ALBERT EINSTEIN
(1879-1955)


 
Comment je vois le monde
« L'imagination est plus importante que le savoir »

Combien curieuse est la situation de nous autres enfants de la terre !

Chacun est là pour une courte visite. Il ne sait pas pourquoi, mais il croit parfois le sentir. Mais on sait du point de vue de la vie journalière, sans réfléchir davantage, qu'on est là pour les autres hommes – tout d'abord pour ceux dont le sourire et le bien-être sont les conditions entières de notre propre bonheur, ensuite aussi pour la multitude des inconnus, au sort desquels nous lie un lien de sympathie.

Chaque jour, je pense bien des fois que ma vie intérieure et extérieure repose sur le travail des hommes vivants et sur celui des hommes déjà morts, que je dois m'efforcer de donner dans la même mesure que j'ai reçu et que je reçois encore.

J'éprouve le besoin d'être sobre, et j'ai souvent le sentiment accablant que je demande au travail de mes semblables plus qu'il n'est nécessaire.

J'ai le sentiment que les différences de classe sociale ne sont pas justifiées et qu'elles ne reposent en fin de compte que sur la violence.

Je crois aussi qu'une vie extérieure simple et modeste est bonne pour chacun, pour le corps et pour l'esprit.

Je ne crois point du tout à la liberté de l'homme dans le sens philosophique. Chacun agit non seulement sous la contrainte extérieure, mais aussi conformément à une nécessité intérieure.

La pensée de Schopenhauer : « L'homme peut certes faire ce qu'il veut, mais il ne peut pas vouloir ce qu'il veut. », m'a vivement pénétré depuis ma jeunesse et a toujours été pour moi une consolation et une source inépuisable de tolérance dans le spectacle des duretés de la vie dont j'avais à souffrir.

Cette connaissance adoucit d'une manière bienfaisante le sentiment de responsabilité, qui produit facilement un effet paralysant, et fait que nous ne nous prenons pas nous-mêmes ni les autres trop au sérieux ; elle conduit à une conception de la vie qui laisse en particulier une place à l'humour.

Se préoccuper du sens ou du but de sa propre existence, ainsi que de celles des créatures en général, m'a toujours paru, au point de vue objectif, absurde. Et cependant tout homme a, d'autre part, certains idéaux qui dirigent son effort et son jugement. Dans ce sens, le plaisir et le bonheur ne m'ont jamais apparu comme une fin en soi (j'appelle aussi cette base morale l'idéal du troupeau de cochons).

Les idéaux qui brillaient devant moi et m'ont continuellement rempli d'un joyeux courage de vivre ont été le bien, la beauté et la vérité. Sans le sentiment d'être en harmonie avec ceux qui ont les mêmes convictions que moi, sans la poursuite de l'objectif, de ce qui est éternellement inaccessible dans le domaine de l'art et de la recherche scientifique, la vie m'aurait paru vide. Les buts banaux que poursuit l'effort humain : la possession de biens, le succès extérieur, le luxe, m'ont paru dès mes jeunes années méprisables.

Mon sens ardent de la justice et d'obligation sociale était toujours en opposition singulière avec un absence prononcée de besoin d'attachement direct aux hommes et aux communautés humaines.

Je suis un véritable solitaire « Einspänner », qui n'a jamais appartenu de tout cœur à l'État, au pays natal, au cercle des amis et pas même à la famille dans le sens étroit du terme, mais qui a toujours éprouvé à l'égard de toutes ces liaisons un sentiment jamais affaibli de leur être étranger et le besoin de solitude, un sentiment qui s'accroît encore avec l'âge. On éprouve vivement, mais sans regret, la limite de l'entente et de l'accord avec les autres hommes.

Un tel homme perd certes une partie de sa candeur et de son insouciance, mais il est en échange largement indépendant des opinions, des habitudes et des jugements de ses semblables, et n'est pas tenté d'établir son équilibre sur une base aussi peu solide.

Mon idéal politique est l'idéal démocratique. Chacun doit être respecté dans sa personne et nul ne doit être idolâtré. C'est une ironie du sort que les hommes aient témoigné à mn égard beaucoup trop d'admiration et de vénération, sans qu'il y ait de ma faute ou que je l'aie mérité.

Cela pourrait bien provenir du désir irréalisable pour beaucoup, de comprendre les quelques idées que j'ai trouvées, dans une lutte sans relâche, avec mes faibles forces.

Je sais certes fort bien que pour réaliser une organisation quelconque, il est nécessaire qu'un seul pense, ordonne et porte en gros la responsabilité.

Mais ceux qui sont commandés ne doivent pas être contraints, ils doivent pouvoir choisir les chefs.

Un système autocratique de coercition dégénère, à mon avis, en peu de temps. Car la violence attire toujours les hommes moralement inférieurs, et c'est à mon avis une loi que les tyrans de génie ont comme successeurs des coquins.

C'est pour cette raison que j'ai toujours été un ardent adversaire de systèmes tels que nous voyons aujourd'hui régner en Italie et en Russie.*

* L'Allemagne ni le Japon ne figurent encore dans ce texte dont la première version fut publiée avant 1930 et traduite de l'allemand, comme les suivantes, par Maurice Solovine.

Einstein et Rabindranath Tagore

Ce qui a discrédité la forme démocratique qui existe dans l'Europe actuelle ne doit pas être attribué à l'idée démocratique fondamentale, mais au défaut de stabilité des chefs de gouvernement et au caractère impersonnel du mode de scrutin.

Mais je crois que les États-Unis de l'Amérique du Nord ont trouvé, sous ce rapport, la véritable voie : ils ont un président responsable élu pour un laps de temps assez long, qui a assez de pouvoir pour porter effectivement la responsabilité.

J'apprécie, par contre, dans notre système politique, la sollicitude plus étendue pour l'individu en cas de maladie ou de besoin.

Dans les rouages de l'humanité, ce n'est pas l'État qui m'apparaît comme véritablement précieux, mais l'individu créateur et sensible, la personnalité : c'est elle seule qui crée ce qui est noble et sublime, tandis que la foule reste stupide de pensée et hébétée de sentiments.

Ce sujet m'amène à parler de la pire des créations grégaires, de l'armée, que je déteste.

Si quelqu'un peut avec plaisir marcher en rangs derrière une musique, je le méprise : ce n'est que par erreur qu'il a reçu un cerveau, puisque la moelle épinière lui suffirait tout à fait.

On devrait faire disparaître le plus rapidement possible cette honte de la civilisation. Avec quelle force je hais l'héroïsme sur commande, les voies de fait stupides et le patriotisme détestable !

Combien ignoble et méprisable me paraît la guerre ! J'aimerais mieux me laisser couper en morceaux que de participer à une action aussi misérable ! Malgré cela, je pense tant de bien de l'humanité que je crois que ce fantôme aurait déjà depuis longtemps disparu, si le bon sens des peuples n'était pas systématiquement corrompu, au moyen de l'école et de la presse, par les intéressés du monde des affaires et du monde politique.

La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le côté mystérieux de la vie. C'est le sentiment fondamental qui se trouve au berceau de l'art et de la science véritables.

Celui qui ne le connaît pas et ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise, est pour ainsi dire mort et ses yeux sont éteints. L'expérience intime du mystérieux – même mêlée de crainte – a aussi créé la religion.

Savoir qu'il existe quelque chose qui nous est impénétrable, connaître les manifestations de la raison la plus profonde et de la beauté la plus éclatante, qui ne sont accessibles à notre entendement que dans leurs formes les plus primitives, cette connaissance et ce sentiment constituent la vraie religiosité ; c'est dans en sens, et seulement en ce sens, que j'appartiens aux hommes profondément religieux.

Je ne peux pas me figurer un dieu qui récompense et punisse les objets de sa création et qui enfin possède une volonté de même espèce que celle que nous expérimentons en nous-mêmes.

Je ne veux pas et ne peux pas non plus concevoir un individu qui survive à sa mort corporelle ; libre aux âmes faibles de se nourrir, par peur ou par égoïsme ridicule, de pareilles idées.

Le mystère de l'éternité de la vie me suffit et la conscience et l'intuition de la construction admirable de l'être, ainsi que l'humble effort de comprendre une parcelle, si minime soit-elle, de la raison qui se manifeste dans la nature.

Du sens de la vie
Quel est le sens de notre vie ? Quel est le sens de la vie des êtres vivants en général ? Savoir donner une réponse à cette question, cela signifie qu'on est religieux. Tu demandes : « Cela a-t-il donc généralement un sens de poser cette question ? »

Je réponds : « Celui qui a le sentiment que sa propre vie et celle de ses semblables sont dépourvus de sens est non seulement malheureux, mais il est à peine capable de vivre. »

La vraie valeur d'un homme
On détermine la vraie valeur d'un homme, en notant, en premier lieu, à quel degré et dans quel sens il est arrivé à se libérer du Moi.
De la richesse
Je suis fermement convaincu que toutes les richesses du monde ne pourraient faire avancer l'humanité, même si elles se trouvaient entre les mains d'un homme qui fût aussi dévoué que possible au progrès.

Seul l'exemple de personnalités grandes et pures peut conduire aux nobles conceptions et aux nobles actions. L'argent attire l'égoïsme et entraine irrésistiblement à en faire un mauvais usage.

Pourrait-on se représenter Moïse, Jésus ou Gandhi équipé du sac d'argent de Carnegie ?

Communauté et personnalité

Quand nous réfléchissons à notre existence et à notre effort, nous nous apercevons vite que presque toutes nos actions et tous nos désirs sont liés à l'existence d'autres hommes.

Nous remarquons que, selon toute notre nature, nous ressemblons aux animaux qui vivent en commun. Nous mangeons des aliments produits par d'autres hommes, nous portons des vêtements que d'autres hommes ont fabriqués et nous habitons des maisons que d'autres hommes ont construites.

La plus grande part de ce que nous savons et croyons nous a été communiquée par d'autres hommes, au moyen d'une langue créée par d'autres.

Notre faculté de penser serait, sans le langage, bien misérable, comparable à celle des animaux supérieurs, de sorte qu'il nous faut vouer que l'avantage que nous avons en première ligne sur les animaux est dû à la vie en communauté humaine.

L'individu laissé seul depuis sa naissance, resterait, dans ses pensées et ses sentiments, primitif et semblable à l'animal, dans une mesure que nous pouvons difficilement nous représenter.

* Voir la curieuse expérience de Frédéric II : Frédéric

Ce que l'individu est et ce qu'il signifie, il ne l'est pas tellement en tant que créature individuelle, mais en tant que membre d'une grande communauté humaine, qui dirige son existence matérielle et morale de la naissance jusqu'à la mort.

La valeur d'un homme pour sa communauté dépend en première ligne de la mesure dans laquelle ses sentiments, ses pensées, ses actes sont appliqués à l'avancement de l'existence des autres hommes.

Nous avons l'habitude de désigner un homme comme bon ou méchant, selon son attitude sous ce rapport. Au premier abord, il semblerait que seules les qualités sociales d'un homme déterminent le jugement qu'on porte sur lui.

Et cependant, une telle conception ne serait pas exacte. Il est facile de reconnaître que tous les biens matériels, intellectuels et moraux, que nous recevons de la société, nous viennent, au cours d'innombrables générations, d'individualités créatrices.

C'est un individu qui a trouvé autrefois l'usage du feu, un individu qui a trouvé la culture des plantes alimentaires, un individu qui a inventé la machine à vapeur.

C'est l'individu seul qui peut penser et, de cette manière, créer de nouvelles valeurs pour la société, et même d'établir de nouvelles règles morales, conformément auxquelles se déroule la vie de la société.

Sans personnalités créatrices, pensant et jugeant individuellement, le développement supérieur de la société est aussi peu concevable que le développement de la personnalité individuelle sans le terrain favorable de la communauté.

Une société saine est donc liée aussi bien à l'indépendance des individus qu'à leur intime liaison sociale.

On a dit avec beaucoup de raison que la civilisation gréco-européenne et américaine en général, particulièrement la floraison de la culture de la Renaissance italienne, qui s'est substituée à la stagnation du Moyen-Âge en Europe, repose sur l'affranchissement et l'isolement relatif de l'individu.

Portons maintenant nos regards sur le temps où nous vivons. Quel est l'état de la société, de la personnalité ?

La population des pays civilisés est, par rapport aux temps anciens, extrêmement dense ; l'Europe héberge aujourd'hui approximativement trois fois autant d'humains qu'il y a cent ans. Mais le nombre d'hommes capables d'exercer la fonction de chef a diminué hors de proportion.

Il n'y a que peu d'hommes qui soient, par leurs facultés créatrices, connus des masses. L'organisation a, dans une certaine mesure, remplacé les hommes capables d'être chefs, surtout dans le domaine de la technique, mais aussi, à un degré très sensible, dans le domaine de la science.

La pénurie d'individualités se fait remarquer d'une manière particulièrement sensible dans le domaine de l'art. La peinture et la musique ont nettement dégénéré et leur résonance dans le peuple s'est grandement affaiblie.

En politique, non seulement il manque des chefs, mais l'indépendance intellectuelle et le sentiment du droit chez le citoyen ont profondément baissé. L'organisation démocratique et parlementaire que suppose une telle indépendance a été ébranlée dans beaucoup de pays.

Des dictatures sont nées et tolérées, parce que le sentiment de la dignité et du droit de la personnalité n'est plus suffisamment vivant.

Dans un pays quelconque, les journaux peuvent, en deux semaines, porter la foule incapable de discernement à un tel état de fureur et d'excitation que les hommes sont prêts à s'habiller en soldats pour tuer et se faire tuer, en vue de permettre à des intéressés quelconques de réaliser leurs buts indignes.

Le service militaire obligatoire me paraît être le symptôme le plus humiliant du manque de dignité personnelle dont notre humanité civilisée souffre aujourd'hui.

En corrélation avec ce fait, il ne manque pas de prophètes pour prophétiser la chute prochaine de notre civilisation.

Je n'appartiens pas à ces pessimistes, mais je crois en un avenir meilleur. Je voudrais encore brièvement motiver ce ferme espoir.

Les phénomènes de la décadence actuelle sont, à mon avis, dus au fait que le développement de l'économie et de la technique, a très aggravé la lutte des hommes pour l'existence, de sorte que le libre développement des individus a subi un grave dommage.

Mais le progrès de la technique exige de l'individu pour satisfaire aux besoins de la collectivité de moins en moins de travail. Une répartition méthodique du travail devient de plus en plus une nécessité impérieuse, et cette répartition conduira à une sécurité matérielle des individus.

Mais cette sécurité, avec le temps libre et la force qui resteront disponibles pour l'individu, peut être favorable au développement de la personnalité. De cette manière, la communauté peut de nouveau s'assainir, et nous voulons espérer que les historiens futurs interprèteront les maladies sociales de notre temps comme des maladies infantiles d'une humanité plus élevée, occasionnées purement et simplement par une trop rapide allure de la marche de la civilisation.

L'État et la conscience individuelle
Il existe une très vieille question : comment l'homme doit-il se comporter quand l'État lui prescrit des actes et que la société attend de lui une attitude que sa conscience rejette comme injustes ?

La réponse est facile : tu es complètement dépendant de la société dans laquelle tu vis. C'est pourquoi tu dois te soumettre à ses prescriptions. Tu ne peux pas être rendu responsable d'actes qui sont accomplis sous une contrainte irrésistible.

Il suffit seulement d'exprimer cela d'une manière claire pour remarquer combien une telle conception est en opposition avec le sentiment normal de la justice. La contrainte extérieure peut en un certain sens atténuer la responsabilité de l'individu, mais non pas la supprimer. A l'occasion du procès de Nuremberg, on a considéré ce point de vue pour ainsi dire comme tout à fait naturel.

Ce qu'il y a de moralement précieux dans nos institutions, nos lois et nos mœurs, vient des manifestations du sentiment de justice d'innombrables individus. Les institutions, dans le sens moral, sont impuissantes si elles ne sont pas appuyées et soutenues par le sentiment de responsabilité d'individus vivants.

L'effort de réveiller et d'appuyer le sentiment de responsabilité morale des individus est, par conséquent, un service important rendu à la collectivité.

Dans notre temps, les représentants des sciences et les ingénieurs sont chargés d'une responsabilité morale particulièrement grande, étant donné que le développement des instruments militaires d'anéantissement massif appartient au domaine de leur activité.

C'est pourquoi la création d'une « Société pour la responsabilité sociale dans la science » me paraît répondre à un véritable besoin. Une telle union facilite à l'individu, par la discussion des problèmes, de surmonter tous les obstacles pour arriver à un jugement indépendant sur le chemin qu'il doit choisir. Un secours mutuel est en outre impérieusement nécessaire à tous ceux qui se trouvent dans une situation difficile, par le fait qu'ils suivent la voix de leur conscience.

Le Bien et le Mal
Il est juste en principe que l'on doive témoigner le plus d'affection à ceux qui ont le plus contribué à l'ennoblissement des hommes et de la vie humaine. Mais si l'on demande en outre quelle sorte d'hommes ils sont, on se heurte à des difficultés qui ne sont pas ordinaires.

En ce qui concerne les chefs politiques, et même les chefs religieux, il est le plus souvent fort difficile de savoir s'ils ont fait plus de bien que de mal. Je crois, par conséquent, très sérieusement qu'on sert le mieux les hommes en les occupant à une noble chose, par quoi on les ennoblit indirectement.

Ceci s'applique en premier lieu aux maîtres de l'Art, mais aussi, en second lieu aux savants. Il est vrai que les résultats de la recherche n'ennoblissent pas et n'enrichissent pas l'homme, mais bien l'effort vers la compréhension, le travail intellectuel productif et réceptif.

Il serait aussi certainement déplacé si l'on voulait juger la valeur du Talmud d'après ses résultats intellectuels.

Religion et Science
Tout ce qui est fait et imaginé par les hommes sert à la satisfaction des besoins qu'ils éprouvent, ainsi qu'à l'apaisement de leurs douleurs.

Il faut toujours avoir ceci présent à l'esprit si l'on veut comprendre les mouvements intellectuels et leur développement. Car les sentiments et aspirations sont les moteurs de tout effort humain et de toute création, si sublime que soit l'aspect qu'elle nous présente.

Quels sont donc les besoins et les sentiments qui ont conduit l'homme à l'idée religieuse et à la foi dans leur sens le plus étendu ?

Si nous réfléchissons à cette question, nous voyons bientôt que l'on trouve au berceau de la pensée et de la vie religieuse les sentiments les plus divers.

Chez l'homme primitif, c'est avant tout la crainte qui provoque les idées religieuses, crainte de la faim, des bêtes féroces, de la maladie, de la mort.

Comme à cet échelon inférieur les idées sur les relations causales sont d'ordinaire des plus réduites, l'esprit humain nous forge des êtres, plus ou moins analogues à nous, dont la volonté et l'action régissent les événements redoutés.

On pense à disposer favorablement ces êtres en exécutant des actes et en faisant des offrandes qui, d'après la foi transmise d'âge en âge, doivent les apaiser ou nous les rendre favorables. C'est dans ce sens que j'appelle cette religion la religion-terreur.

Celle-ci n'est pas créée, mais du moins stabilisée essentiellement par la formation d'une caste sacerdotale spéciale qui se donne comme l'intermédiaire entre ces êtres redoutés et le peuple, et fonde là-dessus sa position dominante.

Souvent le souverain ou le chef d'Etat, qui s'appuie sur d'autres facteurs, ou encore une classe privilégiée, unit à sa souveraineté les fonctions sacerdotales pour donner plus de stabilité au régime existant ; ou bien il se crée une communauté d'intérêts entre la caste qui détient le pouvoir politique et la caste sacerdotale.

Il y a une deuxième source d'organisation religieuse, ce sont les sentiments sociaux. Père et mère, chefs des grandes communautés humaines, sont mortels et faillibles. L'aspiration ardente à l'amour, au soutien, à la direction, provoque la formation de l'idée divine sociale et morale.

C'est le Dieu-Providence qui protège, décide, récompense et punit. C'est le Dieu qui, selon l'horizon de l'homme, aime et encourage la vie de la tribu, de l'humanité, la vie elle-même, qui est le consolateur dans le malheur, dans les cas d'aspirations non satisfaites, le protecteur des âmes des trépassés. Telle est l'idée de Dieu conu sous l'aspect moral et social.

Dans les Écritures saintes du peuple juif, on peut observer fort bien le développement de la religion-terreur en religion morale, qui se poursuit dans le Nouveau Testament. Les religions de tous les peuples civilisés, en particulier aussi des peuples de l'Orient, sont principalement des religions morales.

Le passage de la religion-terreur à la religion morale constitue un progrès important dans la vie des peuples.

On doit se garder du préjugé qui consiste à croire que les religions des races primitives sont uniquement des religions-terreurs, et celles des peuples civilisés uniquement des religions morales. Toutes ont surtout un mélange des deux, avec, cependant, une prédominance de la religion morale dans les échelons élevés de la vie sociale.

Tous ces types de religions ont un point commun, c'est le caractère anthropomorphe de l'idée de Dieu : il ne se trouve pour s'élever essentiellement au-dessus de cet échelon, que les individualités particulièrement nobles.

Mais, chez tous, il y a encore un troisième degré de la vie religieuse, quoique fort rare dans sa pure expression : je l'appellerai la religion cosmique. Elle est fort difficile à saisir nettement par celui qui n'en sent rien, car aucune idée d'un Dieu analogue à l'homme n'y correspond.

L'individu ressent la vanité des aspirations et des objectifs humains et, par contre, le caractère sublime et l'ordre admirable qui se manifestent dans la nature ainsi que dans le monde de la pensée. L'existence individuelle lui donne l'impression d'une prison, et il veut vivre en possédant la plénitude de tout ce qui est, dans toute son unité et son sens profond.

Dès les premiers échelons du développement de la religion, par exemple dans maints psaumes de David ainsi que chez quelques prophètes, on trouve déjà des approches vers la religiosité cosmique : mais les éléments de cette religiosité sont plus forts dans le bouddhisme, comme nous l'ont appris en particulier les écrits admirables de Schopenhauer.

Les génies religieux de tous les temps ont été marqués de cette religiosité cosmique qui ne connaît ni dogme ni dieu qui seraient conus à l'image de l'homme. Il ne peut donc y avoir aucune Église dont l'enseignement fondamental serait basé sur la religiosité cosmique.

Il arrive par suite, que c'est précisément parmi les hérétiques de tous les temps que nous trouvons des hommes qui ont été imbus de cette religiosité supérieure et ont été considérés par leurs contemporains le plus souvent comme des athées, mais souvent aussi comme des saints.

Considérés à ce point de vue, se trouvent placés les uns à côté des autres des hommes comme Démocrite, François d'Assise et Spinoza.

Comment la religiosité cosmique peut-elle se communiquer d'homme à homme, puisqu'elle ne conduit à aucune idée formelle de Dieu ni à aucune théorie ? Il me semble que c'est précisément la fonction capitale de l'art et de la science d'éveiller et de maintenir vivant ce sentiment parmi ceux qui sont susceptibles de le recueillir.

Nous parvenons ainsi à une conception de la relation entre la science et la religion fort différente de la conception habituelle. On est enclin, d'après des considérations historiques, à tenir la science et la religion pour des antagonistes irréconciliables ; cette idée repose sur des raisons fort compréhensibles.

L'homme qui est pénétré des lois causales régissant tous les événements, ne peut pas du tout admettre l'idée d'un être intervenant dans la marche des événements du monde, à condition qu'il prenne au sérieux l'hypothèse de la causalité. La religion-terreur, pas plus que la religion sociale ou morale, n'a chez lui aucune place.

Un dieu qui récompense et qui punit est pour lui inconcevable, parce que l'homme agit d'après des lois intérieures et extérieures inéluctables et, par conséquent, ne saurait être responsable à l'égard de Dieu, pas plus qu'un objet inanimé n'est responsable de ses mouvement.

On a déjà reproché à la science de miner la morale ; sans aucun doute on a eu tort. La conduite éthique de l'homme doit se baser effectivement sur la compassion, l'éducation et les liens sociaux, sans avoir besoin d'aucun principe religieux.

Les hommes seraient à plaindre s'ils devaient être tenus par la crainte du châtiment et l'espoir d'une récompense après la mort. On conçoit, par conséquent, que les Eglises aient de tout temps combattu la science et poursuivi ses adeptes.

Mais, d'autre part, je prétends que la religiosité cosmique est le ressort le plus puissant et le plus noble de la recherche scientifique. Seul, celui qui peut mesurer les efforts et surtout le dévouement gigantesque sans lesquels les créations scientifiques ouvrant de nouvelles voies ne pourraient venir au jour, est en état de se rendre compte de la force du sentiment qui seul peut susciter un tel travail dépourvu de tout lien avec la vie pratique immédiate.

Quelle joie profonde à la sagesse de l'édifice du monde, et quel désir ardent de saisir, ne serait-ce que quelques faibles rayons de la splendeur révélée dans l'ordre admirable de l'univers, devaient posséder Kepler et Newton pour qu'ils aient pu, dans un travail solitaire de longues années, débrouiller le mécanisme céleste !

Celui qui ne connaît la recherche scientifique que par ses effets pratiques arrive à avoir une conception absolument inadéquate de l'état d'esprit de ces hommes qui, entourés de contemporains sceptiques, ont montré la voie à ceux qui, imbus de leurs idées, se sont ensuite répandus, dans la suite des siècles, à travers tous les pays du monde.

Seul celui qui a consacré sa vie à des buts analogues peut se représenter d'une faon vivante ce qui a animé ces hommes et leur a donné la force de rester fidèles à leur objectif en dépit d'insuccès sans nombre. C'est la religiosité cosmique qui prodigue de pareilles forces.

Un contemporain a dit, non sans raison, qu'à notre époque généralement vouée au matérialisme, les savants sérieux sont les seuls hommes qui soient profondément religieux.

La religiosité et la Recherche
Vous trouverez difficilement un esprit scientifique, fouillant profondément la science, qui ne possède pas une religiosité caractéristique. Mais cette religiosité se distingue de celle de l'homme simple. Pour ce dernier, Dieu est un être dont on espère la sollicitude et dont on craint le châtiment, un sentiment sublimé de même nature que le rapport de l'enfant à son père, un être avec lequel on entretient des rapports personnels, aussi respectueux qu'ils soient.

Mais le savant est pénétré du sentiment de la causalité de tout ce qui arrive. L'avenir n'est pas pour lui moins nécessaire ni déterminé que le passé.

La morale n'est pas pour lui une affaire divine, mais une affaire purement humaine. Sa religiosité réside dans l'étonnement extatique en face de l'harmonie des lois de la nature, dans lesquelles se révèle une raison si supérieure que toutes les pensées ingénieuses des hommes et leur agencement ne sont, en comparaison, qu'un reflet tout à fait futile.

Ce sentiment est le leitmotiv de sa vie et de ses efforts, dans la mesure où il peut s'élever au-dessus de l'esclavage et de ses sentiments égoïstes.

Ce sentiment est indubitablement proche parent de celui dont les esprits religieux créateurs ont été remplis dans tous les temps.

Le Paradis perdu
Encore dans le XVIIe siècle, les savants et les artistes de toute l'Europe avaient été si étroitement unis par un lien idéal commun, que leur coopération était à peine influencée par les événements politiques. L'usage général de la langue latine fortifiait encore cette communauté.

Aujourd'hui nous regardons vers cette situation comme vers un paradis perdu. Les passions nationalistes ont détruit la communauté des esprits et la langue latine qui jadis unissait tous est morte. Les hommes de science, qui sont devenus les représentants des traditions nationales les plus pures, ont perdu le sens de la communauté.

De nos jours, nous nous trouvons devant le fait bouleversant que les hommes politiques, les hommes de la vie pratique, sont devenus les agents de diffusion de la pensée internationale. Ce sont eux qui ont créé la Société des Nations.

Maurice Solovine, Conrad Habicht et Einstein en 1902,
à Berne, au temps de l'Académie Olympia

Du sens de la vie
Éditions Flammarion, 1958
À suivre…

 
 
Haut         Alexis Carrel         Soljénitsyne        Rodolphe Stadler