Témoignage

Henry Bardies

AVENTURES FARFELUES

 

La blonde du parc Monceau

Depuis l'âge de 13 ans je vis une aventure étrange. L'année où cela débuta, je m'en souviens très bien, j'étais en 5e au Collège de mon quartier lorsque, un matin, en classe, le proviseur m'interpelle:
- Henry Bardies !
- Présent!
- Que faisiez-vous hier matin à l'angle nord de la Place de la Concorde vers dix heures du soir ? Près de l'Hôtel de Crillon ? Avec une fille plutôt mauvais genre. Boulotte et blondasse...
- Mais, Monsieur, rien. Je ne pouvais pas être là-bas puisque, attendez, vous dites hier? Eh bien je vous le jure, je n'ai pas quitté mon studio, je... je suis allé aux toilettes afin de...
Mes camarades s'esclaffèrent joyeusement. J'entendis dix commentaires murmurés dans mon dos:
- Henry pissait!
- Bardies faisait sa grosse!
- L'affreux payait ses impôts!
- L'ignoble Henry secouait le baobab!
- Papi Bardies étranglait le molosse!
- Ça suffit Bardies! Vous viendrez me voir après les cours!
Quelques semaines plus tard nous nous trouvions à Megève en classe de neige. Nous étions plusieurs dizaines d'élèves joyeux, turbulents, accompagnés de moniteurs débordés et de professeurs excédés.
En classe, le premier matin, à l'appel de mon nom je levai la main et regardai Monsieur Bouvier en souriant. Il me fixa, l'oeil sévère et me dit:
- Henry, que faisiez-vous à minuit hier soir au bar du Tagada avec une fille blonde plutôt légèrement vêtue ? Une entraîneuse...?
Je tombais des nues!
- Au bar? bafouillai-je sous les lazzi de mes camarades mis en joie!
- M'sieur! Il picolait!
- C'est un ivrogne!
- Il baisait une fillette!
- Il sifflait une roteuse!
- Il draguait la poufiasse!
- Henry violait une naine!
- Silence! cria le Prof.
- Ç,a va barder, Bardies ! ricana la classe en choeur
Rougissant, je répétai bêtement:
- Au bar?
- Bardies, vous viendrez me voir après le cours!
Durant toute la leçon de français je me demandais bien ce qui m'arrivait! La veille à minuit, j'étais dans mon lit, en train de dormir à poings fermés.
André Jammet, mon camarade de chambre pouvait en témoigner! Nous n'avions pas bougé de la nuit!
Après le cours, dans le bureau du proviseur, je passai pour un fieffé menteur! Deux personnes au moins m'avaient vu boire du génépi au Tagada, le bar de l'Hôtel dont nous occupions une des dépendances. J'eus beau jurer que ce n'était pas vrai, que ce n'était pas moi, que je devais avoir un sosie, je vis bien qu'on ne me croyait pas.

La troisième fois

Ce fut durant les vacances de Pâques. Rentrant à la maison après m'être promené librement tout l'après-midi dans Paris, avoir visité les Invalides, le Musée Rodin et flâné à Saint-Germain-des-Prés, je trouvai mes parents réunis dans le salon comme pour un conseil de famille. Il y avait même tante Agathe que je détestais cordialement et qui me le rendait bien. Mon père d'ordinaire très cool me prit à parti d'un air sévère:
- Henry, que faisais-tu cet après-midi au Parc Monceau avec cette traînée?
Là encore je tombais des nues.
- Je ne suis pas allé au parc Monceau depuis plus d'une semaine.
- Tu mens! Tante Agathe t'a vu. Tu embrassais une fille. Elle avait au moins dix ans de plus que toi ! Plutôt mauvais genre... une grue ! 
J'étais ulcéré!
- C'est elle qui ment.
Pan! La gifle s'abattit sur ma joue sans prévenir.
Je grommelai:
- C'est pas juste, j'étais à Saint-Germain cet après-midi, tout seul !
Je fus puni, envoyé au lit sans dessert. Je me sentis très vexé d'entendre ma mère que j'adorais dire aux deux autres que je devenais "sournois"!
Tout de même, dans ma tête d'enfant, je fis le rapprochement entre cet incident et ceux de l'école. Aussi décidai-je d'aller, dès le lendemain, rôder au Parc Monceau pour retrouver ce mystérieux inconnu qui se faisait passer pour moi et dont je ne doutais pas un instant qu'il ne fût mon sosie!
A peine avais-je franchi la grille qu'une grande fille boulotte qui semblait m'attendre, perchée sur de hauts talons, me prit dans ses bras et m'embrassa sur la bouche. Je trouvais cela dégoûtant et je regardais, apeuré, honteux, autour de moi. Mais personne ne semblait faire attention à nous. L'inconnue était guère plus grande que moi. Plutôt jolie. Mais  très entreprenante. J'étais très embêté!
Je détournai la tête, m'essuyai les lèvres du dos de la main et m'insurgeai:
- Que me voulez-vous? Je ne vous connais pas!
La jeune fille me toisa, se mit à rire aux éclats et me dit:
- Eh bien Henry si tu ne me connais pas après la journée que nous avons passée ensemble et nos folies de la nuit! Tu sais, tu fais très bien l'amour! On recommencera, dis? Je suis libre ce soir!
Rouge comme une tomate, j'ouvris tout grands mes yeux et la bouche, totalement dépassé.
- Moi ? vous... hier? balbutiai-je.
Complètement paniqué je pris mes jambes à mon cou et m'enfuis, plantant là la jolie inconnue.
Ce qui me tracassait le plus c'est qu'elle m'avait appelé par mon prénom alors que je ne la connaissais ni "des lèvres ni des dents" comme dirait notre gardienne. Vraiment, je le jure, je n'avais jamais vu cette fille auparavant.

Quelques semaines plus tard

Là, ce fut encore plus grave. Le patron du magasin de photo qui se trouve dans notre rue et à qui mes parents confient tous leurs travaux vient interpeller ma mère pendant que j'étais en classe et prétend qu'il m'a surpris en train de chaparder une caméra vidéo dans sa boutique!
Le soir venu, mon père mis au courant de l'affaire, m'administra pour la première fois de ma vie une correction carabinée, malgré mes pleurs et mes dénégations.
Trois jours plus tard, après consultation du proviseur et du directeur de mon collège, ma mère me conduisit chez le Docteur Cohen, psychiatre, pour m'examiner plus à fond. On ne me communiqua pas les conclusions de ce spécialiste qui me posa tout un tas de questions avant de s'enfermer dans son cabinet avec ma mère pour une longue délibération.
Cela dura ainsi tout au long de mon adolescence. Cinq ou six fois par an un nouvel incident venait perturber mon existence. Bien que je fusse bon élève, je devins renfermé, communiquai moins facilement avec mes camarades et plus du tout avec mes parents qui me considéraient comme un mythomane.
Je passai d'un psychiatre à l'autre, passai des heures dans le cabinet de psychalalystes ou de neurologues. On parla de dédoublement de la personnalité, de schizophrénie.

Période punk 

Je changeai de coiffure, portai des vêtements excentriques, j'eus même une courte période punk à laquelle mes parents mirent fin très vite en m'envoyant durant trois ans dans un internat spécialisé pour enfants difficiles. Là, à intervalles réguliers cela recommençait, on prétendait m'avoir vu ici et là. Et c'était toujours à un moment où je me trouvais seul que l'on me voyait ailleurs. Personne ne pouvait donc témoigner de ma bonne foi.
Je sortis de cette institution, bac en poche mais plus renfermé que jamais, taciturne et complètement asocial.
Je me brouillai peu à peu avec mes meilleurs amis, pour des bêtises, de soi-disant rendez-vous ratés ou autres billevesées.
J'obtins de mes parents de poursuivre mes études à l'étranger. Je m'installai en Angleterre où personne ne me connaissait. Mais cela recommença là-bas aussi. J'avais beau avoir un caractère assez fort, je finis par craquer le jour où ma petite amie du moment me quitta sous le prétexte que j'avais couché avec sa meilleure amie. Ce qui n'était pas vrai! Elle jurait m'avoir vu sortir avec elle, la bécoter au cinéma. Elle assura même nous avoir suivis jusque à l'hôtel où nous aurions passé la nuit!

Changement d'air 

Après ma licence de philo je changeai de pays, me rendis en Californie où, tout en poursuivant mes études je m'installai dans un ashram où une trentaine de disciples s'initiaient à la méditation et à la discipline zen sous la houlette de Sar Daishimi un gourou renommé.
Cette vie saine, frugale me fit du bien et ce fut, tout naturellement que je m'ouvris un jour de mon problème à notre vénérable maître. Sayo Daishimi ne s'étonna pas du tout à l'énoncé de mes aveux. Il m'expliqua que mon karma avait dû être perturbé dans une vie antérieure par un acte répréhensible. Il me dit aussi que je traînerai durant toute ma vie actuelle ce double, sans que je puisse jamais m'en débarrasser. Mais, si je vivais en communauté, dans le zazen, avec sagesse et loyauté, je retrouverais la paix dans une vie future.

Je fuis la solitude

Depuis je m'y suis fait. Je fuis la solitude au maximum car les apparitions de mon double ne surviennent qu'à l'instant où je me trouve seul. Mais je me rends compte que plus j'évite les imprudences et que ma vie s'assagit, plus les incidents deviennent violents. On dirait que mon sosie veut me provoquer.
Sa dernière apparition d'ailleurs me fut fatale. Dix témoins m'ont vu mettre le feu à l'ashram et même le témoignage de Sayo Daishimi ne put empêcher que l'on ne m'arrête et l'on ne m'emprisonne.
J'attends ma condamnation avec sérénité
Seul dans ma cellule, je jeûne et je médite depuis dix jours, refusant toute nourriture pour atteindre au satori, cette illumination intérieure qui me prouvera que je suis sur la bonne voie! La voie du salut. Mais je me souviens tout de même avec émotion de la grosse fille blonde du Parc Monceau qui me roulait des pelles en me prenant pour un autre !

J'étais son double

Quelle ne fut pas ma surprise ce matin lorsque un gardien amena un autre prisonnier dans ma cellule. Yrneh Seidrab arrêté la nuit dernière pour meurtre et vol à main armée me ressemble comme deux gouttes d'eau. Et je sus, nous sûmes, dès le premier regard qui nous étions. J'étais son double et il était le mien! Le jour où Yrneh Seidrabfut condamné à mort, M. Sayo Daishimi vint me rendre visite. Il me consola en me disant que je verrais bientôt la fin de mes tourments.
Le jour de l'exécution d'Yrneh Seidrab, à l'heure même où il passait sur la chaise, j'ai senti tout à coup comme une immense libération. Tout mon être s'est trouvé plus léger. Il me sembla que je troquais enfin la vile et lourde défroque humaine contre le voile translucide d'un pur esprit. Malgré les longs mois de prison qu'il me reste à accomplir, je me sens enfin libre.
Libre pour de nouvelles aventures et de nouvelles conneries ! Bravo Papy (A suivre)

 

 

Henry Bardies - Quelque part en France
© Marc Schweizer 26 juillet 2000


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