Pierre-Barthélémy Gheusi
(1865-1943)
Cinquante ans de Paris

Portrait de P.B. Gheusi par Gustave Brisgand

Croquis et Portraits
Tour à tour journaliste, écrivain, héraldiste, homme de théâtre, homme de peine ou de confiance de quelques hommes influents de la IIIe République, Pierre-Barthélémy Gheusi, toulousain grand teint, a connu, côtoyé et observé d'un œil lucide et gourmand ce petit monde qui se croit grand, ces pantins qui se s'estiment «importants» et dont seules quelques rares personnalités belles, grandes, loyales, intelligentes, émergent du nauséabond bourbier de la société. Gheusi ne s'est d'ailleurs pas fait que des amis au cours de sa longue carrière ! S'il fut un ami de jeunesse de Jaurès, un fervent admirateur du général Gallieni, un collaborateur fidèle de François Coty, Georges Clemenceau par contre ne lui ménagea pas ses coups de griffes.
Augustin Tailhades
Maître héraldiste

« En dehors de nos classes, j'avais pour maître de prédilection un vieillard extraordinaire, ancien professeur de castillan et de philosophie - singulier attelage en notre collège.

Son érudition universelle, sa science, redoutable aux usurpations de la vanité, de toutes les généalogies de la région, ses mots terribles, la verdeur pittoresque, impeccablement gréco-latine, de son vocabulaire rabelaisien en faisaient, sans doute, le plus complet des savants de notre Midi.

À l'école rude, mais lumineuse d'Augustin Tailhades - solitaire jamais oisif, dont j'avais, sans savoir comment, gagné l'affection en disciple élu par lui seul - j'ai entrevu des arcanes insolites, qui auront distrait et singularisé toute mon existence.

Il m'a enseigné l'Art Héraldique, le vrai, le seul digne de ce nom; car il avait inventé pour son étude une méthode à la fois si claire et si précise qu'elle dissipait sans difficulté le fatras, l'obscurité, le pathos inintelligible de tous les traités du blason sans exception qui ont été édités avant lui.

En admettant ma collaboration, dès mon initiation première, à ses travaux, sans précédents depuis la création de la noble et pure Science au douzième siècle, Augustin Taihades, dont je ne suis que l'élève, tout au moins dans les préliminaires et les lois de mes livres sur le Blason, m'a fait le don magnifique d'être, après, mais très au-dessus des P. Ménétrier, des Palliot et des Baron, l'héraldiste le plus consulté et peut-être le plus complet de notre temps, moins indifférent qu'on ne le suppose au prestige historique et à la gloire murée d'une des sciences exactes de la connaissance humaine.

Le bonhomme Tailhades était le sosie vivant de notre Victor Hugo, dont il avait la barbe drue et courte, le front sillonneux, le regard aigu, au point que certain soir, un photographe démuni d'images illustres n'hésita pas à vendre pour d'exceptionnels portraits du poète ceux de notre philosophe. Ils furent gravés par un journal de Toulouse, dans l'article de souvenirs d'un familier d'Hugo qui les déclara «saisissants». (Voir le portrait ci-dessous)

Augustin Tailhades ou Victor Hugo ?

«  Peu importait d'ailleurs à Tailhades, une erreur qui ne le flattait guère : il avait malicieusement, dans les derniers poèmes du burgrave, relevé des vers bizarres. Décortiqués par son terrible esprit critique, ils étaient devenus des balivernes à crever de rire.

Il avait à Hauterive, entrevu l'Occitanienne de Chateaubriand, pendant les soirées de Mme Escande, je crois ; notre professeur d'espagnol y jouait du cor, alors sans pistons, avec une virtuosité proclamée rare jusqu'à Saint-Pons et à Mazamet.

Nous ne nous doutions pas que cette nonagénaire démodée, accoutrée en fée Carabosse de Charles X, avait correspondu avec Chateaubriand, qui parle d'elle, à mots couverts, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, ni que je serais, après une rencontre inespérée avec sa petite-fille, l'éditeur de leur secret littéraire dans un journal de Paris, classé alors parmi les premiers.

Augustin Tailhades a laissé des manuscrits inestimables et quelques éditions rarissimes, annotées par lui.

Par malheur j'étais loin de sa vieille demeure quand il s'y est éteint. Je suis arrivé trop tard pour sauver d'une dispersion sacrilège les trésors que je connaissais bien. On les a vendus, au poids du papier, à l'on ne sait quel brocanteur ignorant. J'en ai fait une maladie.

Quelques épaves de ce naufrage imbécile sont venues à Paris. J'ai pu, longtemps après sa mort, en récupérer chez des revendeurs quelques fascicules. Il y a là surtout une grammaire castillane sans rivale possible. En cent pages d'une clarté vivante, le puissant auteur d'une méthode selon son lumineux esprit y expose son enseignement : il avait fait dans le pays, des élèves extraordinaires. Il faut que cette grammaire voie le jour.

La vieillesse laborieuse de ce savant ignoré - et il l'avait voulu - jugeait les êtres et les choses sans indulgence, mais aussi sans colère. On redoutait surtout sa terrible mémoire. Dans un pays entiché de noblesse à tout prix, il décervelait, en quelques dates, les faux anoblis et connaissait tous les méfaits, ridicules et, d'ailleurs, inoffensifs, de la « savonnette à vilains ». Il m'a fait là quelques ennemis en me contant leurs origines prolétaires.

Je me souviens qu'un des plus hauts seigneurs de la région, le plus arrogant, le plus irréductible sur le chapitre des « mésalliances », aimait à se vanter qu'il descendait d'un croisé notoire, enseveli dans l'ombre de la mosquée d'Omar, à Jérusalem.

Blasons

Il portait fièrement le nom de ce paladin. Personne ne se fût avisé de le contredire, si, en présence d'une insolence plus directe du glorioleux, Tailhades n'eût été amené à rompre son indifférence et à lui écrire :

- Vous m'aviez fait demander une consultation sur les émaux de votre blason et je ne vous avais pas répondu. Voici pourquoi, confidentiellement. Vous portez le nom d'un croisé féodal, enterré, en effet à Jérusalem ; mais il y est mort sans postérité. Votre a•eul avait le nom roturier le plus répandu dans le pays. Il l'a troqué contre celui du chef des hobereaux du Languedoc à la Croisade,, en telle année, grâce à l'ignorance crasse, servile aussi, d'un scribe municipal de village et d'un curé complaisant. Votre grand'mère était une enfant trouvée, abandonnée dans une église, vous savez où. Vous n'êtes ni noble, ni robin, ni apparenté à un notable d'autrefois. Vous avez pris un blason célèbre, mais vous l'avez chargé d'attributs qui, mieux dessinés, attesteraient qu'un de vos ascendants a été roué en place de Grève pour fausse monnaie.

Je vous en prie, mon cher « marquis », ne vous occupez pas de ma personnalité, vilaine depuis des siècles : vous m'obligeriez à publier tout ceci.

Le brillant suzerain ne souffla plus mot et se le tint pour dit. Mais il n'a renoncé à aucune de ses prétentions généalogiques et il a caché au fond d'un armoire, gaufrée de ses Armes fausses, la notice dictée par A. Tailhades et où j'avais transcrit :

Calcul de Newton
« Qui oserait demander à la noblesse la pureté du sang ? Nous n'avons jamais vu de généalogie qui eût quelque authenticité sans solution de continuité. Quand même il s'en trouverait, ce qui est possible puisque nous sommes tous fils de quelqu'un, examinons si le descendant d'un noble né en 1100 a vraiment de quoi s'enorgueillir, en 1889, de son origine et quelle part lui revient du « sang pur » de son ancêtre.

Pour compter largement, supposons que chacun est père - ou mère - à trente-cinq ans. De 1100 à 1889, il y a 789 ans, qui divisés par 35, donnent 22 générations. Restent dix-neuf ans pour l'âge du très haut et très pur rejeton.

Or un fils appartenant par moitié à la famille du père et par moitié à la famille de la mère, si le père né en 1100 est représenté par un, son fils, qui n'a que la moitié de son sang, le sera par un demi, son petit-fils par un quart, son arrière-petit-fils par un huitième, et ainsi de suite jusqu'à la vingt-deuxième génération, qui sera représentée par un sur deux millions quatre-vingt-dix-sept mille cent cinquante-deux - plus d'un million d'hommes! plus d'un million de femmes !

On ne peut se refuser à admettre dans un tel nombre une proportion normale de traîtres, de misérables et d'indésirables.

Quelle logique y aurait-il donc à prétendre que, plus le foyer est éloigné, plus grand est l'éclat de la race ? Les femmes ayant apporté aussi leur contingent dans la descendance glorieuse - un million quarante-huit mille cinq cent soixante-seize filles d'Ève! - il suffit qu'une seule ait été infidèle pour faire tomber d'un coup notre calcul à zéro. »

Il est, d'ailleurs, assez comique de constater que ce raisonnement d'un grand homme n'a pas convaincu les Américains. S'ils ont renoncé, après cette démonstration, à créer chez eux une noblesse héréditaire pour perpétuer le souvenir des héros de leur indépendance, ils vénèrent les lignées de ceux que notre armorial met en contact avec eux ; et il n'y a pas si longtemps que les riches héritières de leur pays tenaient à broder d'un vieux blason d'Europe la taie de leur oreiller conjugal et l'argenterie de leurs dîners.

***

Madame de Thèbes
Célèbre voyante de la Belle-Époque

Madame de Thèbes (1845-1916)
1908 - « Je suis allé, ce soir-là, dîner avec Mme de Thèbes, dont l'intelligence et le bon sens ne se trompaient guère : c'était le meilleur de sa chiromancie extra-lucide :

- Ma foi ! dit-elle sans regarder à la loupe les lignes de ma main, je ne vous vois pas fonctionnaire encadré, civilisateur de noirs ou de jaunes, gratteur de sables du coq gaulois, pas même chef d'une colonie intéressante. Le théâtre vous tient et vous gardera comme Paris. Dites oui à tout le monde et n'en faites qu'à votre gré. […]

- Prenez garde ! Clemenceau est contre vous, me prévint-elle en riant.

- Où avez-vous vu cela ?

- Je l'ai déchiffré dans la main de ses filles et dans son aversion pour Pedro Gailhard. »

***

Georges Clemenceau
(1841-1929)

Georges Clemenceau

1929 - « Clemenceau disparaît à quatre-vingt-huit ans, trop tard pour sa gloire : s'il était mort le jour de l'armistice, il n'aurait pas perdu la Guerre après avoir galvanisé la victoire. C'était un homme de main et non un chef d'État. Il est un des fondateurs parmi nous du régime de Haine qui nous divise. »
 
Pierre-Barthélémy Gheusi (1865-1943) 
Cinquante ans de Paris

Pierre-Barthélémy Gheusi

 
 
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