, que le trouvèrent les députés délégués par le Sénat chargés de lui signifier cette investiture.

Bien qu'il sût que son départ risquait d'appauvrir sa famille déjà ruinée par le procès de Céson, si les récoltes n'étaient pas assurées, il accepta son mandat.


 
Revêtant la toge et les marques de sa nouvelle dignité, il quitta sa famille pour la seconde fois. Placé à la tête de troupes mal préparées et rétives à toute autorité, il entreprend aussitôt de les discipliner.

Cincinnatus jouissait depuis toujours d'une séduction innée et d'un prestige naturel qui lui permettaient de dompter les caractères les plus rétifs et de dominer ses semblables par la seule force persuasive de sa présence.

En 16 jours, galvanisant sa troupe de va-nus-pieds en lui insufflant son énergie et sa foi, il réussit à libérer le consul assiégé au mont Algide, par une manœuvre hardie qui fera date dans l'Histoire. Encerclant nuitamment les Èques trop sûrs d'eux, aménageant un fossé plein de pièges autour de leurs positions, il les transforma à leur tour en assiégés.

Ayant soumis l'adversaire, il fit marcher leur chef sous le joug devant son char, le jour de son Triomphe. Pour récompenser cet exploit, Minucius et le Sénat décernèrent à Cincinnatus la couronne obsidionale (faveur réservée à ceux qui libèrent une ville assiégée).

Refusant tous les autres honneurs, il se contenta d'exiger la condamnation au bannissement de Marcus Volcius Fictor, le faux témoin responsable de la condamnation de son fils et de sa ruine. Puis, sans demander son reste, il déposa les insignes de son pouvoir et s'en retourna cultiver son champ.

Cincinnatus


Seconde dictature

En 439 avant Jésus-Christ, octogénaire, Cincinnatus sera une nouvelle fois appelé à exercer la dictature à Rome lors d'une terrible disette. Spurius Maelius, un richissime démagogue plébéien aspirant à la royauté, avait acheté et stocké une grande quantité de blé pour faire monter les prix avant de le distribuer à bas prix au petit peuple pour s'en attirer les faveurs. Les Consuls souhaitant réguler le marché s'en prirent au spéculateur et voulurent lui confisquer son stock.

Mais l'immense popularité qu'il avait acquise permit à Maelius de soulever la plèbe contre les autorités, et les meneurs déchaînés allèrent jusqu'à lui offrir le trône ce qu'il souhaitait ardemment.

Pour mater la révolte qui grondait, Spurius Maelius fut accusé publiquement de vouloir abattre la République afin de restaurer la monarchie.

Refusant de se présenter à la convocation de Cincinnatus "élu dictateur" pour la seconde fois, il fut tué par Gaius Servilius Ahala, le fidèle maître de cavalerie de Lucius Quinctius. Sa maison fut rasée et son blé distribué gratuitement au peuple.

Lucius Quinctius Cincinnatus décède à près de 90 ans, vers 430 avant J.-C., auréolé de sa légende.

 

Note :

* En cas de troubles majeurs, le Sénat romain peut faire nommer un dictateur par l'un des consuls en exercice, selon un rite précis : 1°) le Sénat romain approuve le principe de la dictature, et le consul le désigne pendant la nuit qui suit la décision du Sénat. Il est choisi parmi les anciens consuls, et pour une durée maximale de six mois.

Il reçoit les pleins pouvoirs (imperium), les autres magistrats sont alors suspendus, y compris les tribuns de la plèbe. Les 12 licteurs qui escortent chaque consul lui sont attribués, ce qui lui accorde 24 licteurs. Néanmoins, pour respecter le principe républicain de collégialité des magistratures, il doit obligatoirement désigner un maître de cavalerie (magister equitum) comme chef d'état-major.

 

SOURCES :

wikipedia americain

wikipedia france

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