PABLO PICASSO
esquissé par Jean Cocteau

Pablo Picasso
Pablo Picasso (1881-1973) et Jean Cocteau (1889-1963), deux flamboyants artistes touche-à-tout ont été les princes du XXe siècle qu'ils ont marqué de leur indélébile empreinte et façonné de leur génie.

Durant près de soixante ans, jusqu'à la mort du poète, ils restèrent amis et complices, malgré leurs éthiques et caractères différents, les vicissitudes et les hasards de la vie.

Ils ont traversé sans blessures deux guerres monstrueuses, parvenant aux honneurs, à la fortune, sans abaissement ni trahison. L'un aimait les garçons, l'autre les femmes, tous deux aimaient la beauté, l'ironie, cultivant la diversité, la promptitude de décision et d'exécution. Cent fois dans ses écrits, Cocteau parla de son ami avec franchise, risquant parfois un coup de patte, sans user du coup de griffe méchant qu'il réservait à beaucoup d'autres.

(Extraits de « Le Passé défini » - 1951-1960)

Picasso et Cocteau
Pablo Picasso et Jean Cocteau

Le génie de Picasso
15 août 1951 : Le génie de Picasso lui tient lieu d'intelligence. Et son intelligence lui tient lieu de génie. C'est un fait. Allez comprendre.

30 août 1951 : Le temps n'existe pas. C'est un phénomène de perspective. On a donc toujours le temps. L'impatience est une sottise. La jeunesse a du mal de lutter contre elle. Ensuite «moins on a de temps», plus on éprouve le sentiment d'en avoir. Picasso avait raison. Un homme met très longtemps à devenir jeune. Je me sens plus jeune que lorsque j'étais jeune. Plus libre, moins avide, moins pressé.

2 septembre 1951 : Chaque fois que Picasso s'intéresse à quelque chose, il la dénigre. Il a ceci de commun avec Goethe. Il comble d'éloges ce qui ne le dérange pas.

Picasso dit: « Je me trompe tout le temps, comme Dieu ».

On dit à Picasso : « En Amérique on vous ferait un pont d'or», et il répond : «Je me coucherais dessous ».

11 octobre 1951 : Malaise des contacts. L'œil terrible de Picasso par exemple. Il faudrait vivre avec lui et ne pas le mettre brusquement en face d'un objet d'ordre confessionnel. C'est un confesseur que j'évite à cause de la crainte que j'ai de ma faiblesse et de mes fautes. En outre il possède une méthode défensive de sa solitude qui expulse celle des autres, surtout s'il constate que le confessé ne ment pas. Son rôle est celui d'un despote. Il veut régner seul et pourrait prendre à son compte la phrase effrayante de Napoléon: « Un homme qui a une idée est mon ennemi ». (Le Passé défini - Octobre 1951)

Picasso

Visite chez Matisse
Samedi 23 Février 1952 : Hier, visite chez Matisse au Régina. Dans son lit, véritable trône d'un roi nègre, presque au centre de la vaste pièce. On le soigne à l'acupuncture. Il a une bonne face rose. Il ne dormait plus et il dort. Il me parle de sa fatigue. Je lui dis que l'œuvre de certains peintres (Corot, par exemple) correspondait à leurs âges successifs, tandis que l'œuvre de Picasso et la sienne sont d'essence jeune, inventive, en lutte avec l'âge des hommes qui les exécutent.

Picasso casse tout comme un enfant méchant. Matisse découpe du papier et colore des images comme un enfant sage couché avec une scarlatine. Matisse est vieux, Picasso vieux, leurs œuvres jeunes et exigeantes (insupportables). Il y a déséquilibre. Picasso s'en tire en n'arrêtant pas une minute.

Il [Matisse] me raconte une histoire drôle. Un Russe arrive de Moscou et lui demande si en France nos poètes crèvent de faim. Pourquoi ?

Éluard est venu à Moscou. Il avait des souliers éculés et un costume sale.

Matisse s'étonne. Il interroge Aragon.

Aragon dit: « Bien sûr, en voyage on ne met pas ce qu'on a de mieux. Moi-même... etc. »

Je lui cite nos amis B. qui possèdent deux voitures. Une petite qu'on sort en ville et une grosse qu'on cache et qu'on n'emploie que sur les routes désertes.

 Matisse
Henri Matisse : autoportrait
Matisse me parle des accès de tristesse de Picasso. «On sent, dit-il, à cette minute que Picasso s'efforce d'effacer quelque chose.» J'ajoute: «Ou bien on le paie cher après.»

Circulent de belles filles en blouses d'infirmières. Elles collent, découpent, épinglent, ressemblent par mimétisme aux dessins des murs.

Matisse me raconte qu'il a relevé sur les Rubens de la Pinacothèque de Munich des taches bizarres. Elles provenaient des copistes qui échantillonnent leurs couleurs sur le tableau.

Au Louvre il s'aperçoit qu'une nature morte de Chardin s'écaille et que les écailles tombent. Il prévient le conservateur. Le conservateur constate et s'écrie: « C'est terrible. » Et il ajoute: « Mais je ne dirai rien, cela ferait trop de complications. »

(Matisse) : « Dans le temps je ne pensais pas à peindre solide. J'ai appris à peindre solide pour que le tableau ne puisse s'abîmer, être photographié en couleurs, mal reproduit, etc. et qu'il exprime tout de même une force. » Michel-Ange disait: « Une statue doit pouvoir tomber du haut d'un toit, du haut d'une montagne, se casser en miettes et rester forte. »

Le pigeon devenu colombe de Picasso (par l'entremise d'Aragon) appartenait à Matisse. Il possédait ces pigeons frisés et comme il ne pouvait plus les nourrir il les porta chez Picasso. Voilà l'origine du slogan de Paix communiste.

Colombe de la paix
Matisse dit: « Je n'ai pas la foi mais j'ai construit une chapelle. Je suis un bourgeois. J'ai fait ma première communion. Il m'arrive de prier pour m'endormir. J'en éprouve du calme. »

« Voilà trente ans qu'on ne se moque plus de moi, qu'on ne m'insulte plus. Je le regrette. Félicitez-vous lorsqu'on vous insulte encore. »

Au musée Grimaldi d'Antibes, avant d'être malade, Matisse s'installe devant le Picasso à l'amphore et commence à le copier sur son album. Un monsieur et une dame regardent ce vieillard sérieux, cette barbe blanche, ces lunettes d'or. Le monsieur s'approche. «Pouvez-vous me dire ce que représente ce tableau ?» et Matisse: «Vous voyez, j'essaye de le comprendre.»

Jeudi 19 Septembre 1952 : Moi. «Ce que j'admire chez Matisse c'est le sérieux juvénile.»

Picasso : «Tu as raison. Matisse n'est jamais tombé dans le sérieux des vieillards. Il est vraiment très bien.»

Picasso : «Si on ne fait pas un travail qui corresponde à l'époque, il aurait beau être le plus beau travail du monde, il ne servirait à rien.»

Matisse
Matisse : Rhapsodie en bleu
Picasso a toujours insulté des habitudes. On prendra l'habitude de ses insultes. Après, c'est rompre avec cette habitude d'insultes qui insultera. (Le Passé défini - 11 février 1953)
Guerre et Paix
24 Février 1953 : Déjeuner de Vallauris. Picasso était à l'atelier où je vais le rejoindre avec Françoise [Gilot]. Il ouvre une porte fermée à clef et nous entrons dans la salle où se trouve Guerre et Paix. La première sensation est d'une nef, d'une église et il paraît que toutes les personnes qui entrent enlèvent leur chapeau. Moi je tire mon chapeau.

C'est d'une jeunesse, d'une violence incroyables. Un équilibre entre la fougue et le calme. Un mariage entre Le Bain turc et L'Entrée des croisés à Constantinople. Aucune forme n'est réaliste mais tout est vrai, de ce vrai interne, le seul qui compte.

Et, en sortant de là, il semble que la réalité soit pâle, incolore, bête, morte, éteinte.

La décoration qui va être exposée à Rome avec cent toiles trouvera sa place dans la chapelle de Vallauris. L'ensemble sera incurvé jusqu'à se rejoindre en haut (l'incurvation commençant très bas).

Pablo Picasso
Le premier panneau montre la Guerre sur son char ou fiacre ou corbillard, avec sur le dos une sorte de hotte de dentelle noire pleine de crânes. Le personnage tient dans la main gauche un disque couvert de microbes et entouré de microbes qui volent. Sa main droite brandit un glaive sanglant et crocheté.

Les chevaux de la Guerre piétinent un grand livre qui flambe (bibliothèque d'Alexandrie). Au-dessus des chevaux des silhouettes noires de guerriers agitent des ombres d'armes.

En face des chevaux se dresse un immense personnage nu (la Paix) qui porte une lance et un bouclier où l'on devine une figure de femme sur laquelle Picasso a dessiné une colombe aux ailes ouvertes.

Sur le panneau de gauche, une famille nue se groupe sur l'herbe. Une femme allaite un enfant et lit. Un homme souffle sur une marmite de soupe. Un autre se livre à quelque recherche mystérieuse. Plus loin, un enfant dirige une charrue que traîne un cheval ailé blanc. Ensuite des femmes dansent.

Un chèvre-pied joue de la flûte accroupi sur un coquillage. Une manière d'enfant nageur ou voleur bascule à l'extrême gauche. En l'air un enfant avec un hibou sur la tête forme le centre d'un équilibre de perches au bout desquelles sont suspendus un bocal d'oiseaux, une cage de poissons et un sablier.

Le tout est peint libre, épais, par grandes taches. On devine les ébauches et les reprises. Picasso a laissé les coulures. Il dit: «On ne conseille pas à une personne malheureuse d'essuyer ses larmes.»

Pablo Picasso
Il m'explique ce qu'il a fait, défait et refait. Il dit: «C'est toujours la pie voleuse et l'enfant prodigue - fable.»

Après le déjeuner à La Galloise je retourne à l'atelier et Picasso, après m'avoir montré des toiles de Françoise et des gosses, me mène chez les Ramié à la poterie.

Il me raconte une histoire à laquelle il attache la plus grande importance et me dit: «Tu devrais en faire quelque chose.» Il venait de peindre une figure sur une assiette et remarqua sa ressemblance avec Huguette, femme d'un des potiers. Cette figure avait une barbe. «Eh bien, se dit-il, puisque c'est Huguette, enlevons la barbe.» Il enlève la barbe et la figure cesse de ressembler à Huguette. Il remet la barbe et Huguette réapparaît. Ajoutons que cette jeune femme est enceinte.

À la poterie il me montre une de ses inventions qui consiste à dessiner sur la terre avec des craies de couleur et, ensuite, il les fixe au four après un travail de liquide. Le pastel ou la craie se fixent et, pour l'œil, restent du pastel et de la craie.

Je suis retourné voir Françoise à la maison. Excellentes toiles de Françoise. Petites filles qui dansent comme des folles ou des monstres devant des groupes de musiciennes et de musiciens. La dormeuse qui lui fit me demander le texte de la Sainte Ursule d'Emmer.

 Françoise Gilot
Françoise Gilot par Picasso
Françoise m'interroge sur l'époque de Montparnasse. « On se battait et se disputait, lui dis-je. - Alors, dit-elle, c'était mieux que maintenant où tout se passe dans l'ouate, où les gens s'en foutent, où on peut leur montrer n'importe quoi, où ils savent. »
Parti communiste
À table, Picasso: «Je suis entré dans le parti communiste (1) parce que je croyais me trouver une famille. J'ai, en effet, trouvé une famille avec tous les emmerdements que cela comporte. Le fils qui veut devenir avocat, le fils qui veut devenir prix de Rome. N'entre jamais dans une famille pareille.»

- Du reste, ajoute Françoise, les communistes ne respectent que ceux qui ne sont pas du Parti. À ceux du Parti, ils réclament comme un dû ce qu'ils ne font que demander aux autres, à vous par exemple.

Je demande à Picasso ce que les communistes pensent de Guerre et Paix. « Ils l'approuvent, me dit-il. C'est à moi de les mettre dans la ligne. »

Picasso me donne un dessous-de-plat qu'il a décoré à la poterie. Madame Ramié me donne un grand plat. Une tête de bélier en relief, très belle.

Je dis à Picasso: « La jeunesse manque d'héroïsme. C'est drôle qu'aucun jeune ne s'acharne à te tuer. Il me répond: « J'ai pris les devants. »

***
D'où vient la gloire de Picasso ? D'où la mienne ? Certes pas de notre œuvre, à moins que nos œuvres ne dégagent des ondes irrésistibles et qui échappent à l'analyse, une odeur de génie comparable à celle qui fait suivre une chienne par une troupe de chiens. Que demande-t-on à ces deux farceurs ? À l'un le mur de l'U.N.E.S.C.O, à l'autre la grande fresque de l'exposition atomique. Allez comprendre.
Le mur de l'U.N.E.S.C.O

 Mur de l'unesco
Picasso : La chute d'Icare
Notre chemin est égrené d'œuvres d'art qui ont été offertes par les États membres dès 1958. Les plus grands artistes de l'époque sont représentés : Picasso, Miró, Arp, Calder, Chillida, Giacometti, Moore, Vasarely et bien d'autres.

La chute d'Icare est une vaste peinture acrylique sur bois, composée de 40 panneaux couvrant une surface d'environ 90 m2 (910 x 1060 cm). Elle a une petite histoire : son auteur, Pablo Picasso refusa de signer l'œuvre qu'il jugea mal mise en valeur dans le hall. Un plafond bas ne permet pas d'avoir assez de recul pour assister à la chute d'Icare.

«Puisque les gens disent que je fais n'importe quoi, je fais n'importe quoi.»

À rapprocher de ce que Picasso me disait en 1940 : « On peut écrire et peindre n'importe quoi puisqu'il y aura toujours des gens pour le comprendre (pour y trouver un sens). »

L'intelligence est l'adversaire du génie
27 février 1954 : Picasso est le seul homme qui se serve du génie comme intelligence. C'est pourquoi il a souvent l'air de se contredire et de procéder par grandes boutades Il est, comme le poète, le type du prisonnier qui cherche à démolir sa prison.

Nous sommes des bagnes dont nos œuvres s'évadent. Il est normal que les hommes lâchent sur elles la police et les chiens.

Maternité
Picasso : Maternité
L'intelligence est l'adversaire du génie. Picasso, homme de génie, n'est pas intelligent. Il n'a que du génie et ce génie arrive même à prendre forme d'intelligence.

Dans ses derniers dessins de Vallauris, on croirait voir, au lieu de l'entendre, la conversation la plus vive et la plus désinvolte. Il est aidé, en outre, et particulièrement dans la suite de peintres et de modèles, par un érotisme qui ajoute une extrême sensualité au comique.

C'est, à ma connaissance, la première fois que Picasso, très seul et pour se désennuyer, bavarde sur une feuille avec de l'encre de Chine coupée d'eau et un pinceau auquel il ne reste qu'un poil.

Il procède encore par «suites». Suite «peintres et modèles nus». Suite «vieil auteur lisant ses œuvres à des camarades». Suite «homme et femme tenant des masques devant leur figure». Suite «clowns, nains et écuyères», suite «peintresses abstraites», suite «vieux peintre faisant poser sa grosse femme en Grecque», etc.

Mais chaque image est «unique» en son genre et semble être une histoire vraie rapportée de différentes façons par un conteur qui méprise l'anecdote et ne s'attache qu'au vif, à ce que les conteurs d'histoires drôles sont incapables de raconter, comme il le fait, dans le moindre détail.

Picasso adore le luxe, le luxe gitan

Potier
12 Septembre 1955 : De toutes ces choses auxquelles je songe dans la voiture, sur la route de Cannes à Nice, il résulte que Picasso est prodigieusement terrestre et terrestres tous les problèmes qu'il soulève.

Il a raison de dire que sa conduite ressemble à sa peinture. Il n'y a qu'à voir La Garoupe (2) au cinémascope, ses barbouillages, ses reprises, ses fautes et comment il se corrige et retombe sur d'autres fautes et les recorrige et ainsi de suite, pour comprendre ce mouvement perpétuel.

Picasso est formidablement naïf. Il a une idée romanesque du désordre et du mauvais goût. Il éprouve une peur panique pour le calme, la halte, pour tout ce qu'il s'imagine être le confort bourgeois. Et il adore le luxe. C'est de là que naît ce monstre gitan: son atmosphère. Le luxe misérable. L'inconfort fastueux. Il couche sous un pont d'or. On n'a jamais rien dit de plus juste.

Ce chiffonnier ramasse les vieilles ferrailles, les retape et les écoule une fortune en Amérique. Lorsqu'il ne ramène pas d'ordures dans sa hotte, il ramasse des vieux fragments de poteries étrusques ou chinoises. Mais un prodige les métamorphose entre ses mains.

Car Picasso ne fait pas commerce de peintre. Il vend des trouvailles, de l'esprit flamenco, de la pensée flamenca, une ingéniosité prodigieuse dans l'expression de laquelle l'acte de peindre le gêne, le retarde, l'ennuie à mourir.

«L'opération pelouses», comme dit la presse. Francine [Weisweiller] offre de mettre à neuf toutes les vieilles pelouses pelées de Picasso. Et elle prend sa reconnaissance enthousiaste pour argent comptant. Elle n'arrive pas à comprendre que Picasso ne veut pour rien au monde avoir des pelouses vertes. Il est en cela pareil aux communistes qui cachent le luxe sous la poussière, mais sa méthode n'est pas là.

La phrase est de Picasso - comme on lui disait: « Vous devriez aller en Amérique, on vous y ferait un pont d'or », il répondit: « Et je coucherais dessous. » Je crois du reste l'avoir déjà consigné dans ce journal. (C'est le style gitan par excellence.).

Portrait de Staline
20 Mars 1953 : La presse est pleine de l'affaire du portrait de Staline par Picasso (3). J'avais déjeuné chez Picasso le jour de la parution de ce portrait dans Les Lettres françaises. Il m'en avait parlé avec un sourire et une inquiétude. Le portrait, exécuté en cinq minutes! Il avait, sans nul doute, quelque chose de caricatural, de guignolesque. Dire que l'affaire est venue de ce que le portrait n'est pas assez réaliste est inexact. C'est un des premiers mauvais dessins de Picasso. Aragon a dû lui demander de l'envoyer trop vite. Et, après tout, Picasso ne connaissait pas Staline.
Staline
Picasso : Portrait de Staline
L'affaire est donc un prétexte pour atteindre Aragon et son «intellectualisme». Moscou a dû donner des ordres sévères contre la tendance intellectuelle et opportuniste du Parti en France. Je suis heureux d'être en Italie et d'éviter cette marmelade où Mauriac trouve le moyen de jouer son rôle.

Les uns disent: « Le portrait n'est pas assez réaliste.» Les autres: «Voilà ce qui résulte d'une obligation qu'on donne à Picasso de faire un portrait réaliste.» Les deux sont ridicules. Picasso étant capable de n'importe quoi et l'ayant prouvé sans cesse. Mais je m'étonnais de la liberté où on le laisse. Premier coup: Aragon. Second coup: Picasso, c'est probable. Éluard n'est plus là pour le défendre.

Jeudi 26 Mars 1953 : Il est à noter que dans l'affaire burlesque du portrait de Staline, on n'attaque jamais Picasso: on attaque Aragon. Lettres de concierges. Lettre indique écrite par Fougeron (4) où éclate toute sa rancœur contre un grand peintre que rien n'empêchera d'être libre.

Cette affaire du portrait de Staline serait drôle si elle n'était tragique. On ne reproche pas au portrait d'être un mauvais dessin de Picasso. On lui reproche de n'être pas réaliste, alors qu'il est le comble du réalisme, mais, hélas, manqué - ce qui est normal puisque Picasso ne connaissait pas Staline et qu'il a été obligé de faire le dessin en cinq minutes. Malentendu total dont toute la presse du monde fait ses choux gras.

Réponse de Picasso aux journalistes qui l'interrogent: «On n'insulte pas une personne qui envoie une couronne mortuaire parce que cette couronne est laide.»

J'oubliais de dire, parce que ceux qui liront un jour ces lignes ne sauront plus de quoi je parle, que Les Lettres françaises ont dû publier une page de lettres «indignées» émanant de toutes les cellules communistes de France. «Il fallait montrer le génie, la bonté, la douceur paternelle, l'humour, la noblesse, etc. de notre Staline.» («Nous connaissons l'attachement du camarade Picasso à la classe ouvrière... etc.») L'affaire du portrait Staline est trop significative de notre époque pour que je la passe sous silence. Le public élevé au rang de critique. Cela ne s'était encore jamais vu.

***
Dimanche 29 mars 1953 : Pour Picasso tout se tourne toujours en gloire. Les communistes n'osent pas l'attaquer. Le milieu du Figaro l'exalte contre les communistes. Match est plein de photographies en couleurs de sa famille et de son œuvre.
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L'affaire Bacchus (5) avec l'Église. Ce sont les communistes qui prirent ma défense. L'affaire du portrait de Staline avec le communistes. Le milieu catholique prend la défense de Picasso.
Le type de l'anti-intellectuel
20 Avril 1955 : Picasso à Nîmes, le matin dans son lit. À ses côtés, comme sur la tombe étrusque, une dame qui l'accompagne. «J'ai mal à l'épaule et à la nuque. Il suffirait d'une pipe d'opium pour que le mal disparaisse.» Je dis que je regrette de ne plus fumer. Picasso: «À part le feu, la roue et l'opium, on n'a rien inventé. C'est trop compliqué de fumer, de se procurer l'opium, sans cela je fumerais. Il n'existe rien de mieux en ce monde.»

Avec Picasso il y a ceci d'admirable que la moindre fausse note ferait s'écrouler l'édifice. Jamais la moindre petite sottise ne sort de sa bouche. Jamais il ne se trompe dans une attitude morale ou physique - et tout cet équilibre sans contrôle, sans effort, sans recherche.

De même qu'on ne voit jamais chez lui un objet qui ne semble y être venu par une pente familière et fatale, de même il ne prononce jamais une parole qui sente l'intellect. Il est le type de l'anti-intellectuel. Le type d'un individu chez qui le génie se présente sous forme d'acte pur et irréfléchi, résultant d'une sorte de bêtise divine. Celle qui faisait déclarer à Luther: «Dieu est bête.»

Chez Picasso l'élégance interne, externe, évoque la phrase de Brummell: «Je ne pouvais pas être élégant à Epsom puisque vous avez remarqué que je l'étais.»

Les personnes innombrables qui croient dur comme fer que Picasso se moque d'elles prouvent hélas l'océan d'erreurs où baigne le monde. Mais il est exact qu'il se moque d'elles, dans la mesure où les génies ridiculisent tout ce qui s'imagine être l'équilibre en face du déséquilibre, la raison en face de la déraison.

Picasso "tabou"
Jeudi 9 janvier 1958 : Chaque jour je découvre que mon aveuglement et ma naïveté dépassent le croyable. J'estimais Picasso tabou même aux yeux incultes et sa gloire si forte qu'elle ne pouvait être mise en doute.

Or des personnes dont j'eusse affirmé qu'elles étaient lucides me parlent de Picasso comme si son œuvre était quelque prodigieux opéra bouffe et ce soir même, Albert qui fréquente (outre Jacques Guérin) beaucoup d'intellectuels, de dilettantes et de simples me dit que le film de Clouzot (6) avait porté un coup mortel à Picasso, à cause d'une désinvolture et d'une facilité qui ne concordent pas dans l'esprit du public avec le travail et le mystère - bref que ce Mystère Picasso n'était propre qu'à prouver que Clouzot, pipe au bec, traitait à égal de puissance à puissance et tutoyait le maître, et supprimait tout le mystère que son ancienne réserve entretenait autour de lui.

Mystere Picasso
Henri Georges Clouzot : Le Mystère Picasso
Me voilà stupide. J'écoute bouche bée ce déluge d'irrespects que je croyais mon lot et dont je ne pensais pas une minute qu'il pouvait atteindre un homme entouré d'une cour innombrable, d'un culte et qui ne peut tracer une ligne sans qu'elle rapporte une fortune, qui ne peut rien toucher sans, pareil au roi Midas, le changer en or. Mais il m'a fallu l'indiscrétion d'un barbier et la voix du vent dans les roseaux pour m'apprendre que le roi Midas avait des oreilles d'âne.

À vrai dire je savais que l'œuvre de Picasso cache un piège à sottise et que, passée une certaine crainte de n'être point à la page, les gens n'attendent qu'un sourire de nous pour avouer qu'ils ne sont pas ses dupes. J'ai souvent fait l'expérience et tendu la perche. Elle est vite empoignée.

Non. Je parle d'esprits insoupçonnables dont la trivialité se dénonce avec l'aveu d'une incompréhension entraînant à sa suite la ruine de tout le reste. Je suis rentré à la villa écrasé de solitude. Et je me suis demandé s'il ne revenait pas à Picasso le suprême honneur d'être un compteur Geiger de la sottise humaine et du mensonge et s'il n'y avait pas quelque honte à jouir d'un éloge quel qu'il soit.

D'où vient la gloire de Picasso ? D'où la mienne ? Certes pas de notre œuvre, à moins que nos œuvres ne dégagent des ondes irrésistibles et qui échappent à l'analyse, une odeur de génie comparable à celle qui fait suivre une chienne par une troupe de chiens. Que demande-t-on à ces deux farceurs ? À l'un le mur de l'U.N.E.S.C.O, à l'autre la grande fresque de l'exposition atomique. Allez comprendre !

Dimanche 20 avril 1958 : Chance des Monaco: soleil et ciel bleu. Hier, nous avons déjeuné chez un Picasso détendu après sa crise d'une semaine. (Il avait supprimé la cigarette et Jacqueline en recevait le contrecoup.) Finalement Jacqueline a renoncé à son attitude de victime et s'est mise en colère contre les «touristes ».

Le livre américain de Duncan et Match où Picasso se déguise avec des robes et des fausses moustaches n'étaient pas sans y jouer un rôle. Picasso, selon sa méthode de matador, fait face aux circonstances et déclare que rien ne compte et que lui et moi pouvons nous payer le luxe de mettre un faux nez ou un pot de fleurs sur la tête. Ses dernières toiles (vastes et peintes en quelques minutes) sont de cette veine agressive. «Puisque les gens disent que je fais n'importe quoi, je fais n'importe quoi. »

Matador
Picasso en matador
Doudou estime que cela précède une période surprise. Je me le demande et si nous n'assistons pas à une de ces fins de course où le torero n'arrive pas à tuer et où la bête n'arrive pas à mourir.

Picasso: « Un savant peut toujours aller plus loin qu'un autre savant, mais personne au monde ne peut aller plus loin que nous - dans notre propre science.» C'est le domaine où rien ne se prouve qu'il oppose au domaine si fugace des preuves qui se détruisent au fur et à mesure que les découvertes s'annulent. Le cubisme n'annule pas l'impressionnisme. Le surréalisme n'annule pas le cubisme, etc. L'artiste règne dans un royaume impénétrable où le progrès ne joue pas.

Avril 1958 : Il fallait un Max jeune et pas un Max de sa jeunesse. Un Max tel que je l'ai connu, mais tel que la mort nous transcende. Lauré, de profil, la paupière lourde et baissée, la bouche grave.

Picasso qui cherche des excuses à son engagement politique voudrait que les mobiles en fussent parents de l'oreille de Van Gogh. Un acte dont il faut être capable. «Tu devrais maintenant, comme académicien, t'inscrire au Parti.» Et, après un sourire: «Tu n'oserais pas.» On devine la ruse.

Je lui réponds que cet acte scandaleux cesse trop vite de l'être et que les suites ne sont que de la contrainte et de l'obéissance. Qu'on se coupe l'oreille ou qu'on perde la jambe au feu, cela tourne toujours aux «anciens combattants». Au moins l'acte scandaleux d'être à l'Académie n'engage pas à grand-chose. Rien ne nous oblige à nous rendre quai de Conti.

Baptême du prince Albert [de Monaco]. On m'avait placé avec la famille et je portais l'uniforme. Je devine quelles furent les réactions de mes collègues en civil et placés ailleurs. Évêques et archevêques, orgues et trompettes. Dôme de fleurs. Rues parfumées à l'essence de rose, etc. J'étais à côté de la marquise de Polignac qui s'acharnait contre Picasso (Américaine).

Une autre grosse Américaine écrasait Francine et lui disait d'une voix d'ogresse: «Je veux votre place.» Tout autre style que le mariage. Ni télévision ni photographes dans la cathédrale. Les photographes occupaient une estrade rouge en face du porche. J'ai envoyé une lettre d'excuse au prince et à Mme Sourn à côté de qui je devais me trouver ce soir à table, au Sporting. À huit heures, j'ai porté la plaque de Max Jacob à l'aérodrome de Nice. Je me couche.

Picasso: le grand masturbateur
Jeudi 25 Septembre 1958 : Picasso, aspergeant la toile avec un sperme de couleurs. Il en va de même s'il sculpte. Chacune de ses œuvres dénonce une sorte de masturbation furieuse ou tendre. Il est rare qu'il se livre à cette débauche en public, car il n'est pas exhibitionniste.

Par contre je regarde Doudou [Édouard Dermit] sagement installé tout nu et chaste devant la grande toile où il fait naître son jardin imaginaire. Sagement et patiemment il procrée. Cinq heures du matin. Il est encore dans l'atelier, silencieux et calme, donnant la vie au lieu de l'assassiner pour sa seule jouissance, de commettre le crime sexuel comme Picasso.

Picasso: le grand masturbateur. C'est avec ses femmes qu'il procrée, qu'il fait des enfants. Lorsqu'il crée, il jette son sperme dans le vide avec rage ou tendresse, mais stérilement.

Picasso, en peignant, ne fait jamais l'amour avec ses modèles (femme, homme, paysage ou objet). Il se masturbe. Je viens de découvrir cela cette nuit et la découverte est d'importance. C'est ce qui donne à son œuvre cette intensité de solitude. Il oblige les autres à partager sa jouissance solitaire qu'il refuse de partager avec eux.

 Femme qui pleure
Picasso : La femme qui pleure

(1). Picasso avait adhéré au parti communiste français le 4 octobre 1944.

(2). La Garoupe (1937) film de Man Ray dans lesquels il filme ses amis Picasso, Eluard, Lee Miller, Dora Maar.

(3). Ce portrait au fusain, daté du 8 mars 1953, avait paru dans Les Lettres françaises du 12 mars en hommage à Staline qui vient de mourir.

(4). André Fougeron, (1913-1998), peintre du «réalisme socialiste».

(5). L'affaire Bacchus : Cabale médiatique orchestrée par François Mauriac contre la superbe pièce de Jean Cocteau. L'auteur imprégné par la Réforme et Luther, transpose, par la bouche de son héros, un Christ révolutionnaire, ami du peuple, dont il soulève la colère. Cocteau montre un univers, où la vérité apparaît comme la valeur suprême.

(6). Henri-Georges Clouzot : Le Mystère Picasso 1956. Film sur l'artiste au travail.

 
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