Le PÈRE POILÂNE
Boulanger de Légende

Poilane
Pierre Poilâne, d'origine normande, épousa une Helvète, issue de la boulange, dont la famille ravitaillait en gros et larges pains les bergers d'estive qui passaient l'été avec leurs troupeaux dans les alpages.

Ce pain complet, dont la farine était moulue à l'ancienne, entre deux meules de pierre, cuit au levain dans un vieux four chauffé au bois, restait comestible durant plus de deux mois, sans moisir, même si, à la fin de l'été, les bergers devaient couper les dernières miches à la hache.

Poilâne et sa femme ouvrirent leur première boutique au N° 8 de la rue du Cherche-Midi, entre Saint-Germain des Prés et Montparnasse. Si Madame Poilâne restait à la caisse pour servir les clients et compter les sous, son mari ne dédaignait pas, sa première fournée terminée, de livrer lui-même ses pains à quelques bistrots voisins choisis pour la qualité de leurs petits vins de terroir.

Four-a-bois Poilane
Four à bois "Poilâne" (reconstitué pour la légende !)

Parmi ses premiers clients, le patron du Sauvignon, 80, rue des Saints Pères, le père Frayssse, rue de Seine, Bouscarel, La Tartine rue de Rivoli, Cointepas, place du Pont Neuf, Vergne rue des Saints-Pères, Mauchien, 26, rue de Buci, Le père Gouin rue du Marché Saint-Honoré, Prin, Ma Bourgogne, Bd Haussmann, Jean-Baptiste Chaudet, 20, rue Geoffroy St Hilaire, derrière la Mosquée, Bernard Péret, rue Daguerre, et quelques autres, que Henri Gault, le fameux dénicheur de tables gourmandes, vantait dans sa rubrique de Paris-Presse.

Académie Rabelais
La boutique située au cœur de ce Paris que l'après-guerre avait mis à la mode, était fréquentée non seulement par les bourgeois du quartier mais par des étudiants et des artistes désargentés dont la bourse manquait de fifrelins.

Ces jeunes affamés devinrent ses meilleurs propagandistes car, en échange de son pain – la maison ne faisant absolument pas de crédit – acceptait d'un peintre le tableau d'une miche, d'un chanteur une chanson à la gloire du pain, d'un étudiant un subtil mais discret graffiti sur les murs vantant le Pain Poilâne.

Les murs et l'arrière salle de la boutique devinrent un véritable musée comportant des dizaines de toiles et de dessins illustrant le pain, que Apollonia Poilâne, la petite fille du patriarche conserve encore.

Poilane
Pierre Poilâne avec ses deux petites filles Sophie et Mylène
Avec ses premières économies, Pierre Poilâne, sur les conseils* de Jacques Yonnet acheta, un terrain, au chemin Creuse Voie à Bièvres où, le succès venu, il installa un four à bois espagnol moderne, une machine pour pétrir la pâte automatiquement, et, si son pain était toujours fait à l'ancienne, cette inflation de miches que l'on trouvait jusque dans les Monoprix, et les boutiques chicos à travers le monde, finit par en détourner les vrais gourmets.
* Voir les chroniques du et "Paris ma Légende"

Lorsque son fils Lionel reprit l'affaire, profitant de la faiblesse de son père qu'il mit carrément sur la touche, ce fut le délire. Ayant pris la grosse tête, Lionel se moquait du pain, il voulait du fric, beaucoup de fric, et le plus vite possible

Mégalomane, il transforma la modeste entreprise de ses parents en usine à pains, remplaçant la qualité de ses produits par une publicité tonitruante. Paradant à la télévision, il se crut le maître du monde. Il s'acheta des voitures de luxe, une île bretonne, l'île des Rimains face à Cancale, avec son fort Vauban, un hélicoptère qu'il pilotait lui-même, pour s'y rendre.

Il alla jusqu'à vouloir interdire à Max, son frère aîné, boulanger lui aussi, d'utiliser son nom ! Il lui intenta des procès qui ont duré trente ans et déchiré toute la famille.

Cette démesure perdit Lionel. Quos vult perdere Jupiter dementat.

En 2002, son hélicoptère tous feux allumés, s'abîma en mer, tuant l'« empereur » de la boulange et son épouse.

Aujourd'hui, Apollonia Poilâne, fille de Lionel, lui a succédé à la tête de l'empire d'un pain ayant perdu toute sa saveur !

Apollonia
Apollonia Poilâne devant la collection de miches de son grand-père.

Un souvenir personnel.
Dans les années 70, Pierre Poilâne me demande un jour si je ne voudrais pas l'accompagner livrer de son pain à Crissier, près de Lausanne, à son ami Fredy Girardet, qui tenait le "piano" des cuisines du restaurant installé dans l'ancien Hôtel de Ville.

En ce temps-là entre Paris et Lausanne le voyageur n'empruntait pas encore le TGV. Les trains, pas tous électrifiés, mettaient souvent plus de dix heures à relier Paris au Léman, s'arrêtant après Dijon, dans toutes les gares, permettant aux passagers, pour la plupart gens du crû, de transporter leurs productions locales aux marchés des villes voisines : vins, beurre, fromages, jambons, saucissons, volailles, voire porcelets vivants.

Et chacun parlant dans son patois, échangeait à l'heure du casse-croûte le contenu de son panier à provisions avec les autres voyageurs.

Polâne en profitait pour vanter son pain dont le goût n'impressionnait pas outre mesure ces gens simples, habitués à manger du pain bis confectioné à partir de leurs farines paysannes et cuit au feu de bois de leur cheminée.

Crissier
Restaurant de l'Hôtel de Ville restauré
Au rez-de-chaussée, une salle rustique, accueillait les gens du pays, les commis voyageurs, quelques touristes, qui appréciaient sans plus une cuisine toute simple apprêtée avec talent, sans imaginer qu'ils étaient les clients privilégiés d'un chef qui serait bientôt considéré comme un très grand cuisinier !

Une autre salle, décorée avec goût, ornée de tableaux et de gravures, accueillait des gourmets, attirés ici par le bouche à oreille.

Là, Fredy Girardet déployait toutes les facettes de son génie, renouvelant avec une étincelante virtuosité son imagination gourmande, pour l'éblouissement de nos papilles.

Me voilà attablé à grignoter mille délicieux amuse-gueule, face à un Poilâne très à l'aise dans sa blouse grise de mitron, son éternel béret posé sur les genoux, et le jeune chef de cuisine svelte au sourire rayonnant dans sa blouse de travail blanche, tous deux parlant avec une passion jubilante de leur métier.

Girardet
Fredy Girardet

Moi j'écoutais, entendais, sans saisir toutes les nuances de cet échange de propos savants, savourant quelques délectables échantillons de ce que les publicistes spécialisés dans la bouffe, proclameront un jour la "meilleure cuisine du monde".

Jacques Yonnet

 
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