BAJAZET ET TAMERLAN
source: Benoist-Méchin

Bajazet
Bajazet (Bayézid)

Bayézid I (1389-1403)

Mourad 1er (1359-1389) succéda à son père Orkhan. Il commença par réorganiser l'armée, créant les Sipahis, ou hommes d'armes et les Yéni-Tchéri ou «nouvelles troupes», que les chroniqueurs occidentaux appelèrent les Janissaires et qui devinrent les artisans les plus redoutables de la puissance ottomane. Poussé lui aussi par le désir d'aller à l'ouest, toujours plus à l'ouest, il réussit à conquérir presque complètement la Péninsule balkanique.

Ses campagnes furent grandement facilitées par les dissensions qui régnaient entre Grecs, Serbes et Bulgares. Les armées turques, commandées par Lala Chahin. Evrénos et Timourtach s'emparèrent d'abord de la Thrace. Andrinople, occupée en 1361, devint en 1365 la seconde capitale de l'Empire. Puis, grâce à la victoire de la Maritza (1363) remportée sur une coalition de princes chrétiens, les Turcs annexèrent Monastir, Kavala, Drama, Serrès et Nisch (1375). Sofia succomba à son tour en 1382.

S'attaquant ensuite aux Serbes, Mourad remporta la bataille de Kossovo (1389) qui décida, pour cinq siècles et demi, du sort de l'Europe orientale. Les chefs des deux armées ennemies périrent au cours du combat. Mourad, «après avoir livré trente-sept batailles sans en perdre une seule, expira sous sa tente, léguant son Empire à son fils Bayézid, non point parce qu'il était l'aîné de sa famille mais parce qu'il lui avait donné maintes preuves de son tempérament intraitable».

Le corps de Mourad fut ramené à Brousse où il repose à côté des dépouilles mortelles d'Orkhan et d'Osman. On lui décerna à son tour le titre de Ghazi, «le Victorieux».

Bayézid (1389-1403), que les historiens occidentaux appelèrent Bajazet, mérita, par l'audace et la rapidité de ses opérations militaires, le surnom de Yîldîrîm, ce qui veut dire l'Éclair, la Foudre.

Ce fut, en effet, un des plus grands capitaines de l'Histoire, et la première partie de son règne fut particulièrement brillante pour ses armées. Après la Serbie, Bajazet s'attaqua à la Hongrie. Manuel Paléologue, empereur de Byzance, et Sigismond, roi de Hongrie, alarmés par la montée rapide de la puissance turque, cherchèrent des alliés à l'Occident. Un grand nombre de nobles français répondirent à son appel, notamment Philippe d'Artois, connétable de France, le comte d'Eu, le comte de Nevers, l'amiral Jean de Vienne, le maréchal Boucicault, le sire de Coucy, Philibert de Naillac, grand maître des chevaliers de Rhodes, et Jean sans Peur, futur duc de Bourgogne.

Des chevaliers teutoniques, sous le commandement de Frédéric, comte de Hohenzollern, grand prieur de l'ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, des chevaliers bavarois et des troupes valaques commandées par Mircea, prince de Valachie, vinrent se ranger aux côtés des chevaliers français. La rencontre avec les armées ottomanes eut lieu sur les bords du Danube, près de Nicopolis (1) (22 septembre 1396).

Incorrigiblement individualistes, les chevaliers français furent, «par leur bravoure téméraire et peu disciplinée, la cause de la défaite finale (2).» Malgré les avis du roi Sigismond et du prince Mircea qui connaissaient la tactique et l'endurance des Turcs, les nobles français voulurent combattre en première ligne et, après avoir enfoncé les avant-gardes au lieu de s'arrêter pour se remettre en ordre et laisser à l'infanterie hongroise et valaque le temps d'arriver, ils continuèrent d'avancer et se trouvèrent brusquement devant un bloc compact de 40.000 Janissaires.

Nicopol
Massacre des Chrétiens à la bataille de Nicopol

L'assaut se changea rapidement en déroute. Comme les Allemands, une partie des Hongrois et ceux des Français qui avaient pu battre en retraite résistaient vigoureusement, l'issue du combat parut un moment devoir être favorable aux Chrétiens. Mais l'intervention d'un contingent serbe, qui combattait dans l'armée turque, décida du sort de la bataille et donna la victoire aux troupes de Bajazet. Sigismond et un certain nombre de seigneurs hongrois et allemands purent s'échapper sur les vaisseaux de Venise et de Rhodes qui se trouvaient mouillés à l'embouchure du Danube.

Les pertes des deux armées étaient énormes et le Sultan, voulant venger la mort de ses sujets, ordonna de passer tous les prisonniers par les armes. Le massacre dura, dit-on, toute la journée et ne cessa que sur la demande des grands seigneurs turcs, émus eux-mêmes d'une telle cruauté. Un certain nombre de nobles français, parmi lesquels le comte de Nevers, le maréchal Boucicault et Guy de la Tremoille, eurent la vie sauve et purent être libérés, plus tard, contre rançon. A la suite de cette victoire retentissante, les Turcs s'avancèrent au-delà du Danube et de la Save, et ravagèrent la Styrie.

En dehors de Constantinople, de Salonique et d'Athènes, Bayézid était maître ou suzerain de toute la péninsule balkanique, de la Bosnie, de l'Albanie, et de la Grèce continentale. L'Empire ottoman était en plein essor. Pour mettre la clé de voûte à cet ensemble de conquêtes: il ne restait plus qu'à s'emparer de Constantinople. Dès 1391, Bajazet avait soumis cette ville à un blocus sévère.

Pour empêcher tout ravitaillement de passer par le Bosphore, il avait fait construire à l'un des endroits les plus resserrés du détroit, la forteresse de Guzell-Hissar (le beau château), appelée depuis Andalou-Hissar (le château d'Anatolie). Ce n'est pas sans inquiétude que Manuel Paléologue, l'empereur de Byzance, voyait avancer les préparatifs de ses ennemis, et il exhortait les soldats grecs de la garnison à se défendre jusqu'au dernier, dans des proclamations fiévreuses qui cachaient mal son angoisse.

En 1400, Bajazet s'apprêtait enfin à ordonner l'assaut final, lorsqu'il dut lever précipitamment le siège de Constantinople et ramener toutes ses troupes en Anatolie. Un orage s'amoncelait à l'Est, qui menaçait de détruire de fond en comble l'œuvre entreprise par Ertogrul et ses successeurs. Des messagers accourus ventre à terre d'Arménie avaient appris au Sultan qu'une nouvelle vague de cavaliers, descendue à son tour des hauts plateaux asiatiques, venait d'apparaître aux confins orientaux de l'Empire. C'était l'armée mongole de Tamerlan.

tamerlan
Tamerlan

IV

«Sachez, disait Tamerlan, que trois fléaux précèdent mes armées lorsque je vais combattre: la désolation, la stérilité et la peste.» Aussi le seul nom de «Mongols» suffisait-il à remplir les populations d'une terreur panique. «Ce sont plutôt des monstres assoiffés de sang que des hommes, écrit le chroniqueur arabe Ibn Athir. Ils sont vêtus de peaux de bœuf, petits, vigoureux, trapus, infatigables. Ils viennent avec la rapidité de l'éclair et frappent le monde d'épouvante. Leur arrivée est un malheur immense, comme les jours et les nuits n'en produisent jamais de pareils, car ils menacent de détruire la création entière. Ils ne font grâce à personne. Ils éventrent les femmes enceintes et tuent jusqu'aux fœtus.» Pour les uns, les Mongols venaient «de la terre des longs jours et des hautes montagnes blanches». Pour les autres, «ils sortaient de terre en bouillonnant», et étaient engendrés par les flammes mêmes de l'enfer, «ces flammes qui dessèchent à la fois la vie et la mort».

Ce n'était pas non plus un homme comme les autres, ce Timour-Leng qui les commandait, que l'on disait jailli du ventre de sa mère «avec du sang plein les mains(3)», ce qui signifiait qu'il ferait couler le sang de ses ennemis comme aucun être humain ne l'avait fait avant lui. Aussi comprend-on la frayeur des populations du Proche-Orient, lorsqu'elles apprirent subitement, le 30 octobre 1400, que Tamerlan venait d'arriver sous les murs d'Alep, à la tête de 500.000 hommes.

Les forces du conquérant mongol n'étaient pas une horde, mais une armée impressionnante, avec ses fantassins, ses cavaliers, ses chars, ses éléphants et ses engins de guerre. «Ses innombrables guerriers n'avaient jamais connu le mauvais sort des armes, nous dit un historien persan qui les accompagnait. On était stupéfait de la rapidité de leur action offensive. Les escadrons se précipitaient en avant, en poussant des hurlements; ils disparaissaient dans un tourbillon de poussière et l'on ne voyait plus que les feux étincelants de l'acier de leurs épées, de leurs lances et de leurs poignards. Ils se couvraient d'un bouclier tendu de peau de crocodile et leurs chevaux étaient protégés par un harnachement de peau de tigre. Leur seigneur suprême montait un coursier écumant, la tête recouverte d'une couronne de rubis et tenant à la main une massue en forme de tête de bœuf.»

Le Zafir Nameh ajoute: «Un certain nombre d'escadrons avaient des étendards rouges; leurs cuirasses, leurs selles, leurs housses, leurs carquois et leurs ceintures, leurs lances, leurs boucliers et leurs masses d'armes étaient également rouges. Un autre corps d'armée était jaune, un autre blanc. Il y avait un régiment avec des cottes de mailles et un autre avec des cuirasses (4).» Aussi sommaires qu'elles soient, ces indications nous permettent de savoir que l'armée mongole était fortement articulée et qu'on y appliquait déjà la spécialisation des armes. Auprès d'elle, c'étaient plutôt les armées chrétiennes qui faisaient figure de hordes, avec leur tactique décousue, leur indiscipline et leur manque d'organisation.

brasier
Un immense brasier

Alep tomba après un siège en règle et le carnage dépassa en horreur tout ce qu'on peut imaginer. Sans prendre le temps de souffler, les assaillants exterminèrent une grande partie de la population. Le sang coula à flots dans tous les quartiers de la ville. Après quoi, ne laissant derrière eux que des ruines fumantes et la citadelle démantelée, les Mongols se retirèrent et marchèrent sur Damas. Alep était une ville puissamment fortifiée, dont la fondation remontait aux Hittites et dont la citadelle avait été considérée jusque-là comme imprenable. Mais pas Damas, ville raffinée et voluptueuse, paresseusement allongée entre ses mosquées et ses jardins.

Aussi les soldats de Tamerlan n'eurent-ils aucune peine à s'en emparer. Ils se répandirent dans la ville et la saccagèrent de fond en comble (25 mars 1401). Les maisons, les souks, les mosquées furent pillés méthodiquement. Damas était à cette époque une des cités les plus riches du monde et les Mongols y ramassèrent un butin tel qu'ils n'en avaient encore jamais trouvé au cours de leurs précédentes rapines. La plupart des habitants valides furent réduits en esclavage et prirent le chemin de l'exil. «Les artisans damascènes, nous dit Albert Champdor, qui connaissaient l'art délicat de cuire les belles faïences, les armuriers, les tisserands, les verriers, furent envoyés à Samarkand, la capitale du vainqueur (5).» Cette déportation massive porta un coup mortel à l'industrie et au commerce si prospères de la Syrie. Enfin, las de piller et de massacrer, les Mongols incendièrent la ville.

Les chroniqueurs, épouvantés par cet acte barbare, racontent que, de l'immense brasier alimenté par des boiseries de cèdres et de cyprès vernies de sumac et de sandaraque, se dégageait un parfum exquis qui s'étendait à plusieurs lieues à la ronde. Les mosquées, construites avec les ruines des temples ou des palais de Troie, de Thèbes ou de Karnak, ne furent pas épargnées. La grande mosquée des Ommeyades, cet unique chef-d'œuvre d'architecture orientale, fut entièrement détruite. Des milliers de personnes qui étaient venues s'y réfugier, périrent dans les flammes.

Et tandis que la merveilleuse Damas brûlait sous un ciel de rêve, tandis que les Mongols déchaînés pillaient, violaient et massacraient, Tamerlan, installé sur les hauteurs voisines, se faisait servir des orangeades rafraîchies par les neiges du Liban et conviait l'historien arabe Ibn Khaldoun à contempler avec lui «son œuvre immortelle de destruction». Il lui demanda de lui raconter l'histoire de ces Califes raffinés «dont il voyait disparaître en fumée la prestigieuse gloire». Puis, à la lueur des incendies, parmi les râles et les hurlements qui s'élevaient des bas quartiers de la ville, il pria Ibn Khaldoun de faire son panégyrique. Quelle dut être l'ivresse de ce Néron mongol, en entendant prôner ses vertus par cet érudit arabe, dont les moindres paroles faisaient autorité de l'Euphrate jusqu'au Guadalquivir!

Tamerlan et Ibn Khaldoun
Tamerlan et Ibn Khaldoun

Le 29 mars, Tamerlan quitta Damas et se dirigea sur Bagdad, «résolu de faire subir à cette ville un sort qui dépasserait en horreur celui qu'il venait d'infliger à Damas.».

Le 10 juillet 1401, après quarante jours de siège, «alors que la chaleur de la vallée du Tigre était si brûlante que les oiseaux tombaient morts du ciel», et que les défenseurs des remparts, accablés par la canicule avaient abandonné leurs postes, les Mongols, à moitié nus sous un soleil de feu, escaladèrent les murailles et prirent la ville d'assaut.

De nouveau, ce fut le carnage. Tous les habitants au-dessus de huit ans furent égorgés. Tamerlan donna l'ordre d'élever cent vingt pyramides autour de la ville avec les 90.000 têtes des victimes de cette tuerie. Cet amoncellement de crânes desséchés devait témoigner que les Mongols étaient passés par là. Quant à la ville, Tamerlan écrivit lui-même dans ses Institutes: «... et je fis raser les maisons de la cité». Cette phrase laconique recouvre un désastre irréparable. La splendide métropole des Califes abassides, avec ses thermes, ses écoles, ses observatoires, ses mosquées miraculeusement belles et ses palais féeriques (6) fut réduite en cendres du jour au lendemain.

Au milieu de ce bain de sang, Tamerlan convoqua les poètes et les savants, leur octroya des rentes et leur fit distribuer des chevaux «afin qu'ils pussent gagner d'autres villes pour y raconter les scènes auxquelles ils venaient d'assister». Ceux-là au moins, purent s'estimer heureux que le conquérant le plus sanguinaire du monde eût, malgré sa démesure et sa frénésie de destruction, une passion plus grande pour les beaux vers et qu'il connût par cœur les poèmes de Hafiz et de Saadi.

Au début de 1402, Tamerlan pénétra en Asie Mineure, en passant par Sébaste. En six jours de marche, il atteignit Césarée de Cappadoce. C'est alors que Bajazet décida de l'arrêter et se porta au-devant de lui avec toutes ses troupes.

V

Tamerlan marcha sur Angora - l'ancienne Ancyre des Grecs - où la présence de Bajazet lui avait été signalée. Par une manœuvre habile, le chef mongol réussit à tourner l'armée ottomane et vint se placer dans le dos de son ennemi, à l'endroit propice qu'il avait choisi pour lui livrer bataille: une vaste plaine traversée par un cours d'eau, dont il avait pris soin de s'assurer.

Tandis que Tamerlan et ses cavaliers prenaient un repos bien mérité, Bajazet accourut sur les lieux avec des troupes fatiguées, privées d'eau et mécontentes parce que cinq mille des leurs avaient péri de soif et d'insolation au cours de la marche forcée qu'ils venaient d'effectuer, en plein juillet, à travers l'Anatolie.

Tamerlan partagea son armée en trois corps. L'aile gauche. confiée à l'un de ses fils, était composée de contingents du Khorassan. de Bactriens, de Sogdiens, d'Hyrcaniens et de plusieurs peuples natifs des rivages de la mer Caspienne. L'aile droite, commandée par l'Emir Noureddin, comprenait 30.000 cavaliers persans, autant de Géorgiens et environ 40.000 hommes recrutés dans les deux Arménies, les montagnes du Caucase, le Kaboulistan, le Kandahar et les Indes.

Enfin, les 100.000 hommes du corps principal, commandés par Tamerlan en personne, comprenaient les troupes d'élite de la Transoxiane et du Djagataï, les célèbres archers massagètes, des Circassiens, des Sibériens et des Samoyèdes. Cinquante éléphants de guerre, portant des tours remplies d'archers devaient supporter le premier choc et se frayer un passage à travers les rangs serrés de l'ennemi. Les troupes de Tamerlan étaient mieux équipées qu'elles ne l'avaient jamais été. Ses cavaliers étaient montés sur des chevaux rapides, couverts de cuir laqué. Chaque homme possédait deux arcs et un carquois garanti contre l'humidité par une enveloppe de feutre. Les casques étaient légers et pratiques, pourvus d'une bande cloutée de fer pour protéger la nuque (7).

Timour
Tamerlan organise la bataille

Bajazet disposa son armée en forme de croissant, suivant la tactique en usage chez les Ottomans. L'aile droite, forte de 40.000 cavaliers croates, habillés de noir et bardés de fer, et de 10.000 fantassins, était sous les ordres de son beau-frère. Il avait donné le commandement de l'aile gauche à son fils aîné, Suleïman, qui disposait également des troupes de la Pamphilie, de la Cappadoce et du Pont, au nombre d'environ 80.000 cavaliers et 100.000 hommes à pied. Bajazet, ayant auprès de lui son fils Mustapha, s'était réservé le centre, composé de la fameuse milice des Janissaires, qui s'était couverte de gloire à Kossovo et à Nicopolis. Cette troupe d'élite encadrait les contingents auxiliaires de Syrie et de Mésopotamie, confiés à ses trois autres fils: Moussa, Issa et Mehemed (Mahomet). Tel était l'état des deux armées qui se trouvaient en présence dans la plaine d'Angora, le 20 juillet 1402.

Dès que parurent les - premiers feux de l'aurore, Bajazet et Tamerlan parcoururent à cheval le front de leurs troupes, les exhortant à combattre jusqu'au suprême sacrifice. Après une série d'escarmouches préliminaires, la bataille s'engagea vers dix heures du matin, au nord-est d'Ancyre, à l'endroit précis où Pompée avait écrasé autrefois Mithridate. Très vite, la mêlée devint générale.

«Egalement fanatisées par l'assurance d'obtenir la victoire, nous disent les chroniqueurs persans, les deux armées se ruèrent l'une sur l'autre avec une telle frénésie que la terre apparut comme une mer houleuse, que le soleil fut obscurci par des nuages de poussière, et que les tourbillons des cavaliers hurlants, écumants, déchaînés dans cette tempête, pouvaient faire croire que la terre s'était entrouverte et que les fumées de l'enfer venaient lécher le ciel (8).»

La bataille, croissant encore en intensité, fit rage pendant toute la journée, mettant aux prises environ un million d'hommes, selon les estimations des contemporains (9). Vers le soir, elle tourna à l'avantage des Mongols, après une longue période d'incertitude, durant laquelle les Ottomans, bien qu'inférieurs en nombre, se battirent avec leur acharnement habituel. Finalement, accablée par la chaleur, affaiblie et démoralisée par la défection subite des Turkmènes qui trahirent Bajazet, entraînant à leur suite les contingents auxiliaires de Mésopotamie, l'armée turque fut mise en déroute.

Malgré sa vaillance, malgré les exploits de la cavalerie croate commandée par le roi Etienne, qui se surpassa au point de provoquer l'admiration de Tamerlan, elle dut céder pas à pas le terrain, laissant plus de 40.000 morts dans la plaine. Bajazet eut plusieurs chevaux tués sous lui. «Il demeura jusqu'à la nuit, seul au milieu de sa fidèle garde de Janissaires qui se faisaient tuer sur place, plutôt que de reculer. Quand il ne resta presque plus personne autour de lui, il comprit que sa gloire venait de sombrer sur ce champ de carnage, il se décida à prendre la fuite, avec sa suite et ses trésors (10).»

Poursuivi par les Mongols, il fut bientôt rattrapé, fait prisonnier, et amené devant son vainqueur, les mains liées derrière le dos.

«L'entrevue entre les deux hommes fut dramatique. Après un moment de silence, pendant lequel ils semblèrent encore se défier, Bajazet, couvert de poussière et de sueur sous ses magnifiques habits fripés, l'œil mauvais, le cœur débordant de haine, ne put cacher le profond désarroi de son âme. Et Tamerlan ne put réprimer un sursaut de joie en voyant paraître l'illustre vaincu, traîné de force devant lui comme un voleur dont il venait de briser la puissance en moins d'une journée (11)».

Bajazet prisonnier
Bajazet prisonnier de Tamerlan

Tamerlan commença par traiter le captif avec courtoisie (12). Toutefois, comme le Sultan cherchait sans cesse à s'enfuir, il le fit voyager dans une litière grillée, qui ressemblait fort à une cage de fer. Fou de rage et d'orgueil blessé, Bajazet ne put supporter longtemps cette humiliation. Blasphémant contre la Providence, il mourut huit mois plus tard à Akchéhir, emporté par une attaque d'apoplexie (9 mars 1403).

VI

S'étant ainsi débarrassé de son adversaire le plus dangereux, Tamerlan traversa l'Asie Mineure en une cavalcade triomphale mettant toute la contrée à feu et à sang. Le 1er décembre 1402, il arriva devant Smyrne, qu'il investit aussitôt.

La place était tenue par les chevaliers de Rhodes, sous le commandement de leur grand maître, frère Guillaume de Mune. Tamerlan les somma de lui payer tribut et de se convertir à l'Islam, sous peine de subir les horreurs de la guerre. Guillaume de Mune repoussa cet ultimatum avec mépris, alerta les chrétiens de Chypre et de Rhodes, supplia les puissances occidentales de venir rapidement à son secours et se prépara à repousser l'assaut.

La ville, protégée de trois côtés par la mer paraissait inexpugnable. Le seul côté qui la rattachât au continent était coupé par un large fossé. Sa garnison, composée en majeure partie par des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem était forte et nombreuse. Tamerlan, ayant examiné attentivement la situation de la place, comprit que ses efforts seraient vains, aussi longtemps que les assiégés pourraient recevoir des renforts et des vivres par mer. Pour investir Smyrne complètement, il fallait couper ses voies d'accès maritimes. Mais comment faire? L'armée mongole n'avait pas de bateaux...

Stimulé par la difficulté, Tamerlan conçut un projet dont l'audace remplit ses contemporains de stupeur. Il fit construire, tout autour des murailles baignées par les eaux du golfe, un gigantesque échafaudage soutenu par d'énormes pieux. A mesure que l'ouvrage avançait, ces galeries suspendues au-dessus de la mer étaient recouvertes de planches, sur lesquelles les Mongols clouaient des peaux de bêtes, afin de se protéger contre les feux des assiégés.

Guillaume de Mune et ses chevaliers commencèrent par observer ces travaux avec un sourire dédaigneux, convaincus que les Mongols ne parviendraient jamais à les mener à bonne fin. Mais ils commencèrent à déchanter quand ils s'aperçurent qu'en moins de quatre jours, la moitié de l'ouvrage était déjà terminée. Ils mirent alors tout en œuvre pour le détruire, mais les pionniers de Tamerlan achevèrent leur travail, malgré les quartiers de roc et les averses de feu et de plomb fondu que les assiégés déversaient sur eux.

Bataille navale
Bataille navale

On était à la mi-décembre. Des pluies diluviennes firent espérer à Guillaume de Mune que ses ennemis ne pourraient supporter les rigueurs de la saison. C'était mal connaître les Mongols! Sous un ciel noir, dans la tempête, sous des rafales d'eau, bravant les feux liquides, les résines, l'huile bouillante, le soufre enflammé, ils attaquèrent du côté de la mer les fortifications, qu'ils firent sauter après les avoir sapées et s'introduisirent dans la place.

Ils envahirent tout, véritable foule hurlante, déchaînée, incendiant les maisons, pénétrant dans les églises pour égorger ceux qui s'y réfugiaient. «Pendant huit jours, Smyrne connut l'enfer. Partout passa la mort. Tout fut rasé et anéanti. Hommes, femmes, enfants morts, jonchèrent, plus nombreux que les pavés, le sol de la cité. Smyrne ne fut plus qu'un monceau de ruines fumantes, qu'un immense charnier d'où émergeaient, comme d'habitude, les sinistres pyramides faites de crânes entassés (13).»

pyramide cranes

Durant toute la durée du siège. les puissances européennes avaient perdu un temps précieux en querelles de préséance et en disputes oiseuses. Huit jours après la chute de la ville, une flotte de vaisseaux chrétiens apparut enfin au large apportant à Guillaume de Mune des renforts désormais inutiles. En s'approchant des côtes les vigies s'étonnèrent de ne plus rien apercevoir des tours, des clochers, des murailles qui indiquaient jusque-là. l'emplacement de la ville.

Tamerlan envoya une carraque au-devant des navires chypriotes; et lorsqu'elle fut arrivée auprès d'eux, les Mongols, quittant leurs rames, jetèrent aux Roumis, en guise de boulets, les têtes des chevaliers chrétiens fraîchement décapités. Les vaisseaux de l'escadre occidentale firent aussitôt demi-tour et reprirent le chemin du large. Ce fut tout. En les regardant s'éloigner, Tamerlan répéta à ses Emirs la parole du Coran: «Ainsi, ils auront tous le sens de la mort!»

La prise de Smyrne mettait. le conquérant mongol en possession de toute l'Asie Mineure. Mais celui-ci, se désintéressant soudain de ses conquêtes anatoliennes, repartit pour la Mongolie et disparut à l'horizon avec toutes ses armées. Quelle raison motiva ce revirement subit? Un caprice? Une révolte intérieure des tribus asiatiques? Le désir de tourner à présent sa force contre la Chine? Les historiens en discutent encore et les causes de sa décision étrange demeurent inexpliquées.

Toujours est-il qu'arrivé à Samarkand, Tamerlan leva une nouvelle armée, forte de 300.000 hommes, et se mit en marche vers l'est. «En plein hiver, par un froid abominable qui gelait les jambes des chevaux dès que les colonnes de cavalerie faisaient halte, il quitta Samarkand pour Pékin - douze cents lieues à franchir, avant d'atteindre seulement la Grande Muraille (14).» Bien qu'âgé seulement de soixante-neuf ans, Tamerlan était usé par un demi-siècle de luttes ininterrompues. Il n'alla pas très loin. A Otrar, dernière ville du Khorassan, le 18 février 1405, tandis que la tempête mugissait autour de sa tente, l'empereur mongol, terrassé par la fièvre, convoqua ses généraux et leur fit part de ses dernières volontés. Puis il ferma les yeux et fit route vers un domaine «où ni les armées, ni les trésors, ni le trône ne sont plus d'aucun secours (15)».

Mort de Tamerlan
Mort de Tamerlan

VII

Ce fut - comme bien l'on pense -, avec un soupir de soulagement que les peuples du Proche-Orient apprirent la mort subite de Tamerlan. La Turquie était sauvée. Mais dans quel état pitoyable ne sortait-elle pas de la tourmente! Tout était à refaire. Le pouvoir des Sultans n'existait plus. De l'œuvre entreprise par Ertogrul et ses successeurs il ne restait que des lambeaux.

Car Tamerlan après avoir anéanti l'empire de Bajazet, avait pris toutes les mesures pour l'empêcher de se relever: Il avait restauré solennellement tous les Emirats secondaires, détruits dix ans plus tôt par le vainqueur de Nicopolis. Tous ceux dont Bajazet s'était approprié les terres, avaient repris leurs biens. Le domaine ottoman en Asie se trouvait réduit à la Phrygie septentrionale, à la Bithynie et à la Mysie, maigre héritage que les fils de Bayézid se disputaient comme des loups (16). Parmi les cinq héritiers possibles du trône, Mustapha avait disparu sur le champ de bataille; Moussa était prisonnier de Tamerlan et ne devait être libéré qu'après la mort de ce dernier; Suleïman s'était réfugié à Andrinople; Issa était resté à Brousse, et Méhémet à Amassia. Après une série de combats désordonnés,au cours desquels Issa, Suleïman et Moussa trouvèrent successivement la mort (17), Méhémet demeura seul maître de ce qui restait de la Turquie, et c'est lui que la nomenclature officielle des souverains ottomans enregistre comme le successeur de Bajazet, sous le nom de Méhémet Ier Tchelebi (18).

Mausolee
Mausolee de Tamerlan

NOTES
1 - La ville actuelle de Nikopol.
2 - Colonel Lamouche : Histoire de la Turquie, p. 32.
3 - A.Kesh : Dans le désert d'Asie centrale, le 7 mai 1336.
4 - René Grousset: L'Empire des Steppes, p. 531.
5 - Albert Champdor: Tamerlan, pp. 188-190.
6 - Voir : Ibn Séoud, ou la naissance d'un royaume, chap. IX, «Cette gloire que fut Bagdad.»
7 - Albert Champdor: Tamerlan, p; 195 et s.
8 - Zafir Nameh. IV, 11-15. Arabchâh, 182.
9 - Ibid.
10 - Albert Champdor, op. cit., pp. 200-201.
11 - Id. Ibid.
12 - René Grousset: L'Empire des steppes, p. 531. Un des fils de Bajazet, Moussa, était également parmi les prisonniers.
13 - Albert Champdor: op. cit., pp. 206-208.
14 - Maurice Percheron: Les Conquérants d'Asie, pp. 189-190.
15 - Zafir Nameh.
16 - Albert Champdor: Tamerlan, p. 210.
17 - Issa en 1404, Suleïman en 1410 et Moussa en 1413.
18 - C'est-à-dire «Le Seigneur».

Benoist mechain mustapha kemal
Source : Benoist-Méchain : Mustapha Kémal

Pour en savoir plus :
Jacques_Benoist-Méchin


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