Où se trouve le crâne de Gambetta ?
par Pierre Barthélémy Gheusi

Gambetta
Léon Gambetta
(1838-1882)

- Oui, nous avons eu tort, Jouinot et moi, de faire ouvrir le cercueil de Gambetta à Nice, avant de l'encastrer dans la bière neuve, transportée ensuite dans le caveau municipal, au sommet du cimetière, d'où les morts dominent le panorama prestigieux de la baie des Anges.

C'est peut-être moi qui ai eu cette idée. J'ai cru que je reverrais, desséché par l'embaumement, mais très reconnaissable, celui que j'avais vu vivant, pour la première et la dernière fois, sur les quais de Castelnaudary.

Rien ne nous obligeait, en somme, à rouvrir la quadruple enveloppe scellée et soudée à Sèvres, vingt-sept années avant. Toutes les autorités civiles et légales étaient avec nous, ce qui noue eût permis d'oublier la loi. Je n'aurais eu qu'à dire :

- Nous avons, hier soir, tellement peiné pour arracher ce lourd cercueil à sa pauvre petite tombe, que son revêtement de chêne est tombé en poussière et que la pioche d'un de nos ouvriers, en faisant une pesée de levier sur le fond de la chape de plomb, l'a percée légèrement. L'air a dû filtrer dans la bière, étanche jusque là. Tout ce qui restait de Gambetta a dû s'écraser en poussière. Nous n'avons donc pas à le « reconnaître », puisqu'il est sûrement méconnaissable.

Mais le photographe officiel était là. L'angoisse qui étreignait les cœurs était faite aussi de poignante curiosité.

- Ouvrez ! a commandé une voix tremblante, celle de Jouinot ou la mienne, je n'en sais plus rien.

Alors, au grand soleil de Nice, dès que les deux ailes de plomb, fendu en son milieu, ont été rabattues par l'ouvrier spécialiste, la certitude d'un néant affreux nous a frappés au cœur. Sur l'oreiller de satin blanc, à peine effondré par l'humidité, quelques maculatures, jadis sanglantes, ont retenu nos regards, - déjections macabres jaillies sans doute du tronc, dont le renflement bombait contre le couvre-pied piqué jeté sur le corps et soigneusement enfoncé entre les parois internes et l'enseveli, comme, sur le dormeur bordé par la sollicitude d'une veilleuse de tiers-ordre, un édredon capitonné.

Mais il était tout de suite évident que JAMAIS le tête lourde que nous nous attendions à voir, ossifiée par sans doute près de trente ans d'immobilité dans les ténèbres, n'avait été posée sur l'oreiller du mort. Il ne pouvait avoir été mis en bière que sans elle par l'infâme Baudiau, paraschiste de l'autopsie, demeuré seul aux Jardies, pour procéder à cette opération suprême.

Le récit, plus narquois que sérieux, du tâcheron de l'au-delà nous revenait et nous frappait soudain de l'atroce certitude : la tête de Gambetta était absente de son cercueil.

- Fermez, cria Jouinot, dont la main se crispait sur mon bras.

J'avais d'un geste machinal, interdit au photographe de « L'Illustration » d'actionner le déclic de son instantané. Aucune preuve du sacrilège, sinon le témoignage passager des assistants, ne serait, ainsi, fixée dans la mémoire des hommes.

Je l'ai regretté depuis - comme j'ai déploré d'avoir, d'avance, signé de mon nom, parmi neuf ou dix autres, le procès-verbal de la formalité, scellé, lui aussi, sous la nouvelle feuille de plomb. Il me semble que nous n'avons pas fait tout notre devoir et que d'autres récits, bâtis par des « témoins » qui n'étaient pas là, dénaturerons dans l'avenir, l'évocation de ces cinq secondes tragiques.

Ainsi, comme Osiris, Gambetta a été coupé en morceaux par des disciples ou des carabins élèves. Son cerveau, nous le savions, est, découpé en fines lamelles, au musée Broca à Paris. Avant de mourir dans le Gers, où il s'était retiré, Lannelongue nous a avoué qu'il avait gardé la main du tribun.

Le cœur, emporté par Paul Bert, a fini, récemment, par être emmuré, dans son urne, au Panthéon avant d'avoir été longtemps confié, à Sèvres, au monument élevé par les Alsaciens-Lorrains. L'œil, l'appendice funeste, d'autres débris macabres sont encore étiquetés dans des flacons de laboratoire.

Mais où peut bien être caché le reste de la tête popularisée par l'image dans tous les pays du monde ?

Après l'inauguration du monument dans la ville, en présence de Fallières, tandis qu'Étienne se félicitait de ne pas avoir voulu se joindre à nous le matin de la translation des cendres, Clemenceau dont j'avais surpris la première larme de sa vie, quand il déplora publiquement de ne point s'être réconcilié avec Gambetta avant sa mort, m'interpella au dîner de la Préfecture :

- Il paraît, me dit-il, que le conservateur des sépultures du Château ne s'est pas étonné de cette disparition totale de la tête ; il l'explique par l'action corrosive du sublimé qui a servi à l'embaumement et par celle des sources de la montagnette.

Il prétend qu'il a observé des phénomènes semblables dans l'humus de ce cimetière, rongé, selon lui, de singuliers calcaires.

Vous lui direz que je m'inscris en faux contre ses hypothèses. Je suis médecin et ne puis admettre que les dents et les os durs du crâne d'un homme de quarante ans aient disparu aussi totalement.

On trouverait sans doute des preuves de ce que je vous dis dans les papiers secrets des Trélat, Verneuil et autres Liouville qui ont examiné et se sont, sans doute partagé les restes caractéristiques de Gambetta.

J'ai plusieurs fois, été tenté d'admettre et d'excuser ces profanations sacrilèges. Mais le silence de celui qui s'est emparé du front sous lequel a germé la grande idée de la levée en masse et de la Défense Nationale de 70-71 a fait son procès définitif à ce mystérieux pillard de la mort. Ce ne sont pas des reliques respectées qu'il a voulu réserver aux ferveurs des admirateurs du tribun ; et je relis à cet égard, dans les Choses vues de Victor Hugo, un autre souvenir plus direct encore ; car j'habite à Paris, la maison où s'est passé ce qu'il raconte.

Talleyrand
(1754-1838)
Talleyrand
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

Quand Talleyrand mourut, son autopsie fut ordonnée par le roi. Puis, comme pour Gambetta, des indifférents assistèrent à la remise en bière de ses restes. Après leur enlèvement, deux domestiques s'aperçurent avec effroi que le cerveau de celui qui avait régenté l'Europe et deux monarchies de France, avait été oublié, dans l'ombre d'une crédence. On allait sans doute les tenir pour responsables de cet abominable oubli.

Alors, après s'être concertés en tremblant, ils allèrent, à la nuit close, jeter dans l'égout ouvert au milieu de la rue St Florentin le volumineux et funèbre débris, que le fil de l'eau souterraine emporta et laissa enfin disparaître et sombrer dans la Seine.

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