CIORAN


Émile Cioran (1911-1995)


PRÉJUGÉS ET LIBERTÉ
 
Le Grand Secret
«Les Français furent un grand peuple tant qu'ils eurent de fort préjugés, qu'ils vécurent à l'étroit, et qu'ils amassèrent. L'avarice chez eux fut un signe de grandeur. Ils thésaurisèrent de l'argent, et en même temps des vertus. La paysannerie française est en voie de disparition. C'est un coup fatal porté à la France, qui perd par là même ses réserves, son fonds. Elle ne s'en remettra jamais. L'avarice a été pour elle une sauvegarde.

Ai eu une discussion hier avec une Anglaise sur les préjugés. Elle soutient que ceux de l'Angleterre sont bien pires que ceux de France. Je lui réponds que chaque nation en a et même que ce sont eux qui en assurent la cohésion. Politiquement, c'est la même chose. Que fait un nouveau régime ? Il introduit de nouveaux préjugés aux dépens des anciens. Quand une société n'en a plus, elle s'effondre. Tous ces peuples étaient grands, parce qu'ils avaient de grands préjugés. Ils n'en ont plus. Sont-ils encore des nations ? Tout au plus des foules désagrégées. [...] C'est pourquoi une société s'accommode mieux de la terreur que de l'anarchie.

L'homme fait toujours et nécessairement un mauvais usage de la liberté. De là vient que tous les régimes, qui se fondent sur elle et s'en réclament, sont voués à la ruine. La tyrannie brise ou fortifie l'individu; la liberté l'amollit ou en fait un fantoche. L'homme a plus de chance de se sauver par l'enfer que par le paradis.

Libération, libération Supprimer les interdits, s'en affranchir, c'est très bien, mais ne risque-t-on pas, à ce jeu, d'en arriver un jour où on n'aura plus de quoi se libérer ? Depuis que les sociétés se sont constituées, elles n'ont fait qu'élaborer des interdictions, grâce à quoi elles pouvaient connaître une certaine stabilité: les dieux furent inventés à cet effet.

Une rage de liquidation s'est emparée de l'humanité. Il lui faudra du temps et de la patience pour s'attacher à de nouvelles superstitions. Une trop grande tolérance supprime le rire, puisqu'elle accepte toutes les formes de la dissemblance. Une communauté se consolide dans la mesure où elle est inhumaine, où elle sait exclure... Les primitifs y excellent. Ce ne sont pas eux, ce sont les civilisés qui ont inventé la tolérance, et ils périront par elle. Pourquoi l'ont-ils inventée? Parce qu'ils étaient en train de périr... Ce n'est pas la tolérance qui les a affaiblis, c'est leur faiblesse, c'est leur vitalité déficiente qui les a rendus tolérants.

Les hommes ne peuvent vivre ensemble que dans la mesure où ils acceptent de ne pas faire certaines choses. Ces interdictions sont-elles dans la plupart des cas insensées, ridicules ? Qu'importe ! ce qui compte, c'est qu'elles gênent les individus et leur imposent une discipline. L'anarchie, c'est la suppression des tabous.»

Paris 1968

Confession de Cioran
 
La vie de parasite

La liberté a été ma seule religion dans la vie, l'indépendance, et en premier lieu de ne pas dépendre d'une carrière.

J'ai compris très tôt que la vie n'a de sens que si on parvient à y faire ce que l'on veut. Tout le problème consistait pour moi à sauvegarder ma liberté. J'aurais tout raté si j'avais accepté de travailler dans un bureau pour gagner ma vie.

A Paris, j'ai connu toutes sortes de ratés, des types très bien par ailleurs, très doués, mais à qui le bureau fut fatal.

Le Paris d'avant guerre était la ville idéale pour les ratés; les Roumains, en particulier, y étaient célèbres de ce point de vue. De sorte que j'ai tout fait pour éviter l'humiliation d'une carrière. Et je l'ai évité au prix d'autres humiliations.

J'ai préféré mener une vie de parasite plutôt que d'exercer un métier. Ce principe avait pour moi valeur de dogme. J'en ai pris conscience dès que je suis arrivé à l'étranger. J'ai consenti à une certaine misère rien que pour préserver ma liberté. La vie de parasite, c'est-à-dire la vie paradisiaque - une vie faite de projets non aboutis - m'est apparue comme la seule supportable. (...)


La langue française

La langue française m'a apaisé comme une camisole de force calme un fou. Elle a agi à la façon d'une discipline imposée du dehors, ayant finalement sur moi un effet positif. En me contraignant, en m'interdisant d'exagérer à tout bout de champ, elle m'a sauvé. Le fait de me soumettre à une telle discipline linguistique a tempéré mon délire.

Il est vrai que cette langue ne s'accordait pas à ma nature, mais, sur le plan psychologique, elle m'a aidé. Le français est devenu par la suite une langue thérapeutique.

Je fus en fait moi-même très surpris de pouvoir écrire correctement en français, je ne me croyais vraiment pas capable de m'imposer une telle rigueur.

Quelqu'un a dit du français que c'est une langue honnête; pas moyen de tricher en français. L'escroquerie intellectuelle y est quasi impraticable.

(...) Les Français sont particulièrement négligents, ils ne croient plus en leur langue. Mais moi, le métèque, je l'ai prise très au sérieux, j'ai écrit chacun de mes livres au moins deux fois. Les gens ont probablement saisi le paradoxe: un Balkanique venu chez eux se livrer à des exercices de style. (...)


Beckett

Il avait lu quelque chose de moi. Nous nous sommes connus lors d'un dîner, après quoi nous sommes devenus amis.

A un moment donné, il m'a même aidé financièrement. Vous savez, il m'est très difficile de définir Beckett.

Tout le monde se trompe en ce qui le concerne, en particulier les Français. Tous se croyaient obligés de briller devant lui, or Beckett était un homme très simple, qui ne s'attendait pas qu'on lui lancerait de savoureux paradoxes. Il fallait être très direct, surtout pas prétentieux...

J'adorais chez Beckett cet air qu'il avait toujours d'être arrivé à Paris la veille, alors qu'il vivait en France depuis vingt-cinq ans. Il n'y avait rien de parisien chez lui. Les Français ne l'ont pas du tout contaminé, ni dans le bon ni dans le mauvais sens. Il donnait toujours l'impression de tomber de la Lune. Il pensait s'être un peu francisé, mais ce n'était pas du tout le cas.

Ce phénomène de non-contamination était ahurissant. Il était resté intégralement anglo-saxon, et cela me plaisait terriblement. Il ne fréquentait pas les cocktails, se sentait mal à l'aise en société, il n'avait pas de «conversation», comme on dit. Il n'aimait parler qu'en tête à tête, et il avait alors un charme extraordinaire. Je l'aimais énormément.


Michaux

Michaux est peut-être l'écrivain le plus intelligent que j'ai connu.

C'est curieux comme cet être super-intelligent pouvait avoir des impulsions naïves. Il s'était, par exemple, mis à rédiger des ouvrages quasi scientifiques sur les drogues, et toutes sortes d'histoires de ce genre. Des bêtises.

Et je lui disais: «Tu es écrivain, poète, tu n'es pas obligé de faire une oeuvre scientifique, personne ne la lira.»

Il n'a rien voulu savoir. Il s'est obstiné à écrire des volumes entiers de ce genre, et personne ne les a lus. Il a fait une bêtise sans nom. Il était marqué par une sorte de préjugé scientifique. «Ce que les gens attendent de toi, ce n'est pas de la théorie, mais de l'expérience», lui disais-je.


La mort

Pour moi, l'obsession de la mort n'a rien à voir avec la peur de la mort. La mort m'a intéressé dans la mesure où elle conclut l'histoire d'une folie. Je veux dire par là que la mort est une obsession légitime, elle ne constitue pas un problème parmi d'autres, mais bien le problème, le problème par excellence.

En premier lieu, il ne s'agit pas d'un problème que l'on pourrait résoudre et classer. Ensuite, elle ne se situe pas sur le même plan que les autres, elle les annule tous. Impossible de se dire: «Voilà, maintenant je vais penser à la mort, après quoi je réfléchirai à autre chose.» Ou bien on y pense tout le temps, ou bien on n'y pense pas du tout. (...)


Le fossoyeur de Rasinari

Le fossoyeur était mon ami. C'était un homme très sympathique et il savait que mon plus grand plaisir était de recevoir des crânes. Lorsqu'il enterrait quelqu'un, j'accourais pour voir s'il ne pouvait pas m'en donner un. (É)

Ce qui me plaisait, c'était... c'était de jouer au football avec. J'avais un faible pour les crânes. Aussi, j'aimais bien voir le fossoyeur les déterrer.

- Etait-ce un plaisir morbide ou un jeu innocent ?

- Les deux, je crois. En tout cas, j'aimais jouer au football. Je me souviens, quand je suivais des yeux le crâne qui tournoyait en l'air et que je me précipitais pour l'attraper... C'était plutôt un sport na•f. Je savais qu'il n'était pas permis de jouer au foot avec des crânes, j'étais bien conscient qu'il s'agissait d'une chose anormale. D'ailleurs, je n'en parlais à personne. Pourtant, cela ne relevait pas d'un sentiment morbide, mais procédait plutôt d'une sorte de familiarité avec l'univers de la mort; il y avait la proximité du cimetière, les enterrements. (...)

Extrait d' «Itinéraires d'une vie: Cioran»
de Gabriel Liiceanu.

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De la propriété
"Après avoir dénoncé les ridicules de l'utopie, venons-en à ses mérites, et puisque les hommes s'arrangent si bien de l'état social, et qu'ils en distinguent à peine le mal immanent, faisons comme eux, associons-nous à leur inconscience.

On ne louera jamais assez les utopies d'avoir dénoncé les méfaits de la propriété, l'horreur qu'elle représente, les calamités dont elle est la cause. Petit ou grand, le propriétaire est souillé, corrompu dans son essence : sa corruption rejaillit sur le moindre objet qu'il touche ou s'approprie. Que l'on menace sa fortune, qu'on l'en dépouille, il sera acculé à une prise de conscience dont normalement il n'est guère capable. Pour reprendre une apparence humaine, pour regagner son âme, il faut qu'il soit ruiné et qu'il consente à sa ruine. La révolution l'y aidera. En le rendant à sa nudité primitive, elle l'anéantit dans l'immédiat et le sauve dans l'absolu…" (Cioran Histoire et Utopie)

 
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