MOTS D'ARTISTES
critiques, vifs, scabreux, cocasses, écrits ou proférés au cours de leurs rapports avec leurs éditeurs, mécènes ou commanditaires

Edmond et Jules de Goncourt
face à Ambroise Firmin-Didot

 

ÉPREUVES

Hier soir, j'ai reçu avec mes épreuves de Marie-Antoinette un petit mot du nommé Ambroise Firmin-Didot, lequel me dit qu'étant imprimeur de l'Institut et ayant été en rapport avec des littérateurs très distingués, il croit devoir m'indiquer quelques corrections, lesquelles corrections se montent dans six feuilles au nombre de 119 !

Ça a été une belle colère chez nous, quand cette chose insolite est arrivée, l'imprimeur se faisant censeur, l'éditeur se faisant auteur ! À chaque ligne, à chaque mot faisant image, à chaque harmonie imitative de la phrase, à chacun des efforts et des tours prémédités, qui sont notre volonté et notre signature, le malheureux fait une raie d'ostracisme.

Oh ! il est de certaines lâchetés dont j'aurais peut-être le courage ; mais nous, ayant notre pain sur la planche et libres, après tout, de la tyrannie de l'éditeur - nous qui avons un idéal, qui cherchons, pesons une virgule, qui tentons d'écrire, qui aimons nos phrases, nous qui sommes et voulons être nous - nous, laisser un niais, un bêta, un idiot toucher et tripoter dans ce que nous avons pondu, et recouvrer nos enfants et rhabiller nos idées avec les ciseaux de Prudhomme ? Non pas ! Et je viens dire aujourd'hui à M. Ambroise Firmin-Didot, imprimeur de l'Institut, que certaines de ses 119 corrections nous ont paru admissibles et les autres impossibles, ayant tout pesé et prêts, au pis-aller, à remporter le manuscrit plutôt que de laisser mutiler l'œuvre.

Voici la scène.

Firmin-Didot

Ambroise Firmin-Didot
Lui est là, assis à son bureau, à côté de la fenêtre par où l'on voit la Charité ; je le vois de dos, avec sa vieille redingote, son morceau de cou de vautour pelé, turgide et flanqué de petites plumes blanches s'échappant de dessous son bonnet grec de velours noir. Et avant que je ne parle, il me pateline de la voix, du geste et, m'engluant de paroles, m'enfile dans la discussion de ses corrections une à une. Alors, il va de phrase en phrase et je m'aperçois que l'insolence de cet imbécile de vieillard est au delà de ce que j'imaginais : il s'avise de vouloir nous comprendre !

De temps en temps, il fait un « Je ne comprends pas ! » avec un geste désespéré ; et moi, d'un ton sec : « Pardon, Monsieur, je tiens à cela. » Et enfin, il abandonne ma pauvre phrase avec le mouvement de Pilate se lavant les mains.

À propos d'une expression, je coupe son réquisitoire avec : « Avez-vous là un La Bruyère ? Je vais vous montrer dans La Bruyère. » À propos d'une autre qu'il veut encore couper et que je maintiens : « C'est dans la première page de l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre. » Et pour une autre encore : « C'est du Saint-Simon. »

Sur ces mots-là, étonné et blessé, il se retourne, retourne sa face de vieillard hébété et mielleux, qui tente un sourire : « Je vois que vous lisez les bons auteurs, mais… » Et puis, c'est le mot qui n'est pas français - et le mot de Hugo me brûle la langue : « Il le sera ! » Et puis c'est ceci et puis c'est cela : « C'est bien hardi, La reine passait sa vie, c'est bien familier. » Et puis c'est une inversion qui l'indigne, et moi de lui dire : « Mais Monsieur, c'est un de vos hommes, c'est Bossuet qui l'a dit, à propos de l'inversion, que le génie de la langue latine était précisément le génie de la langue française. Je suis de l'avis de Bossuet. »

La bataille a duré trois heures, le mauvais bonhomme assez furieux et passant sans tact d'une condamnation à un compliment, d'un mot que je relevais à un patelinage que je laissais tomber, ennuyé de mes lectures et de mes citations qui l'enclouaient, ouvrant de grands yeux, hébété et comme médusé de voir tant tenir à des choses réprouvées par le goût d'un imprimeur de l'Institut, hébété de cette déclaration : « Il y a des phrases auxquelles je tiens autant qu'à des idées, je ne vous en ferai pas plus le sacrifice que je vous ferais le sacrifice de mes opinions. Croyez que je n'ai jamais plus regretté qu'aujourd'hui d'avoir une conscience littéraire. »

Les pages tournaient lentement. Il bataillait, se réfugiait de syllabe en syllabe, et moi : « Oh ! la belle chose - disais-je, mais il n'y a pas de Providence ! - la belle chose que la foudre ou l'apoplexie tombant sur cette nuque et cette boîte osseuse de cet idiot et le clouant, ô justice ! sur la phrase-papillon, dont il veut tremper les pattes dans du plomb ! »

À la fin, impatienté des incorrections et des latinismes : « Mais, c'est un système ! a fait l'imbécile d'un ton aigre. - Non, Monsieur, c'est une religion. » Je ne sais pas s'il a compris, mais il s'est tu.

Edmond et Jules de Goncourt
(Journal — 13 avril 1858)

 
Victor Hugo
 


LE LIVRE

Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient - le mot n'est pas trop vaste - au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. (Victor Hugo : Discours d'ouverture du Congrès littéraire international, 17 juin 1878)

 
SOURCES  :
Paul Desalmand

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Paul Desalmand : Textes à dire

 
 
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