ALBERT SCHWEITZER

 

 

  Dr Jean-Pierre Willem et Dr Albert Schweitzer (1955)


 

SOUVENIRS DE MON ENFANCE
 
Le Grand Secret

Les idées qui déterminent le caractère et la vie d'un homme existent en lui, de façon mystérieuse, dès sa naissance. Au sortir de l'enfance, elles commencent à bourgeonner. Lorsque naît en son âme l'enthousiasme pour le vrai et le bien, la floraison s'épanouit et les fruits nouent. Dans le développement ultérieur, la grande chose est de conserver le plus possible des fruits que l'arbre promettait au printemps.

Je suis convaincu que notre effort de la vie entière doit viser à conserver à nos pensées et nos sentiments leur fraîcheur juvénile. Cette conviction fut en tout temps pour moi une source de bons conseils. Instinctivement j'ai toujours veillé à ne pas devenir ce qu'on appelle un homme mûr.

L'expression de «mûr» appliquée à l'homme m'a toujours inspiré et m'inspire encore un vague malaise. Mon oreille y perçoit des dissonances douloureuses; maturité me semble synonyme d'appauvrissement, de déchéance, d'usure intellectuelle et morale. Le spectacle que nous offre d'ordinaire un homme mûr, c'est une raison faite de désillusions et de résignation. On se modèle l'un sur l'autre en abandonnant l'une après l'autre les pensées et les convictions qui furent chères au temps de la jeunesse. On croyait au triomphe de la vérité; on n'y croit plus. On avait foi dans les hommes; on a perdu sa foi. On croyait au bien; on n'y croit plus. On était zélé défenseur de la justice; zèle éteint. On avait foi dans la bonté et la tolérance; on n'y croit plus. On était capable d'enthousiasme : c'est fini. Pour naviguer plus sûrement à travers écueils et tempêtes, on a jeté du lest, on a précipité par-dessus bord des biens dont on jugeait pouvoir se passer; mais c'étaient des provisions de bouche, la réserve d'eau. On navigue plus léger, mais vers la famine et l'inanition.

Dans ma jeunesse, j'ai entendu, entre adultes, des conversations qui m'étreignaient le cœur d'une indéniable tristesse. Ils reconnaissaient dans leur idéalisme d'autrefois et leurs capacité d'enthousiasme des biens précieux qu'ils auraient dû conserver. Mais en même temps il leur semblait nécessaire de les avoir abandonnés.

La peur me saisit alors de me voir, un jour, réduit à regarder mon passé avec la même tristesse. Je résolus de ne pas me soumettre à la tragique nécessité de devenir un homme raisonnable. A ce vœu, qui n'était presque que bravade d'adolescent, j'ai essayé de conformer ma vie.

Les adultes se complaisent trop volontiers dans la triste mission de préparer la jeunesse à ne voir qu'illusions dans tout ce qui élève et ensoleille son âme. Une expérience plus profonde de la vie tient un autre langage à l'inexpérience juvénile. Elle la conjure de garder intactes, la vie durant, les idées qui l'enthousiasment. L'idéalisme juvénile a raison, voilà ce que confirme l'homme fait; c'est un trésor qu'il ne faut échanger contre rien au monde.

Si l'idéal, dans son conflit avec la réalité, est généralement écrasé, cela ne signifie nullement qu'il doive capituler d'avance, mais bien que notre idéal manque de force, et cela parce qu'il n'est pas pur ni assez fortement enraciné en notre cœur.

La force de l'idéal est incalculable. A regarder une goutte d'eau, on n'y voit trace de force. Mais qu'elle pénètre dans une fissure de rocher et s'y congèle, elle fera sauter le rocher. Que le feu la vaporise, et elle mettra en branle la plus puissante machine. Il s'est opéré en elle un changement qui a activé la force interne.

Il en est de même de l'idéal. Les idéaux sont des pensées; tant qu'ils restent à l'état de pensées, leur force interne demeure inopérante, même lorsqu'ils sont accompagnés du plus vif enthousiasme et de la plus profonde conviction. Leur force ne devient opérante qu'au moment où ils s'incorporent en un être humain aux sentiments épurés.

La maturité à laquelle nous devons tendre consiste à devenir, au prix d'efforts continus, de plus en plus véridiques, de plus en plus purs, de plus en plus pacifiques, de plus en plus débonnaires, de plus en plus indulgents, de plus en plus miséricordieux. Pour y parvenir, consentons à tous les renoncements. A cette fournaise le fer malléable de l'idéalisme juvénile se change en l'acier inaltérable de l'idéalisme conscient.

La sagesse suprême, c'est de voir clairement la cause des désillusions. Tout événement est le résultat d'une force spirituelle; assez forte, elle produit le succès; trop faible, elle cause l'échec. Mon amour est-il impuissant? C'est qu'il y a encore trop peu d'amour en moi. Suis-je sans force contre la fausseté et le mensonge qui règnent autour de moi? Cela prouve que je ne suis moi-même pas encore assez véridique. Me faut-il assister aux tristes intrigues de la jalousie et de la malveillance? Cela vient de ce que je ne suis pas encore affranchi de toute petitesse et de toute jalousie. Ma débonnaireté est-elle mal comprise et raillée? Cela signifie qu'il n'y a pas encore assez de débonnaireté en moi.

Le grand secret consiste à traverser la vie avec une âme intacte. Ce secret n'est à la portée que des gens qui, négligeant les hommes et les faits, se replient sur eux-mêmes en toute circonstance et cherchent en eux-mêmes la raison de chaque événement.

Celui qui travaille à son propre perfectionnement ne risque pas de voir s'évanouir son idéalisme. Il voit en lui-même se réaliser la puissance de ces idées-forces: le vrai, le bien. Si les résultats de l'action qu'il voudrait exercer au-dehors sont insuffisants à son gré, il n'ignore plus que son action est proportionnée au degré de son perfectionnement intérieur. Seulement, le résultat ne s'est pas encore produit ou manifesté. Si la force existe, elle agit.

Aucun rayon de soleil ne se perd. Mais la verdure qu'il éveille a besoin de temps pour germer, et il n'est pas toujours accordé au semeur de voir la moisson. Toute action féconde est un acte de foi.

L'expérience de la vie que les adultes doivent transmettre aux jeunes ne se formule donc point: «La réalité se chargera bien de ruiner votre idéalisme...» ; mais bien plutôt: «Que votre idéal s'incorpore si bien à vous que la vie ne puisse vous le ravir !»

Si les hommes devenaient en réalité ce qu'ils sont à quatorze ans en possibilité, que le monde serait différent !

Je suis de ceux qui ont tenté de conserver juvéniles leurs pensées et leurs sentiments, et j'ai lutté contre les démentis de l'expérience pour garder intacte ma foi au bien et au vrai. A notre époque, où la violence, sous le masque du mensonge, occupe, plus menaçante que jamais, le trône du monde, je n'en reste pas moins convaincu que la vérité, l'amour, l'esprit pacifique, la douceur, la bonté sont des forces supérieures à toute force. C'est à elles que le monde appartiendra, pourvu qu'un nombre suffisant d'hommes gardent dans leur âme et pratiquent dans leur vie, avec pureté et constance, l'esprit de charité, de vérité, de paix et de douceur.

Toute violence a en soi sa limite. Car elle enfante la violence contraire qui tôt ou tard l'égalera ou la surpassera. La débonnaireté, au contraire, agit par des moyens simples et continus. Elle n'engendre pas de résistance paralysante. S'il en existe, elle la dissipe, comme elle dissipe méfiances et malentendus. Elle se fortifie elle-même, en suscitant la bonté. C'est pourquoi elle constitue la force la plus intense et la mieux appropriée. Toutes les semences de bonté qu'un homme répand dans le monde, lèveront un jour dans le cœur et la pensée des autres hommes. C'est de notre part coupable négligence, que de ne pas oser inaugurer résolument le régime de la bonté.

Pauvres fous, nous voudrions soulever la masse pesante sans nous servir du levier qui centuple la force !

Quelle profondeur dans le mot paradoxal du Christ: «Heureux les débonnaires, car ils posséderont la terre !»

Strasbourg, février 1924

 

 
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