JEAN-PIERRE SICRE
Éditeur

Jean-Pierre Sicre

Personnage hors du commun, Jean-Pierre Sicre est un être rare, surdoué, épatant. Beau comme un dieu sculpté par Michel-Ange, jovial, resplendissant, rayonnant de lumière comme Phœbus, un port de tête magnifique, le regard malicieux de Falstaff ou d'un faune ébauché par Rodin. Hercule de la Légende dorée, il descend tout droit de l'Olympe.

Sicre fait partie du cercle magique des éditeurs amis de l'art, généreux, inspirés, gourmands, fous de beauté, capables de tuer ou de mourir pour l'amour d'un beau vers, d'une belle page, d'un beau livre. Il fit ses premières armes chez Tchou, dont les ouvrages ésotériques de qualité à la base de son fonds de commerce, ont marqué de leur empreinte la littérature de la seconde moitié du vingtième siècle.

Comme tout artisan de génie Jean-Pierre Sicre vit avec passion l'ouvrage qu'il crée, aime à le parfaire, l'embellir, le savourer, l'admirer.

Cet éditeur de légende témoignait dans la vie de tous les jours du même appétit, de la même recherche de perfection que dans son travail. Il aimait l'insolite, l'étrange, le mystère, le bizarre. Ami de ses auteurs - qui le lui rendaient bien - il savait les mettre en valeur, les amender sans les brusquer, tirer le meilleur d'eux-mêmes.

Si la plupart des éditeurs se veulent découvreurs de talents nouveaux, créateurs de valeurs sûres, de génies rémunérateurs, Jean-Pierre Sicre amateur éclairé et lecteur endiablé, aimait à découvrir des pépites négligées, des diamants oubliés, le rubis égaré dans les scories. Sous son regard lumineux et acéré les chefs d'œuvre délaissés reprenaient vie, les belles endormies de la littérature s'éveillaient de leur sommeil.

Chasseur de trésors, il savait redonner tout leur éclat à ces merveilles abandonnées sur le bord du chemin. Sous son regard d'enchanteur, les fleurs fanées ressuscitaient en bouquets dans les vases de porphyre, les cailloux redevenus diamants brillaient de tous leurs feux au cou des femmes.

Rien de ce qui est beau ne lui échappe, ni en cuisine, ni en vins, ni en art. Il est le dieu des beaux-arts, du vivant, de la gourmandise, de la perfection. Son bureau et sa manière de vivre sont à son image, étranges, magnifiques, baroques, singuliers.

Cela dit, sans doute, privilégie-t-il toujours la beauté à l'argent, le mystère à la raison, sa liberté à la loi cruelle de l'économie et des finances. Quand il ressent la passion qui bouillonne en lui, il fonce, publie, choisit le meilleur papier, magnifie, et tant pis si son comptable bougonne, si son banquier gémit, si son crédit vacille ou ses dettes s'accumulent !

Parfaitement honnête avec les autres comme avec lui-même, il paie ses auteurs rubis sur l'ongle, distribue à ses créanciers ce qu'il a et ce qu'il peut, ne laisse jamais tomber un fournisseur. Et lorsque, faute de munitions, il se résigne à l'économie, c'est ses appointements qu'il rogne jamais ceux de ses collaborateurs. C'est un seigneur dans un monde de marchands. Il est de la race des condottiere, des Dimitri Dimitrijevic ou des José Corti.

En trente ans d'édition, le bouquet de mille livres qu'il assemble avec son associée Jane Sctrick, est somptueux.

Pourtant, vers la fin du XXe siècle les temps changent. Commence le règne des gestionnaires et des financiers. L'éditeur-poète, subodore le piège tendu par les incultes aux créateurs restés libres. Il sent qu'autour de lui les chacals du rendement sont à pied d'œuvre, les prédateurs prêts au rezzous, que le filet se resserre. Mais Jean-Pierre Sicre croit en son étoile, au nombre d'or, au miracle de son destin... magique.

Et voilà qu'à la veille d'une échéance difficile, le miracle s'accomplit. Un miracle comme il les aime, plein de signes, de poésie, de fantastique.

Oyez plutôt ! Durant des années Jean-Pierre Sicre avait patiemment édité dans une traduction française fidèle et complète, l'intégralité de l'œuvre de fiction d' E.T.A. Hoffmann qu'il admirait.

Et voici Véra Hoffmann, richissime héritière d'un autre Hoffmann, venant de ses beaux écus éclos dans la trouble alchimie des bas-fonds de la chimie pharmaceutique, racheter 49% de Phébus, le sauvant du naufrage.

Soulagé, son œuvre remise à flots, Jean-Pierre Sicre appareille, reprend la mer, relance la toile, repart pavillon haut, redoublant d'activité, flamboyant, conquérant.

Mais le miracle se transforme en mirage. Notre intrépide corsaire gascon au sang chaud, au goût sûr mais orgiaque, d'instinct jovial et généreux, est associé à un groupe au sang froid, au management clean, organisé en vue d'un profit médiatique immédiat, dirigé par de raisonnables et riches comptables bien décidés à le rester. Des gens de phynance au tempérament surgelé, qui ne jouissent qu'au son du tiroir-caisse et des fifrelins !

Cette saga économique me fait penser à celle de ces putains enrichies dans le proxénétisme qui se font dames d'œuvres sur le tard, pour se racheter d'une vie passée dans le stupre.

Jean-Pierre Sicre-le-Magnifique sentant la nouvelle menace planer sur son œuvre voudrait achever son parcours d'éditeur en beauté. Il aimerait quitter ses fonctions dans une grande fête partagée avec ses auteurs et ses amis, escaladant le ciel dans le chariot d'or de son triomphe dans un dernier feu d'artifices, une ultime apothéose.

Mais voilà, ces gens d'affaires qui certes l'ont tiré d'affaire ne sont pas de son monde, de son étoffe. Ils ne respirent pas l'air des cimes. Les chevaux de leur attelage ne sont pas chevaux de haute voltige ou messagers du ciel mais bourrins de labeur, canassons d'éboueurs.

Pisse-froids, frileux du morlingue, ils ne souhaitent pas financer le raout de départ du génial fondateur et décident de brusquer les choses ! Légalement !

Motif grave de licenciement  (entre autres) : abus de frais de bouche ! Il est vrai que le bon Jean-Pierre en homme civilisé, aimait traiter ses auteurs en grand seigneur, autour de petits plats raffinés accompagnés de jolis vins gouleyants. Il en allait de même avec la presse, les médias, préférant parler de ses ouvrages devant une bonne table plutôt qu'investir à fonds perdus dans un budget de publicité !

Sans doute, privé de son sceptre magique, Jean-Pierre Sicre se souvient-il aujourd'hui dans sa thébaïde, de cet adage bédouin : «Le pèlerinage ne s'achève pour le chamelier que lorsqu'il a enculé son chameau !»

Ah! J'oubliais, esprit agile et plume d'or, Jean-Pierre élabora patiemment, au fil des années de son sacerdoce, le plus bel ouvrage de critique littéraire du XXe siècle, enrichi d'élégants avant-propos, de notices efficaces, de lettres aux auteurs pleines de délicatesse même lorsqu'il refusait de publier leur ouvrage. Quant à sa somptueuse correspondance, nous sommes impatients de la voir à la devanture des libraires.

Sans doute aussi, peaufine-t-il dans le silence et une intense jubilation, une œuvre personnelle étincelante dont l'éclat illuminera bientôt le ciel assombri par l'aculture généralisée... Car il faut bien le dire, cet éditeur a autant de talent d'écriture et de génie que nos deux académies réunies.

Pierre Genève 2007

Falstaff

 
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