Marino Zermac
Une vie sans importance



II
Années de guerre - Adolescence


100 - Genthod (1939 - 1941)
Je me souviens, c'était en début d'après midi. Je désherbais sous le soleil, à la raclette - une corvée abhorrée - l'allée de notre propriété, depuis le portail métallique jusqu'à la maison.

Soudain, j'entends, au loin, un bruit insolite des coups sourds qui ébranlaient l'air en provenance du nord, c'est-à-dire de la France distante, à vol d'oiseau, de moins de cinq kilomètres. Je me précipitai vers la maison où mes parents faisaient la sieste, et criai Maman! Maman! les Allemands arrivent.

En fait, ils arrivaient, mais, la bataille dut être courte, car le bruit du canon cessa vite et ce fut à la TSF et dans le journal du lendemain que nous apprîmes que les Allemands avaient occupé, sans trop de résistance, le département de l'Ain et, sans respecter la "zônette" le territoire-tampon autour de Genève, accordé par le Congrès de Vienne.

Sur le vieil atlas de mon père, je me mis à tracer, en secret, au crayon les progrès des armées, effaçant chaque jour, à l'écoute des nouvelles, la ligne atteinte à la gomme.

Personnellement, mon cœur battait pour la France, et les alliés. Mes parents, autant mon père que ma mère, admiraient l'ordre, l'énergie allemande et Hitler. Je me souviens que ma mère me dit un jour, lorsque je lui faisais part de mes préférences pour les victimes de ce conflit dont je ne connaissais évidemment ni les horreurs, ni même les privations physiques:

- Voyons Bubi (diminutif alémanique de Büebli, petit garçon), Hitler ne peut être un mauvais homme, il aime Wagner et il aime les chiens. (Le berger allemand d'Adolf était célèbre)

102 - La séparation

Ma mère qu'à cette époque j'aimais et admirais davantage que mon père, était une grande amoureuse. Portée sur la chose, elle se donnait pour le plaisir à M. le maire, mais aussi, j'en suis certain à quelques autres galants qui tournaient autour d'elle qui lui faisaient de somptueux cadeaux.

Depuis quelques mois, peut-être des années, les disputes familiales allaient en s'aggravant. Les scènes de ménage devinrent quotidiennes. On en vint aux coups.

Ma mère accusait mon père de lui avoir "volé" sa jeunesse - ils avaient vingt-huit ans d'écart. Mon père lui reprochait ses attitudes d'allumeuse et probablement ses coucheries. Bref, cela n'allait plus guère dans le couple. Les disputes étaient infernales et profitaient aux voisins. Le régal des Ramel, des Vuille. J'ai retrouvé plus tard de savoureuses lettres échangeant des insultes avec les voisins.

Ma mère, très procédurière, avait souvent recours au juge de paix. Elle harcelait le maire de Genthod, pour qu'il intervienne en sa faveur. Mais son "ami d'occasion" temporisait, se faisait tirer l'oreille. S'il devait s'immiscer dans toutes les "crosses" (les différents) des femelles du village qu'il avait tirées, il n'eût fait que ça.

Au début des années quarante, la vie à Genthod devint intenable. Mes parents se disputaient, s'invectivaient tous les jours.

Je me souviens de scènes terribles où mes parents en venaient aux mains. J'ignorais les raisons de ces disputes. Mais, ma mère étant une jolie femme assez allumeuse, flattée par les hommages appuyés que les hommes lui témoignaient, il y avait certainement de la jalousie dans l'air.

Alors, un jour, ils décidèrent de se séparer.

Mais si mon père n'était pas riche, il disposait de sa pension de fonctionnaire des douanes. Maman par contre ne possédait que son terrain. Il fut convenu que mon père laisserait tout à ma mère, maison, économies, qu'il s'occuperait financièrement de moi, assumant mes frais de pension. Mais pour vivre décemment, Maman devait impérativement se marier afin que son époux subvienne aux frais du ménage.

C'est alors que j'assistai, sans tout à fait comprendre de quoi il s'agissait, à une amusante chasse au mari par petites annonces.

Des dizaines de lettres de prétendants arrivaient chaque semaine à Genthod. Mon père les épluchait et, par discrétion les rendez-vous avaient lieu à six kilomètres de là, généralement à Genève, au Buffet de la gare Cornavin.

Je n'assistais évidemment pas à ces rencontres. Mais il semble me souvenir que mon père y allait en observateur.

A Genthod ne défilaient que les "possibles" que je trouvais tous moches et idiots. Pas un ne trouvait grâce à mes yeux. Évidemment, dans cete sélection, il n'était pas question d'amour. On examinait la bête, son environnement, ce qu'elle possédait. Mon père voulait pour successeur un homme assis, ayant du bien, un bon travail, l'espérance d'une retraite. Un fonctionnaire comme lui, aurait la préférence.

Entre deux présentations, les scènes de ménage se poursuivaient.

Maman eut d'ailleurs une attaque d'apoplexie qui lui laissa pour séquelle une légère raideur de la main gauche, handicap qu'elle garda pour le restant de sa vie.

104 - L'adoption

L'examen de passage Il y eut une période d'intense activité de recherche. Des inconnus venaient travailler au jardin et dans la maison. Les prétendants à la main de maman, recrutés par petites annonces, devaient non seulement ne pas déplaire à ma mère, mais surtout convenir à mon père. Le candidat devait être travailleur, avoir une bonne place, disposer de quelques biens. Le père Benz n'allait pas laisser sa maîtresse et son fils au premier joli cœur venu. Il fallait montrer patte blanche. Il y avait examen de passage.

Mes parents, je l'ai dit étaient des gens simples. L'épreuve consistait à voir si le soupirant avait des compétences, un savoir-faire pratique, bref qu'il savait bétonner, maçonner, jardiner, faucher, greffer, s'occuper des bêtes, tuer poules et lapins, etc.

Il n'était pas question d'amour dans ce marchandage. Durant ces quelques mois d'intense prospection, mon père obtint d'un maçon qu'il construise une couche en béton armé pour les jeunes plantations, exigea l'édification d'une mini serre de la part d'un serrurier. La pose d'un grillage galvanisé autour du grand terrain acheté par ma mère derrière la maison fut l'affaire d'un artisan ayant perdu une main dans les mâchoires d'une malaxeuse.

Il y eut encore d'autres épreuves le test d'endurance lors d'une randonnée dans la montagne auquel mon père tenait beaucoup.

Celui qui emporta l'affaire était un veuf sans enfant, le sieur Schmutz, prénom Émil, comme mon père. Un homme maigre, triste, au visage anguleux, au nez en bec d'aigle, que je n'ai jamais vu rire ou sourire. Inconsolable depuis la mort de sa femme disparue sans lui laisser d'enfant, mais qu'il avait tendrement aimée, ce n'était pas un homme heureux. Il ne vivait que pour son travail.

Il était monteur-électricien aux Ateliers des Charmilles, spécialisé dans les turbines électriques. Il ne buvait pas, ne fumait pas, allait rarement voir les copains, ne découchait jamais.

Je le détestai d'emblée. Il me le rendit bien

108 - Je découvre la haine

Il se passa alors un événement anodin pour les autres mais tragique pour moi, qui laissa des séquelles dans mon caractère et me perturba profondément.

Monsieur Schmutz épousa ma mère civilement et, m'adopta légalement le 11 novembre 1941, à la chambre des tutelles de Genève. J'allais sur mes dix ans.

Après m'être appelé tour à tour Höhener, Benz, me voilà Schmutz, un patronyme que j'exécrais d'emblée autant que celui qui m'en pourvut. Je me souviens parfaitement de cette matinée brumeuse où, dans un bâtiment froid, hautain, sinistre de la vieille ville, je devins le plus légalement du monde le fils de cet homme que spontanément je haïssais.

Cela se passa en présence de ma mère et d'un juge pour enfants. Je me souviens aussi comment, avant cette comparution, on me fit la leçon de bien répondre "oui" à toutes les questions du juge telles que: oui j'aimais M. Schmutz, oui il s'occupait bien de moi, oui j'étais content de devenir son fils, oui... oui... oui... Alors, qu'au plus profond de moi, tout refusait cette filiation. J'ai par contre, complètement oublié les questions auxquelles dut répondre le père Schmutz.

A partir de ce jour, je me repliai sur moi-même et devins nerveux, insolent, d'un caractère infernal. Je me mis à répondre mal à ma mère, je refusai toute corvée, je lacérais, détruisais, massacrais tout ce qui me tombait sous la main.

A l'école, jusque là bon élève, je négligeai mes devoirs et me retrouvai parmi les cancres.

Très vite il fut décidé que j'irais en pension. Loin de chez nous. Loin de mon chêne, de mes copains, de mon âne, de mes chèvres. Les seuls êtres que j'aimais et qui m'aimaient. Je n'en souffris pas vraiment. Je n'eus pas une larme. Cela fut un soulagement pour moi, pas un arrachement.

M. Benz choisit un home d'enfants à Rougement, canton de Vaud dans le "Pays d'En haut", tenue par les sœurs Gangloff. Une pension sympa, agréable et fort bien tenue. D'emblée, j'aimai cette nouvelle vie à la montagne, dans une région magnifique, au milieu de camarades garçons et filles de toutes origines issus de familles en difficultés.

109 - Ma hantise

Ma seule hantise depuis mon adoption jusqu'à l'âge de seize ans: je pissais au lit.

Combien de fois ai-je tenté de dissimuler aux autres ce qui était alors considéré comme une tare. Lorsque je me rendais compte que mon drap était mouillé, je tentais de le sécher. Mais la tache restait. J'allais la laver. Parfois j'étais surpris en pleine lessive. Quelle angoisse.

Je n'étais pas le seul d'entre mes camarades à pisser au lit. Et, entre copains de chambrées on se racontait mille histoires à ce sujet. Mille recettes aussi, toutes plus farfelues les unes que les autres pour nous libérer de cette humiliation.

Une nuit, je me réveillai en sursaut en sentant le relâchement de ma vessie et la flaque dans laquelle je baignais. (On mettait une toile cirée sous mon drap pour protéger le matelas). Je surpris trois camarades en train de faire tremper mes doigts dans une cuvette d'eau froide. En me voyant réveillé, ils filèrent se coucher en gloussant. Cette plaisanterie pouvait-elle déclancher l'énurésie ? Ma mère qui affirmait que jusque là j'avais été propre, essaya quelques recettes de "bonne femme" pour enrayer cette pissomania.

On me fit avaler mille potions, allant du lait de sauge au miel (délicieux), au citron pressé chaud. On me fit également voir par une guérisseuse qui semblait prendre plaisir à tripoter mes bijoux de famille sous prétexte de me magnétiser les parties.

115 - Pension des sœurs Gangloff (1941)

Après le mariage de ma mère avec le sieur Schmutz, veuf thurgovien naturalisé genevois, technicien chez Pic Pic, monteur de turbines aux Atelier des Charmilles, que je détestais sans retour, il fut décidé en famille, sans me demander mon avis, que pour mon bien, j'irais en pension. Mon père naturel, Émil Benz, assumant les frais de ma pension et les Schmutz s'occupant de moi durant les vacances. Pour moi, pour ma mère et pour l'abominable intrus, le mécanicien Schmutz, que j'abhorrais de toute mon âme et qui me le rendait bien, ce devait être un soulagement.

D'ailleurs, Rose-Marie, une demie-sœur, naquit entre temps. (Avant de mourir, ma mère me confia que Rose-Marie était ma véritable sœur, fille d'Émil Benz et non du père Schmutz qui, ne pouvant avoir d'enfant, l'avait épousée enceinte). Drôle d'imbroglio.

La pension des sœurs Gangloff, était assez éloignée pour que je ne rentre pas au foyer en fin de semaine, perturber la famille.

Je trouvais le même avantage que mon beau-père à cet éloignement. Je redoutais chaque dimanche de les voir débarquer à Rougement à bord de leur vieille étroite et vilaine Morris haute sur patte (un véhicule datant de la fin des années 20, rafistolé et repeint. Depuis leur mariage, j'éprouvais un inexplicable sentiment de malaise en présence de ma mère et de mon beau-père. L'impression de Schiefheit. De vie gâchée, faussée.

120 - Rougemont

Le home d'enfants des sœurs Gangloff. Dans mon souvenir je le vois installé dans un grand chalet à la lisière d'un élégant village, aux fenêtres fleuries, dans le Pays d'En-Haut à la frontière du canton de Berne. Un petit train de montagne tout bleu, reliait depuis Montreux les bords du Lac Léman à l'Oberland Bernois, le MOB.

Nous n'allions pas à l'école du village. L'enseignement nous était dispensé par deux sœurs institutrices, les sœurs Gangloff. La pension était mixte et comptait principalement des enfants de parents séparés. Quelques jeunes Allemands et Anglais aussi, que leurs parents désiraient mettre à l'abri d'un pays neutre.

Les sœurs Gangloff, étaient de gaies et joviales vieilles filles émigrées de Russie après la révolution, anciennes préceptrices des enfants de nobles familles de la cour des Tzars. Pédagogues de premier ordre, douces et patientes, mais également enthousiastes, elles parvenaient à nous passionner dans toutes les matières même les plus ingrates.

Jamais leurs leçons ne furent ennuyeuses et je leur dois ma passion des études. L'enseignement se faisait dans le vaste salon du chalet plein de tableaux, de photos et de souvenirs de Russie. Nous étions assis sur des chaises de velours de style Louis-Philippe et nos pupitres étaient d'élégants lutrins.

Deux fois par semaine, un professeur de musique venait nous enseigner le solfège, le piano et le chant, un professeur de dessin d'origine italienne, nous apprit à tenir un crayon, à manier les pastels et à peindre à l'aquarelle. Je fis ainsi un an de piano. Peu doué pour la musique, j'eus droit à des cours particuliers de dessin où je me montrai plus habile. Le professeur me permit de réaliser une copie d'après un tableau italien d'Uccello, que je signai Emilio da Sadora, traduction libre de mon nom adoptif.

A la pension Gangloff, la matinée était réservée à l'étude des matières du programme et l'après-midi à skier, à effectuer quelques travaux ménagers tels que scier le bois, débarrasser le jardin de ses mauvaises herbes, éplucher les légumes, faire de la glace avec la sorbetière, passer le block sur les parquets cirés par la domestique (seule corvée me laissant de mauvais souvenirs si bien, qu'aujourd'hui encore, je n'aime pas trop les parquets).

A cette époque les parquets non traités devaient chaque semaine être frottés, puis enduits à la cire avant d'être lustrés pendant des heures sous le va-et-vient d'un block, lourd instrument ménager.

A la pension, mon meilleur ami était Dominique Firmenich, un camarade de Genthod. Sa mère, une femme extraordinaire, venait souvent lui rendre visite. Je la lui enviais. Voilà la mère que j'eusse aimée pour moi.

Autant je craignais l'apparition un peu voyante de la mienne, autant Mme Firmenich était douce, vêtue avec élégance et discrétion, agréable et aimante envers tous les camarades de son fils.

Au fond, je me sentis très heureux dans ce milieu aisé, cultivé, cosmopolite.

122 - Gstaad et le Hornberg

L'hiver, tout le pensionnat se rendait parfois par le train, à la patinoire de Gstaad ou à Saanenmöser pour une journée de ski. C'étaient-là des stations renommées et pour nous le paradis!

De riches étrangers fréquentaient la patinoire de Gstaad dont une partie était réservée aux adeptes du curling. C'est là que je vis la première fois l'Aga-Khan*, un des hommes les plus riches du monde, qui, s'adonnait à ce sport alors peu connu. Il s'agissait de lancer une sorte de fer à repasser rond le plus loin possible sur la glace tandis que des gamins à genoux époussetaient vigoureusement le miroir gelé devant l'engin à l'aide de petits balais de paille.


* Plus tard, à Genève, je reverrai l'Aga Khan qui m'embauchera comme caddie, le jeudi et le dimanche, pour l'accompagner lors de ses parties de golf.


A Saanenmöser, situé un plus haut que Gstaad sur la ligne du M.O.B. (Montreux-Oberland Bernois), existait depuis quelques années l'un des tout premiers "tire-fesses"du monde, un luxueux traîneau qu'un câble tractait jusqu'au sommet du Hornberg.

Quel bonheur, quelles émotions intenses avons-nous éprouvées, lorque nous accédions au privilège alors réservé aux gens riches d'emprunter cette merveilleuse luge sculptée qui nous emmenait à près de trois mille mètres. Peinte en rouge et or, avec un extraordinaire coffre à bagages et à skis capitonné, ce magnifique objet d'art nous promenait silencieusement dans un paysage de rêve. Lorsqu'il faisait très froid, on glissait sur nos genoux des couvertures de fourrure qui nous rappelaient les illustrations de Michel Strogoff. Au sommet nous attendait un panorama magnifique, avec, au Sud, la vision féerique de la chaîne des Alpes.

A cette époque, j'avais de lourds skis en hickori appartenant à ma mère, avec, comme tous mes camarades, une antique fixation de cuir sertie de métal qui épousait la semelle rainurée de nos chaussures.

Ces skis nous permettaient de dévaler les pentes dans la neige poudreuse en usant de la souple et élégante flexion du stenmark. Lorsque nous disposions d'une véritable piste de neige battue - elles étaient plutôt rares à cette époque -, nous éprouvions la jouissance de la vitesse et de l'ivresse du stem-christiania aux virages serrés.

Le ski d'alors n'avait rien à voir avec le ski d'aujourd'hui. En petite montagne vaudoise il n'était pas rare de voir de jeunes paysans farouches dévaler les pentes ou les chemins verglacés sur des douves de tonneau.

Un jour que je ne pouvais suivre mes camarades, faute de moyens - une excursion au Hornberg coûtait cher - ce fut Mme Firmenich qui régla discrètement les frais pour moi, disant aux sœurs Gangloff que son fils refusait de partir sans son ami.

A Rougemont, existait une piste de saut avec un tremplin qui permettait aux petits casse-cous que nous étions de nous exercer au saut. Oh! bien sûr, nos envolées n'allaient ni bien haut ni très loin. Mais nous parvenions à bondir à vingt-cinq-trente mètres, non sans tomber, mais sans jamais nous rompre le cou.

En ce temps-là les accidents étaient rares. Je me souviens de mon étonnement lorsque je vois un jour, dans la montagne, un skieur accidenté installé sur un traîneau de fortune confectionné par ses deux skis reliés par les sangles de la fixation et qui fut ainsi transporté vers la vallée à l'aide de bâtons dirigés par le skieur de tête et maintenu et freiné par le second skieur placé derrière lui.

Je ne connus qu'un accident de ski, lorsque perdant l'équilibre mon front heurta le tronc d'un sapin, m'ouvrant l'arcade sourcillère et entraînant deux points de suture.

Le ski que nous pratiquions alors n'avait rien à voir avec le ski de piste des stations de sports d'hiver d'aujourd'hui. Lors d'une excursion nous ne recherchions pas la performance, la rapidité mais le plaisir de nous trouver libres d'évoluer dans une nature féerique, de fendre une neige poudreuse étincelante que seules traversaient les traces d'animaux ou les empreintes d'oiseaux.

124 - Château d'Oex

Par une nuit de printemps, notre chalet brûla pour une cause qui resta semble-t-il inconnue. Je ne me souviens pas d'avoir été traumatisé par cet accident. Bien au contraire. C'était pour nous un peu la fête. Un feu de joie. Il n'y eut pas de victimes. Nous avons passé deux ou trois jours à l'hôtel, puis les sœurs Gangloff louèrent un autre chalet, à Château-d'Oex, chef lieu du Pays d'En haut.

Sorella von Le Bret, fille d'un colonel allemand originaire de Darmstadt et Marie-José, une Lausannoise aux cheveux courts et raides que nous appelions Crin-Crin devinrent mes bonnes amies.

L'amitié qui nous liait Sorella et moi ne nous empêchait pas de nous crêper le chignon. Une singulière aventure resserra nos liens un jour que, le souffle tiède du "Föhn", ce "fiu" helvétique, nous poussa à une folle escapade. Le vaste chalet du pensionnat était adossé à une haute montagne qui bordait la vallée au Nord. Derrière, c'était un autre canton: Fribourg. Sur un coup de tête, pour voir ce qu'il y avait "derrière la colline", j'entraînai Sorella à en faire l'escalade. Nous disposions juste de quelques heures, après déjeuner, pour tenter l'aventure. Aussi, n'est-ce pas à un rythme raisonnable que nous entrprîmes notre randonnée, mais en grimpant tout droit vers le sommet, ignorant les sentiers en lacets qui y conduisaient.

Ahanant, le cœur battant, à quatre pattes lorsque la pente devint trop rude, nous raccrochant aux arbustes, nous atteignîmes haletants l'échancrure entre deux crêtes d'où nous aperçûmes avec bonheur et fierté, la ravissante vallée de Gruyères. Nous ne restâmes pas longtemps dans cette contemplation. A peine avions-nous récupéré notre souffle, que nous dévalions la pente du retour comme des fous, en redoutant par avance le châtiment qui nous attendait au retour.

En arrivant sur le terrain de la pension par le petit bois derrière le bâtiment, tout semblait paisible. Nous étions crottés, les vêtements déchirés, les mains et les genoux en sang.

Eh bien, personne ne s'était aperçu ni inquiété de notre absence. Sorella et moi pûmes nous glisser chacun dans notre chambre, nous laver, changer nos vêtements et nos chaussures dans la plus parfaite impunité.

Au repas du soir, après le bénédicité, assis l'un en face de l'autre, nous échangeâmes un regard qui refléta la jubilation intense qui nous éprouvions au souvenir de la secrète victoire que nous venions de remporter.

Le Grand Chalet de Rossinière
Une promenade dominicale nous mena, sous la houlette d'une monitrice, au village voisin de Rossinière sur les bords du lac de Vernex visiter le célèbre "chalet aux cent fenêtres" considéré comme une des merveilles de la Suisse.

Construit au XVIIIe siècle par Jean-David Henchoz, un bourgeois lettré, grand propriétaire terrien, qui remplissait la fonction de juge curial (greffier de la cour de justice) du baillage, ce chalet hébergea notamment Victor Hugo et Gambetta avant d'appartenir plus tard au peintre Balthus.

125 - L'Alpage

Nous allions souvent en excursion en montagne. Le printemps, à la fonte des neiges, le paysage était féerique. Des fleurs partout, de toutes les couleurs, de la timide et frêle soldanelle à la gaie et solennelle gentiane bleue. L'une de mes destinations préférées était l'Alpage, au pied de la dent de Ruth, où les bergers nous accueillaient avec gentillesse et une hospitalité sans faille.

Ils faisaient leur beurre à la baratte, préparaient le fromage de Gruyère dans de grandes cuves de cuivre chauffées au feu de bois, nourrissaient les jeunes veaux de l'année avec le petit lait et nous offraient de la crème fraîche au goût inimitable dans les "assiettes" creusées dans l'épaisse table de mélèze de la pièce commune que l'on essuyait simplement avec des feuilles ou un torchon.

Ils recueillaient aussi quelques plantes médicinales, entre autres la camomille, la gentiane et l'arnica, distillaient les racines de gentiane jaune dans un alambic rudimentaire. J'aimais beaucoup cet alpage, les bergers et la vie libre qu'ils y menaient.

Ce souvenir fit qu'une fois à Genthod, vers la fin de la guerre, lorsque le rationnement en beurre se fit plus serré, je proposai à maman d'aller à l'alpage à bicyclette, en chercher. Je ne doutais de rien au moins deux-cent cinquante kilomètres aller-retour. Je partis de bon matin, mis environ 7 heures pour parvenir à mon ancienne pension où, reçu avec chaleur je passai la nuit.

Le lendemain matin, j'y laissai ma bicyclette, pour monter à pied vers l'alpage. En deux ans, rien n'avait changé. Les mêmes bergers étaient toujours là et me reconnurent. Ils me firent manger de la viande boucanée, de l'excellent fromage et de la divine crème fraîche épaisse et onctueuse. Je passai la nuit dans la pièce commune où je dormis comme une marmotte.

Le lendemain, ils confectionnèrent pour moi plusieurs kilos à la baratte. Ils emballèrent la motte dans une épaisse carapace d'herbes et de feuilles de gentiane pour le maintenir au frais. Quand je voulus payer, ils refusèrent absolument et me donnèrent même une jolie silhouette figurant une "montée à l'alpage", finement découpée aux ciseaux dans des feuilles de papier noir. Deux heures pour regagner la vallée et reprendre mon vélo six heures de route de retour (il y avait beaucoup de descentes), et me voilà à Genthod avec ma cargaison de beurre qui, malgré le soleil, n'avait pas fondu dans son emballage de feuilles.

126 - Baptême et communion

Mes parents, père catholique, mère protestante, vivant aux yeux de l'Église en état de péché, n'avaient pas jugé utile de me faire baptiser à ma naissance.

À l'époque, en Suisse, le baptême avait une grande importance. On demandait souvent le certificat de baptême pour l'inscription à l'école par exemple. D'ailleurs, les papiers de l'époque portaient encore la mention de la religion. A cheval entre deux religions, la catholique de mon père Benz et la réformé de ma mère, j'avais souvent honte, et je mentais...

Afin de participer avec les camarades de mon âge à la confirmation protestante, je fus baptisé à la jolie église de Château d'Oex au cours d'une cérémonie privée. En me remémorant cet épisode, je ressens encore sur ma tête la sensation de la froide aspersion que j'éprouvai lorsque le pasteur m'ondoya en prononçant les paroles sacrementelles.

Lors des vacances, en Suisse allemande, chez les Knecht-Erne, on me fit bien comprendre que ni le baptême ni la confirmation protestante n'étaient valables pour faire de moi un bon chrétien.

Je fus donc traîné chez un curé de choc qui me baptisa selon les règles de l'Église catholique apostolique et romaine, puis, après quelques séances d'un bref endoctrinement catéchistique auquel je ne compris pas grand chose, m'admit à une communion privée.

Ici aussi, la religion comme la famille, le double baptême comme mon changement de nom, imprimèrent en moi un sentiment de malaise diffus je n'étais pas comme les autres, nulle part je n'étais à ma place... Un sentiment que j'éprouve parfois aujourd'hui encore...

Je lisais beaucoup, j'adorais les romans d'aventures, la poésie... Un de mes auteurs préférés était Gustave Aymard, bien oublié de nos jours.

128 - J'ai honte de ma mère

Enfant j'éprouvais de petites hontes qui empoisonnaient ma vie, hontes qui aujourd'hui feraient bien sourire.

D'abord ma situation familiale d'enfant non reconnu, de parents vivant "à la colle".

Ensuite l'originalité souvent provocatrice de ma mère. En toutes choses elle avait horreur de faire comme les autres. Elle revêtait des pantalons noirs, (des fuseaux fabriqués par elle-même dans des pantalons de ski qu'elle retaillait à son goût avec un élastique sous la plante des pieds, comme aujourd'hui) à une époque où cela faisait mauvais genre pour une femme de porter le pantalon.

Lorsqu'elle annonçait sa venue à la pension, une peur panique s'emparait de moi. A chaque fois je me demandai ce qu'elle allait encore inventer, dans quelle tenue loufoque elle allait encore apparaître. Une de ses tenues préférées consistait à revêtir une sorte de longue et ample chemise vaporeuse à la Isadora Duncan, (qui pour moi ressemblait à une chemise de nuit), avec un bandeau dans les cheveux et une longue écharpe de soie autour du cou. Imaginez l'impression qu'elle pouvait faire sur des garçons habitués à des tenues maternelles plus conventionnelles.

Le plus étrange pour moi était le rayonnement dont elle jouissait. Ma mère plaisait énormément. Il émanait d'elle une sorte de fluide, quasi magnétique, qui fascinait et subjuguait à la fois.

Les hommes étaient à ses pieds, fous d'elle. Et elle aimait ça. Quand elle marchait dans la rue, les hommes et les femmes se retournaient. Une traînée de regards la suivaient.

Je ne pense pas qu'elle se rendait compte du malaise que m'inspirait son comportement. Elle possédait un égo puissant. Elle était sûre d'elle en toutes circonstances et se moquait du qu'en dira-t-on.

Elle m'affubla un jour de luxueuses chaussures italiennes, bicolores, tape-à-l'œil, très pointues, qu'elle trouvait belles et dont j'avais terriblement honte.

D'ailleurs à leur vue, mes petits camarades me surnommèrent "Spitzig" (pointu).

Elle m'acheta également une pélerine, une belle pélerine de loden, vaste, souple, douce au toucher mais que je détestais car j'étais seul à porter une pélerine. Après deux ans d'usage, comme elle devenait trop petite, elle donna ma pélerine à l'Armée du Salut et m'offrit un manteau, un vrai manteau, mais elle en choisit la couleur et le motif d'affreux chevrons marrons, à la mode anglaise. Horreur.

Pour le rendre hors de circuit, je fis un accroc volontaire, à des fils de fer barbelés. Ainsi déchiré, j'espérais bien en être débarrassé à jamais. Mais, ô désespoir, ma mère le porta à "stopper" au Bon Génie, où elle l'avait achté, et la balafre disparut comme par enchantement. (Voilà aussi une coutume perdue on ne jetait pas un vêtement déchiré, on le raccomodait comme on reprisait une chaussette trouée. Un pull troué remaillé.

Même les cadeaux de mes parents me faisaient honte. Mon père Benz qui travaillait dans les fermes m'envoyait d'Argovie de grands paniers de douze kilos de succulentes cerises noires de Bâle, les meilleures. J'en avais honte... comme Heidi du fromage que son grand-père lui donnait lorsqu'elle allait en ville...

Honte aussi, de ce pantalon de golf que ma mère m'avait acheté.

En fait, nous possédions peu de vêtements. J'avais une pélerine, un hanorak et en tout et pour tout trois pantalons. Le premier allait avec le "costume du dimanche", le second était prévu pour l'hiver, le troisième était un pantalon de golf qui plaisait beaucoup à ma mère et dont j'avais honte. Or, ce "golf" enthousiasma mes camarades qui exigèrent de leur mère d'en obtenir un semblable. Un seul magasin de sports de Genève en vendait. Hoffstetter Sports. C'est bien la première fois et la dernière fois de ma vie que j'allais lancer une mode vestimentaire.

130 - Les pirates de Genthod (1943)

Chaque année, lors des vacances, mes parents tentaient de me retenir chez eux. A Genthod, avec mes camarades restés au village, nous avions formé une bande armée d'arcs, de flèches, de poignards et de javelots de bois qui cherchait querelle à ceux de Bellevue ou de Versoix. La plupart du temps les batailles se livraient dans les bois à coups de pierres, de flèches ou de lances de bambou.

Pour montrer que nous étions des hommes et nous valoriser aux yeux des filles de notre bande, nous abusions du bois fumant, dont nous confectionnions de longs cigares au goût excécrable mais que nous déclarions délicieux pour nous rendre intéressants.

Les adultes mirent le holà à ces guérillas lorsque l'un de nos camarades, atteint au front par une pierre eut une fracture du crâne et dut subir une opération.

Une fessée à coup de bambou, administrée individuellement à chacun de nous par nos parents mit fin à ces équipées sauvages et notre bande changea de jeux. Les journaux rapportant de temps à autre les méfaits d'une bande de jeunes vaudois, appelés les Pirates d'Ouchy, nous voulûmes imiter leurs exploits et nous nous livrâmes désormais à l'aide d'arcs, de flèches et de cailloux, à de superbes batailles navales sur le lac.

Ce fut le bon temps. Années de bonheur insouciant.

132 - Touche pipi, touche zizi

C'est dans les communs des Humbert, fermiers de la Reine-Mère, que nous nous retrouvions, après quelque expédition, pour évaluer et jouir de notre butin. C'était aussi pour notre petite bande de garçons et de filles l'occasion de découvrir nos corps, d'inspecter et d'exhiber nos académies, de nous tripoter, de nous faire jouir dans la main ou dans un mouchoir de poche, sans aller jusqu'à la pénétration.

Quels éclats de rire accueillaient le bouquet final, le jet de sperme. Quels délices j'éprouvais, à l'instant de la petite secousse, lorsque la sève jaillissait sans crier gare de ma tige, polluant la main ou la joue de l'imprudent camarade ou imprudente complice.

A noter aussi l'égalité parfaite dans ces jeux entre filles et garçons. Rien dans notre éducation plutôt libre ne nous mettait en garde contre la mixité.

Dans les cantons de Genève et de Vaud les classes étaient mixtes. Nous vivions aux côtés de nos compagnes avec naturel. Les idylles n'étaient pas critiquées ou condamnées. La confiance régnait. Nous n'éprouvions pas l'impression de mal faire lorsque nous nous amusions entre garçons. Plus tard, lorsque je fus mieux informé sur la sexualité, je fus terrorisé à l'idée d'engrosser une fille et d'être obligé de l'épouser.

134 - Une tempête sur le lac

Un jour, avec mon camarade Éric, nous décidons d'organiser une escapade en bateau. Le père d'Éric possédait une solide barque de pêche en bois, armée d'une double paire de rames. Nous allions souvent faire des expéditions d'une journée ou deux sur le lac, emmenant matériel de camping et matériel de pêche.

Il nous arrivait de remonter le lac jusqu'à Coppet ou même Nyon, de traverser le Léman jusqu'à Hermance - en provoquant les vedettes de la douane française - le long de l'invisible frontière lacustre entre la France occupée et la Suisse.

Ce jour-là, sans prévenir personne, Éric et moi envisageons de "descendre" vers Genève, d'y faire le tour de la rade. Nous savions que le courant du bout du lac s'engouffrant dans le Rhône était dangereux pour de jeunes rameurs inexpérimentés.

Une matinée splendide, pas un nuage au ciel, une visibilité extraordinaire. Pas une ride sur l'eau. On voyait au loin un mont Blanc de carte postale dans toute sa splendeur immaculée. Pour les paysans, tous ces indices annoncent le mauvais temps.

Nous avions emmené notre pique-nique. A l'aller, en direction de Genève, le courant nous portait comme le flux d'une marée.

A la traîne, nous attrappons deux belles truites de lac et un petit brochet. Indolents sous le soleil de plomb, les rames au repos allongées le long de la barque, nous nous laissons dériver au fil de l'eau, admirant le panorama féerique, les cygnes nonchalents et le jet d'eau altier dont nous approchons.

Une sorte d'ivresse nous gagnait.

Soudain, comme notre barque entrait dans la rade entre les deux môles, nous nous rendons enfin compte de la force du courant. En passant près du jet d'eau, le canot subit une redoutable douche, s'emplit à moitié et faillit chavirer. Avec le courant qui s'accélérait, Eric et moi fûmes pris de panique.

Tandis que j'écopais comme un fou, mon compagnon se mit à la rame. Mais il avait beau s'arque-bouter, il arrivait à peine à empêcher le bateau de culer vers la vanne du pont de la Machine. Je vins à la rescousse et agrippai la seconde paire de rames.

Au lieu de gagner les eaux plus calmes de la rive des Pâquis ou des Eaux-Vives, nous nous entêtons à vouloir remonter le courant. La crainte que les promeneurs n'alertent la police ou l'idée de la fessée qui nous attend à coup sûr si nos parents venaient à apprendre notre aventure.

A force de ramer comme des forcenés, nous parvenons à nous extirper du plus fort du courant et à gagner la rive nord du lac où les eaux plus tranquilles nous permettent de souffler et d'assécher notre barque. Vers deux heures de l'après-midi, sur la plage du Reposoir, le bateau tiré au sec, nous dévorons nos sandwichs qui ont pris l'eau.

A peine avons nous terminé notre frugal repas qu'une bourrasque de vent agita l'eau du lac jusqu'ici aussi calme qu'un miroir. En quelques minutes, le temps changea.

- Vite, Eric, il faut rentrer, nous en avons pour plus d'une heure.

Le ciel se couvrit de nuages noirs, la légère bourrasque se transforma en bise et, notre canot longea la rive sous l'effort conjugué de nos deux paires de rames. La bise du Léman est un vent du nord-nord-est. Elle peut devenir redoutable c'est ce que nous appelons la bise noire.

A un moment donné, - nous avions dépassé Chambésy, - le vent se mit à souffler en rafales et nous poussa insidieusement vers le large.

- Allez, Eric, ramons Il faut gagner l'abri du Creux-de-Genthod au plus vite.

Les vagues se creusaient. Bien sûr, les habitués des tempêtes maritimes se gausseront de nos petites tempêtes lacustres, mais ceux qui connaissent nos climats et les remous provoqués par les "bises noires" du Léman comprendront notre situation.

Les vagues venaient par le travers avant, et nous secouaient rudement. Les creux étaient de plus d'un mètre et nous embarquions de l'eau. Occupés à ramer, nous ne pouvions écoper.

Pourquoi, encore une fois, nous sommes-nous entêtés. Nous pouvions gagner la rive proche et tirer notre navire au sec! Mais notre fierté, la crainte de la correction, et une certaine inconscience, nous empêchèrent de choisir la conduite la plus raisonnable. En tout cas, à aucun moment, nous n'avons piqué vers la rive, éloignée au plus de quelques centaines de mètres Soudain, une vague plus forte que les autres faillit faire chavirer notre bateau.

Alors, Eric péta les plombs. Il lâcha les rames et, se jetant à genoux au fond du canot, se mit à prier.

Mains jointes, manquant d'être jeté au plancher à chaque embardée, il priait Dieu et son ange gardien de venir à son secours.

Je le trouvais ridicule, et je le lui dis. Ma devise à moi était: «Aide-toi, et Dieu t'aidera» A l'époque, j'étais aussi croyant que lui, mais ma fierté m'empêchait de me laisser aller ainsi. Je trouvais lâche de nous en remettre à Dieu de nos déboires dûs à notre seule témérité.

Je serrai les dents et ramai de plus belle, jetant de temps à autre à mon ami.

- Arrête de déconner Viens ramer, on va s'en sortir par nous-mêmes.

Autour de nous, le lac était devenu franchement méchant. La crête des vagues écumait. Durement secoué par le travers, la barque menaçait de se retourner à tout moment.

Un fort coup de tonnerre précéda le déluge. Une véritable trombe d'eau tomba du ciel. L'horizon se boucha, la rive se brouilla.

Toujours à genoux, Eric priait. Je ramais les dents et, les fesses serrées, furieux de l'attitude de mon ami que je considérais comme une mauviette, un dégonflé.

Malgré mes quolibets et mes invectives, Eric priait, le visage baigné de larmes dirigé vers le ciel noir et menaçant, que les éclairs du bon Dieu zébraient entre deux coups de tonnerre.

Le temps était tellement bouché que je ne voyais pas à vingt mètres.

136 - Le Signe

A un moment donné où, doutant moi aussi de notre sort, j'aperçus un cygne volant à quelques mètres au-dessus de nous, à peu près dans la même direction que notre bateau.

En passant au-dessus de nos têtes, il jeta une sorte de cri strident d'encouragement, et cette apparition insolite me frappa comme un présage favorable. Je redoublai de vigueur dans le maniement des rames.

Stupéfait par l'apparition de l'oiseau, Eric murmura:

- Regarde, nous sommes sauvés Dieu nous envoie son messager...

Je trouvai cette remarque stupide et ne ressentais plus que du mépris pour mon ami.

Néanmoins, le vol du cygne semblait m'indiquer le cap à suivre, et j'incurvai légèrement la course de notre lourde embarcation dans la direction qu'il avait prise.

Peu après, la tempête s'apaisa, le vent souffla moins fort, et il me sembla que notre barque avançait plus vite. En fait nous nous trouvions sous le couvert de la colline de Genthod.

La pluie cessa aussi soudain qu'elle était apparue, et le plafond bas se leva. Bientôt, la visibilité s'accrut et je finis par distinguer la côte.

Une demie heure plus tard nous nous trouvions à l'abri, dans les eaux calmes du Creux-de-Genthod. Nous étions sauvés. Eric se leva, écopa l'eau puis se remit à la rame sans rien dire.

Sans parler, nous avons amarré le bateau au corps mort et gagné la rive à bord du youyou. Nous nous sommes quittés sans dire un mot. J'ai pris les deux truites et le brochet sans partager notre pêche.

Au cours des jours suivants, nous nous sommes évités. A la rentrée, nous ne nous sommes pas adressés la parole.

Je sus par des amis, à qui il avait raconté notre aventure, qu'il considérait que ses prières avaient permis à son ange gardien de nous sauver du naufrage et de la mort.

Pour ma part, depuis cette aventure, je considérai mon copain comme une mauviette. Je pensais sincèrement que j'avais seul, par ma ténacité, ramené la barque à bon port.

Aujourd'hui, quelque cinquante ans plus tard, je ne suis plus aussi certain que ce soit uniquement mon courage qui nous évita la noyade.

La vie m'a appris à croire aux signes, et, sans jeu de mots, je crois que dans cette aventure l'apparition du cygne en fut un.

138 - La vie de mon père

Depuis la séparation de mes parents, en automne 1941, M. Benz âgé de 66 ans, ne disposait plus d'une demeure personnelle. Sans domicile fixe, mais resté robuste et actif, il vivait dans des fermes dont il aidait les propriétaires contre le gîte et le couvert. Il était très apprécié par ses hôtes qui lui écrivaient des mois à l'avance pour lui demander s'il serait libre pour la saison des foins, la cueillette des cerises ou les vendanges.

Un jour, mon père m'invita à le rejoindre dans l'Oberland bernois, dans un magnifique village fleuri, où il était l'hôte de la famille von Gunten. La situation de la ferme surplombant le lac de Thoune était absolument extraordinaire. 098 La Montagne Les virées solitaires en montagne, en compagnie de mon père, furent souvent une corvée sur le moment. Elles m'apparaissent aujourd'hui, comme d'excellents souvenirs.

Mon père aimait vraiment la montagne, les grandes randonnées de plusieurs jours où l'on dormait dans les granges ou à la belle étoile, les pique-niques au bord de torrents dont l'eau était fraîche et bonne. Nous ne parlions pas beaucoup. Le courant passait difficilement. Mon père n'était guère expansif ou plutôt, il avait une grande retenue de sentiments, une vraie pudeur.

L'hiver c'était le ski. Nous logions dans des chalets du ski club ou du club alpin.

Je passai une quinzaine féerique au-dessus d'Engelberg, dans le canton d'Unterwald, en Suisse centrale.

Quinze jours d'ascensions à peau-de-phoque, de descentes grisantes et vertigineuses (pour l'époque) dans la poudreuse, en "stem kristiania", au milieu des lièvres à fourrure blanche, les bouquetins et les chamois.

Au chalet, j'étais le seul enfant parmi des skieurs adultes et chevronnés. Je devins le chouchou de la jeune et énergique hôtesse qui dirigeait ses randonneurs sportifs d'une main de fer. Pour moi, c'était plutôt d'un "gant de velours" qu'elle m'honorait lorsque, elle me demandait de l'accompagner à la réserve.

Là, profitant d'un instant où nous étions seuls, elle me bécotait les lèvres, le cou, me caressait le sexe d'une main douce et frottait délicieusement sa généreuse poitrine contre moi.

Le désir me dévorait, elle aussi mouillait sa culotte, mais durant ces quinze jours, elle n'alla jamais au-delà des caresses.

Ces jeux anodins suffisaient à la belle pour prendre son pied, furtivement, dans un soupir, le rouge aux joues et le regard aux anges.

142 - L'enfant sauvage

Lors d'autres vacances, mon père m'entraîna dans une excursion de Kandersteg à Wengen, aux pieds de la Jungfrau. Couchant chez l'habitant, nous eûmes un soir de halte dans une ferme perdue dans la montagne, la surprise d'apercevoir un enfant nu vivre à quatre pattes parmi les porcs.

La famille semblait pauvre et fruste. La ferme mal tenue. La fille de la maison horriblement traitée et battue semblait demeurée. Nous dînâmes dehors, d'une boîte de sardines, d'un quignon de pain et d'un morceau de fromage.

Le lendemain, dans la grange où nous couchions, mon père me réveilla avant l'aube et nous partîmes dans la montagne sans prendre congé de nos hôtes.

En chemin, je l'interrogeai sur ce que nous avions vu.

Mon père me dit que chez les montagnards pauvres, il n'était pas rare que l'on confiât aux cochons les enfants anormaux ou estropiés, et que ces animaux étaient souvent de meilleurs parents pour ces malheureux que ceux que la nature leur avait donnés.

Il ajouta que l'enfant était probablement un enfant naturel de la jeune fille.

Je ressentis une véritable commotion. N'étais-je pas moi aussi un enfant naturel?

Il me raconta aussi comment Remus et Romulus furent allaités et élevés par une louve, et me parla de Mowgli le héros du Livre de la jungle de Kipling, qu'avait recueilli une louve.

Ce n'est que plus tard que j'appris incidemment que la première femme de mon pèreç vivait depuis cinquante ans recluse dans un asile, sans recevoir de visite, et que ce genre de conversation le mettait toujours mal à l'aise.

Dans les années cinquante, je lus un rapport qui affirmait qu'entre 1925 et 1950 on avait dénombré en Suisse plusieurs dizaines de cas de ce genre.

Dans les cantons catholiques le divorce était alors impossible. Encore moins lorsque l'un des deux conjoints était aliéné.

144 - La prière

Le recours à la prière était alors fréquent et nul n'avait honte de prier en public. Le comportement d'Éric n'était donc pas une exception.

Je me souviens d'une autre situation où la prière joua un rôle.

Un été, au retour d'une excursion au glacier, dans le haut Val d'Hérens du côté d'Avola, nous nous étions un peu perdus.

Un torrent encaissé nous barrait la route et il semblait qu'un grand détour soit nécessaire pour retrouver le chemin muletier du fond de la vallée.

Avisant un long mélèze abattu par l'orage, couché en travers du tumultueux torrent en contre-bas, je me précipitai avec deux autres camarades, sans entendre la voix de M. Dupertuis nous interdisant d'aller plus loin.

Téméraire et inconscient, je m'engageai sur cette passerelle improvisée, me tenant en équilibre en m'accrochant aux branches. En peu de minutes je franchis le torrent rampant à califourchon sur le mélèze.

Mes deux camarades ayant entendu les cris du directeur rebroussèrent chemin, m'abandonnant à mon sort.

Et, ce qui devait arriver, arriva.

En avançant sur le tronc de plus en plus menu, mon poids l'inclina vers le sol de l'autre rive. Mais, lorsque je me laissai tomber à terre, la cime de l'arbre se redressa brusquement, et se mit hors de portée de mes mains.

Cent fois je bondis pour essayer de l'atteindre.

Sur l'autre rive M. Dupertuis et mes camarades étaient à genoux, priant à haute voix pour que Dieu me vienne en aide.

Je me mis à ramasser de gros cailloux qui ne manquaient heureusement pas et j'édifiai pierre à pierre un monticule sous l'arbre incliné.

Je parvins enfin à saisir l'extrémité du mélèze, à me hisser sur le tronc et à regagner la rive opposée, sans autre incident.

Je m'attendais à une correction sévère et publique. Or, M. Dupertuis se contenta de me fixer d'un regard intense, pathétique, avant de donner le signal du retour.

146 - La vie courante (1941-1944)

Mes parents cultivaient leurs légumes, élevaient des poules, des lapins, des chèvres, un cochon et un âne. Mon âne Hansi. Durant la guerre, le plan Wahlen adopté par les autorités suisses, incitait les citoyens disposant d'un bout de terrain à ces élevages privés. Lorsqu'une famille disposait de trois mille mètres de terrain, ce qui était notre cas, elle devait élever un cochon.

La tradition se maintint après la guerre.

A l'école, au Collège de Genève, j'avais un condisciple du nom de Badrutt, héritier de la célèbre dynastie d'hôteliers des Grisons, à qui j'apportais chaque semaine une douzaine d'œufs. Mon père tuait les poules d'un coup de hache sur le billot. La tête tombée, il arrivait que la poule s'envolât sur plusieurs mètres. Après quoi on la plumait. Le duvet était soigneusement conservé pour les oreillers.

Les lapins étaient occis d'un coup de gourdin sur la nuque après quoi, les pattes arrière clouées sur un pilori, la tête en bas, mon père les dépiautait proprement car on gardait leurs peaux.

148 - La fête du cochon

Une fois l'an, un charcutier professionnel passait de maison en maison pour tuer le cochon.

Cette cérémonie était une fête malgré les hurlements du cochon que l'on entravait avant de subir le coup du merlin qui l'assassinait sans douleur. Ses cris ne nous troublaient guère. Nous vivions encore à une époque rude où l'animal était considéré comme un esclave de l'homme que l'on pouvait rudoyer, traiter sans ménagement, tuer sans remords. Le coup de merlin était un progrès dans l'humanisation de la boucherie. Une fois la gorge tranchée, le sang s'écoulait dans la bassine à boudin.

Le travail allait très vite, tout était prêt. Les gestes ancestraux s'exécutaient sans erreur. Boudin, "atriaux", saucisses au foie, saucisses aux choux, côtelettes, jambons...

A midi, on mangeait du porc frais, boudin d'abord, puis ces délicieux "atriaux" dont je n'ai jamais pu apprendre depuis quelle partie du porc était choisi, les côtelettes enfin. Jamais plus je ne retrouverai le goût parfait et la saveur de ces plats simples. Le charcutier, les amis de la famille et les voisins participaient à ces agapes.

150 - L'esprit d'économie et d'hygiène

Mes parents faisaient partie de cette petite bourgeoisie qui vivait sans ostentation mais sans pénurie. Ils m'ont appris à fermer l'électricité quand je quittais une pièce, à ne pas laisser couler l'eau sans raison. A économiser la nourriture.

Le pain était sacré. On ne le jetait jamais. Laisser un bout de pain était chose grave. Du pain rassis on faisait le délicieux "pain perdu", les épluchures des fruits et des légumes allaient aux poules, aux lapins et au cochon.

La vaisselle était lavée avec des produits naturels à base de résine de sapin, ma mère faisait sa lessive au savon de marseille mêlé à la cendre des fougères que nous allions cueillir dans les bois.

Les eaux ménagères et les déjections des toilettes s'écoulaient dans une citerne dont le purin servait d'engrais. Quant aux orties, aujourd'hui considérées comme le fléau des jardins, traquées, décimées, empoisonnées par des assassins aux mains gantées, elles étaient la providence des jardiniers.

Jeunes, elles représentaient un légume de choix, plus précoce et meilleur que les épinards. Ah! le régal des soupes d'orties à la crème fraîche de mon enfance.

Séchées, c'était un fourrage de premier choix pour les ruminants. Le surplus, entassé dans le bac à feuilles mortes, pourrissait lentement enrichissant le terreau de vertus germicides et bactéricides.

Nous étions vivement encouragés à pisser sur les orties du bac pour accélérer leur décomposition.

152 - Hygiène personnelle

Se laver était une petite corvée obligatoire sévèrement contrôlée. Chaque jour, lavage au savon des mains (plusieurs fois), des pieds, des dents, du visage. Bain une fois par semaine, parfois deux. Pour économiser l'eau chaude, ma mère se baignait d'abord, toute seule ou avec moi. Après qu'elle se fût séchée, je rejoignais mon père dans la baignoire où nous nous lavions dans la même eau.

Le bain était une fête. J'aimais caresser les seins de Mamy, scruter le mystère de la toison brune de son fourchet.

Quant à mon père, je suivais fasciné le lent et savant savonnage de son sexe et de ses bijoux de famille. J'essayais bien de l'imiter, mais cela déclanchait mon fou-rire.

Mes parents n'avaient pas honte de leur corps. Ils vivaient naturellement, sans complexes. Pour ma part j'étais beaucoup plus pudique.

154 - Santé

Le médecin n'était appelé que pour les cas graves. Il y avait toujours dans les bibliothèques un gros livre mystérieux appelé "Le Médecin des familles" que mes parents consultaient consciencieusement lorsque l'un de nous ne se sentait pas bien. La description des symptômes leur permettait de dresser un diagnostic pour la plupart des maladies courantes.

Le Dr. Naef, notre médecin de famille, venait en cas de doute, de fortes fièvres, de complications.

Les maladies incontournables, auxquelles on n'échappait pas, étaient la rougeole, la coqueluche, la scarlatine, les oreillons.

Avec la méningite et le croup, la coqueluche était alors la terreur des familles. Grâce à l'Oncle Henri, ma classe, frappée par la coqueluche qui durait alors quarante jours, eut le privilège d'expérimenter une méthode révolutionnaire. Les vingt-deux élèves de notre classe furent emmenés en car à Cointrin.

Là, on nous fit monter dans un avion. Imaginez à la fois notre excitation et notre appréhension! Invités par le pilote à nous installer sur les inconfortables bancs de bois de l'appareil, le co-pilote et le mécanicien, nous y sanglèrent étroitement. Chaudement emmitouflés, une délicieuse angoisse au cœur, nous allions subir notre baptême de l'air et servir de cobayes à une nouvelle thérapeutique.

Le fait est que, la plupart d'entre nous, en descendant de l'avion, une petite heure après, les jambes flageollantes, n'avaient plus ni toux ni fièvre.

En cas de maladie, on n'abusait pas des médicaments dont la plupart étaient alors vendus sans ordonnance - car les gens n'étaient pas pris pour des débiles.

Les plantes suppléaient aux potions chimiques. Chaque jardin avait son carré de "simples", à côté des herbillettes pour la cuisine. Souvent, lors de nos promenades dominicales, nous allions cueillir des plantes dont maman connaissait les vertus secrètes.

Les feuilles de plantain servaient à désinfecter les plaies et à les cicatriser. La camomille, le tilleul, le thym, les cynorodons, les bourgeons de sapin, l'arnica, la sauge faisaient aussi partie de cette pharmacopée populaire.

On jeûnait deux jours par an. Au jeûne genevois et au jeûne fédéral, prévus par les almanachs et les calendriers. Journées fastes, sans école, où l'on restait au lit toute la journée, à chahuter entre copains.

Au printemps, il y avait la purge à l'huile de ricin, que l'on administrait avec une poire à lavement. L'hiver, chaque matin, la tradition nous infligeait la cure d'huile de foie de morue. Grimace assurée à chaque cuillerée.

Lorsque un enfant était malade, même s'ils n'étaient pas trop croyants le reste du temps, les parents priaient pour sa guérison. Chaque hiver, dès la première quinte de toux, nous avions droit au délicieux sirop de bourgeons de sapin préparé avec du miel. En cas d'affection pulmonaire plus grave, lorsque la pose de ventouses ne suffisait pas à enrayer le mal, quelques cuillerées de "sirop de bave d'escargot" avaient la prétention de nous éviter la pneumonie.

Son effet radical n'empêchait pas une sensation de dégoût lors de l'absorption de la peu ragoûtante potion.

La seule maladie grave de mon enfance, fut ce que l'on appelait alors un "empoisonnement du sang" et qui devait être une furonculose. Mon corps se couvrit d'effrayantes pustules auréolées de jaune et de rouge et qui suppuraient constamment. Comme on ne disposait pas encore d'antibiotiques, je me souviens que le médecin appelé à mon chevet montra à mes parents comment me soigner.

Trois fois par jour, allongé nu sur la table de la cuisine, ma mère curetait délicatement les plaies, enlevait le pus, puis recouvrait les pustules d'une gaze imbibée de je ne sais quel produit sombre. Du goudron, peut-être ?

Cela dura quinze jours, mais je guéris et n'en gardai guère de cicatrices.

J'avais plus de chance que Claude, mon camarade de classe et voisin, qui souffrit durant des années d'une maladie de peau qui le défigurait complètement.

Avant-guerre, nous n'avions pas de voiture. Mais des bicyclettes. Et pour moi le luxe un âne. J'appris à monter à vélo sur la route devant la villa. Un vélo d'adulte. Je tombai plusieurs fois avant de bien maîtriser l'engin. Les écorchures étaient traitées aux feuilles de plantain. Dès que je sus monter correctement ma bicyclette, je me sentis pousser des ailes.

156 - Les petits boulots

Dès l'âge de douze-treize ans, j'effectuais des petits boulots pour gagner mon argent de poche.

Tour à tour, je fus "passeur" au louage Dürr du Creux-de-Genthod dont les élégantes barques jaunes et vertes devinrent mon royaume.

Aux jours de congé et au temps des vacances, je n'étais pas peu fier d'amener à la rame, à bord du you-jou, les yachtmen, du ponton à leur yacht et de les en ramener le soir, après leur croisière.

Les jours de beau temps je pilotais les baigneurs vers la minuscule et ravissante plage de sable dans l'anse de la jetée de pierre, inaccessible autrement que par bateau. J'étais payé au pourboire, remis au "tronc" placé en évidence sur la table de la loueuse, à l'ombre d'un platane.

Autre avantage il arrivait parfois qu'un yachtman m'emmène à bord de son navire pour une fabuleuse virée d'une heure ou deux.

Ainsi, je n'étais pas peu fier de piloter le fameux Henri Noverraz, plusieurs fois vainqueur du Bol d'Or et qui participa aux Jeux Olympiques, à bord de l'Ylliam VI son 6 m J.I.

Le louage de Mme Dürr possédait un seul bateau à voiles un Moucheron. C'était un minuscule et ravissant quillard.

L'un des plus beaux jours de ma vie arriva lorsque Georges, le fils Dürr, propriétaire d'un chantier naval à Versoix, m'initia, en l'absence de sa mère, à gréer les voiles, à naviguer sur le lac.

Un soir, il resta dans le you-you et me laissa seul sur le petit navire. Un peu paniqué, je ne parvins pas à le maîtriser et m'éloignai vers le large, sans oser virer de bord, malgré les appels et les gestes directifs de Georges.

A un moment donné, je tirai sur le manche sans avoir libéré assez vite les écoutes du foc et de la grand'voile, et le Moucheron se coucha sur le lac. Je faillis tomber à l'eau. Mais, le bateau se redressa, cap sur la rive, j'étais sauvé.

Mais de ce jour, Georges ne me proposa jamais plus de naviguer seul sur le petit voilier.

Mais il m'arrivait parfois de le manœuvrer lorsqu'un client ne parvenait pas à gréer les voiles et à le maîtriser correctement.

Sur le lac, je me sentais dans mon élément. Pourtant je savais à peine nager. Je n'ai d'ailleurs jamais sû très biennager. Mes parents, eux, savaient. Mais ils n'ont jamais vraiment pris le temps de m'apprendre correctement.

Un de mes grands plaisirs était d'aller pêcher, seul, sur la grande barque d'un ami de mon père. Pour la perchette, je dévidais d'un cadre de bois une ligne de plusieurs dizaines de mètres, avec, après l'émerillon, un bas de ligne plus fin armées d'une dizaine de hameçons capuchonnés d'un leurre de caoutchouc ou de laine et se terminant par un plomb.

J'étais devenu très adroit à cette pêche, et il n'était pas rare que je ramène plusieurs kilos de ces délicieux poissons.

Je pêchais aussi à la traîne, à l'aide d'un gros tourniquet fixé à l'arrière de la barque servant de support à une grosse ligne de cuivre torsadé, munie d'un bout d'acier lesté de plomb et de grosses cuillères. Objectif le mythique omble-chevalier, la grosse truite de lac ou le brochet. Il existait en effet dans les profondeurs du lac des truites énormes et des brochets fabuleux dont on montrait parfois dans les journaux d'étonnants spécimen.

158 - Le brochet miraculeux

Un jour, en revenant de la pêche, je vis une sorte de monstre s'agiter à la surface du lac. En m'approchant, je m'aperçus que c'était un très gros poisson. Du jamais vu. Plus près, à portée de rame, je reconnus un énorme brochet blessé.

Le filet étant trop petit, je mis une bonne demie heure à hisser la bête à bord de la barque, après l'avoir estourbie à coup de rame.

En arrivant à terre, Mme Dürr qui avait observé ma partie de pêche à la jumelle, vint voir ce que je rapportais. Stupéfaite à la vue de la bête, elle me demanda c'est toi qui a pêché ça, Bubi ?

- Mais oui.

Je ne révélai jamais, à qui que ce soit, que j'avais découvert le brochet à l'agonie, à la surface du lac et que je m'étais contenté de le hisser à bord.

Mme Dürr alerta la rédaction de la Tribune de Genève qui dépêcha un photographe. Sans blague, le brochet m'arrivait à l'épaule.

A la maison, en dépeçant la bête, maman retrouva dans ses entrailles une énorme cuillère avec un hameçon à trois dents, à moitié rouillé.

Cela ne lui parut pas bizarre. Moi je me doutais bien que c'était la cause de l'agonie du brochet. En tout cas, nous dégustâmes du brochet durant toute la semaine, au court bouillon, en rouelles ou en quenelles, à nous en dégoûter à jamais.

160 - Chasseur de vipères

Autre petit boulot au chalet, durant les vacances où nous nous rendions avec la pension Dupertuis. Je l'ai déjà dit, j'allais chaque jour à l'alpage, avec la boille sur le dos, chercher le lait de la maisonnée.

Là, en chemin, je ramassais quelques vipères qui, à l'époque m'étaient royalement payées par les bergers de l'alpage. Ils les revendaient très cher au représentant d'un laboratoire.

Quand je dis très cher, c'est le souvenir de ce que cet argent représentait pour moi. Pour ma part je ne disposais guère d'argent de poche. Quand j'appris que le pharmacien d'Évolène payait aux bergers quatre fois le prix que je touchais, je me débrouillai pour toucher davantage.

Le truc, c'était d'attraper prestement la queue du serpent endormi au soleil, enroulé comme une galette de cordage.

Puis, à l'aide d'une fine baguette fourchue, de le faire glisser dans une bouteille.

162 - Les premiers aoûts

La fête nationale suisse était un événement au village. On dressait une grande pyramide de bois sur la plage du Creux-de-Genthod et, la nuit tombée, le maire y mettait le feu. Les enfants portaient des lampions multicolores, lançaient des fusées et faisaient tourner des feux de bengale.

Quand le vent le permettait, les aînés lançaient un cerf-volant au-dessus du lac, avec, glissant le long de la ficelle, un lampion en forme de grosse lune. Il arrivait que le lampion de papier secoué par le vent s'embrasât en cours de route, calcinant la ficelle et entraînant plongeon du cerf volant.

Une nuit, en rentrant de la fête, nous vîmes plusieurs feux allumés sur la crête du Jura français. Le lendemain nous apprenons que ce fut le petit signe d'amitié des maquisards de l'Ain à leurs amis suisses.

164 - Le Mont Rose

En 1944, l'été de mes douze ans, mon père se mit en tête de me faire escalader le mont Rose ou le Cervin.

Jetant son dévolu sur le mont Rose (plus facile), il proposa à son ami Spendler de nous accompagner. Rolf Spendler était un montagnard aguerri. Mais il refusa de prendre l'entreprise au sérieux.

Têtu, mon père insista. Boubi n'est pas une poule mouillée, disait-il à son camarade. Cela lui fera le plus grand bien de participer à une telle expédition, et quels souvenir ça lui fera.

- N'est-ce pas Boubi ?

Je n'étais pas tellement chaud. Les exploits en haute montagne ne m'enthousiasmaient pas tant que ça. Mais comment refuser une offre qui faisait tant plaisir à mon père sans passer à ses yeux pour un dégonflé!

Pour ne pas laisser mon père affronter seul la montagne en compagnie de son fils de douze ans, Rolf accepta de l'accompagner.

Le temps magnifique rendit notre expédition plus facile que prévu. Depuis le Gornergrat, terminus du chemin de fer à crémaillère jusqu'au sommet du dôme du mont Rose, il y avait tout de même une dénivellation de 1500 mètres à franchir, sac au dos et encordés, la plupart du temps sur de la neige gelée ou du glacier.

Après une courte nuit de bivouac passée au refuge, nous arrivons au sommet peu après le lever du soleil. Mon père est radieux. Il dit que c'est le plus beau jour de sa vie.

Il me fit planter le petit drapeau argovien qu'il avait emporté à cet effet, à côté des drapeaux italien, valaisan et suisse qui flottaient au vent violent qui soufflait en ce haut lieu.

La vue était absolument fantastique. Mon père nous prit en photo tous les trois grâce, à son appareil à déclenchement automatique muni d'un ralentisseur, qui lui permit d'immortaliser la scène.

A notre retour à Zermatt la nouvelle de l'ascension réussie du deuxième sommet des Alpes par un enfant de douze ans fit le tour de la petite station, et le correspondant du journal local publia un article illustré sur cette prouesse.

Mais, dès le lendemain, une polémique s'instaura. Le même journal qui avait signalé l'exploit avec gentillesse publia la lettre d'un médecin scandalisé, qui prétendait qu'imposer une telle ascension à un enfant était un crime barbare !

NYON : LA PENSION VIOLETTE

Comme la cohabitation avec mon beau-père devenait impossible, il fut décidé de me remettre en pension. Mon père Benz qui allait en assumer les frais se mit à la recherche d'un home d'enfant convenable et, après quelques visites, choisit la pension Dupertuis, proche de Nyon où j'irai à l'école.

Je pourrais passer une partie de mes vacances avec mon père, une autre avec mes camarades de pension, dans un chalet à la montagne que Monsieur Dupertuis louait pour l'été.

Cela me convenait parfaitement, bien que j'eusse préféré passer toutes mes vacances avec mes copains. En fait, Vati, malgré toute sa bonne volonté ne parvenait pas à communiquer avec moi ni à me faire partager sa passion de la montagne.

168 - Premières amours

Ce fut dans un refuge du club alpin, sur le chemin du Lötschenpass, un soir de l'été de mes treize ans, qu'une hardie alpiniste me déniaisa sur la dure paillasse du dortoir. Allongé à côté de mon père qui ronflait, je ne parvenais pas à m'endormir.

Vers dix heures du soir, une dernière cordée arriva au refuge. A la lueur de la lampe à pétrole je vis plusieurs randonneurs pénétrer dans la pièce commune et se dévêtir en silence. Une jeune femme s'installa à côté de moi.

Nos regard se croisèrent un instant juste avant que la flamme ne fut soufflée.

Au bout de quelques minutes, je sentis ma voisine se rapprocher de moi, tandis qu'une main légère et hardie vint s'enquérir de mon corps. Dans le noir, je sentis mon visage balayé par le souffle frais et troublant d'une haleine parfumée.

La main s'affaira, s'insinua dans le sac de couchage dont elle fit coulisser sans bruit la fermeture éclair, me caressa. A un moment donné deux lèvres chaudes se posèrent sur ma joue, puis sur ma bouche tandis, qu'en contrebas les doigts se refermaient sur mon sexe ému.

Le corps de ma voisine s'approcha encore du mien, faisant crisser la paillasse, figeant mon cœur dans ma poitrine à l'idée que mon père allait se réveiller et surprendre son manège.

Mais le brave père Benz était bien endormi et ses ronflements alternaient avec ceux des autres dormeurs.

Entourant ma verge, la délicieuse main s'était mise à me branler. Lorsque je fus honorablement pourvu, la fille se colla contre moi, me fit rouler sous elle et dirigeant mon sexe dans le sien, elle me chevaucha lentement d'abord, puis de plus en plus vite. Ses cheveux me balayaient le visage tandis que sa bouche dévorait la mienne à m'étouffer.

Soudain, juste au moment où mon père se retournait sur sa couche et s'arrêtait de ronfler, je sentis une jouissance extraordinaire sourdre en moi. Mon corps tendu à l'extrême succombait à un plaisir fulgurant.

Cet orgasme extraordinaire n'avait plus rien à voir avec les brefs plaisirs éprouvés lors de nos masturbations solitaires ou collectives entre adolescents.

Ma partenaire se raidit au même instant, laissant filtrer une douce et brève plainte. Dans un mouvement ferme mais très doux, elle m'entraîan sur le côté, sans laisser ma mentule alanguie quitter sa fleur repue.

Après un dernier baiser la belle se coula contre mon ventre et me lécha délicatement le sexe avant de se retourner et de s'endormir.

Le lendemain matin, mon père me réveilla à trois heures et, après un solide petit déjeuner, nous voici en route pour le sommet que nous atteignîmes les tout premiers trois heures plus tard, au lever du soleil. Sur le chemin du retour, nous croisâmes plusieurs cordées, nous saluant du traditionnel "Grüssgott mitenander" et, à chaque fois, je dévisageais avec attention les rares alpinistes du sexe faible, espérant reconnaître mon amante de la nuit.

Mais ma curiosité ne fut pas satisfaite la jeune femme qui m'avait si gentiment déniaisé me resterait inconnue à jamais.

170 - Ma petite sœur

Lorsque je passais quelques jours de vacances à Genthod, je vivais dans ma cabane, au sommet de mon chêne tronqué, où personne d'autre que les oiseaux et moi, n'avaient accès. Je passais des heures à lire des romans d'aventure de Fenimore Cooper ou de Gustave Aymard.

Un jour j'invitai ma petite sœur dans ma tour de verdure. A cette occasion je lui montrai mon sexe, le lui fis toucher, et je tripotai un peu le sien, mais sans aller plus loin.

Ma petite sœur était très jolie. Mince, légère, avec sa chevelure blonde vagabonde, elle ressemblait à un roseau.

Dans les semaines qui ont suivi je lui montrai souvent mon oiseau et elle sa foufounette, mais ces jeux n'allaient guère plus loin.

172 - Nouvelles amours

Ce ne fut que deux ans plus tard que je connus à nouveau le plaisir dans les bras d'une jolie femme mariée dont je tombai amoureux. Je vivais alors dans un home d'enfants, près de Nyon, à la pension Violette sous la houlette de Marcel Dupertuis.

Mais l'époque était dure aux amoureux, les occasions rares, les rencontres furtives. J'avais aussi très peur de la mettre enceinte. Elle beaucoup moins. Pour la rencontrer il fallait que je sèche le collège.

En effet, dans les hôtels on devait montrer ses papiers et j'étais encore mineur. Alors, je prenais mon vélo, elle sa voiture et nous nous retrouvions dans les bois du Jura, au-dessous de St-Cergue.

Pour ne pas être surpris par des importuns, il nous fallait dissimuler nos véhicules. Mais quelles merveilleuses étreintes n'avons nous pas connues sous les sapins dont les aiguilles mortes nous piquaient délicieusement les fesses.

Bien que ma jolie maîtresse fût mariée, j'avais, je l'ai dit, la terreur de la mettre enceinte, crainte qu'apparemment elle ne partageait pas du tout avec moi. Cette crainte me venait de la présentation un peu crue de la sexualité que nous avait faite le jeune Godard.

Lors des vacances de Pâques, j'avais dit à mes parents que j'irais chez Tante Fanny à Zürich. Comme, à la pension, j'étais placé sous la responsabilité légale de mon père Schmutz mais sous la responsabilité financière de M. Benz, mon père naturel, je réussis le tour de force de m'échapper durant quinze jours avec ma maîtresse sans que nul ne se rendît compte de ma fugue.

En ce temps-là, les parents ne prenaient pas quotidiennement des nouvelles de leurs enfants comme le font les mères poules d'aujourd'hui. Le téléphone était cher et les lettres rares. Toujours est-il que cette merveilleuse impunité me conforta dans mon indépendance.

174 - Nyon : La pension Dupertuis (1943-1948)

La pension Dupertuis se trouvait à deux kilomètres du centre de la gare de la petite ville de Nyon. Sur la route de Genève, tout près du lac. Une maison laide, toute en hauteur, dans un grand jardin entouré de murs, avec des communs.

Marcel Dupertuis était un bel homme, aux cheveux noirs, très croyant version protestante, qui administrait son home d'enfants avec énergie, conviction, sentiment et souplesse.

Il régnait sur une quinzaine d'adolescents amenés là à la suite d'une situation familiale difficile. Peu de mes camarades demeurent dans mon souvenir, sauf Pelozzi, qui devint taxi à Genève et de son frère qui apprit l'horlogerie et s'expatria en Nouvelle-Zélande.

Dupertuis avait comme collaboratrice Mlle Châtelain, une belle Neuchâteloise, saine et grasse que nous allions épier lorsqu'elle faisait sa toilette, nous régalant de sa belle poitrine opulente et arrogante. Elle semblait sortir d'un tableau de Rubens. Etant en âge de nous palucher, c'est d'elle que nous rêvions en nous polissant le chinois.

Je disposais, comme mes camarades, d'un carré de jardin dont la culture et l'entretien était laissé à notre discrétion. Je garde la nostalgie de ce jardinage, de mes expériences "écologiques" pour contenir les prédateurs, de l'apprentissage du marcottage et des greffes.

Dans cette pension d'un standing beaucoup moins élevé que celle des sœurs Gangloff, nous étions astreints à toutes les corvées de maison et de jardinage, sans que cela nous ait jamais vraiment rebuté. Nous prenions un bain une fois par semaine.

176 - Amours juvéniles

Dans la grange de la propriété de Nyon, nous nous masturbions entre camarades jusqu'à la jouissance. Un jour, en éjaculant, Jeannot, émit une abondante et étrange semence, tout en mousse, qui nous surprit avant de nous effrayer lorsqu'elle vira au rouge sang. De ce jour, nous avons cessé nos masturbations collectives.

Les hasards de la vie voulurent qu'Yvonne, la nièce de M. Dupertuis partageât ma chambre durant quelques jours de vacances d'été. C'était une brune splendide, au corps gracieux surmonté d'un émouvant visage ovale à la Botticelli.

Quelques baisers échangés, quelques caresses furtives, rien de plus: la contemplation de ses seins, de ses jambes, de ses petites oreilles, de ses lèvres suffisait à mon bonheur. En échange, je lui montrais mes bijoux de famille, lui permettais de toucher à ma bistouquette.

Elle ne se lassait pas, la nuit venue, de regarder, sous les draps, à la lueur d'une lampe de poche, comment mon cornichon devenait concombre dès qu'elle le tripotait. Sa joie étonnée à la vue du sperme jaillissant de mon asperge me procurait un sentiment de fierté. Nos amours n'allèrent jamais au-delà.

L'été nous séjournions deux mois dans un chalet au-dessus d'Évolène, dans le canton du Valais.

C'était une vie de rêve. Longues excursions jusqu'aux glaciers. Mon travail et mon plaisir était d'aller chaque jour, la boille arrimée sur le dos, chercher le lait frais à l'alpage. Une heure aller, une heure pour le retour.

Les bergers qui passaient l'été dans ces maisons basses couvertes de lozes m'initièrent à la fromagerie, au barattage du beurre, à la confection de la liqueur de gentiane, m'apprirent à "cueillir les vipères" dont ils tiraient l'essentiel de leurs revenus.

Ces serpents étaient abondants et très recherchés par les laboratoires. Je me souviens de la technique apprise à leurs côtés et de la dextérité déployée pour immobiliser ces bêtes avec une baguette fourchue au niveau du cou et de les saisir fermement entre deux doigts avant de les introduire dans une bouteille.

Autre souvenir valaisan. Dans les pays d'alentour la guerre faisait encore rage. Au cours de certaines nuits claires des centaines de forteresses volantes passaient au-dessus de la Suisse, obscurcissant le ciel, pour aller déverser des tonnes de bombes sur les villes italiennes.

Le reflet des incendies embrasait le ciel d'un halo rouge... Pétrifiés nous assistions au retour des avions, immenses et bruyants oiseaux noirs volant haut. Parfois, un appareil touché par la DCA suisse, allait s'abîmer dans la montagne ou tentait de tenir le temps de se poser dans la plaine...

La découverte d'un pilote anglais blessé recueilli dans la montagne fut pour nous une véritable épopée.

177 - Première fugue

C'est de là, aussi, qu'en 1944, je fis ma première fugue. Ce n'était pas pour rentrer à Genthod que je ne considérais pas comme mon chez-moi, mais pour gagner la France, ce pays en train de se libérer, vers lequel tout m'attirait.

Je profitai d'une matinée où, selon mon habitude, je montais à l'alpage chercher le lait, pour dissimuler la boille et dévaler le chemin jusqu'à Évolène. Là, pour me faire un peu d'argent, je négociai dix vipères cuivrées vivantes dans leur bocal dont j'obtins une fortune 15 francs suisses.

Puis, sans autre bagage, je pris hardiment la route pour gagner la vallée du Rhône et atteignis la gare de Sion sans encombre.

Je me souviendrai toujours avec émotion de cette fugue, de mon cœur battant d'émotion en franchissant le tunnel creusé sous les "pyramides d'Eusègne".

Mais l'alerte avait dû être donnée car, deux gendarmes bons enfants me cueillirent à la gare et me firent monter dans le dernier car pour Évolène, en recommandant au chauffeur de me tenir à l'œil... Mon retour au chalet fut piteux.

Devant tous mes camarades, filles et garçons réunis, je subis une fessée à la baguette dont mes fesses et mes jambes se souviennent encore. M. Dupertuis me supprima toutes les libertés et les privilèges dont je jouissais. Et la vie devint terne.

C'est à la pension Dupertuis que je pris mes premières leçons d'anglais, langue que j'adorais et que pratiquait couramment le directeur. Hélas, j'avais décidé au début de mon école secondaire de suivre la filière classique avec latin et grec.

C'est moi qui l'avais voulu ainsi.

Mes parents cultivés mais guère instruits, ils n'avaient pas poussé leurs études bien loin, ne s'opposèrent jamais à mes désirs même s'ils pensaient que je me trompais. Ils me croyaient beaucoup plus intelligent que je n'étais. Et dans le domaine des études, jusqu'à un certain point, ils furent plutôt fiers de moi.

Au fond je ne regrette pas trop d'avoir préféré les langues mortes aux langues vivantes. Mais j'aurais bien aimé connaître l'anglais à fond.

Un jour, Marcel Dupertuis reçut un missionnaire qui venait de passer vingt ans en Afrique.

L'homme était grand, svelte, séduisant. Son regard perçant, direct, sa voix chaleureuse, son sourire bon enfant nous conquirent. Le soir à la veillée (en ce temps-là il n'y avait pas de télévision et les émissions radio autorisées étaient rarissimes), le révérend Peter von Allmen nous contait les passionnantes aventures de son séjour aux missions africaines.

Il nous parlait des lépreux, du dévouement extraordinaire de ceux qui s'occupaient de ces parias. Il nous disait la foi de ces hommes et de ces femmes qui, au péril de leur vie, allaient restaurer des corps à l'agonie et sauver des âmes en péril.

Lorsque Peter nous quitta, la moitié des pensionnaires étaient prêts à s'engager au service de l'Église.

178 - Le collège de Nyon

A Nyon, j'allais à l'école primaire, mais le directeur M. Major, convoqua un jour M. Dupertuis et lui suggéra, devant mon assiduité et mes bonnes notes de me faire entrer au Collège. Cela devait entraîner quelques frais. M. Benz les assuma volontiers.

Au collège de Nyon je fus l'ami et le condiciple de quelques élèves qui firent une carrière brillante par la suite Claude et Jean-Luc Godard, Christophe Baroni, Henri de Perrot et Philippe Zeller. D'autres, perdus de vue, mais grands amis tels Roland Dufour, le fils de l'épicier de la Grand'rue, passionné de Debussy et de Jean-Paul Sartre, Imesh, le cancre de la classe, mais le plus vivant, le plus drôle, le plus intelligent des adolescents. Des filles aussi, dont, tour à tour, j'étais l'amoureux, le plus souvent platonique.

Florence, l'amie de Philippe Zeller avec qui elle formait un couple romantique. La belle Lydie Glloq (surnommée "j'ai 2 ailes au cul" qui me viola sur le tapis de haute laine du vaste salon de son magnifique hôtel particulier, Marie-Anne, amie de cœur dont je n'obtins jamais d'autre privauté qu'un baiser sur la joue. Elle demeurait dans une superbe villa au bord du lac qu'elle me faisait visiter en cachette de ses parents. Un jour, tremblant d'émotion, je lui offris une édition des Fleurs du Mal publiée par la Guilde du Livre. Ses parents me retournèrent l'ouvrage en me priant d'éviter désormais de parler à leur fille et de lui offrir des livres licencieux.

Ruth Süss, une fille si grande que le petit Claude Godard, "bouc-entrain" de la classe, allait embrasser sous les rires de de ses camarades, en grimpant sur un tabouret.

Jean-Luc, le futur cinéaste, était dans la classe supérieure. Fils de médecin, les frères Godard habitaient une spendide demeure surplombant le lac. Ce fut Claude Godard qui nous initia à la sexualité. A l'aide de tableaux précis de son crû, - il dessinait très bien -, il nous montra comment fonctionnait "la mécanique féminine".

Bien sûr, nous avions de vagues notions de la sexualité, bien que l'éducation sexuelle ne fût pas encore enseignée en classe et que nos parents évitassent prudemment le sujet. Mais Claude, instruit par son père médecin, nous expliquait la chose avec plus de précision que notre professeur de sciences naturelles, toujours gêné et plutôt réservé lorsqu'il abordait ce sujet.

Affranchis sur toutes les subtilités du fonctionnement de nos organes et de l'alchimie de la procréation, nous apprîmes à faire l'amour en usant du coïtus interruptus pour éviter d'engrosser nos partenaires. Mais cette façon de procéder frustrante laissait en plan nos rares petites amies consentantes et nous sur notre faim.

Pour moi, les années de pension furent des années fastes, heureuses. J'aimais les études, j'avais des professeurs intelligents, je n'étais pas trop mauvais en classe.

Chaque matin, chaque midi et chaque soir, j'effectuais à pied les quelque deux kilomètres et demi qui séparaient la Pension Violette du Collège.

Il y avait bien un train, de Bois-Bougy à Nyon. Mais le trajet de la pension à la gare et de l'autre gare au Collège était presque aussi long que de m'y rendre à pied, par la superbe route du bord du lac.

Ce fut là, sur cette route, à l'intersection de la route menant à la gare de Bois-Bougy, que j'assistai impuissant à la mort d'une jeune et jolie cycliste que je croisais tous les jours, que je saluais et qui me saluait d'un très beau sourire, sans que nous n'ayions lié conversation. Elle fut heurtée de plein fouet, sous mes yeux, par une auto qui venait sur sa gauche. Elle mourut, semble-t-il sur le coup, car elle ne bougea plus, gisant sur le côté, le visage souriant, avec juste un filet de sang au coin des lèvres. Je demeurai auprès d'elle, à lui tenir la main, jusqu'à l'arrivée de la police.

Je me souviendrai toujours de ce visage très pur, rayonnant de jeunesse, de cette beauté frappée par la mort en plein vol. Et plus tard, lorsque je fis la connaissance de la poésie de Rilke, je murmurais lorsque je pensais à l'inconnue de Bois-Bougy:

... Mais une fois encore
il vit la face de la jeune fille qui se tournait
avec un sourire clair comme un espoir
qui était presque une promesse:
adulte, adulte, de revenir de la profonde mort vers lui vivant...

Je fus appelé à témoigner sur les circonstances de ce drame.

180 - Poète

C'est à Nyon aussi que je souhaitai "devenir poète". Notre professeur de français, Georges Nicole, était un enseignant remarquable. Il nous fit aimer la littérature et particulièrement la poésie.

Baudelaire, Rimbaud, Verlaine m'évouvaient aux larmes. Si bien qu'un soir, j'allai sonner à la porte de sa villa, rue du Vieux Marché, où il me reçut sans hésitation malgré l'heure tardive.

- Eh bien Émile, qu'est-ce qui t'amène ?

- Monsieur, je voudrais que vous m'appreniez à devenir poète.

Le prof sourit. Il ne se moqua pas de moi. Il bourra lentement sa pipe puis en tira quelques bouffées. Pendant une heure, il me parla de la poésie, des poètes, de la difficulté d'écrire de beaux vers. Il m'avertit aussi qu'il ne fallait pas espérer en faire son gagne-pain.

En français, j'étais plutôt bien noté. J'avais une imagination forte, débridée et féconde. Mais toujours ce défaut de kleptomanie innée qui, lors des compositions libres préparées à domicile, me faisait démarquer des textes d'auteurs trouvés dans une bibliothèque et qui me valaient des lectures publiques et des éloges flatteurs. Un jour, je poussai le bouchon un peu loin en recopiant un texte de Victor Hugo que je caviardai à peine, ici et là, de quelques images et expressions personnelles.

Mon professeur, mes camarades n'y virent que du feu et j'obtins la meilleure note.

181 - Kleptomane

Je dois remarquer ici que j'eus la chance incroyable de n'être jamais pris sur le fait, la main dans le sac, ni d'un vol, ni d'une malhonnêteté, ni même d'un mensonge, ce qui, dans mes jeunes années m'imprégna d'un agréable mais redoutable sentiment d'impunité.

Un jour je dérobai une belle écharpe à mon meilleur camarade Gérard.

C'était un Parisien, fils d'un journaliste qui s'était un peu trop impliqué dans la collaboration et que les FFI avaient abattu sans jugement.

Sa mère s'était réfugiée en Suisse avec son fils. Sa fortune perdue dans la débâcle, sans moyens, elle travaillait dur pour subvenir aux besoins de son fils.

En cas de vol ou d'autre mésaction dans la pension, M. Dupertuis convoquait tout le monde dans la salle commune et demandait:

- Que celui qui a commis cela l'avoue immédiatement et il lui sera pardonné.

La plupart du temps, sous le regard acéré du directeur, le responsable se troublait et se dénonçait assez vite.

Parfois, il fallait plus de temps et M. Dupertuis nous disait:

- Bien, je vois que le fautif n'a pas le courage de se dénoncer. Eh bien vous allez rester debout pendant que je me retire dans mon bureau pour demander à Dieu de me dire le nom du responsable.

Il revenait, dix minutes plus tard, baguette en main, scrutait nos visages l'un après l'autre avec attention, et, la plupart du temps désignait le coupable. Il lui demandait de le suivre.

Une dizaine de coups de jonc appliqués sur les fesses et la séance était levée. On ne reparlait plus jamais de la faute, ni de la correction. Nous ne parlions même pas de ces incidents entre nous. A l'école, le professeur de latin M. Déglon et notre professeur d'histoire avaient la même marotte: Sparte et l'éducation spartiate. Ils nous parlaient souvent de cette hygiène de vie, de cette éthique que nous essayions de mettre en pratique.

Je restai immobile, stoïque, sans bouger, sans me dénoncer. Je m'enfonçai au plus profond de moi-même.

Le regard scrutateur de M. Dupertuis balaya plusieurs fois l'assemblée. Mais cette fois il ne désigna personne de sa baguette.

Il nous fit mettre à genoux, nous laissant à la surveillance de Mlle Châtelain, puis se retira encore après nous avoir simplement dit:

- Lorsque le coupable aura décidé d'avouer, qu'il vienne dans mon bureau.

A trois reprises, il vint nous observer, sans résultat apparent. Avant de regagner son bureau, il nous invita à nous rendre le "confessionnal" l'un après l'autre.

Quand ce fut mon tour, il me regarda sans sévérité, et me dit:

- Évidemment, ce n'est pas toi ?

Que voulez-vous que je lui réponde? Le regardant droit dans les yeux je fis un signe de dénégation avec ma tête. Il me pria d'appeler Dumur.

Lorsque nous fûmes tous passés par le confessionnal, Dupertuis revint, désigna trois pensionnaires (parmi lesquels je n'étais pas) et leur demanda de préparer leurs valises, disant que leurs parents ou tuteurs allaient venir les chercher. Le tout sans autre explication.

Après la forte pression subie ce jour-là, ma foi en Dieu et dans l'infaillibilité de M. Dupertuis vacilla quelque peu.

Quelques années plus tard, le home d'enfants ayant entre temps quitté Bois-Bougy pour s'installer dans un village au pied du jura, j'allai rendre visite à M. Dupertuis qui m'accueillit avec gentillesse.

A un moment donné, dans son bureau, je lui parlai de cette fameuse journée qui m'avait beaucoup marqué et je lui avouai que c'était moi qui avais volé l'écharpe à mon ami Gérard.

Il se souvenait à peine de l'incident. Je lui rafraîchis la mémoire. Il me répondit avec un flegme et un naturel extraordinaires.

- Évidemment, je ne pensais pas que c'était toi le coupable sinon je t'eusse désigné et châtié. Quel caractère! En général les coupables craquent avant...

- Dieu ne vous avait pas informé ?

- Laissons Dieu de côté dans cette affaire. Les garçons que j'ai renvoyés devaient être des cancres turbulents. C'était une bonne occasion pour en débarrasser la pension.

J'eus, un peu plus tard, un autre différent avec Dieu. J'avais, un jour, emprunté une somme importante à la petite caisse commune que nous gérions à tour de rôle. M. Dupertuis ou Mlle Châtelain la contrôlaient une à deux fois par mois. Lors d'une visite à Genthod, je ne parvins pas à subtiliser suffisamment d'argent dans le portefeuille de mon beau-père ou dans la boîte à gâteaux où ma mère cachait ses économies.

Inquiet du contrôle que je prévoyais imminent, j'achetai des billets de loterie pour le tirage du lendemain et priai Dieu de me faire gagner le gros lot.

Aucun de mes billets ne se révéla gagnant et aucun ne fut même remboursé. La semaine suivante, j'achetai cinq nouveaux billets et priai une fois encore longuement, à genoux, suppliant Dieu de me permettre au moins de remettre l'argent volé dans la caisse. Mon second appel au Seigneur ne fut pas plus entendu que le premier.

La surprise vint du contrôle. Mlle Châtelain ne vit rien d'anormal dans la tenue des comptes et désigna Robert pour gérer la caisse le mois suivant.

La toute puissance de Dieu me devint désormais suspecte alors que j'eusse plutôt dû convenir que la grâce du Seigneur pouvait emprunter des chemins imprévus.

182 - Le costume de papa

Ayant beaucoup grandi, je n'avais plus ce qu'on appelait alors de "costume du dimanche" à ma taille. Mon père disposait d'un bel ensemble trois pièces de belle laine peignée qu'il ne revêtait que rarement, aux mariages et aux funérailles, habit qu'il proposa de faire mettre à mes mesures par un tailleur. C'était pour lui un sacrifice, je le savais. Ainsi fut fait, et me voilà pourvu d'un complet décent pour une année ou deux. Ce costume fut réaménagé trois fois, sans jamais rendre l'âme

184 - Mes professeurs

Je me souviens avec émotion de quelques professeurs que j'eus à Nyon : M. René Déglon, professeur de français qui nous répétait souvent que "la psychologie féminine est une science occulte", M. Hans Knechtli (*), professeur de dessin, découvreur des "enseignes" du peintre jurassien Courbet, peintes à Nyon durant son exil en Suisse.

* Hans Knechtli, né en 1900 à Genève et mort en 1973 à Duillier, est connu aujourd'hui sous le nom de Jean Knechtli. Notre professeur amenait son chien en classe, en tant que «modèle» pour ses élèves. (Nous l'avons croqué dix fois en cours d'annéeÊ!) Lors de la récréation, il nous disait qu'il devait se dépêcher d'aller faire boire son chien. Ce prétexte lui permettait d'avaler discrètement son petit coup de petit vin blanc matinal dans un bistrot voisin. Mon ami Zinia Rolando me racontait (cinquante ans plus tard) que son père, sculpteur, connaissait bien Knechtli avec qui il entretenait un vague cousinage et que les deux compères prenaient ensemble des cuites mémorables.

M. Iffland, professeur d'allemand, timide et boutonneux, tout jeune encore. Ma terreur lorsque, dans une lecture visionnée à l'avance, j'apercevais le mot "schmutz" qui me procurait véritablement des sueurs froides.

J'imaginais déjà les rires de mes camarades et ma honte de me voir affublé de ce nom. Pourtant, à chaque fois, il ne se passait rien. Pas un sourire, pas une ironie... Cela montre bien que je n'étais pas bien dans ma tête, pas net.

D'ailleurs ce nom de Schmutz me fit terriblement souffrir. Il m'est aujourd'hui encore pénible de l'entendre. Un jour, quelques années plus tard, mon ami Milo, mon "frère", répéta à plusieurs reprises en rigolant, devant des amis tu ne t'appelles pas Schweizer voyons, mais Schmutz. Et à chaque fois, ce mot Schmutz me fit aussi mal que s'il me portait un coup de couteau...

Aucun raisonnement ne parvint jamais à me libérer de ce complexe M. Cuendet, surnommé Coin-Coin, notre professeur de grec, un long échalas maigre, sec et un peu voûté, mais bon comme le bon pain, était en même temps l'éminent animateur de la communauté darbyste à la doctrine rigide et très stricte, sorte de jansénisme protestant.

Pour son anniversaire, nous lui avions offert un joli canard vivant et un ouvrage de la collection de la Pléïade. Très émotif, il eut les larmes aux yeux.

A cette époque, je devins un adolescent instable. Touche-à-tout, je travaillais sans ordre ni méthode et n'achevais aucune de mes entreprises. J'avais envie d'émancipation, de voyages, de liberté. Bien que j'aie des aventures féminines, je n'étais pas satisfait et ne parvenais pas à m'attacher. Je me masturbais beaucoup.

Notre école expérimentait le système d'éducation très libéral de Montessori. La discipline et les notes étaient administrées par les élèves eux-mêmes sous la houlette d'un chef de classe nommé par les professeurs et les élèves.

C'est ainsi que, avec la complicité de Philippe et Florence nommés successivement chefs de classe, je pus me livrer à de petites escapades buissonnières vers les villes qui m'attiraient Genève et Lausanne.

Complexé et, tout à la fois d'une fatuité extrême, moi qui n'avais pas un rond, je réussissais grâce à de petits larcins à voyager en première classe, à déjeuner dans des restaurants chic, à m'endimancher. Bizarre

186 - Premières escapades hors des frontières

La France aussi m'attirait. Dès que les frontières furent entrebâillées, fin 1944 début 1945, j'allai dans la zônette, à Ferney-Voltaire ou à Divonne, petites bourgades que je ne reconnaissais pas. Avant guerre, elles m'avaient paru des cités opulentes, aujourd'hui elles m'apparaissaient pauvres, sales et sans intérêt. (Bien des années plus tard, soigneusement restaurées, Gex, Ferney et Divonne sortiront de leur gangue plus belles qu'avant).

Le tracé des frontières entre la Suisse et la France établi lors du Congrès de Vienne avait délimité une zone franche autour du canton de Genève suivant logiquement la ligne de crête du Jura d'un côté, du Salève de l'autre.

Durant quelques mois, à la pension Violette, Gérard fut mon meilleur ami. Fils d'un photographe parisien il gardait la nostalgie de la France. Trafiquants au petit pied, nous nous rendions souvent à bicyclette dans le pays de Gex, transportant de Suisse des produits encore introuvables en France comme le bon café ou le chocolat, des chaussures Bailly, des médicaments et en ramenant des vins rares, de vieux alcools ou de petites antiquités acquis à des prix dérisoires et que nous revendions en Suisse avec profit.

Gérard était gourmet. Il aimait la bonne chère et connaissait les bons vins. Il avait du goût, aimait les bibelots et les meubles anciens, collectionnait gravures, photos, cartes postales abondantes à cette époque.

A midi, nous déjeunions dans d'excellents restaurants en dégustant des plats rares accompagnés de vins exceptionnels.

Contrairement à moi, Gérard ne s'intéressait guère à la musique classique, à l'opéra, à la poésie, à la peinture ou à la sculpture. Il réservait son enthousiasme et sa passion aux sciences exactes et aux arts d'ornement. L'architecture moderne était son dada.

Ensemble, autour d'une bonne table, nous refaisions le monde. Gérard prétendait qu'il fallait enlever le pouvoir aux politiques et le confier aux savants. J'affirmais pour ma part que l'on pouvait changer la face de la terre et transformer le monde en diffusant sur les places publiques et en tous lieux Mozart et Beethoven.

Nous discutions et nous nous disputions durant des heures en mangeant des plats exceptionnels et dégustant de grands bourgognes. Ah! les Pommard 1927! les Châteauneuf-du-Pape d'avant la guerre de quatorze! les Vosne Romanée presque centenaires! qu'adolescents fauchés, nous avons bus en ce temps-là. Parfois, dans un rêve, je retrouve fugitivement la saveur exceptionnelle de ces grands vins nobles.

188 - Une mystérieuse inconnue

Entreprenant la rédaction de ces souvenirs, je me suis proposé de tout dire, alors pourquoi cacher quelques turpitudes qui commises aujourd'hui prêteraient à sourire.

Au printemps ou à l'automne, lorsque je rentrais seul de la gare par la "route suisse", le long du lac, à la nuit tombée, je prenais un plaisir extraordinaire à me branler, chantant à tue tête, jusqu'à ce qu'une jouissance intense me submerge et propulse mon sperme à deux ou trois mètres devant moi.

Parfois, la lueur lointaine d'un phare m'obligeait à interrompre ma masturbation et à remballer mon outil.

Par une nuit de brouillard intense et sans lune, que je m'adonnais à ce menu plaisir, j'entendis derrière moi un pas rapide et sonore qui se rapprochait. Pris d'une crainte irraisonnée, j'accélérai le pas, sans cesser de me palucher, car cette menace diffuse ajoutait inconsciemment du piment à la situation.

Le bruit des pas diminua d'intensité mais je sentais une présence derrière moi, de plus en plus proche. A un moment donné, au bord de l'orgasme, une ombre silencieuse au visage pâle dans son voile noir, parvint à ma hauteur, me dépassa, sans tourner la tête.

Haletant, je vis se dessiner en ombre chinoise sur le halo lumineux des phares d'une voiture venant à notre rencontre, la silhouette élégante et mince d'une femme qui tourna brusquement à droite sur la route de Bois-Bougy pour disparaître aussitôt comme un fantôme.

Le lendemain, j'appris qu'une riche pensionnaire de la Métairie, clinique psychiatrique renommée dont le parc qui jouxtait celui de La Violette, s'était échappée durant la nuit.

190 - La guerre est finie

Je ne me souviens plus très bien comment je me suis retrouvé à Genève, le 8 mai 1945, seul, balloté au milieu d'une foule en liesse venue envahir les rues basses pour fêter la Libération. C'était la première fois que je participais à un tel événement. Une véritable folie. Une complète et joyeuse anarchie.

La Suisse n'avait pas vraiment souffert de la guerre. Quelques restrictions. Un peu de claustrophobie. Sa neutralité avait été à peu près respectée par les belligérants. Quelques accidents: Un bombardement sérieux sur Schaffouse de la part de Alliés détruisant la gare suisse d'où partaient les convois de wagons plombés allemands vers l'Italie via le tunnel du Gotthard. Des escarmouches frontalières entre armée suisse et Allemands. Un épisode tragi-comique qui aurait pu mal tourner: l'enlèvement durant quelques heures du général nazi Schellenberg par les services spéciaux suisses sous les ordres du colonel Masson.

Mais ce jour-là, Genève faisait la fête, faisait allégeance aux vainqueurs.

Durant la guerre, l'opinion du peuple suisse, en majorité très attachée à la neutralité, semblait pourtant assez divisée. Beaucoup de Suisses-allemands (les "Stofifres") admiraient l'ordre et la discipline des Allemands. La plupart des Suisses romands, par contre, (les "Welchs"), penchaient en faveur des Alliés. Ma famille, on l'a vu, préférait l'ordre allemand à l'anarchie. Pour moi et mes amis, c'était généralement le contraire.

192 - Voyage en Italie (1946)

La sœur de Georges Dupertuis ayant épousé un riche Américain d'origine napolitaine, demeurait en Amérique. Elle n'avait pas revu son frère, depuis la guerre. Elle débarqua en Suisse en 1945 et proposa à son frère de l'accompagner en Italie, visiter sa belle-famille qui vivait chichement, au-dessus d'Amalfi.

Je ne sais qui paya le voyage, - certainement l'Américaine - mais nous voilà embarqués à trois adultes et dix adolescents, pour cette immense et fabuleuse expédition que représentait alors un voyage aux Italies.

Un tel déplacement, tout juste après la guerre, ce n'était "pas de la tarte". Sortis du cocon suisse où rien ne manquait et où tout fonctionnait avec précision, nous allions, dès le Simplon franchi, découvrir l'incroyable poésie du désordre italien.

Il est vrai que pour un Helvète, si l'Italie représentait avant tout le soleil, la beauté des maisons et des monuments, l'exubérance des paysages, une végétation quasi tropicale, il trouvait ses habitants un peu bruyants, désinvoltes, exaltés et pour tout dire, un peu fous. Le Suisse moyen d'alors qui ne voyageait guère, ne connaissait de l'Italien que l'immigré, le larbin, le sous-prolétaire que l'on exploitait le "Tchinque" comme on disait en Suisse alémanique, le "Rital" ou le "macaroni", en Romandie.

Ce voyage dura deux jours, à travers des paysages magnifiques et des gares en ruines. L'immense verrière de la gare de Milan à l'état de squelette laissait passer sans le filtrer un soleil brutal, dont les rayons éblouissants rôtissaient vifs les voyageurs hébétés attendant leur train durant des heures. Cette lumière vive projetée à travers les vitres pour la plupart détruites, formait sur les quais défoncés de curieuses arabesques de lumière.

C'est là que je saisis pour la première fois la beauté de l'art informel, du dessin abstrait. La belle gare de Florence-Prato, en marbre rose, à l'état de ruine antique, dont on devinait la splendeur ancienne à ses beaux restes.

Une atmosphère d'une légèreté à nulle autre pareille. La beauté éclatante des femmes de Florence, leur élégance naturelle, leur port de tête gracieux, surprenaient après la vision triste des foules du nord.

Et notre joie de petits rustauds provinciaux confrontés à la gouaille communicative des titi toscans, répétant après eux des formules coquines ou à double-sens à des passantes qui ne s'en formalisaient guère.

- Signorina, se mi voi, que citta è Prato ? Roma termini, atteinte après des dizaines d'heures, caverne noire où venait s'enfoncer un train blanc de poussière et fatigué, après l'interminable traversée d'un paysage calciné.

Seule à peu près épargnée d'entre toutes les gares italiennes, Roma termini nous parut immense, cosmopolite et solennelle. En arrivant à Rome, nous avions l'impression d'avoir traversé un autre monde et d'arriver au but de notre interminable voyage.

L'avantage de cette lenteur, était que nous pouvions découvrir chaque détail des régions traversées, que nous parlions aux autochtones, - surtout avec les mains - partager avec eux le poulet et le vin de l'amitié.

Les passagers voyageant comme nous en troisième classe, semblaient d'origine modeste, mais ils étaient généreux et causants.

A Rome, nous n'avons fait que changer de train. J'étais déçu de ne pouvoir visiter les villes traversées. Milan, Florence, Rome, Naples ne se présentèrent à nous que sous l'aspect un peu triste de gares endommagées et sales.

Je retrouverai cette curieuse impression de frustration en lisant le roman de Charles Williams, Fantasia chez les ploucs, dont le jeune héros suivant son oncle bookmaker ne verra de l'Amérique parcourue dans tous les sens que les champs de courses.

Plus tard aussi, dans les années soixante, où un ami fonctionnaire de l'IATA, me permit de faire quelques voyages express autour du monde sans bourse délier, lors desquels je ne connus vraiment que des aéroports.

De Rome à Naples, le train mit plus de neuf heures, roulant souvent au pas, durant des kilomètres, sur des voies ferrées uniques en cours de reconstruction, franchissant des vallons calcinés sur des viaducs branlants.

C'était l'été, il faisait très chaud et les paysages aux terres ocres nous semblaient désertiques.

193 - Un essaim d'abeilles sauvages

A un moment donné, un essaim d'abeilles sauvages et agressives fit irruption dans le wagon par une fenêtre ouverte pour s'en échapper aussitôt par une autre. Je voyageais dans le sens de la marche, allongé dans le filet à bagages. Prisonnière de ma chemisette, un insecte me piqua douloureusement.

En quelques minutes, son poison fit effet et me voilà pris de fièvre et de tremblements. Mon visage, mes jambes et mes bras se couvrirent de cloques impressionnantes. Inondé de sueur, je me mis à claquer des dents. Mlle Châtelain se mit à me soigner avec la petite pharmacie du bord, compresses d'eau camphrée et alcool.

Mais cela ne suffit pas à enrayer mon mal spectaculaire. Une mamma me donna à boire du vin de Marsala, un marin me fit avaler un coup de grappa. Mais je tremblais de plus en plus et mes cloques faisaient peur à voir. Ahanant, soufflant et crachant de la fumée noire, le train atteignait péniblement le sommet d'une côte où l'on devinait une bourgade empoussiérée et assoupie.

Un voyageur tira la poignée de l'alarme et le convoi s'arrêta dans une petite gare vide... Mais, en quelques instants, alertés par des gamins en embuscade, des gens surgirent de partout pour voir cette bête curieuse, le rapide Rome-Naples, immobilisé dans la gare de leur village. Le conducteur du train accompagné d'un contrôleur vinrent aussi aux informations.

De longues palabres s'engagèrent. On demanda un médecin. Mais il n'y en avait pas. Le dottore faisait probablement la sieste. Alors, une matrone prit les affaires en mains, m'examina sans façon, coincé au milieu des voyageurs et des badauds, prit mon pouls et fit venir une bombonne de vinaigre de vin frais si puissant qu'il piquait les yeux. Et, après m'avoir fait déshabiller, elle me baigna le corps de son vinaigre.

Le remède fut efficace car la douleur s'apaisa, les cloques diminuèrent de volume et mes tremblement disparurent. Le train repartit, accéléra un peu pour regagner le temps perdu, ce qui ne l'empêcha pas d'arriver à Naples avec deux heures de retard sur l'horaire.

De la gare de Naples, un vieux car poussiéreux, brinqueballant et poussif nous emmena à Amalfi par la route de Salerne. Nous croisons des milliers de piétons, surtout des femmes, chargées comme des baudets, portant en équilibre sur leurs têtes d'incroyables paquetages.

Les bicyclettes elles, semblent réservées aux hommes. Des centaines d'attelages d'ânes, de mulets et plus rarement de chevaux couverts de taons et de mouches, traînent derrière eux de ravissants chariots décorés de beaux dessins multicolores.

Scènes champêtres ou citadines, châteaux, ruines romaines, portraits de femmes belles à couper le souffle, peints à l'ancienne. Chacun d'eux semblait une œuvre d'art. Beaucoup de ces décors sont naïfs, mais la plupart sortent du pinceau de talentueux artistes.

Parfois, ici et là, des camionettes bruyantes, croulant sous des pyramides d'oranges, de citrons, de melons, de pastèques, tentent de se frayer un passage au milieu de cette marée de véhicules à coups d'invectives et de coups de claxons rauques.

Quelques voitures particulières hautaines, pilotées par des chauffeurs de maître guindés, passent silencieuses et rapides, dans cette cohue, sans avoir à abuser de l'intimidation sonore pour qu'elle s'écarte respectueusement devant elle. A leur bord, des hommes d'un autre monde, endimanchés et sérieux, et des femmes en chapeaux, mystérieuses, abritées derrière des voilettes de tulle qui leur dissimulent le visage.

L'autobus nous laisse au bord de la mer. Sur le parapet de pierre, j'entrevois un Anglais entre deux âges, en short, qui se gratte les couilles en exhibant son large sexe épais, au repos, sous les yeux espiègles de gamins intéressés par le spectacle. C'est à pied, sous un soleil ardent, que nous gravîmes entre deux haies de figuiers de barbarie, le chemin poussiéreux grimpant dans la montagne.

194 - Un paysage à couper le souffle

Quant aux bagages, ils furent confiés à trois pauvres mulets efflanqués. Au bout de deux heures de marche, nous atteignons un village de terre battue, d'allure africaine, beau à couper le souffle. Les maisons faisaient corps avec le paysage. On eût dit qu'elles avaient été sculptées dans le sol ocre. Une végétation merveilleusement exotique avec ses orangers et ses citronniers couverts de fruits, ses figuiers regorgeant de figues mûres, ses bananiers et ses palmiers. Les jardins étaient séparés par des haies épineuses d'aloès arborscents ou de figuiers de barbarie. En voyant arriver les étrangers tant attendus, les femmes et les enfants coururent se cacher à l'abri des maisons.

Il faut dire que sous son chapeau de paille immense, Olga l'Américaine avait grande allure et de quoi impressionner. Et notre cortège d'adolescents turbulents qui poussaient des cris de surprise à chaque nouvelle découverte avait de quoi effrayer cette population simple et méfiante.

Ce qui me frappa, ce fut de voir les murs de pierre et les toits plats des terrasses couverts de tomates mises à sécher au soleil, et les tomates elles-mêmes, couvertes de mouches...

L'accueil de la famille Coppola se révéla fantastique embrassades à n'en plus finir, cris et larmes de joie, apparitions soudaines de dizaines d'enfants jaillis de partout, de voisins timides et tant soit peu effarouchés...

Chez nous, en Suisse, nous n'étions pas habitués à ces exubérances...

Nous fûmes mis à l'aise, on sortit de grosses galettes, des dames-jeannes paillées de vin frais, des assiettes de salami, des corbeilles de fruits et, ce fut immédiatement la fête dans ce village d'apparence pauvre... voire misérable à nos yeux de petits Suisses gavés de crème et de lait.

Comme nous avions soif, on nous invita à boire un vin du pays qui eut tôt fait de nous tourner la tête. Les gamines ne nous quittaient pas des yeux comme si nous étions des bêtes curieuses, nous suivant partout.

Les matrones volubiles et rieuses nous serraient dans leurs bras nus sentant fort et nous couvraient de baisers, façons auxquelles nous n'étions guère habitués. En ce temps-là, chez les Helvètes, on embrassait peu. Seul le baiser du soir, dans le lit, privilège maternel, était devenu une habitude. Les domestiques et les nourrices se montraient plus affectueuses.

Le soir, la tante d'Amérique, la zia, me suggéra d'accompagner ses nièces à la rivière pour la corvée d'eau. Elles marchaient pieds nus, d'un pas dansant, de grandes cruches élégantes en équilibre sur leurs têtes...

La rivière alimentée par une source jaillissant de la montagne, était claire, fraîche, pleine de truites sauvages. J'appris aux gamines à les attrapper à la main, comme je le faisais dans les ruisseaux de chez nous, ce qui les épata et tissa entre nous des relations privilégiées.

A la tombée de la nuit, nous dînâmes aux chandelles sur la terrasse, aux sons de la viole et des chansons napolitaines.

Les jours passaient très vite. Quelques excursions nous conduisirent à Capri. Le bleu irréel de l'eau de la Grotta d'Azzura me rappela celui du Blausee.

La ballade dans les rues embaumées de cette île de rêve, resteront toujours gravées en moi. Je déclamais à haute voix les poèmes de Lamartine, de Shelley et de Byron que j'avais notés sur un carnet qui ne me quittait pas.

Jamais plus je ne retrouverai le goût exquis de ces pâtes à la sauce tomate confectionnées par les mamas, parfumées à l'huile d'olives, au basilic et aux chiures de mouches

Ce voyage en Italie, à la fois immense dans le temps et trop bref, restera gravé dans ma mémoire comme un instant lumineux.

GENÈVE

195 - Le Collège de Genève (1948-1950)

Vers la fin de la troisième au Collège de Nyon, j'avais le choix soit aller au Collège de Lausanne comme la plupart de mes camarades, soit m'inscrire au Collège de Genève, - l'antique Collège Calvin, - en interrompant bêtement l'année d'études en cours trois mois avant le diplôme.

C'est cette dernière voie que stupidement je choisis, car je rêvais de Genève, la ville la plus animée, la plus libre, la plus sulfureuse de toute la Suisse. Personne ne me conseilla vraiment, j'étais à peu près libre de mes décisions.

Ma mère n'avait pas d'avis, mon beau-père s'en foutait, pourvu que je ne réintègre pas le foyer pour venir perturber le train-train étriqué de la famille Schmutz.

Comme il arrivera souvent dans ma vie, des deux branches de l'alternative qui m'était offerte, je prendrais la décision la plus sotte. Je demeurai à la pension Dupertuis tout en me rendant chaque jour à Genève par le train. Je me trouvais en plein âge bête. Voici quelques souvenirs de cette curieuse période de ma vie.

196 - Heidi

Un jour, dans la rue, en allant reprendre mon train à la gare Cornavin pour retourner à la pension, mon regard croisa celui d'une fille fragile, aux hanches minces, aux cheveux coupés court à la garçonne encadrant un visage rond aux grands yeux verts.

Durant quelques instants nous sommes restés figés, comme fascinés l'un par l'autre. Je ne sais qui d'elle ou de moi fit le premier geste, prononça le premier mot.

Toujours est-il que, quelques instants plus tard, je me suis retrouvé dans un atelier de peintre, au septième étage d'un grand immeuble laid. L'atelier, très clair, à l'immense baie vitrée sans rideaux, comportait un petit lit étroit, monacal, recouvert d'une couverture rouge, un grand chevalet, deux tables bancales, une chaise. La palette multicolore négligemment placée sur un meuble bas, me fascina.

Derrière un paravent je devinais un point d'eau. Heidi attrapa un carnet de croquis et se mit à me dessiner, à toute vitesse, à grands gestes nerveux. Puis, elle se glissa derrière le paravent. J'entendis de l'eau couler.

Lorsque la jeune fille reparut, elle était nue. Ainsi, elle n'avait pas l'air d'une jeune fille, ni d'une femme en chair et en os. Elle semblait sortir d'un tableau moderne, d'une toile de Picasso ou de Braque, elle avait l'air d'un Matisse. Habillée, Heidi arborait un physique ordinaire.

Nue, son corps devenait lyrique. - Déshabille-toi me dit-elle. J'obéis comme un robot. Elle me croqua encore et encore à grands traits, tandis que je me tenais debout devant elle, un peu gauche, un peu gêné, intimidé par l'énergie et la beauté mystérieuse qui émanait d'elle.

D'emblée, dès la première heure, je me sentis le jouet de sa volonté. Et, ce jour-là, c'est elle qui me fit l'amour, à sa manière, à la fois douce et brutale, à son rythme, dirigeant les opérations selon son plaisir. Je la vois encore, assise sur moi, levant et abaissant de plus en plus rapidement son bassin sur mon sexe, m'éperonnant de ses talons au rythme de sa jouissance. A un moment donné, la tête renversée en arrière, ses mains tendues à bout de bras rivées à ma poitrine, elle se figea dans un cri rauque tandis que je vis ses jolis seins ronds et fermes se hérisser de chait de poule et s'iriser de sueur.

Quand elle redescendit de son petit nuage, son visage était très beau et ses grans yeux étonnés parurent me découvrir.

Durant un mois ou deux, chaque soir, avant de reprendre mon train pour Nyon, je grimpais allègrement la centaine de marches qui conduisaient à l'atelier de Heidi.

Théoriquement, les artistes n'avaient pas le droit d'habiter ces ateliers sans confort, ils étaient réservés au travail. Mais la plupart des jeunes peintres dormaient là, parfois enfermés pour la nuit par le concierge de l'immeuble. Je ne sais si Heidi a fait carrière, si elle devint une artiste appréciée. En tout cas, j'aimais ses dessins, ses toiles lumineuses, ses petites sculptures de terre cuite. Mais dire que j'ai oublié jusqu'à son nom.

198 - Randonnées à ski

Inscrit au ski-club de Genève, je passai des journées grisantes à la montagne sous la houlette d'Ernest Hofstetter, le directeur du club, ancien champion de ski, ami de Lambert en compagnie de qui il avait vaincu quelques sommets tant dans les Alpes que dans l'Himalaya.

Je me souviens d'un jour de brouillard où, benjamin de l'escouade, gelé, tremblant, perdu dans la purée de pois du sommet de la Dôle, j'étais au bord de la crise de nerfs. Ernest confia mes skis et mes bâtons à son moniteur et m'ayant pris sur ses épaules, fonça grand schuss vers la plaine.

Serrant de mes bras son cou à l'étouffer, j'éprouvai l'une des plus peurs les plus grisantes de ma vie. Et je me souviens de son grand rire, lorsqu'il me déposa à terre, m'administrant une grande tape amicale dans le dos... De sa belle voix traînante et grave aux accents alémaniques il s'exclama - Pas possible Petit salopiot, tu as pissé de trouille dans ton pantalon.

200 Gérald Lucas


Au collège, j'étais fasciné par Gérald, un de mes camarades plus jeune dont j'enviais l'allure et l'esprit d'à-propos. Comme le sera Marc Nerfin un peu plus tard, il était le modèle de ce que j'aurais aimé être. Beau gosse, beau parleur, désinvolte et enjoué, toujours à son aise, il plaisait aux profs et aux filles qu'il tenait sous son charme.

Il avait une façon de sourire, de fumer, de marcher, de parler que nous nous efforcions d'imiter car pour nous c'était le grand chic.

Gérald avait un regard extraordinaire. C'était un meneur d'hommes.

Notre amitié dura quelques semaines, durant lesquelles inséparables, nous refaisions le monde. Je fus reçu chez lui, rue de Saint-Jean, où il demeurait dans un appartement ouvrant sur la jonction de l'Arve et du Rhône. Il y vivait avec sa mère, une femme à la fois douce et énergique, dont je sentais qu'elle portait à son fils un amour total et une admiration sans faille. Vingt ans plus tard, Gérald habitera en contrebas, sur l'autre rive du Rhône, un immeuble gris, sans âme, près du dépôt de tramways, où il établira son quartier général et sa résidence, transformant son duplex en un antre de joyeuse fantaisie, de bohême facétieuse et un royaume de poète.

Je ne me souviens pas d'avoir rencontré son père. Ce dont je me souviens très bien par contre ce fut mon imprudence lorsque, lors d'un déjeuner chez lui, sa mère me demanda si j'aimais les endives.

Je dis oui avec beaucoup de conviction, si bien qu'elle remplit mon assiette de belle endives braisées, affirmant que son fils ne les aimait pas. Si j'aimais les endives, c'était en salade. Jamais encore je ne les avais goûtées cuites. A la première bouchée je refrénai une grimace.

- C'est bon, n'est-ce pas ? me dit Mme Lucas.

- Dis que c'est dégueu! m'encouragea Gérald à voix basse.

Sous les ricanements de Gérald, je dis que c'était bon et mangeai toutes les endives n'osant refuser celles dont que me resservit Mme Mère.

Je mis vingt ans à me remettre de l'amertume de ces endives cuites dont, par la suite, rien qu'à leur vue, mon cœur se soulevait de dégoût.

Vingt ans... Ce ne fut que 20 ans plus tard, au début des années 70, que je retrouvai Gérald, lors de mon aventure d'éditeur que je raconterai sans doute un jour. Au cours d'une tournée de prospection à Genève, notamment chez Naville un de nos distributeurs, je rencontrai mon vieux copain Gérald Lucas à Genève Home Informations puis chez lui.

Il semblait à l'aise, portait beau, était marié à une femme qu'il aimait, vivait agréablement au milieu d'un essaim de jolies filles qui l'adoraient.

Il publiait des livres, écrivait des billets d'humeur et d'humour, des articles, dans GHI et d'autres journaux de Suisse romande. Spécialisé dans les reportages touristiques, il avait monté sa propre agence de presse, voyageait aux quatre coins du monde, et, cerise sur le gâteau, exploitait sans vergogne son don naturel de grand communicateur et son charisme. Et, j'allais oublier, passionné de sciences occultes, il s'était institué "gourou".

Sa tanière de la Jonction abritait sur deux étages d'un immeuble sans style, sa garçonnière, son bureau de presse et son cabinet de mage-voyant-guérisseur. Aux murs de bizarres trophées allant de la tête réduite jivaro au poisson-lune naturalisé, des bibelots étranges, des tableaux follement originaux telle cette époustouflante peinture de Sylvie Dubal qui me hante encore.

En automne de la même année, Gérald Lucas m'appela de Genève et me dit qu'une amie commune lui avait parlé incidemment de mes problèmes.

Il me demanda à quel montant s'élevait la somme nécessaire pour me tirer d'affaires.

Timidement, je parlai de trois à quatre cent mille francs... Cela représentait alors une sacrée somme, près de 800 fois le SMIC !

Gérald me dit simplement :

- J'arrive !

Et il vint à Paris accompagné d'une jolie femme élégante et raffinée, dont le style BCBG et l'aisance se manifestaient jusque dans son port de tête inimitable et sa façon de respirer.

Je me souviens encore avec émotion de l'imposante silhouette de Gérald arborant son magnifique sourire, nous serrant la main d'une poigne vigoureuse.

Mon associé Michel Trécourt déroulait déjà le tapis rouge de sa séduction aux pieds de la charmante visiteuse.

Lorsque nous fûmes tous quatre confortablement installés autour du bureau de Michel, Gérald, sans ménager plus longtemps le suspense, demanda simplement à son amie genevoise de nous remettre l'enveloppe annoncée.

Elle contenait quatre cent mille francs : 800 billets de 500 F ! Une fortune !

Cette inconnue nous prêtait 400 000 F, par l'intermédiaire de Gérard, son gourou, dont elle semblait amoureuse. (en 2008, cette somme représenterait au moins 150.000 € !)

Une simple signature au bas d'une reconnaissance de dette rédigée par Michel, moyennant un intérêt de 3 % l'an, concluait le prêt. (A l'époque, en France, l'inflation était d'au moins 10 % l'an et l'intérèt des prêts bancaires se montaient à près de 15 % !

Pour garantir cet emprunt et me donner quelque chance de le rembourser, je détournai de notre entrepôt 400.000 volumes invendus dans la grange de l'ami Pierre Mayer à Machault. Je savais qu'en cas de coup dur je pourrais toujours les fourguer discrètement à des soldeurs pour que nos amis ne perdent pas tout...

Ce prêt inespéré nous évita la faillite.

Pour la petite histoire, dans le cours du mois suivant, le mari de notre prêteuse, un homme d'affaires courtois et élégant, vint à Paris, vérifier la réalité et la conformité de cet emprunt, s'assurant qu'il ne s'agissait pas d'une escroquerie.

C'est ainsi que notre jeune maison d'édition fut sauvée.

202 - Les tortues irradiées

Au Collège de Genève, je me passionnai pour les sciences naturelles. Nous avions un professeur remarquable qui donnait des cours magistraux dans plusieurs facultés de médecine et de sciences de Suisse romande. Durant une année entière, il nous enseigna tout ce qu'il savait sur les ténias (le ver solitaire), sa spécialité.

Soixante-douze heures de cours de science naturelle consacrés à cet unique animal, cela marque un collégien... La préparation minutieuse des tissus, leur examen au microscope, me plut tellement que, durant quelques mois, je décidai de devenir chercheur...

Longtemps, les dessins très réalistes et fortement grossis des différentes variétés du ver solitaire hantèrent notre imagination.

Une seule fois, notre prof, nous parla d'un autre animal. A cette époque, (fin des années quarante), il était beaucoup question de bombe atomique. Sur le vaste bureau de l'amphithéâtre des sciences du collège, il y avait un aquarium marin où se mouvaient une demi douzaine de petites tortues d'eau.

Notre professeur leur portait un très grand intérêt car, disait-il, elles venaient des Iles Marshall, la région du Pacifique où les Américains testaient leurs bombes atomiques. Il nous informa que ses observations portaient sur d'éventuelles mutations.

Un jour, un de nos camarades, vit la même variété de tortues en vente dans un magasin d'aquariophilie, le premier de la ville. Il y en avait de plusieurs tailles, de la plus petite que nous possédions à l'amphi jusqu'à des spécimen de la grandeur d'un poing fermé.

L'idée nous vint de mystifier notre prof, en échangeant cinq de ses tortues contre de plus grosses. Après nous être cotisés, l'un de nous réalisa l'opération dans le plus grand secret.

Le mardi suivant, nous constatons avec jubilation que notre prof, tout en poursuivant son cours magistral sur le ténia, va souvent jeter un œil dans l'aquarium et fait une brève allusion à ces petites tortues qui, nous dit-il, grandissent très lentement.

La semaine suivante, deux de nos camarades échangent à nouveau cinq bestioles avec le même nombre d'une taille encore au-dessus.

Cette fois, à la fin de notre cours, notre professeur nous faisant venir autour de l'aquarium, nous fait part de sa conviction que l'influence des irradiations atomiques sur le milieu marin, pouvait aller jusqu'à une transformation génétique...

Nous opérons six fois de la même manière, dans la plus parfaite impunité. Laissant à chaque fois la tortue témoin en compagnie de ses aînées.

Durant ce laps de temps, les tortues ont plus que doublé de volume.

Fin juin, à la veille des grandes vacances, notre professeur très excité, nous informe qu'il va adresser un rapport à l'Académie des sciences et aux publications scientifiques internationales, sur les étonnantes mutations observées chez des tortues ayant probablement été irradiées aux abords de l'atoll de Bikini alors que la tortue témoin n'y aurait pas été soumise.

204 - Toto (Theodor) Imesch : inventeur du WC moderne

Par un jour de bise noire, que je descendais tête baissée sous le capuchon de ma pélerine, la rue du mont Blanc à Genève pour me rendre au Collège, je me heurtai à un zigoto qui chaloupait sur le trottoir et faisait des pirouettes sur lui-même façon toupie.

Nous retenant l'un à l'autre pour ne pas tomber sur la chaussée glissante, nous voilà face à face, lui, tout petit, moi le surplombant du haut de mes 180 centimètres.

En nous dévisageant, prêts à nous engueuler, nous éclatons de rire: l'olibrius qui sa cramponnait à moi c'était Imesch, "Toto" Imesch, le pitre et cancre du Collège de Nyon.

Comme j'étais très en retard, que je n'avais pas sur moi ma carte de tram pour me permettre de gagner la rive gauche, nous convînmes de nous retrouver entre 5 et 6 au buffet de la gare de 3e classe.

Le soir venu, voilà Imesch attablé devant une bière, le visage hilare comme d'habitude, en train de crayonner sur un carnet à dessin.

- Que dessines-tu ?

- Des chiottes !

- Ah bon !

- Ouais, figure-toi que cet été j'ai été faire un tour en Italie et que je suis revenu par la France. Et partout j'ai rencontré la même difficulté à poser commodément culotte pour faire ma "grosse commission" ! A chier peinard, quoi !

- C'est vrai que c'est souvent merdique de chier à l'étranger.

- Alors j'ai eu une idée... L'idée de construire un chiotard moderne et confortable que je ferais breveter et ce qui me permettra enfin de vivre de mes rentes et de déféquer tranquille !

- Tu m'en diras tant !

- L'ennui, c'est que j'ai trop d'idées et peu de moyens... J'ai bien trouvé à Begnins un habile forgeron de village, plombier de surcroît, ce qui me facilite la tâche, mais il ne connaît rien à l'électricité. Or, ce que je veux, ce sont des chiotards automatiques et électriques, auto-nettoyants et auto-nettoyeurs à jet rotatif , à direction modifiable et séchoir incorporé, pour se laver le trou de balle et les bijoux de famille après la crotte et le pipi ! Tu vois ce que je veux dire ? - Oh oui ! Très bien ! (Je ne voyais rien du tout !)

- Je souhaite aussi que mon appareil serve de bidet pour faciliter l'hygiène d'après l'amour aussi bien aux filles qu'aux garçons...

- Excellente idée ! Mais ton truc, ça marche ? Est-ce que tu l'as expérimenté ?

- Hum ! Ma foi oui, mais y'a encore des détails à régler ! Tu veux venir le voir ?

- Oui, mais quand ça ?

- Dimanche prochain !

Me voilà chez Imesch, un dimanche après-midi, à visiter son incroyable capharnaum installé dans une vaste grange qui lui sert d'atelier, de baisodrome, de cuisine et de chambre à coucher.

Pour un inventeur adepte du confort le plus moderne, on peut pas dire que la vitrine soit tentante. Son vaste intérieur tient davantage de la réserve d'un ferrailleur que du laboratoire d'un ingénieur.

Mais, en soulevant une bâche, Imesch me dévoile une sorte de trône blanc, étincelant de chromes, bardé de manettes en inox, avec des boutons de couleur, des tuyauteries de cuivre, surmonté d'un couvercle avec abattant d'ébène poli et d'une chasse d'eau au décor élégant.

- Tu veux l'essayer ?

- Pourquoi pas, j'ai un gros besoin pressant.

De nature plutôt prude, j'attends que Toto se retire avant de me déculotter, mais mon camarade me dit :

- Je vais t'assister si tu veux bien. Ce n'est encore qu'un prototype et, ma foi, s'il survient des complications...

Je n'allais pas faire le bégueule, en classe de gym on s'était déjà vus nus...

Me voilà donc installé sur l'engin, le pantalon aux genoux, monseigneur mon cul et mes bijoux de famille se reflétant en toute discrétion dans l'eau de la lunette.

Mon pipi lansquiné, ma saucisse de bronze confiée à l'appareil, Toto me présente une sorte de tablette munie de touches de couleur.

- Tu vois, Milo, pour t'essuyer pas besoin de papier, tu appuies sur le bouton blanc. (Il m'appelait Milo comme je l'appelais Toto).

- Je m'exécutai. Aussitôt un vigoureux jet d'eau tiède me nettoya la raie des fesses.

- Pour le devant, tu enfonces la flèche droite...

Aussitôt mon chibre et ses pendeloques se voient baignées et bichonnées dans un agréable tourbillon dont la sensation, ma foi, si elle s'était prolongée, eût à coup sûr transformé mon cornichon en concombre !

Nouvelle pression sur un bouton de la tablette qui en comportait une demi douzaine, et voilà un chaud zéphyr asséchant mon popotin et ses annexes de son haleine tépide.

- Ben mon vieux Toto, il ne manque plus qu'à munir ton appareil d'un remonte-culottes automatique...

- Tiens, c'est une excellente idée !

- Et d'un collecteur d'urine et de caca pour les analyses médicales...

- Oh là, là, arrête, je vais être obligé de partager mes royalties avec toi...

- Et d'un rasoir automatique pour les raies velues et les foufounes arborescentes... - Et pourquoi pas, pendant que tu y es munir mon palace d'un godemiché à pédales et d'un taille-pipes modulable !

Nous avons déconné et ri comme des petits fous pendant un bon quart d'heure, et nous nous sommes revus plusieurs fois.

Hélas pour mon ami Imesch, si après avoir déposé sous le nom de "Totomatic" un brevet ruineux, son invention intéressa plusieurs firmes, notamment Ideal Standard, il ne parvint pas à vendre son idée ni même à la réaliser à plus de 10 exemplaires ce qui l'endetta pour plusieurs années.

Jamais à court d'idées, Imesch inventa encore tour à tour un ski pliable et gonflable pour aller sur l'eau, une automobile miniature portable gonflable d'un poids inférieur à cinquante kilos, un planeur solaire, un parachute d'appartement en cas d'incendie et bien d'autres bidules dont certains verront le jour bien plus tard.

Aujourd'hui, 55 ans après, en ouvrant le journal du jour (10 février 2006) je lis un article illustré sur "La folie des toilettes nippones" : «Au premier abord, rien de très original, si ce n'est la présence d'une télécommande sur le côté du siège, munie de nombreux boutons et idéogrammes incompréhensibles. En fait, il s'agit du dernier cri en matière de confort et d'hygiène, : ces toilettes sont équipées d'un jet d'eau multidirectionnel, d'un séchoir et d'une lunette chauffante. [...] Submergé par l'engouement des Américains pour ces fameuses toilettes, le fabricant japonais de WC "Toto" a annoncé fin janvier la construction au Mexique d'une nouvelle usine destinée à approvisionner le marché. Toto prévoit de vendre chaque mois 3000 WC aux Etats-Unis contre 2000 actuellement !»

Toto Imesch doit aujourd'hui avoir comme moi dans les 75 ans ! S'il vit encore j'aimerais que la firme Toto offre à Theodor Imesch où qu'il demeure, un appareil haut-de-gamme de sa production !

J'ai complètement perdu de vue Toto Imesch depuis mon départ de Suisse. Je souhaite de tout cœur qu'une de ses inventions lui ait apporté gloire et fortune !

206 - Le mot inconnu

J'ai toujours éprouvé un grand amour pour les dictionnaires. Un jour, je découvris dans le Petit Larousse un mot qui sonnait bien et que je ne connaissais pas.

Je m'enquis autour de moi nul n'avait entendu ni vu écrit le mot "étron".

Ce mot était inconnu en Suisse romande. Nous décidâons alors de faire une nouvelle farce à notre professeur de sciences naturelles, l'inénarrable et célèbre professeur...

Nous nous cotisons une fois encore et rédigeons l'annonce suivante Important laboratoire pharmaceutique, recherche étrons de chats et de chiens en parfait état de fraîcheur. Bonne récompense.

Adresser les envois à M. le professeur X qui transmettra." A notre grande joie, l'annonce parut dans la première édition de la Tribune de Genève.

Dans la seconde, un carré blanc l'avait remplacée. Nous n'avons jamais sû combien d'étrons notre prof avait reçus et nul ne nous inquiéta pour cette mauvaise blague. Toujours l'impunité... qui encourage.

208 - Le coup de l'allumette

Pour nous rendre intéressants aux yeux des passagers et de nos copines féminines, mes camarades et moi avions inventé un jeu stupide qui consistait à sortir une allumette de sa boîte, de la serrer avec le médius de la main gauche, debout, tête contre la plaquette d'allumage soufrée.

Alors, d'une pichenette d'un doigt de la main droite catapulté sur le pouce, nous l'expédions par la fenêtre ouverte du wagon.

La pression de l'air renvoyait l'allumette vers l'intérieur du wagon où nous évitions son brûlant contact en riant de joie et nous bousculant. J'étais devenu très habile à ce jeu stupide.

Un jour, l'allumette enflammée revint tel un boomerang embraser la superbe chevelure de l'une de nos camarades. Nous réussîmes à éteindre le feu sans trop de casse, ce qui mit brusquement fin à ces expériences.

Le curieux de cette affaire fut que ma dextérité manuelle à ce jeu m'aida plus tard à maîtriser le maniement des baguettes dans un restaurant oriental.

210 - Mes vocations

Le coup du microscope. Comme tout adolescent, j'ai changé plusieurs fois de vocation. Missionnaire à douze ans, alpiniste à quatorze (je venais de rencontrer Raymond Lambert), poète à quinze ans (après la découverte des Fleurs du Mal), puis, tour à tour instituteur, aviateur, inventeur, médecin, biologiste, archéologue, reporter, révolutionnaire professionnel.

Mais écrire fut de tout temps ma vocation première. A Château-d'Oex déjà j'avais fondé l'Académie du Pays d'en Haut qui éditait un bulletin manuscrit, soigneusement calligraphié en deux couleurs.

Au collège de Nyon, je publiai les Annales de la Côte, un périodique illustré qui paraissait quand il pouvait. Les dessins gravés sur linoléum étaient imprimés à la presse à bras sur les feuilles dactylogrpahiées tirées à la ronéo. Je n'ai rien gardé de tout cela et je ne le regrette pas... Mais quelle joie de créer.

A seize ans, décidé à devenir biologiste ou médecin, je demandai à mon père un microscope. Et pas n'importe lequel, un vrai microscope professionnel. Mon père, toujours trop bon puisa dans ses économies pour me l'offrir.

Cet appareil valait trois mille francs (suisses). Une somme importante pour l'époque. Durant quelques jours, je fus complètement fanatisé par la recherche.

Tout liquide, tout ce qui pouvait se glisser entre les deux lamelles de verre sous les lentilles de l'appareil fut examiné avec enthousiasme et attention. Je découvris qu'une goutte d'eau était "habitée", qu'une trace de sang se peuplait d'étranges corpuscules se tortillant en tous sens, qu'une feuille grossie trente fois présentait d'étranges architectures et des couleurs inattendues, qu'un mince copeau de fromage devenait un troupeau de vers grouillant sous le microscope.

La vision fantastique de ce monde inconnu m'intéressa uniquement par son étrangeté et sa beauté, par l'impression, les sensations esthétiques, pas du tout par les explications scientifiques qui en découlaient.

Comme tout ce que j'entreprenais, je m'y consacrai durant quelques semaines, quelques mois, puis je passais à autre chose... et je revendis le microscope qui valait en fait un an et demi d'un salaire moyen, avec une forte perte. La leçon ne me servit guère par la suite. Il m'arriva souvent dans la vie de faire des achats dispendieux et inutiles.

212 - Zino Davidoff

En entrant au Collège de Genève je commençai à fumer la pipe. Sur mon chemin se trouvait la boutique de Zino Davidoff qui devait devenir bientôt le roi mondial du Cigare.

En ce temps-là sa boutique de la rue Verdaine était modeste et le monde entier ne venait pas encore choisir les havanes chez lui. Il me conseilla un tabac en grain, légèrement parfumé, qu'il vendait au poids sous le nom d'american mixture, offert en vrac, pas très cher. Je restai fidèle à ce mélange durant des années.

Zino, je m'en souviens, ne fumait jamais de cigares dans sa boutique, mais des "Brunette" une cigarette suisse de chez Burrhus.

Un jour qu'il était en veine de confidences, il me raconta quelques anecdotes sur sa vie.

Les débuts de son père à Saint-Pétersbourg. L'exil à Bâle après la révolution d'octobre.

Comment son père avait gagné son premier million en spéculant sur les tabacs et le café... avec le père d'un certain Aristote Onassis...

Zino allait choisir lui-même ses cigares à Cuba et ses tabacs à pipe dans les meilleures plantations américaines.

Sa chance date de 1960, année de la prise de pouvoir de Fidel Castro à Cuba et de l'exil des richisimes propriétaires des grandes plantations de tabac spoliés par le nouveau régime. Les Etats-Unis boycottant Cuba, le marché du cigare s'effondra. Zino Davidoff qui avait ses habitudes sur place se vit confier l'organisation et la commercialisation des meilleurs terrains. Il fit fortune.

214 - Genève (1948-1949)

Genève fut longtemps la ville de mes rêves. Bien plus que Paris, Londres ou New-York. C'est là que je fis mes premières rencontres déterminantes.

Nous avions un professeur d'allemand original, homme de cheval et grand amateur d'art. Son enseignement en hochdeutsch - bon allemand - ne comportait jamais un mot de français.

Il invita notre classe à fréquenter le manège de Malagnou. A cheval, au pas ou au petit trot, il nous perfectionna dans la langue de Gœthe tout en nous inoculant l'amour de l'art, le goût du risque et de l'élégance.

C'est dans le même esprit, qu'il nous emmena visiter quelques-uns des plus beaux musées du monde la glyptothèque de Münich (pas encore ouverte au public), la Galerie des Offices, les musées du Vatican, du Prado, le British Museum, le Rijksmuseum.

Seule la France restait à l'écart de nos explorations car, pour ce Junker, le "Welch" n'était pas fréquentable.

Chaque visite se déroulait selon le même cérémonial d'abord un tour du musée parcouru en silence, au pas de charge, sans commentaire ni explication.

Parfois, un arrêt brusque devant une œuvre. Là, le professeur murmurait un "Ach so" d'admiration. Plaquant la paume de sa main droite contre sa joue, il fixait quelques instants le tableau ou la sculpture avec attention, avant de repartir du même pas rapide.

Le tour du musée accompli, il nous conduisait devant quelques œuvres choisies qu'il ne commentait jamais, mais à propos desquelles il proposait une clé, toujours en allemand bien entendu. Parfois il suggérait quelques pistes historiques, ou nous gratifiait d'une voix gourmande de quelque succulente anecdote.

Un après-midi, il nous conduisit au cinéma Alhambra proche du collège, assister à une conférence de René Huyghe qui me marqua pour la vie.

Plus tard, à Paris, je suivrai avec passion ses cours au Collège de France. C'est ce prof d'allemand dont le nom m'échappe à l'heure où j'écris ces lignes, qui me fit aimer le divin Léonard, Giotto, Ghirlandaïo, Véronèse, Turner, Rembrandt, Cézanne, Michel-Ange, Füssli, Rodin et quelques autres.

 
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