ANDRÉ HÉLÉNA
(1919-1972)
Prince du roman noir à la française

Andre Helena
André Héléna

Le poète de la pègre
Fils d'un archéologue, Philippe Héléna, conservateur de la bibliothèque et du musée archéologique de Narbonne et auteur de plusieurs monographies, André passe une enfance heureuse dans la cité de l'Aude.

Mais la séparation de ses parents vint bouleverser ce bonheur tranquille, l'adolescent interrompt ses études pour suivre sa maman à Leucate où elle possède une maison et quelques vignes.

A l'âge de 17 ans, en 1936, Héléna monte à Paris avec une plaquette de poèmes pour seul diplôme et unique lettre d'introduction.

Dans la capitale, il a la chance de participer au tournage du film Arsène Lupin détective d'Henri Diamant-Berger qui le prend comme assistant non rémunéré.

C'est de ce jour que date sa passion pour le cinéma, passion restée hélas platonique, car il ne parviendra pas à réaliser son rêve de voir ses scénarios portés à l'écran.

Le Caveau des Halles
Ce fut par une nuit des années cinquante que je rencontrai pour la première fois André Héléna, au Caveau des Halles, un estaminet populaire situé aux alentours de la Bourse de Commerce que fréquentaient forts des halles et porteurs, gourgandines, marlous, poètes et noctambules, tous amateurs de vins honnêtes et de chaude ambiance.

En cavale

Durant des lustres André habita de modestes chambres d'hôtels meublés, des studios sans confort qu'il quittait le plus souvent contre son gré, vidé par une logeuse impitoyable pour une affaire de gros sous ou qu'il abandonnait de lui-même, par un déménagement furtif à la cloche de bois.

Il avait le vin gai et très peu d'appétit. Mince, toujours vêtu avec une élégance discrète, il arborait un visage austère d'ascète méridional dont le profil au nez sévère venait démentir la face perpétuellement illuminée d'un bon sourire.

Familier avec les femmes, aimant la conversation, les bons mots, le calembour, la compagnie, il était pilier de bistrot comme d'autres le sont de sacristie. S'il avait le vin gai l'ivresse était plutôt rude.

Accompagné de Lise, une jeune actrice amie à qui André fit d'emblée une cour discrète, je débarquai un soir dans cet antre enfumé orné de tonneaux et de barriques, où les vins tirés se servaient au pot, à la fillette ou au pichet.

Ayant pondu quelques timides ouvrages je devais être présenté par André à Messieurs ses éditeurs. Il accepta volontiers de me parrainer dans la république des lettres.

J'entrai de plain-pied dans une tournée de onze degrés d'appellation incontrôlée originaire de Bercy. Elle fut suivie de beaucoup d'autres. Les heures passèrent à boire et à converser, le plus souvent debout devant le zinc. Nous refaisions le monde, les arts, la république.

Héléna portait à gauche comme il préférait le vin rouge au blanc, les filles aux garçons, les truands et les marlous aux bourgeois du seizième. Il fréquentait les bars louches, côtoyait les petites frappes, recherchait la compagnie des souteneurs, des malfrats et des putes.

Andre Helena
André Héléna

Ses éditeurs
Le lendemain je le revis à jeûn. Il m'invita à l'accompagner chez l'un de ses éditeurs.

Si je me souviens bien ce fut dans une modeste boutique de la Rive Droite, 5, rue des Moulins que je rencontrai pour la première fois un "héditeur". Son éditeur. Cela sentait bon l'encre fraîche, la colle, le tabac et le méchant papier.

M. Dermée officiait là entre des piles de livres populaires, de revues qui ne l'étaient pas moins, littérature de gare et de second rayon.

André me présenta pompeusement, voulant me mettre en valeur, ce qui ne sembla nullement émouvoir ni intéresser M.D.

Pour la petite histoire, Roger Dermée s'était entouré d'un nombreux personnel qu'il ne payait pas. Grouillots, magasiniers, comptable et aide-comptable, démarcheurs, qui l'assistaient en tout, apprenant ainsi sur le tas le métier d'éditeur. Mais surtout la meilleure méthode d'exploiter les auteurs et de ruiner les imprimeurs, avant de voler de leurs propres ailes ! L'un fondera les Éditions de l'Arabesque (Edmond Nouveau), un autre créera le Fleuve Noir (Armand de Caro), Guerber, et bien d'autres encore sortiront de son officine.

Ce jour-là André Héléna tenait les dix feuillets de sa production du jour sous le bras, plaisantant tout en tétant sa pipe, guettant l'instant propice à l'échange de ses pages dactylographiées contre un indispensable billet de "dix sacs".

Dois-je expliquer davantage? Héléna vivait chichement du travail de son Underwood, au jour le jour. Même s'il écrivait vite il ne parvenait guère à achever un roman en son entier avant de se voir contraint, pour subsister, d'en obtenir une avance. Aussi avait-il souvent plusieurs romans en chantier pour des éditeurs différents dont il avait reçu, contre quelques feuillets noircis, une inconfortable aumône.

Cela le mettait perpétuellement en retard de production. Obligé d'usiner, de hâter voire de bâcler ses récits, il écrivait contre la montre et à la chaîne. Il lui arriva de pondre quatre romans dans le mois !

Son talent n'en était que plus éclatant. Doué du sens inné du suspense, de la verve populaire, du don d'observation, il y ajouta un style naturel inimitable et resté inimité.

Je ne voudrais pas médire du talent ni dénigrer les qualités de quelques auteurs présentés depuis des années comme les maîtres du roman noir. Mais il ne serait que justice que l'on reconnût enfin qu'André Héléna fut leur maître à tous.

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Roman paru sous un de ses innombrables pseudos
Ce jour-là, rue des Moulins, André finit par toucher le gros lot. Contre les pages 17 à 32 d'un nouveau roman, Roger Dermée condescendit selon son habitude d'éditeur besogneux, à partager avec lui le contenu de son gousset. M. Dermée portait toujours sur lui deux portefeuilles. L'un à gauche bien fourni destiné à ses menus plaisirs mais qu'il prétendait réservé à ses fournisseurs: imprimeur, brocheur, marchand de papier, l'autre, à droite, dont il affirmait que le contenu était tout ce qui lui restait pour vivre jusqu'à la fin du mois. Il y recelait invariablement deux billets de dix mille francs (anciens) qu'il acceptait généreusement de partager avec ses auteurs.

Or, sans le faire exprès, il intervertit les deux bourses, dévoilant sous nos yeux écarquillés une liasse insolente de gros billets.

Trop tard pour la dissimuler, Dermée beau joueur tendit royalement trois billets de dix sacs à André.

Cela rachetait un peu les précédentes démarches infructueuses, les heures d'attente pour peau de balle!

Marthe
L'irruption de Marthe dans sa vie assagit sa bohême. Elle organisa ses loisirs, géra ses revenus, tria et expurgea ses fréquentations, lui épargnant d'excessives détresses, modérant ses bitures. Marthe, petite bourgeoise sage ne buvait pas, ne fumait pas, ne courait pas les boîtes de nuit. Ce n'était pas une intellectuelle.

André vécut désormais en appartement et dans ses meubles, rue Hérold. Avec sa machine à écrire, sa femme et son chien. Il n'en fut guère plus riche mais Marthe travaillait, se montra économe et prit soin de sa bourse, de sa maison et de sa garde robe.

Sa rencontre avec Ditisheim fit le reste. D'origine suisse Frédéric Ditis publiait avec succès depuis la guerre des centaines de romans policiers à l'enseigne de la Chouette.

Il fit confiance à André, lui commanda une série qui, si elle ne fut pas le meilleur de son œuvre, lui permit à raison de six à dix romans par an de vivre désormais dans une modeste aisance.

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André Héléna à sa table de travail
Ce qui ne l'empêcha pas, pour se faire discrètement un peu d'argent de poche, d'échapper à la vigilance de Marthe en poursuivant une œuvre parallèle, publiée sous le manteau. Romans qu'il négociait comme auparavant, avec les mêmes éditeurs de dix-septième ordre, feuillet à feuillet, sac par sac !

Un éditeur peu scrupuleux et pas courageux du tout, commandita une série de romans légers, d'une licence toute méridionale, jouant à cache-cache avec la censure. Ils parurent, à l'enseigne du Lucane sous la responsabilité d'André promu auteur-éditeur, pour un très maigre profit et quelques gros ennuis.

André Héléna était généreux et très bon camarade. Jamais je n'entendis dans sa bouche la moindre critique d'un confrère. Il réservait ses traits acérés aux hommes politiques, aux curés, aux dictateurs.

Andre Helena
 
Leucate
Originaire de Leucate, petite cité grecque juchée au-dessus de la mer et de l'Etang, il en avait gardé le savoureux accent parfumé d'herbes sauvages et pimenté de rocailles.

Chaque été il y retrouvait avec délices sa mère, son chat et sa vieille maison austère dont les volets ouvraient sur les platanes de la grand'rue.

Il y fréquentait Fil de Fer le braconnier, grand pêcheur de loups et colleteur de lapins, Eugène le coiffeur, Sylvère le bistrot et bien d'autres personnages pittoresques dont j'ai oublié le nom.

A Leucate, André Héléna était un notable. Ses romans paraissaient en feuilleton dans les quotidiens de la région, les critiques de la Dépêche de Toulouse ou de l'Indépendant de Perpignan louaient son talent. Il avait des amis dans la profession, Yvan Audouard le premier admirait ses romans et le proclamait. (Voir en bas de page).

Cela ne lui montait pas à la tête.

Si la maison appartenant à la maman d'André était cossue et fort bien située au centre du village, son confort était somme toute bien sommaire.

Le matin, comme chacun le faisait naturellement ici depuis des siècles, chacun portait son seau hygiénique à la limite du village, hors des murets de pierre sèche, honorant le maquis environnant, royaume des serpents, des cigales et des lézards, de ses "impôts" nocturnes.

C'était l'heureuse époque où le tout-à-l'égoût n'existait guère et où seuls les riches avaient une fosse septique. Les modestes une feuillée, les pauvres le seau à merde ou le caniveau.

Maison Helena
 
La maison de Leucate en 2001

André Héléna, peu sportif de nature, considérait les bains de mer comme une gymnastique barbare. Aussi cantonnait-il ses exercices physiques à boire des pastis au Café de la Plage, à deux kilomètres du village. Et la seule eau qu'il tolérait était celle glacée venant troubler l'anisette de son verre.

Là, face à une mer déserte, sans voiles ni planches ou bateaux à moteurs, trois ou quatre cabanons entouraient un petit hôtel. André y picolait paresseusement à la terrasse, à l'abri du soleil, avec ses copains pêcheurs. Une unique villa pour voisine, - c'était le bon temps! - celle de ce fada de Conseiller général qui ne craignait pas de braver le vent du large et les moustiques, en ayant bâti une magnifique maison au pied de la falaise!

De l'autre côté, jusqu'à Perpignan s'étendait alors une plage de sable déserte de trente kilomètres habitée par les oiseaux de mer, quelques flamands roses et des lézards verts! Cela aussi a bien changé depuis!

Parmi ses amis du voisinage il y avait Georges Arnaud, instit, qui enseignait alors les rudiments du savoir aux galopins de l'école communale de Fitou, avant de devenir Georges J. Arnaud l'un de nos derniers grands romanciers populaires.

André et sa mère possédaient aux environs quelques lopins de terre, quelques arpents de vignes dont il était très fier. Même si son vin était parfois piquette c'était son vin et il accompagnait gaiement la kergolade ou le ragoût de loup au four.

Leucate Vendange
Affiche de Jean-Michel Arroyo où l'on voit André Héléna,
à l'arrivée du raisin (pipe au bec, à côté du cheval)
Je me souviens d'un été, dans les années cinquante, où André Héléna nous fit visiter, en compagnie de Roland Massot, son "royaume catalan" de Port La Nouvelle au Perthus, de Collioure à la Valdespine, en passant par Narbonne, Perpignan, Céret et les cabanes de Fitou.

En chemin il nous conta mille anecdotes, les légendes du pays, nous vanta ses vins, ses fruits, ses habitants qui nous traitaient malicieusement de Parisiens têtes de chiens, Parigots, têtes de veaux !

Le soir venu, une émouvante cobla catalane, perchée sur un balcon de Collioure, tira les mêmes larmes de joie de Marthe-la-Bretonne et d'André, tandis que nous dansions la sardane sur une petite place en compagnie des autres villageois.

Son rêve fut longtemps de voir ses livres portés à l'écran. Il ne le réalisa guère bien que son œuvre s'y serait admirablement prêtée. Chaque roman d'André Héléna est un film d'atmosphère au décor superbement planté, au dialogue efficace.

André hélas dut passer davantage de temps à tirer de maigres avances de ses éditeurs ou à mettre sur pied avec des cinéastes fantômes d'improbables réalisations qu'à écrire des scenari.

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Une pochade pittoresque pour se faire plaisir !
Un jour il se défoula en écrivant pour ses copains un ouvrage drôle et farfelu qu'il fourgua à un éditeur qui le publia sans lire le manuscrit. Ce fut La Planète des Cocus.

Un dernier mot sur cette époque révolue. En ce temps-là l'édition dite "populaire" était un Far West. Chaque jour apparaissaient à Paris dix nouveaux éditeurs. Souvent à peine moins miteux, aussi pauvres que les jeunes auteurs qui tentaient leur chance à la loterie du succès avec leur complicité. Des centaines de petites maisons artisanales feuilletonnaient, sous des couvertures incroyables. Il n'existait ni protection sociale, ni contrats !

L'auteur touchait en général des avances ou un forfait, en espèces, de la main à la main, modestes émoluments où le fisc n'intervenait pas. Des livres étaient pillés, réédités sous de nouvelles couvertures avec des noms d'auteur ou des titres de fantaisie. Le plus souvent sans rallonge. Mais la profession restait ouverte, un débutant avait toutes ses chances. Il existait toujours un éditeur pour publier sa prose. Cette époque est aujourd'hui révolue. La littérature populaire française bat de l'aile.

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Roman paru au Fleuve Noir
André Héléna finit par rejoindre l'écurie du Fleuve Noir créée par Armand de Caro, un des anciens employés de Roger Dermée ayant fait fortune, qu'il tutoyait. Il y retrouva sa place parmi les seigneurs du roman populaire. Il y gagna sa vie mais y perdit peut-être un peu de son âme... La raison ? André était un loup solitaire, pas un chien de garde ou d'appartement. Les coups que la vie lui infligeait il les rendait au centuple dans ses livres. Ses rêves brimés ou étouffés il les transposait librement dans son œuvre.

Malgré les coups et la galère, il sut conserver sa fierté, sa liberté. Il n'était pas habitué à préparer des synopsis, à soumettre son travail à un "comité de lecture", à gommer des "outrances", à entrer dans le jeu des directeurs littéraires, à se couler dans un moule préétabli, à expurger des scènes jugées trop lestes.

Ce fut Marthe qui, à force de récriminations, l'obligea peu à peu à se plier aux exigences de M.M. les éditeurs afin de mieux gagner sa vie.

Mais avec cette mise au pas, André perdit de sa spontanéité, de sa verve libertaire, de sa truculence.

André Héléna fut un gentleman-romancier comme d'autres sont gentlemen-cambrioleurs. Ce fut un seigneur : Le Loup de la Garrigue.

André Héléna
André Héléna discutant avec Auguste le pêcheur

Yvan Audouard :
« De son vivant, il était déjà posthume. "Has been" avant d'avoir été. Les pieds mouillés, le gosier sec, il errait sous la pluie. Pour lui les bistrots étaient avant tout des refuges contre les averses. Ce fut l'époque de notre amitié... Il se fit inscrire à notre club Les Rougets de l'Isle négligea de payer sa cotisation, ce dont personne ne lui tint rigueur, mais ne participa jamais à nos tournois ce qui m'étonna particulièrement car il était encore plus méridional que moi... Le pastis lui tenait lieu de soleil, mais dans son œuvre il n'arrêtait pas de pleuvoir... Il se mettait à la machine à écrire comme d'autres au piano et tentait de composer la symphonie de sa nuit. Mais tout se brouillait dans sa tête, ses livres fourmillent de cadavres qui ressuscitent, et des inconnus interviennent sans prévenir dans l'action qui se traîne, mélangent le tout et disparaissent sans avoir rien résolu. »
 
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