DIALOGUE
entre le baron de Lahontan
et un sauvage d'Amérique

Louis-Armand de Lom d'Arce, baron de Lahontan
(1666-1716)



Fils d'un gentilhomme ruiné du Béarn, dépossédé lui-même de ses fiefs à la suite de querelles de famille, Louis-Armand de Lahontan part pour la Canada à l'âge de dix-sept ans avec les troupes de la Marine qu'on envoyait faire la guerre aux Iroquois.
En 1693, il remplit l'office de lieutenant du roi à Terre-Neuve. Il s'enfuit la même année et parcourt l'Europe. La France l'emploie comme espion en Espagne puis en Hollande. A la fin de sa vie il s'attache à la Cour de Hanovre et se lie d'amitié avec Leibniz.

 
Edition Desjonquères, Paris, 1999.

 
DES LOIS

 
ADARIO. - A te parler franchement, mon cher frère, je n'ai pu concevoir quasi-rien de ce qu'il m'a dit, et je suis fort trompé s'il l'a compris lui-même. Il m'a dit cent fois les mêmes choses dans ma cabane, et tu as bien pu remarquer que je lui répondis vingt fois hier que j'avais déjà entendu ses raisonnements à diverses reprises.

Ce que je trouve encore de ridicule, c'est qu'il me persécute à tout moment de les expliquer mot pour mot aux gens de ma nation, parce que, dit-il, ayant de l'esprit, je puis trouver des termes assez expressifs dans ma langue pour rendre le sens de ses paroles plus intelligible que lui, à qui le langage huron n'est pas assez bien connu.

Tu as bien vu que je lui ai dit qu'il pouvait baptiser tous les enfants qu'il voudrait, quoiqu'il n'ait su me faire entendre ce que c'est que le baptême. Qu'il fasse tout ce qu'il voudra dans mon village, qu'il y fasse des chrétiens, qu'il prêche, qu'il baptise, je ne l'en empêche pas.

C'est assez parler de religion; venons-en à ce que vous appelez les lois; c'est un mot comme tu sais que nous ignorons dans notre langue; mais j'en connais la force et l'expression, par l'explication que tu me donnas l'autre jour, avec les exemples que tu ajoutas pour me le faire concevoir.

Dis-moi, je te prie, les lois n'est-ce pas dire les choses justes et raisonnables ? Tu dis qu'oui; et bien observer les lois c'est donc observer les choses justes et raisonnables. Si cela est, il faut que vous preniez ces choses justes et raisonnables dans un autre sens que nous; ou que, si vous les entendez de même, vous ne les suiviez jamais.

 
LAHONTAN - Vraiment tu fais là de beaux contes et de belles distinctions! Est-ce que tu n'as pas l'esprit de concevoir depuis vingt ans que ce qui s'appelle raison, parmi les Hurons, est aussi raison parmi les Français?

Il est bien sûr que tout le monde n'observe pas ces lois, car, si on les observait, nous n'aurions que faire de châtier personne; alors ces juges que tu as vus à Paris et à Québec, seraient obligés de chercher à vivre par d'autres voies.

Mais comme le bien de la société consiste dans la justice et dans l'observance de ces lois, il faut châtier les méchants et récompenser les bons; sans cela, tout le monde s'égorgerait, on se pillerait, on se diffamerait, en un mot, nous serions les gens du monde les plus malheureux.

 
ADARIO - Vous l'êtes assez déjà, je ne conçois pas que vous puissiez l'être davantage. Quel genre d'hommes sont les Européens! Quelle sorte de créatures qui font le bien par force et n'évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments?

Si je te demandais ce que c'est qu'un homme, tu me répondrais que c'est un Français, et moi je te prouverai que c'est plutôt un castor. Car un homme n'est pas homme à cause qu'il est planté droit sur ses deux pieds, qu'il sait lire et écrire, et qu'il a mille autres industries.

J'appelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à faire du mal. Tu vois bien que nous n'avons point des juges; pourquoi? parce que nous n'avons point de querelles ni de procès.

Mais pourquoi n'avons-nous pas de procès? C'est parce que nous ne voulons point recevoir ni connaître l'argent. Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre cet argent?

C'est parce que nous ne voulons pas de lois, et que depuis que le monde est monde nos pères ont vécu sans cela. Au reste, il est faux, comme je l'ai déjà dit, que le mot de lois signifie parmi vous les choses justes et raisonnables, puisque les riches s'en moquent et qu'il n'y a que les malheureux qui les suivent.

Venons donc à ces lois ou choses raisonnables. Il y a cinquante ans que les gouverneurs du Canada prétendent que nous soyons sous les lois de leur grand capitaine. Nous nous contentons de nier notre dépendance de tout autre que du grand Esprit; nous sommes nés libres et frères unis, aussi grands maîtres les uns que les autres; au lieu que vous êtes tous des esclaves d'un seul homme.

Si nous ne répondons pas que nous prétendons que tous les Français dépendent de nous, c'est que nous voulons éviter des querelles. Car sur quel droit et sur quelle autorité fondent-ils cette prétention? Est-ce que nous nous sommes vendus à ce grand capitaine?

Avons-nous été en France vous chercher?

C'est vous qui êtes venus ici nous trouver.

Qui vous a donné tous les pays que vous habitez? De quel droit les possédez-vous?

Ils appartiennent aux Algonkins depuis toujours. Ma foi, mon cher frère, je te plains dans l'âme.

Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la différence de ma condition à la tienne. je suis maître de mon corps, je dispose de moi-même, je fais ce que je veux, je suis le premier et le dernier de ma nation; je ne crains personne et ne dépends uniquement que du grand Esprit. Au lieu que ton corps et ta vie dépendent de ton grand capitaine; son vice-roi dispose de toi, tu ne fais pas ce que tu veux, tu crains voleurs, faux témoins, assassins, etc.

Tu dépends de mille gens que les emplois ont mis au-dessus de toi. Est-il vrai ou non ? sont-ce des choses improbables et invisibles ?

Ha ! mon cher frère, tu vois bien que j'ai raison; cependant, tu aimes encore mieux être esclave français, que libre Huron. Ah! le bel homme qu'un Français avec ses belles lois, qui croyant être bien sage est assurément bien fou! puisqu'il demeure dans l'esclavage et dans la dépendance, pendant que les animaux eux-mêmes jouissant de cette adorable liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers.

 
LAHONTAN - En vérité, mon ami, tes raisonnements sont aussi sauvages que toi. Je ne conçois pas qu'un homme d'esprit et qui a été en France et à la Nouvelle-Angleterre puisse parler de la sorte. Que te sert-il d'avoir vu nos villes, nos forteresses, nos palais, nos arts, notre industrie et nos plaisirs ?

Et quand tu parles de lois sévères, d'esclavage, et de mille autres sottises, il est sûr que tu prêches contre ton sentiment. Il te fait beau voir me citer la félicité des Hurons, d'un tas de gens qui ne font que boire, manger, dormir, chasser, et pêcher, qui n'ont aucune commodité de la vie, qui font quatre cents lieues à pied pour aller assommer quatre Iroquois, en un mot, des hommes qui n'en ont que la figure. Au lieu que nous avons nos aises, nos commodités, et mille plaisirs, qui font trouver les moments de la vie supportables; il ne faut qu'être honnête homme et ne faire de mal à personne, pour n'être pas exposé à ces lois, qui ne sont sévères qu'envers les scélérats et les méchants.

 
ADARIO - Vraiment, mon cher frère, tu aurais beau être honnête homme, si deux faux témoins avaient juré ta perte, tu verrais bien si les lois sont sévères ou non.

Est-ce que les coureurs de bois ne m'ont pas cité vingt exemples de gens innocents que vos lois ont fait mourir cruellement, et dont un n'a reconnu l'innocence qu'après leur mort ? Je ne sais pas si cela est vrai; mais je vois bien que cela peut être. Ne m'ont-ils pas dit encore (quoique je l'eusse ouï conter en France) qu'on fait souffrir des tourments épouvantables à de pauvres innocents pour leur faire avouer, par la violence des tortures, tout le mal qu'on veut qu'ils aient fait, et dix fois davantage?

Ah! quelle tyrannie exécrable! Cependant les Français prétendent être des hommes. Les femmes ne sont pas plus exemptes de cette horrible cruauté, et les uns et les autres aiment mieux mourir une fois, que cinquante; ils ont raison. Que si, par une force de courage extraordinaire, ils peuvent souffrir ces tourments, sans avouer ce crime qu'ils n'ont pas commis, quelle santé, quelle vie leur en reste-t-il?

Non non, mon cher frère, les diables noirs, dont les jésuites nous parlent tant, ne sont pas dans le pays où les âmes brûlent; ils sont à Québec et en France, avec les lois, les faux témoins, les commodités de la vie, les villes, les forteresses et les plaisirs dont tu me viens de parler."

 
LAHONTAN - Les coureurs de bois, et les autres qui t'ont fait de semblables contes, sans te raconter sur cela ce qu'ils ne connaissaient pas, sont des sots qui feraient mieux de se taire. je veux t'expliquer l'affaire comme elle est.

Supposons deux faux témoins qui témoignent contre un homme. On les met d'abord en deux chambres séparées, où ils ne peuvent ni se voir ni se parler. On les interroge ensuite diverses fois l'un après l'autre sur les mêmes déclarations qu'ils font contre l'accusé; et les juges ont tant de conscience qu'ils emploient toute l'industrie possible pour découvrir si l'un des deux, ou tous les deux ensemble, ne se coupent point.

Si par hasard on découvre de la fausseté dans leurs témoignages, ce qui est aisé à voir, on les fait mourir sans rémission. Mais s'il paraît qu'ils ne se contredisent en rien, on les présente devant l'accusé pour savoir s'il ne les récuse pas, et s'il se tient à leur conscience.

S'il dit que oui, et qu'ensuite ces témoins jurent par le grand Dieu qu'ils ont vu tuer, violer, piller, etc., les juges le condamnent à mort. A l'égard de la torture, elle ne se donne que quand il ne se trouve qu'un seul témoin, parce qu'il ne suffit pas, les lois voulant que deux hommes soient une preuve suffisante, et qu'un seul homme soit une demi-preuve; mais il faut que tu remarques que les juges prennent toute la précaution imaginable, de peur de rendre d'injustes jugements.

 
ADARIO - Je suis aussi savant que je l'étais; car au bout du compte, deux faux témoins s'entendent bien, avant que de se présenter, et la torture ne se donne pas moins par la déclaration d'un scélérat que par celle d'un honnête homme, qui, selon moi, cesserait de l'être par son témoignage, quoiqu'il eût vu le crime.

Ah! les bonnes gens que les Français, qui, bien loin de se sauver la vie les uns aux autres, comme frères, le pouvant faire, ne le font pas.

Mais, dis-moi, que penses-tu de ces juges ? Est-il vrai qu'il y en ait de si ignorants comme on dit, et d'autres si méchants, que pour un ami, pour une courtisane, pour un grand seigneur, ou pour de l'argent, ils jugent injustement contre leurs consciences? je te vois déjà prêt de dire que cela est faux; que les lois sont des choses justes et raisonnables.
Cependant je sais que cela est aussi vrai que nous sommes ici. Car celui qui a raison de demander son bien à un autre qui le possède injustement, fait voir clair comme le jour la vérité de sa cause, n'attrape rien du tout, si ce seigneur, cette courtisane, cet ami et cet argent parlent pour sa partie aux juges qui doivent décider l'affaire (C'est son propre cas que Lahontan allègue ici). Il en est de même pour les gens accusés de crime.

Ah! vivent les Hurons qui sans lois, sans prisons, et sans tortures, passent la vie dans la douceur, dans la tranquillité, et jouissent d'un bonheur inconnu aux Français. Nous vivons simplement sous les lois de l'instinct, et de la conduite innocente que la Nature sage nous a imprimée dès le berceau. Nous sommes tous d'accord, et conformes en volontés, opinions et sentiments. Ainsi, nous passons notre vie dans une si parfaite intelligence, qu'on ne voit parmi nous ni procès, ni dispute, ni chicanes.

Ah! malheureux, que vous êtes à plaindre d'être exposés à des lois auxquelles vos juges ignorants, injustes et vicieux contreviennent autant par leur conduite particulière qu'en l'administration de leurs charges.

Ce sont là ces équitables juges qui manquent de droiture, qui ne rapportent leur emploi qu'à leurs intérêts, qui n'ont en vue que de s'enrichir, qui ne sont accessibles qu'au démon de l'argent, qui n'administrent la justice que par un principe d'avarice, ou par passion, qui autorisant le crime exterminent la justice et la bonne foi, pour donner cours à la tromperie, à la chicane, à la longueur des procès, à l'abus et à la violation des serments, et à une infinité d'autres désordres. Voilà ce que font ces grands souteneurs des belles lois de la nation française.

 
LAHONTAN - Je t'ai déjà dit qu'il ne faut pas croire tout ce que les sottes gens disent; tu t'amuses à des ignorants qui n'ont pas la teinture du sens commun, et qui te débitent des mensonges pour des vérités.

Ces mauvais juges, dont ils t'ont parlé, sont aussi rares que les castors blancs. Car on n'en trouverait peut-être pas quatre dans toute la France. Ce sont des gens qui aiment la vertu, et qui ont une âme à sauver comme toi et moi; qui en qualité de personnes publiques ont à répondre devant un juge qui n'a point d'égard à l'apparence des personnes, et devant lequel le plus grand des monarques n'est pas plus que le moindre des esclaves.

Il n'y en a presque point qui n'aimât mieux mourir, que de blesser sa conscience et de violer les lois; l'argent est de la boue pour eux, les femmes les échauffent moins que la glace, les amis et les grands seigneurs ont moins de pouvoir sur leur esprit que les vagues contre les rochers; ils corrigent le libertinage, ils réforment les abus, et ils rendent la justice à ceux qui plaident, sans qu'aucun intérêt s'en mêle.

Pour moi, j'ai perdu tout mon bien en perdant trois ou quatre procès à Paris, mais je serais bien fâché de croire qu'ils les ont mal jugés; quoique mes parties, avec de très mauvaises causes, ne manquaient ni d'argent ni d'amis.

 
Edition Desjonquères, Paris, 1999.

 
Le texte intégral de l'édition originale est disponible sur Google Books.
Dialogue du Baron de Lahontan
 
 


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