Will Durant demande & Bertrand Russell : Quelle est la signification ou la valeur de la vie humaine ?


WILL DURANT
Quelle est la signification ou la valeur de la vie humaine ?


Le 8 juin 1931, Will Durant adresse une lettre à Bertrand Russell
que celui-ci reprend dans son autobiographie.


Will Durant – Bertrand Russell

Cher comte Russell

Voudriez-vous un instant interrompre votre vie active et jouer avec moi le jeu de la philosophie ?

Dans mon prochain livre je tente d'affronter une question que notre génération, peut-être, plus que toute autre, semble toujours prête à poser, sans jamais pouvoir y répondre : Quelle est la signification ou la valeur de la vie humaine ?

Jusqu'à présent la question n'a guère été traitée que par des théoriciens, depuis Akhenaton et Lao-Tseu jusqu'à Bergson et Spengler. Il en est résulté une espèce de suicide intellectuel : la pensée, du fait même de son développement, semble avoir détruit le prix et le sens de la vie.

Le progrès et l'extension croissante du savoir, pour lesquels tant de réformateurs et d'idéalistes ont fait des vœux, semblent n'avoir apporté à leurs dévots – et par contagion, à beaucoup d'autres – qu'un désenchantement qui a presque brisé le ressort de notre espèce.

Des astronomes nous ont dit que les affaires humaines ne représentent qu'un moment dans la trajectoire d'un astre ; des géologues, que la civilisation est un précaire intermède entre des âges glaciaires ; des biologistes, que toute vie est guerre, lutte pour l'existence entre individus, groupes, nations, alliances et races ; des historiens que le progrès est une illusion dont la gloire est vouée à une décadence inéluctable ; des psychologues, que la volonté et le mot sont les instruments impuissants de l'héridité et du milieu, et que l'âme jadis incorruptible, n'est qu'une incandscence momentanée du cerveau.

La Révolution Industrielle a détruit le foyer, la vieille morale et, peut-être (par la stérilisation de l'intelligence) l'espèce même. L'amour est réduit par l'analyse à une congestion physique et le mariage devient une commodité physiologique temporaire à peine supérieure à la promiscuité. La démocratie a dégénéré en une corruption telle qu'on n'en avait pas connu depuis la Rome de Milon ; et nos rêves juvéniles d'une utopie socialiste s'évanouissent au spectacle, que donne, jour après jour, l'insatiable cupidité des hommes.

Toute invention fortifie les forts et affaiblit les faibles, tout nouveau mécanisme supplante l'effort humain et multiplie les horreurs de la guerre.

Dieu qui était autrefois la consolation de notre brève existence et notre refuge dans le deuil et l'adversité s'est apparemment retiré de la scène ; aucun télescope, aucun microscope ne le redécouvrent.

La vie est devenue, dans cette vision totale qu'est la philosophie, une pullulation fiévreuse d'insectes humains sur la terre, un eczéma planétaire qui pourrait bientôt être radicalement guéri ; elle ne comporte aucune certitude sinon la défaite et la mort – sommeil qui, semble-t-il, ne comporte pas de réveil.

Ceci nous amène à conclure que la plus grande erreur dans l'histoire de l'humanité a été la découverte de la vérité. Elle ne nous a pas libérés, sauf des illusions qui nous consolaient et des contraintes qui nous préservaient ; elle ne nous a pas rendus heureux, car la vérité n'est pas belle et ne méritait pas d'être si passionnément poursuivie.

Quand nous la regardons maintenant, nous nous étonnons de notre hâte à la découvrir. Car tout se passe comme si nous nous étions retiré toutes les raisons d'exister à l'exception du plaisir de l'instant et du banal espoir d'un lendemain.

Telle est l'impasse où nous ont amenés la science et la philosophie. Moi qui ai adoré la philosophie pendant tant d'années, je m'en détourne maintenant pour revenir à la vie elle-même, et je m'adresse à vous comme à un être qui a vécu aussi bien qu'il a pensé, pour que vous m'aidiez à comprendre. Peut-être le verdict de ceux qui ont vécu diffère de celui des hommes qui n'ont fait que penser.

Daignez me consacrer un moment pour me dire quel est pour vous le sens de la vie, si la religion est pour vous de quelque secours, ce qui vous fait aller de l'avant, quelles sont les sources de votre inspiration et de votre énergie, quel est le but ou le ressort de votre labeur, où vous trouvez vos consolations et votre bonheur, où réside en dernière analyse votre bien suprême.

Écrivez brièvement, si vous ne pouvez pas faire autrement ; écrivez à loisir et longuement si cela vous est possible ; car chaque mot de vous me sera précieux.

Sincèrement
Will Durant
PS - Copie de cette lettre est adressée aux présidents Hoover et Mazaryk ; aux Très Hon. Ramsay MacDonald, Lloyd George, Winston Churchill et Philip Snowden ; M. Aristide Briand, Signori Benito Mussolini, G. Marconi et G d'Annunzio ; Madame Curie, Miss Mary Garden et Miss Jane Adams ; Dean Inge ; M. Josef Stalin, Igor Stravinsky, Léon Trotzsky, M. K Gandhi, Rabindranath Tagore, Ignace Paderwski, Richard Strauss, Albert Einstein, Gerhardt Hauptmann, Thomas Mann, Sigmund Freud, G.B. Shaw, H.G.Wells, John Galsworthy, Thomas Edison, Henry Ford, et Eugène O'Neill.

Le but recherché est purement philosophique. Néanmoins j'espère qu'il n'y aura pas d'objection à ce que je cite des extraits des réponses que j'aurai reçues dans mon livre à paraître Sur le sens de la vie, dont un chapitre essaiera de rendre compte de l'attitude à l'égard de la vie des plus éminents parmi les hommes et les femmes de notre époque.

 

Réponse laconique de Bertrand Russell
20 juin 1931

Cher Mr Durant,

J'ai le regret de vous dire que pour le moment je suis trop occupé pour être convaincu que la vie ait un sens quelconque, et que, dans ces conditions, je ne vois pas le moyen de répondre intelligemment à votre questionnaire.

Il ne me semble pas que nous puissions émettre un jugement sur les résultats engendrés par la découverte de la vérité, attendu que jusqu'à présent on n'en a découvert aucune.

Sincèrement vôtre
Bertrand Russell

Will Durant (1885-1981) écrivain américain, fut un historien prestigieux et un philosophe dont près de vingt millions d'exemplaires de ses livres ont été vendus dans le monde. Cet homme discret et de grand talent nous laisse une œuvre immense qui n'a pas vieilli et qui doit beaucoup à la collaboration de son épouse Ariel.

Bertrand Russell (1872-1970), par contre, est une des grandes figures médiatisées du monde intellectuel du XXe siècle. Mathématicien, féministe, philosophe, moraliste, antimilitariste, pédagogue et homme politique, il a touché en toute liberté et en toute indépendance à tous les domaines en vogue en son temps.

Dommage que nous ne connaissions pas les réponses des autres destinataires !!! Sans doute, un internaute curieux les retrouvera un jour.

 

Lire absolument : Bertrand Russell : Autobiographie


Haut de page
         Appel de Bourron          Paul Léautaud         Marie Noël