Marino Zermac
Une vie sans importance

 
Emil Benz en 1925

 
III
Militant et Vagabond

216 - La Sicile de Giuliano (1948-49)

Deux ou 3 ans après Amalfi, une nouvelle escapade en Italie me laisse un souvenir impérissable. Ce fut un jeune professeur du Collège Calvin qui organisa ce voyage fantastique. Trajet Genève-Naples via Rome en train, puis embarquement à bord d'un navire poste jusqu'à Messine, en passant par les îles Lipari. Pour la plupart d'entre nous, c'était notre première véritable traversée maritime.

Assis, à califourchon sur nos bagages, sous les palmiers pousséreux du quai de Naples, dans l'attente de l'embarquement à bord du bateau-poste, nous voilà assiégés par une nuée de vendeurs à la sauvette, de mendiants, de changeurs, amusants filous, roublards, insistants et de plus en plus pressants.

Malgré les mises en garde de notre professeur, quelques camarades échangèrent naïvement leur argent de poche en vrais billets de banque suisses contre des liasses de lires italiennes, imprimées par les Américains sur le modèle du dollar, toutes de même grandeur.

Le premier billet portait une valeur faciale de dix mille et tous les autres de cent lires! Une belle arnaque classique en ces lieux.

Nous étions tous très excités à l'idée de monter à bord d'un vrai navire de haute mer. Pour ma part je ne connaissais que les bateaux à roue des lacs suisses.

La traversée fut mémorable. Le passage entre Capri et la presqu'île de Sorrente nous laissa éblouis et pantois. Puis, à la tombée du jour, un coucher de soleil fabuleux nous enchanta. Je me souviendrai longtemps du cri des mouettes, du chant des baleines expulsant leur jet d'eau, du ballet des dauphins qui accompagnèrent notre navire.

Un dîner pantagruélique nous attendait, tel qu'il était de tradition d'en servir jadis à bord des paquebots.

Comme la mer se levait, la plupart des passagers furent malades. Pour les rescapés dont j'étais, ce fut une mémorable bamboche sévère, arrosée de vins capiteux.

Un peu éméchés, le dernier carré des fêtards alla inventorier les ressources du navire, bouteille à la main. A un moment donné, nous nous retrouvons à quatre sur la dunette. Avec mes amis della Santa et Badrutt nous entraînons dans l'expédition Sandra, une mignonne italienne laissée sans surveillance par des parents mis à mal par le roulis et qui "dégobillaient" tripes et boyaux.

A un moment donné, nous nous retrouvons les pieds empêtrés dans des filins qui, à chaque sollicitation un peu brusque, faisaient gémir une lugubre sirène.

L'équipage alerté par ce signal de détresse inattendu nous fit la chasse et nous délogea avec une fermeté dénuée de toute brutalité.

Éruption du Stromboli
La nuit tombée, une lune immense se leva, peignant d'argent les innombrables poissons volants traversant le ciel, dont quelques-uns venaient mourir sur le pont du navire. Vers trois heures du matin, loin vers le Sud, une lueur insolite damna le pion à la lune. C'étaient les flammes du Stromboli, volcan de près de mille mètres de haut, qui crachait ses flammes. En nous approchant des îles éoliennes vers lesquelles nous nous dirigions, la vision de cette montagne noire couronnée de feu, devint grandiose. Bien sûr, ceux que le mal de mer épargnait n'ont pas fermé l'œil de la nuit.

J'étais de ceux-là et pour contempler plus commodément ce fabuleux spectacle je m'installai avec Sandra sous la bâche protectrice d'un canot de sauvetage. Malgré l'inconfort que nous offrait le plancher de bois verni de l'embarcation, nous avons néanmoins délicieusement fait l'amour dans ce magnifique décor, le cri des mouettes venant couvrir les gémissements furtifs et les plaintes de nos corps en fièvre.

Au cours de la matinée le bateau fit escale dans les principales îles Lipari, chargeant des voyageurs, des ballots de marchandises, des poules vivantes, des chèvres et des bourricots. A Vulcano nous avons visité le port d'une beauté à la fois africaine et orientale et admiré l'élégance de ces femmes voilées transportant sur leurs têtes d'incroyables fardeaux. C'est sur cette île que fut tourné l'inoubliable film-culte qui révéla le talent de Massina...

Ayant franchi sans encombre les deux écueils légendaires de Charybde et Scylla, nous admirons sur une mer calmée, la pêche acrobatique au thon à laquelle se livrent des gamins. Perchés, un long harpon à la main au sommet des mâts de leurs frêles esquifs qui roulent bord sur bord sur la houle, ils guettent souvent pendant des heures le passage du gros poisson qui fera leur fortune. Après cette belle traversée, Messine transpirant sous la chaleur lourde, nous parut terne.

San Domenico Palace de Taormina
Un car nous attendait, et le soir nous connûmes le privilège de dormir au San Domenico Palace de Taormina, l'un des hôtels les plus renommés du monde.

Dans cet après-guerre désargenté le tourisme balbutiait, l'hôtel encore peu fréquenté. Notre cohorte d'adolescents venus d'une Suisse mythique, privilégiée, comme tombés d'une autre planète, y fut accueillie avec les mêmes égards qu'une famille de milliardaires.

Nous nous promenions de salon en salon, "bluffés" par tant de luxe : plafonds peints, meubles de style, tableaux de haute époque, tables au décor époustouflant. Les magnifiques jardins en terrasse, ornés de massifs de fleurs aux couleurs exubérantes, peuplés de statues antiques, de vasques de marbre ou de porphyre où murmurait un minuscule jet d'eau furent pour l'Helvète mal dégrossi que j'étais alors, un souvenir rare.

Seule la présence de quelques touristes américains débraillés et bruyants, dont le sans-gêne détonnait dans ce palace feutré, permettait de faire tourner l'établissement en attendant le retour d'une clientèle digne de lui que la guerre avait fait fuir.

Il est vrai que je ressentais cela davantage que d'autres camarades habitués à des demeures bourgeoises, ou à des hôtels quatre étoiles comme mon ami Badrutt, un des héritiers de la dynastie palacière grisonne.

Le dîner servi par des serveurs en gants blancs, dans une vaisselle étincelante à laquelle je n'étais guère habitué, me laissa une impression profonde. Jamais je n'oublierai le décor somptueux de cette grande salle à manger donnant l'impression de surplomber la mer d'un bleu intense, où se balançaient quelques barques de pêcheurs.

Pour l'épate, je profitai du luxueux papier à lettres armorié de l'hôtel mis à la disposition de la clientèle, pour écrire à la famille et aux amis. Je quittai d'ailleurs l'hôtel en emportant le stock de papier à lettres, enveloppes gravées comprises, pour frimer encore un peu.

Quelques années plus tard, je composerai sur ces feuilles à en-tête de faux certificats de travail qui me permettront d'accéder à des emplois que j'estimais dans mes compétences: aide-cuisinier, guide touristique, chef de rang. Mais aussi, "précepteur privé de S.E. le duc Amadeo Ultramonti..." afin de flatter l'orgueil d'un petit bourgeois enrichi cherchant un latiniste pour son cancre de fils...

J'avais pour ce voyage, emprunté à mes parents sans le leur dire, une caméra Pathé-baby à manivelle. Je passai beaucoup de temps à filmer mes camarades et le paysage bien que je ne disposasse au départ que d'une seule pellicule trop vite remplie. Après, il me fallut bien "faire semblant", pour ne pas perdre la face auprès des copains.

Le lendemain, lorsque le car emprunta l'étroite route en lacets permettant de rejoindre la route de Catane, j'admirai la virtuosité et la foi superstitieuse du chauffeur qui, avant chaque virage, claxonnait deux fois puis, lâchant son volant, embrassait la médaille de St Christophe suspendue au rétroviseur tout en égrenant quelques grains de l'un des six chapelets de buis.

Après notre découverte du Stroboli en éruption la vue de l'Etna beaucoup plus haut mais trop sage ne nous épata guère.

Cette visite d'une Sicile éternelle, non polluée par le tourisme et l'industrie, nous permit d'observer des scènes d'un autre âge, aujourd'hui impensables.

Deux mille cinq cents ans après son apogée, cinq ans après la Seconde guerre mondiale, les vignerons comme jadis leurs ancêtres, foulaient aux pieds le raisin dont ils faisaient mûrir le vin naturellement, sans adjonction de soufre, dans d'énormes dame-jeannes.

Une couche d'huile d'olives protégeait le vin contre l'oxydation de l'air. Seule concession à la modernité, une boîte de conserve retournée avait remplacé la gangue de pierre protégeant le goulot de la dame-jeanne des rats. En effet, ces rongeurs se montraient assez malins pour venir ronger les bouchons de liège afin de siphonner l'huile protectrice à l'aide de leur longues queues.

Dans la campagne, le blé était toujours semé à la main, dans un champ labouré au soc de chêne (rarement de fer) de la charrue tirée par un cheval ou un bœuf, et guidée à main d'homme. La récolte se faisait à la faucille, les épis battus au fléau libéraient le grain que l'on triait au van...

Les tailleurs de lave sur les pentes de l'Etna, travaillaient comme deux mille ans auparavant, avec des marteaux de bois et des coins de pierre dure.

Dans les latomies, vastes carrières des faubourgs de Syracuse* qui servaient jadis de prison, où croupirent les Athéniens chassés de la ville avant d'être vendus comme esclaves, vivaient encore, au milieu du vingtième siècle des populations troglodytes, dépendant des riches propriétaires des latifundia, personnes humaines maintenues en quasi esclavage.

Mais, ce qui nous stupéfia le plus, ici comme à Rome, c'est de retrouver à chaque pas, grandeur nature, les merveilles auxquelles nous avaient fait rêver nos livres et nos cours d'histoire. La sensation de vivre à l'époque grecque et romaine. De côtoyer Eschyle, Pindare, Archimède qui s'illustrèrent dans cette ville.

Je me souviens de mon émotion à la vue du temple d'Apollon, de la Fontaine d'Aréthuse, du château fort d'Euryale, et celle que j'éprouvai à la découverte des éventails des bouquets de papyrus, bordant les rives lors de notre promenade en barque sur l'Anapo.

* Syracuse comptait moins de deux cent mille habitants vers 1950, alors que deux mille ans auparavant, c'était l'une des rares villes du monde dépassant le million d'habitants.

Bataille d'oursins
Au cours d'une halte pique-nique dans une odorante forêt d'eucalyptus proche du cap Passero, nous découvrons à la fois les délices de l'oursinade et les piquants inconvénients de la bataille d'oursins.

Ceux qui évitèrent l'inévitable insolation infligée à leurs camarades par le traître abri offert par le feuillage de l'eucalyptus, succombèrent aux urticantes inflammations des piquants, en allant pêcher et déguster ces succulents hérissons de mer, dont à la fin du pique-nique ils usèrent comme projectiles.

Le soir, en arrivant à Raguse, le camp des brûlés et celui des lanceurs d'oursins se retrouvèrent à l'hôpital chez les sœurs où les uns eurent droit à des cataplasmes de vinaigre et d'aloès, les autres à des extractions de piquants à la brucelle et des bains de vinaigre.

Agrigente et ses temples somptueux que nous avons atteints au coucher du soleil, nous bouleversent. Pas un touriste à l'horizon. Un jeune pâtre chante accompagné par la flûte d'un berger. C'est l'un de ces instants lumineux de l'existence où le temps s'arrête, où le cœur éclate de bonheur.

Giuliano le bandit
Notre tour de Sicile devait s'achever par Palerme où le bateau-poste du retour nous attendait. Mais, lorsque, le soir venu, notre car s'engagea dans les défilés de montagne au centre de l'île, dans la région de Corleone, il fut stoppé brusquement par une troupe d'hommes en armes.

C'était la bande du fameux Giuliano, bandit d'honneur pour les uns, sinistre brigand, voleur et assassin pour les autres.

Pour nous, cette péripétie représentait une aventure inattendue. Bien sûr que la vue des ces malandrins aux mines patibulaires nous impressionna et fit courir les frissons d'une délicieuse peur sur notre peau d'adolescents.

Après de longues palabres entre le chauffeur du car, notre accompagnateur et le chef des bandits, il fut convenu que nous passerions la nuit dans un hameau à l'écart de la route.

Et là, après un délicieux pique-nique composé de jambon fumé, arrosé de bons vins, servi par de jolies appartenant à de farouches filles des montagnes, nous eûmes droit à la visite du terrible et fascinant seigneur Giuliano en personne.

Il prononça un petit discours à notre intention, dans son patois sicilien, auquel nous ne comprenions pas grand chose, malgré la bonne volonté de notre guide dont la traduction hésitante témoignait de sa frousse.

A un moment donné, une fille blonde, très belle, fit son apparition et, la prenant familièrement par le bras, Giuliano nous parla. Était-ce une présentation ? Ce ne fut que le lendemain que notre guide nous expliqua qui était cette inconnue. Il s'agissait d'une journaliste suédoise qui, depuis plusieurs semaines vivait en compagnie de Giuliano et de ses complices, en vue d'un reportage.

A Palerme, le chauffeur, notre guide et nos accompagnateurs furent interrogés durant plusieurs heures par des carabiniers nerveux et des militaires excités*.

* Giuliano, quelques semaines ou mois plus tard, fut tué par les carabiniers lancés à ses trousses, mais, comme le dit Jünger dans son Traité du rebelle : "Lorsqu'un brigand, coupable de plusieurs meurtres, le bandit Giuliano, fut abattu en Sicile, un sentiment de tristesse se répandit dans le monde."

San Giovanni dei Erimiti

C'est dans cette ville de Palerme que je connus mon premier coup de foudre architectural. En découvrant le petit cloître San Giovanni dei erimiti je sentis monter en moi une extraordinaire bouffée d'émotion. Un véritable orgasme artistique dont je n'avais ressenti jusqu'alors le pareil qu'à l'écoute de certaines musiques. Aujourd'hui encore ce petit cloître représente pour moi le sommet de la perfection.

Ce fut à Palerme que je découvris le calamar. Au premier abord, ces «peschi friti» d'une forme bizarre me répugnèrent comme me répugnaient alors les huîtres, les moules ainsi que tous fruits de mer à déguster vivants.

Mais, enrobé d'une pâte légère, frit dans une huile parfumée, accompagné d'une sauce citronnée et pimentée sans excès, ce calamar à la sicilienne était un régal.

220 - Bicyclette et Liberté
Avant de connaître les joies de l'auto-stop que je pratiquerai durant des années, je me livrais à l'ivresse du vélo. Cette machine était pour moi le symbole même de la liberté. Elle permettait de voyager au loin presque sans argent, car en ce temps-là, partout dans le monde, l'hospitalité était reine.

Le jour, j'achetais un litre de lait, une plaquette de beurre et une miche de pain. En ce temps-là le goût du pain de et la saveur du lait frais entier non pasteurisé étaient délicieux.

L'été, au bord des routes ou aux abords des forêts, je trouvais toujours des fruits, des pommes de terre ou des épis de maïs non ramassés. Lorsque, le soir, je demandais à un fermier si je pouvais dormir dans la grange, il m'offrait souvent de partager le repas du soir avec sa famille et un lit pour passer la nuit.

L'un de mes meilleurs souvenirs fut un Tour de Suisse, entrepris seul. Parti de Genthod vers six heures du matin, par la "route suisse", je parvins le soir à Berne où je fis étape chez un oncle. Le lendemain je fus accueilli par d'autres parents, libraires à Brugg, où l'on dressa un lit de camp dans la loggia de la boutique qui servait de réserve aux livres anciens et dont une fenêtre à plein cintre donnait sur l'Aar. Devant la richesse de ces livres, anciens pour la plupart, magnifiquement reliés de cuir et imprimés en caractères gothiques, je ne pus fermer l'œil de la nuit.

Aussi, décidai-je de devenir libraire...
Je me souviens de ces parents aux mœurs austères, du bénédicité récité à haute voix et mains jointes, devant la table portant une cuisine frugale, le signe de croix que je faisais maladroitement et parfois même à l'envers. La messe dans la vieille église, écoutée mais guère entendue, reçue à genoux.

Reprenant la route, je me dirigeai vers Lucerne. En chemin, buvant l'eau fraîche à une fontaine de village, je rencontrai une camarade cycliste hollandaise avec qui je randonnai de concert durant deux jours, jusqu'à Constance, où nos routes se séparèrent. Nous avons dormi dans une meule de foin frais creusée à quatre mains, et fait l'amour à la pépère par hygiène et par plaisir.

222 - Une conversion
Freddy Huguenin, professeur de philosophie et de religion comparée à l'université de Genève, docteur en théologie, était jeune, séduisant, beau parleur, convaincant. Au Collège Calvin appelé aussi St Antoine, en classe de seconde, son enseignement nous surprit par la fraîcheur de son discours, son enthousiasme et sa générosité.

Loin de s'appesantir sur les différentes thèses et les écoles en présence, il survola la philosophie de l'antiquité à nos jours nous proposant quelques clés, de brillantes métaphores, des portraits saisissants. La Genèse et tout l'ancien testament n'étaient que du roman feuilleton. Les religions : un outil pour les classes dirigeantes leur permettant de dominer les peuples.

Quelques philosophes parmi les Grecs trouvaient grâce à ses yeux en tant que précurseurs Anaximandre (610-547), disciple de Thalès, philosophe et astronome, qui le premier établit une carte du monde connu, affirma l'infinité de l'Univers, déclara "Toute naissance est la séparation des contraires toute mort, leur retour dans l'unité de l'infini". Anaxagore (500-428), philosophe matérialiste à qui l'on doit l'explication des éclipses et le célèbre slogan "Tout est dans tout". Pionnier de la dissection, il découvrit que les poissons respiraient par les branchies. Il eut pour élèves Périclès, Euripide et peut-être Socrate. Accusé d'athéisme il fut condamné à mort et dut s'enfuir.

Anaximène (585-525) disciple d'Anaximandre et dernier représentant de l'école de Milet dont la doctrine n'est connue que grâce à Diogène Laërce. Selon lui, l'air est le principe même des choses et serait l'élément indivisible et impondérable, source de toute vie.

Paradoxalement, Héraclite (550-480), cet aristocrate aux sentiments vigoureusement antidémocratiques trouvait également grâce aux yeux de notre maître. Le système du philosophe d'Éphèse, - qui entretenait une correspondance avec le roi de Perse -, repose sur la fluidité de toutes choses. Il n'y a pas de réelle transformation de la réalité en une chose autre, car à chaque changement correspond un changement contraire qui le neutralise. Ainsi l'harmonie du monde repose sur l'antagonisme bipolaire des différents états chaud et froid, sec et humide, guerre et paix, pauvreté et richesse.

Puis, selon Huguenin, vint Socrate (470-399), dont la dialectique refuse tout acquis, prouvant à ses auditeurs qu'ils croient savoir mais ne savent pas. En tant qu'il pense, l'homme est la mesure de toute chose.

Perte de tout esprit critique

Plus tard, la doctrine du Christ, premier communiste, avait été étouffée par une Église impérialiste.

Pour Freddy Huguenin le Moyen-Age chrétien n'est qu'un long millénaire d'obscurantisme et de superstition. La raison humaine ne réapparaît timidement qu'avec la Renaissance. La Révolution française, si elle eut le mérite d'abattre la royauté et la noblesse, fit le lit de la bourgeoisie et non du peuple. Il faudra attendre Proudhon, Saint-Simon, Marx, Engels et la Commune pour que le Peuple puisse espérer sa libération définitive.

Si la Commune échoue, le Révolution d'Octobre sonnera enfin l'heure de la délivrance pour tous et l'avènement des lendemains qui chantent. En quelques semaines, Huguenin convertit une partie de notre classe de fils de petits ou de grands bourgeois en marxistes convaincus.

Enthousiasmé par cet enseignement, je perdis tout esprit critique, jetai aux orties les derniers débris de ma foi chrétienne et devins un disciple convaincu du communisme universel et un militant acharné.

Je dévorai pêle-mêle Marx, Engels, Lénine, Plékhanov et vingt autres auteurs indigestes, ainsi que les œuvres de quelques militants dont Huguenin affirmait qu'ils étaient en train de transformer le monde. Staline, Liu Chao Chi et Mao Tsé Toung n'eurent plus de secrets pour moi. Et comme tout néophyte je voulus répandre à mon tour la bonne parole, en convertissant à tout de bras.

J'allais vendre La Voix Ouvrière au porte-à-porte, souvent refoulé, insulté, rejeté, mais bien campé dans mes convictions, je réussissais à persuader des inconnus de rejoindre le mouvement.

Selon les quelques rares amis que j'ai gardés de cette époque, j'avais une "tchatche terrible", une foi communicative et une flamme persuasive.

Je convertis plusieurs dizaines de personnes dont quelques intellectuels bien plus âgés que moi, déjà établis dans leur vie.

Ah! quels souvenirs merveilleux que ces soirées militantes, où nous étions convaincus de révolutionner le monde, de libérer les peuples, d'amener l'abondance et le bonheur à la terre entière.

Mais cet activisme militant m'amena très vite à abandonner mes études.

Autant au collège de Nyon, j'avais été un élève brillant, autant à Genève, je virai au cancre. L'année 1949 fut déterminante.

Je fonce tête baissée dans le piège
Comme tout ce que j'entreprepris et entreprendrai dans ma vie, c'est tête baissée que je fonçai dans le piège tendu du marxisme militant. Trois ans auparavant, au contact de Marcel Dupertuis, je voulais être missionnaire pour aller sauver des âmes à l'autre bout du monde. Converti au communisme, je décidai que je serai un révolutionnaire professionnel procurant aux peuples exploités des lendemains qui chantent. Je visais haut. Il me fallait des territoires immenses où exercer mon talent je choisis le Brésil. La lecture des livres de Jorge Amado m'avaient fait aimer ce pays.

Pour commencer, je décidai d'apprendre le russe. Des amis me firent rencontrer XXX. (Je ne me souviens plus de son nom). Un petit homme à l'apparence frêle et soignée, cultivé jusqu'au bout des ongles, tout en délicatesse et en finesse, d'une politesse exquise. Il vivait modestement entouré de livres dans un studio de la vieille ville orné d'admirables icônes et de souvenirs de la Vieille Russie.

On disait qu'il avait été un diplomate important de la jeune URSS, qu'il avait été nommé à la tête d'une délégation soviétique auprès de la SDN. Mais, un jour, en désaccord avec Staline, il avait démissionné et était resté à Genève, vivant de leçons particulières et de petits travaux de traduction. Les services spéciaux bolcheviks, très actifs à Genève, tentèrent à plusieurs reprises de l'éliminer physiquement.

Lorsque je lui expliquai pourquoi je voulais apprendre le russe, il sourit de mes motivations, sans me décourager.

- Vous êtes jeune. Apprenez le russe qui est une langue magnifique, et peut-être changerez-vous un jour d'avis sur les dirigeants actuels de mon beau pays.

J'étais profondément sincère et convaincu de la justesse de la doctrine marxiste et du communisme en général. Le sentiment d'être un jobard et un cocu philosophique ne me viendra que plus tard.

Je n'ai jamais été un tiède. Quand je fais quelque chose, je me lance à fond, je me donne corps et âme, même si mes enthousiasmes sont brefs.

Par contre, dès que je me rends compte de mon erreur, je reviens aussi vite sur mes pas, sans m'entêter, et je bafoue ce que j'ai adoré. Jamais, dans ma vie, je n'ai su séparer le travail des loisirs, mettre une sourdine à mes convictions dans la vie de tous les jours. Dès que j'ai appris une chose nouvelle, je tiens à la partager avec d'autres. Même quand je suis en vacances, j'étudie, je travaille, je m'active, je refais le monde.

224 - Connaître - Le Club des 1000 voyages
Lors de l'une de nos expéditions militantes, au porte-à-porte, je fis la connaissance de Georges Pfund un type sympathique et très ouvert, qui avait monté une association culturelle portant à gauche, comportant un club de livres et une salle de conférences, boulevard des philosophes.

Je collaborai avec lui et montai une succursale de l'association à Nyon, tout en demeurant à la pension Dupertuis et suivant les cours du Collège de Genève.

Une fois par semaine, dans un café de la place de la gare, je réunissais des gens intéressés par les livres et les conférences. Je me souviens de deux conférenciers parisiens Juliette Pary, écrivain, pour nous prestigieux mais totalement inconnu du public, et Joffre Dumazedier un sociologue qui nous enthousiasma par ses visions très modernes sur la civilisation de loisirs qu'il prophétisait. Pour remplir la salle, mes amis de la Jeunesse du Parti du Travail de la ville venaient me donner un coup de main.

Georges Pfund
Georges Pfund aimait les garçons et portait à gauche. Compagnon de route, il n'avait pas sa carte du Parti, mais était ce que l'on appelait alors un homme aux "idées avancées" un "progressiste". Après La Guilde du Livre, Connaître avait créé un Club et éditait des livres. Je paricipai activement à cette aventure, y investis toute ma fougue et mon enthousiasme.

Les premiers ouvrages que nous avons édités dans une jolie présentation sobre à couverture pleine toile gris beige, sur beau papier, numérotés et portant la jolie formule "édité pour" suivi du nom imprimé de l'abonné, eurent un certain succès. Nous en éditions plus de mille.

Pfund choisit pour nos premières publications des œuvres et des auteurs alors délaissés, au contenu social évident tels Le père Goriot de Balzac, La Fille du Capitaine de Pouchkine, la trilogie : L'enfant, Le Bachelier, L'insurgé de Jules Vallès, La Mère de Maxime Gorki, etc.

Puis, lorsque ce petit Club de livres fut sur les rails, je suggérai à Georges de créer un Club de Voyages.

En effet, après êtes restés confinés dans notre étroite patrie durant les longues années de guerre, les jeunes et les moins jeunes avaient envie de bouger, de découvrir le monde autour d'eux.

Ce ne fut que deux ans plus tard, en 1954, que je réalisai mon Club des Mille Voyages. Je raconterai plus loin dans quelles circonstances.

226 - Lyon
André Baechler travaillait au département de Justice et Police, dans la vieille ville, à deux pas de la Maison Tavel où j'allais bientôt demeurer. On se retrouvait à la Taverne du Vieux Genève, devant la Place aux Canons, centre géométrique de la Cité. Devant un verre de fine à l'eau (avec le demi panaché, le lait grenadine, c'était alors la boisson à la mode), nous refaisions le monde. André Baechler était un garçon gauche, au visage ingrat, aux lèvres gourmandes mais aux appétits rentrés. Il regardait les filles sans oser les draguer, il était craintif, refoulé, on eût dit que la vie lui faisait peur.

Par réaction peut-être, il s'acheta une moto. Oh! pas une de ces motos nickelées et puissantes, véritables fusées à roues que l'on voit de nos jours. C'était une machine terne, inconfortable, mais qui nous permettait d'aller voir ce qu'il y a au-delà des collines, derrière le Jura et par-delà le Salève.

En ce temps-là, Genève était un petit paradis austère, terne et conformiste, cerné par la misère. A quelques dizaines de kilomètres, au-delà des Alpes, il y avait l'Italie, à quatre lieues, par delà le Fort de l'Écluse, s'ouvrait la France. La moto d'André nous donnait les ailes de la liberté.

Pour moi qui vivais dans un pays de lacs et de collines, de vallées encaissées aux torrent tumultueux, aux routes tourmentées, déboucher dans l'immense plaine plate qui menait à Lyon, était une formidable volupté.

- Plus vite ! Plus vite ! cornais-je aux oreillettes rabattues du casque en cuir bouilli de mon camarade.

La Motobécane filait entre deux rangées d'arbres sur une belle route sinueuse, parfois toute droite sur des kilomètres, peu encombrée... Lorsque l'aiguille grelottante du tachymètre atteignait le chiffre cent, je me sentais au septième ciel.

Lyon ville noire et merveilleuse
En deux-trois heures nous atteignions Lyon. Ville noire, triste, plus terne que ne l'était Genève. Ville sale, aux passants vêtus pauvrement, mais cette misère apparente recouvrait une immense générosité, un exceptionnel appétit de vivre. Auprès de Genève la propre et la claire, Lyon la ville pauvre et sale nous semblait une merveille.

Nous garions la moto au hasard, dans une petite rue du centre, entre Perrache et Belcourt. Je ne sais pourquoi, en ces années-là, je faisais toujours étape près d'une gare. La gare était un symbole inconscient. Celui de l'évasion.

Un bistrot, une bonne odeur de cuisine, nous entrons dans une salle accueillante.

En France, dans un bistrot, il y a toujours un bar, le zinc. C'est devant le bar que s'installent les solitaires, les inconnus, ceux qui viennent d'ailleurs. On y fait vite la connaissance de ses voisins. On s'y raconte. En Suisse le bar était rare. Le Suisse buvait en salle, en solitaire...

Rucksack à terre, entre nos pieds, nous buvons un verre. Du vin, bien sûr, et du rouge... Un beaujolais acide, parfumé et râpeux fait notre bonheur. La patronne, une belle femme ronde, blonde, appétissante comme un jambon nous glisse une assiette de saucisson accompagné de pain beurré et d'olives vertes. J'adorais le saucisson et détestais les olives. J'ai bien changé, depuis.

Il est midi. Le bouchon se remplit peu à peu. La patronne qui ne nous quitte pas des yeux, nous demande si nous voulons déjeuner ? Nous disons que c'est fait. Elle s'étonne.

En fait, en Suisse, le mot déjeuner désigne le repas du matin, d'où la confusion. Mais dans la tête de notre hôtesse cela signifiait que nous n'avions pas assez d'argent pour nous offrir un repas.

- Vous venez d'où ?

- De Suisse.

- Pour vous, ce sera cinquante francs. Installez-vous là, pendant qu'il y a encore de la place. Cinquante francs français d'alors, même pour un Suisse fauché, ce n'était rien.

S'ensuivait un repas pantagruélique et du vin en abondance. Nous sortons de table en titubant. La bistrote nous demande où nous allons loger.

- A l'Auberge de jeunesse.

- Allons donc! Vous allez dormir ici, j'ai une belle chambre tranquille et pas chère... Et si vous n'avez pas de quoi payer, vous me rendrez quelques services...

- Mais la moto ?

- Eh bien, vous la mettrez dans la cour.

Nous sommes restés trois jours à Lyon, heureux comme des coqs en pâte. Nous avons visité la ville, si proche et pourtant si différente de Genève. Une ville active, cernée d'usines bruyantes et enfumées, aux rues noires mais aux balcons fleuris, aux habitants pauvres mais au caractère gai, enjoué.

Madame Angèle, c'était le prénom de notre hôtesse, disposait en effet de quelques chambres. En fait, son bouchon du rez-de-chaussée servait de paravent à un modeste hôtel de passe.

Après le dîner, nous visitons la ville. Une ville où derrière chaque vitrine voilée de rideaux de cretonne à carreaux, l'on chante, l'on boit, l'on rit, l'on danse.

Je ne sais pas danser. André non plus. Bien que Lyon ne fusse pas une ville chère, nous avons peu d'argent. Vers minuit nous rentrons.

Dans l'hôtel, la nuit fut animée et bruyante. Tout autour de nous ce ne fut que rires et chants d'amour. Nous entendions dans le couloir des frôlements, des gloussements furtifs, des paroles murmurées.

De temps à autre, des cris s'élevaient, des feulements, des appels déchirants suivis de grognements...

André et moi, nous étions sidérés.

228 - Armand et Mouki Forel
Au cours d'une réunion de Connaître que j'organisai au Café de la Gare de Nyon, en l'honneur de Juliette Pary et de Joffre Dumazedier venus de Paris, mon ami Alfred Rihs me présenta Armand et Mouki.

Armand Forel, jeune toubib était le fils d'Oscar Forel - médecin renommé - et petit fils d'Auguste, le célèbre psychiatre myrmécologue, patriarche de la lignée, dont le portrait orna un des modernes billets de banque helvétiques.

Armand, député POP du Canton de Vaud au parlement fédéral était un homme extraordinaire. Quand je le connus, il avait à peine trente ans. Gros fumeur de Gauloises, un visage maigre, orné d'une moustache discrète, qu'un perpétuel sourire burinait avant l'âge. Mouki, son adorable épouse, était une femme-enfant belle et fragile comme une porcelaine de Saxe. Elle devint une sœur pour moi qui n'avais pas de véritable famille.

Souvent fourré chez eux, partageant leurs repas, ils représentaient pour moi la cellule familiale idéale. Ils m'apprirent beaucoup. Armand offrait, à notre jeunesse en quête d'absolu, l'idéal romantique dans sa perfection. Ses idées claires, franches, immédiates, sonnaient juste. Son énergie rayonnante, sa foi en l'homme et en son devenir, sa conviction en l'avènement d'un monde meilleur, plus juste pour tous était totale.

Dans son petit appartement de la vieille ville de Nyon qui lui servait de cabinet de consultation, de bureau, et de salon le soir venu, il refaisait le monde pour nous, après une journée harrassante au service des plus pauvres. C'était un homme bon, juste et vrai. Un homme de foi et de générosité.

Armand FOREL
Armand Forel
Le monde qu'il bâtissait chaque soir en notre présence, monde meilleur, plus beau, plus juste était celui du communisme auquel il avait consacré sa vie.

De sa belle voix de bronze, entre deux bouffées de cigarettes, il nous parlait avec une simplicité persuasive et un enthousiasme communicatif de ce monde nouveau que les camarades bâtissaient à l'Est, de cet homme nouveau, généreux, entreprenant et créatif qu'ils forgeaient à partir des dépouilles de l'ancien bipède veule, surexploité, abruti, égoïste, agressif.

Il nous décrivait avec enthousiasme ces lendemains qui chantent, la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, les temps heureux où la loi du partage remplacerait celle du profit. En buvant ses paroles, nous imaginions cette société idéale sans classes où chacun apporterait au pot commun sa force, son travail, son intelligence et recevrait en échange tout ce dont il avait besoin.

Nos esprits imaginaient sans peine le paradis utopique de ces pimpantes et belles "agrovilles" où les hommes du futur vivraient en harmonie, mêlant industrie, beaux arts, travail intellectuel, élevage et travaux des champs.

Dans le nuage bleuté de la fumée des pipes et des cigarettes, dans l'euphorie des petits verres de la Côte dégustés sans modération, Armand Forel poète de la politique sociale, nous entraînait vers ce monde fabuleux où l'on travaillait en chantant, où Mitchourine défiait les lois de Mendel, où le bon papa Staline embrassait les petites filles blondes et récompensait les kolkhoziennes méritantes et les ouvriers stakhanovistes.

Ma blonde entends-tu dans la ville
Je nageais dans le bonheur sans me rendre compte que je pataugeais dans la plus dangereuse des utopies. Mouki, ne disait mot mais buvait les paroles d'Armand, allumait ses cigarettes et nous versait à boire, nous accompagnant de sa voix d'ange lorsque nous fredonnions mezzo voce les chants du répertoire révolutionnaire, débutant par "Ma blonde entends-tu dans la ville, siffler les usines et les trains..." et s'achevant par l'Internationale.

Armand m'emmmena un jour à Berne, sur sa moto, assister à une séance du Parlement. C'était l'automne. A un moment donné, une voiture nous coupa la route et ce fut l'accident. Pas bien grave, au plus une égratignure et un bout de tôle froissé.

Mais à peine étions nous immobilisés sur le bas-côté de la route, qu'une voiture suiveuse s'arrêta, avec deux flics en civil à son bord. Il fallut montrer nos papiers.

Armand qui se savait "filoché" dans tous ses déplacements rigola de cette aventure. Au Palais Fédéral, j'assistai pour la seule et unique fois de ma vie à un débat politique entre parlementaires élus. Je fus très déçu de la médiocrité des propos échangés, mais édifié. Jamais plus un homme politique quelconque ne m'impressionnera vraiment.

Ce fut Armand qui me présenta à Léon Nicole, le légendaire secrétaire général du Parti suisse du Travail qui, à Genève, avait réussi à hisser son parti à la première place.

Humaniste, courtois, d'une civilité sans faille, Léon Nicole qui pratiquait le socialisme à la manière humaniste et libérale de Pietro Nenni, fut chassé ignominieusement de son parti lorqu'il regretta publiquement que certains camarades viraient au stalinisme pur et dur. (Ce furent les députés cantonaux des partis bourgeois qui pour lui éviter la misère, votèrent une petite pension à vie à celui qui les avait tant combattus, mais avec loyauté et panache).

Portrait de Staline par Picasso
C'est à cette époque, en 1949 je crois, que pour le 70e anniversaire de Staline (mon idole), le parti communiste demanda à Pablo Picasso un portrait du génial petit père des peuples. Compagnon de route du parti communiste, artiste adulé de l'intelligentzia mais dont la peinture restait incomprise des masses populaires, Picasso s'exécuta et offrit un superbe dessin réaliste du dictateur. Un dessin émouvant, un peu naïf, presque enfantin, dont la facture rappelait le superbe portrait d'Apollinaire blessé, dessiné trente ans plutôt pour Calligrammes.

Le dessin parut dans la revue Les Lettres Françaises, organe officiel du PC dans le domaine artistique. Ce fut la stupeur au Parti, un tollé! Les soviétiques refusèrent le portrait, criant à la provocation. Des centaines d'articles parlèrent avec fougue, hargne, humour de ce non-événement.

Entraîné dans le tourbillon d'une existence aventureuse, je perdis de vue Armand et Mouki. Mais leur souvenir restera à jamais gravé dans ma mémoire parmi les instants lumineux de ma vie.

Mon voyage en URSS en 1953 - sans visa -, m'ouvrit en effet les yeux sur le communisme réel et m'infligea la plus vive déception de ma vie, m'éloignant à jamais de toute idéologie.

Je ne reverrai jamais Armand Forel, cet ami merveilleux, qui restera fidèle jusqu'au bout à son idéal communiste, demeurant constamment au service des pauvres et des plus démunis.

Dans les années 70, Mouki vint à la librairie Les Muses du Parnasse que je tenais avec Carole, boulevard Raspail. Entre deux clients, elle me parla sobrement de sa rupture avec Armand.

Aujourd'hui, 4 avril 2005, j'apprends, sur un site internet, le décès courant mars, d'Armand Forel, homme d'honneur au grand cœur qui sut toujours mettre en pratique ses propos et ses actions.

230 - La ronéo
En ces temps bénis où nous faisions l'apprentissage de la liberté, les outils incontournables de notre émancipation étaient la machine à écrire et la ronéo. C'est avec émotion que je me souviens des nuits que nous passions dans l'appartement ou la cave d'un ami oà taper des tracts incendiaires, des proclamations vigoureuses que nous reproduisions par centaines pour les répandre dans la ville.

La ronéo, pour ceux qui n'ont pas connu cette merveille, était une petite machine à imprimer fonctionnant non pas avec des caractères de plomb mobiles comme les imprimeries traditionnelles, mais grâce oà un feuillet de carton souple doublé d'une mince feuille composée d'une matière spéciale appelé «stencil». On l'introduisait dans une machine à écrire à l'emplacement prévu pour la feuille de papier traditionnelle ou la liasse feuille-carbone-pelure sur laquelle des générations de dactylos ont tapé leur courrier. Au lieu de frapper le ruban encreur, les caractères d'acier meurtrissaient le stencil que l'on plaçait, une fois composé, sur le tambour de la ronéo. Et l'on tournait la manivelle générant ainsi à chaque rotation une feuille imprimée grâce à l'encre grasse qui suintait à travers le stencil à l'emplacement des empreintes laissées par les lettres d'acier.

Ce cérémonial secret d'imprimeur clandestin nous ravissait. Un peu masos, nous vénérions les taches noires quasi indélébiles ornant nos mains et aimions respirer l'âcre parfum d'encre qui imprégnait nos vêtements.

La ronéo nous permettait aussi de publier nos poèmes que nous illustrions au stylet à même le stencil ou à des linoléums gravés,imprimés feuille à feuille grâce une presse à main !

Aujourd'hui l'ordinateur avec son armée de logiciels et de périphériques permet au créateur de composer et de publier directement son ouvrage tant sur le papier que sur l'internet.

Mais je ne suis pas certain que la jubilation et le talent de nos poètes et écrivains en herbe ait suivi la courbe exponentielle de la technique…

Je rappellerai que la ronéo fut durant près d'un siècle un outil de libération des peuples, permettant notamment aux Russes écrasés par les Bolchos de faire circuler mille informations sous le manteau. Au pays des Soviets l'usage de la ronéo était soumise à autorisation.

Cela dit, je me permets pour achever ce chapitre, d'emprunter à Samuel Pepys la formule achevant sa chronique quotidienne: « Et maintenant, au dodo ! »

ANNÉES DE BOHÊME

235 - Expédition africaine

L'été quarante-neuf, de passage à Genthod, je réalisai en douce une partie de la collection de timbres que mon père Benz avait laissé en garde à ma mère, et la bradai à un marchand philatéliste des rues basses à geneve , vendis mes dictionnaires (Larousse du XXe siècle, Schweizer Lexikon et mes livres de classe chez Georg.

Pour couronner le tout, je fauchai les économies de ma mère, fis les poches de mon beau-père et, riche de plus de mille francs suisses - ce qui à l'époque représentait une sacrée somme - je projetai avec Pierre Zwang, un copain aussi tordu que moi, de gagner l'Afrique du Sud via le Sahara et l'Afrique noire.

Nous ne doutions de rien. Sur un atlas le monde est si tentant et si petit (Aux yeux des cartes et des estampes...). Pierre Zwang, comme moi, était un garçon instable. Mais là s'arrêtaient nos convergences. Autant j'aimais les arts poésie, musique, peinture, théâtre, autant les arts le laissaient froid.

Il s'intéressait aux huit V, comme il les appelait : vacances, voyage, vitesse, voitures, vin, voyance, voyous, vulves (appartenant autant à des vierges qu'à des vamps...

Pour commencer, nous prenons à la gare Cornavin des billets de troisième classe pour Marseille et deux traversées en classe pont de Marseille à Alger.

Puis, nous allons changer la quasi totalité de notre bel et bon argent suisse en francs français et en livres sterling au bureau de change de la gare.

Nous savions que nous n'avions pas le droit de passer la frontière avec plus de vingt mille francs français (anciens) de l'époque, clearing oblige. Pour être en règle, nous aurions dû changer nos francs suisses dans une banque française, à un taux beaucoup moins favorable évidemment. Le changeur suisse étant probablement de mèche avec les douaniers français, ne nous mit pas en garde.

Stupidement, mon camarade et moi dissimulons l'excédent de notre cagnote dans nos chaussettes. Et, nous voilà passant la douane qui se déroulait dans la gare Cornavin même, en territoire suisse. Là, à notre grande honte, nous fûmes fouillés à corps et notre pactole découvert. Confisqué, - au-delà de la somme autorisée -, moyennant un reçu en bonne et due forme* et l'inscription de la somme tolérée inscrite sur le passeport. Nous voilà partis pour l'autre bout du monde avec chacun de quoi tenir quinze jours ou 20 jours au plus. Notre expédition débutait plutôt mal. Mais, au lieu de renoncer, nous prenons le train pour Marseille, comptant sur notre bonne étoile.

A côté de nos solides wagons helvétiques aux blondes banquettes de bois bien proprettes, les voitures de troisième classe françaises étaient crasseuses et plutôt sinistres. Chez nous, la traction était déjà électrique. En France la vapeur régnait encore en maîtresse.

Nous découvrons avec ravissement le panache de fumée imprégné de suie et les escarbilles brûlantes généreusement rejetées par la locomotive rugissant en abordant les passages à niveau non gardés.

Pour les deux adolescents avides de dépaysement que nous étions, ce train nous apparut comme le plus beau du monde.

Les gares sombres sentant la fumée, la foule grise, les visages hébétés de lassitude, les rames prises d'assaut sans ménagement - un calvaire pour les autres voyageurs - représentaient pour nous une merveilleuse aventure sur une autre planète.

Après Lyon, le descente de la vallée du Rhöne fut un enchantement. Tout nous parut surprenant, riant, différent de chez nous. Les champs de blé étaient encore moissonnés à la main. Par la fenêtre du train, nous assistions à des scènes bucoliques d'autrefois.

A partir de Valence, de Montélimar, le paysage, la végétation et l'architecture changeaient radicalement. Les tuiles rondes du midi remplaçaient les toits de chaume ou de tuiles plates. Les façades des maisons semblaient moins sévères. Les crépis couleur ocre clair ou foncé égayaient les villages traversés.

L'accent chantant des voyageurs qui prenaient peu à peu la place des gens du nord, fleurait bon l'huile d'olive, l'ail et la langue d'oc. Plus de vivacité, de naturel, de gaieté dans les regards et les comportements.

Voilà plus de douze heures que nous voyagions dans ce train bondé. A dix heures du matin, nous eûmes droit au mâchon - saucisson et pâtés - accompagné de vin blanc ou rouge que les autres voyageurs partageaient volontiers avec nous. A midi, déjeuner au poulet, fromage et côtes-du rhône. A quatre heures, tartes aux figues et nougatine. Et à chaque fois, le gorgeon de rouge.

Nous n'avions rien à offrir en échange, sinon quelques tablettes de chocolat Suchard ou Nestlé, au lait fondant à la chaleur, que nos compagnons de voyage semblaient beaucoup apprécier.

Jamais dans un train suisse nous n'avions connu cette joyeuse convivialité. Chez nous, les gens sont plus froids. Moins causants. Radins. Ils restent chacun dans leur coin. Ils lisent, ils rêvassent, sans oser se parler. Quant à déballer son pique-nique et à faire ripaille dans un wagon, cela ne se faisait pas.

Vers neuf heures du soir, le coucher du soleil sur l'étang de Berre fut un spectacle féerique.

Jamais encore je n'avais assisté à un crépuscule d'une telle beauté. En Suisse, il y a toujours une colline, des montagnes pour vous barrer l'horizon. Ici, j'eus pour la première fois la sensation bouleversante de découvrir l'infini. Je murmurai pour moi-même Harmonie du soir, un poème de circonstance, que je connaissais par cœur.

Valse mélancolique et langoureux vertige

Il représentait alors pour moi avec la Fabiola de Henner, la Vierge aux Rochers de Léonard de Vinci et Ma Bohême de Rimbaud, le menuet de Mozart et quelques airs d'opéra, l'un des sommets de l'art.

237 - Marseille
Gare Saint Charles. Un autre monde. Sur les quais grouillants d'une population bigarrée, des dizaines de porteurs et de mendiants nous assaillent.

Nous nous logeons pour deux cents francs la chambre à grand lit dans un hôtel minable sans savoir que c'était un hôtel de passe. Il portait une enseigne prometteuse Grand hôtel palace des Bains et des Oasis.

A la caisse, une énorme bonne femme aux chairs généreuses débordant de partout de sa robe trop étroite. Elle nous évalua de son regard velouté, jouant des prunelles - ses yeux étaient la seule chose belle dans son corps grotesque.

- Pour vous mes chéris, ce sera 90 francs. 160 pour deux nuits. Dix francs de supplément pour la serviette et le savon.

La chambre 22 est au second.

Dans l'escalier nous croisons deux nègres et trois arabes qui nous regardent avec étonnement. La pièce qui nous est allouée est sordide, avec sur une commode bancale un broc d'eau ébréché planté au milieu d'une cuvette en céramique crasseuse.

Valérie

A peine installés dans cette piaule qui ne ferme pas à clé, voilà qu'une fille très jeune, une métisse aux yeux clairs, vient le plus naturellement du monde nous proposer ses faveurs. S'asseyant familièrement sur le bord du grand lit aux ressorts défoncés, elle déboutonne son chemisier et nous dévoile une poitrine d'une beauté à couper le souffle. Ses seins magnifiques, couleur bronze clair ont le galbe idéal. Pour moi, ils reflètent le nombre d'or.

A dire vrai, nous n'étions pas tellement au fait Pierre et moi du monde de la prostitution. Evidemment, nous savions que cela existait. A Genève la rue des Étuves était connue de la Suisse entière pour ses tavernes et ses filles de joie.

Personnellement, je n'avais encore jamais payé une fille et il ne me serait même pas venu à l'idée de le faire. Je considérais l'amour comme un acte naturel, sain, un échange de sensations, une communion des corps et souvent même des esprits, sans accepter jamais de le voir tomber au niveau vulgaire d'une opération commerciale.

Naïfs, nous racontons à Valérie notre voyage et nos projets, lui confions également nos mésaventures douanières qui la font rire aux larmes.

Si je comprends bien, vous n'avez pas le sou et vous voulez traverser l'Afrique. Eh bien tant pis pour moi, vous aurez tout de même droit à mes câlins. Cela me vengera de ces vieux salauds dégoûtants qui me paient.

Sans la moindre gêne, elle nous déboutonne habilement, sort de nos braguettes nos timides bites d'adolescents avant de dégager nos couilles des slips qui les moulent.

La mignonne tâte délicatement nos bijoux de famille avant de se pencher sur eux.

Et nous voilà découvrant à tour de rôle, dans la bouche de cette gamine, les délices de la fellation, suivies des exquises sensation de l'éjaculation. Comprenant à notre attitude que nous étions plutôt novices en la matière, elle nous toiletta le vit après l'usage et chuchota, ravie :

- Ainsi, mes mignons, c'est la première fois qu'on vous taille une pipe, qu'on vous fait une turlute ? Comme nous restons muets, elle ajoute:

- Eh bien, mes jolis, il va me falloir vous faire un brin d'éducation si vous voulez traverser l'Afrique et atteindre le Cap de Bonne Espérance sans que les Négresses ne vous croquent en chemin. La feuille de rose, vous connaissez ? Et le petit train d'Edimbourg, la brouette japonaise, le repos du guerrier ? Ah! vous en avez des choses à apprendre. Je vous envie.

A cet instant, la porte de notre chambre s'ouvre brutalement et la patronne de l'hôtel s'encadre dans le chambranle.

- Dis-donc ma petiote, mon colibri, y'a du meilleur gibier que ces deux puceaux qui t'attend. Le Père Guigno exige que ce soit toi qui le soulage ce soir, sans ça, il menace de ne plus revenir...

- Ça va! C'est pas vraiment que ça m'enchante de papouiller ce vieux dégoûtant... Mais, quand il faut y aller, faut y aller.

La porte refermée, Valérie nous embrasse les couilles et nous dit:

- Je vais vous envoyer ma petite sœur pendant que je m'occupe du vieux. La nuit fut faste...

Visite de Marseille
A six heures du matin nous étions debout, pour visiter la ville. Le vieux port ravagé par la guerre se relevait de ses ruines. Le marché aux poissons nous enchanta par ses cris, ses accents savoureux, ses homériques algarades entre harengères, ses odeurs d'ail, de basilic et d'épices.

Le bateau qui doit nous emmener en Afrique ne partant que le lendemain soir, nous en profitons Pierre et moi pour visiter Marseille. Chacun à notre manière.

Selon l'habitude que je conserverai durant toute ma vie, quand je visite une ville inconnue, je me rends d'abord dans une bibliothèque feuilleter les livres qui en parlent. Puis je visite un musée d'art avant d'entrer dans une église ancienne afin de m'imprégner de ses parfums d'encens et d'ambiance. Et, si je suis en fonds, je m'offre une place à l'Opéra.

Pierre, lui, se fichait de la musique, des livres, de la peinture, des antiquités en général qu'il traitait de "bric-à-brac pour rombières et intellos". Il ne s'intéressait qu'aux châssis "beaux châssis de filles, de voitures et autres belles mécaniques", comme il aimait à dire.

Nous nous retrouvons le soir à une terrasse et j'entraîne Pierre à l'Opéra. Presque de force. Au programme Wagner.

Juste après la guerre, les Meistersinger de Wagner à l'Opéra de Marseille, il fallait oser! De plus, les Maîtres chanteurs étaient présentés en verson française.

Wagner à l'Opéra de Marseille !
J'aime à la folie l'ambiance des vieilles salles de théâtre baroques, un peu désuètes, j'adore ce public touchant et familier d'amateurs initiés. A l'Opéra de Marseille, je fus servi.

Ce soir, le public du parterre, des baignoires et des loges du premier balcon est plutôt clairsemé. Mais le poulailler affiche complet. Les places n'y sont pas chères.

Dès l'ouverture, ça bruisse et ça glousse dans les galeries supérieures. Visiblement, les titis marseillais amateurs d'opéra semblent allergiques à Wagner et sont venus là pour chahuter.

A cet âge-là, je n'appréciais pas non plus Wagner à sa juste valeur. Je ne l'avais d'ailleurs entendu qu'en disques. Jamais en salle. Mais, en toutes choses, je me fie au goût des amis, des maîtres ou des proches dont j'accepte l'autorité.

Pour ma mère et mon père, pour tante Fanny, Wagner était un dieu.

Mais, ce soir-là, les Maîtres chanteurs sombrèrent dans le ridicule.

Ces personnages bedonnants qui gesticulaient dans des costumes surannés, chantant à l'ancienne, avé l'accent du midi, sur fond de décor hyperréaliste avant la lettre, c'était à mourir de rire.

Il y eut bien quelques "chut chut" agacés émanant du parterre. Mais ce fut un provocant et tonitruant "Fermez vos gueules, connards" claironné depuis le premier balcon qui déclencha huées et chahut.

A la sortie, mon ami Pierre, ravi de la soirée me dit: - Jamais je n'aurais pensé que Wagner soit si drôle. Mais, rassure-toi, c'est la première fois et aussi la dernière, que je vais à l'Opéra.

De retour à notre Grand hôtel palace des Bains et des Oasis*, nous nous endormons sur notre grabat, sans nous déshabiller, pour un sommeil sans rêves.

* Dans les années quarante et cinquante, un certain nombre d'hôtels très modestes portaient, un peu partout dans le monde, une enseigne clinquante au nom pompeux et amusant. Comme j'en demandais la raison à un hôtelier, il me dit "C'est très simple, beaucoup de clients peu habitués à voyager réservent leur chambre par correspondance. Voyant un "palace" afficher des prix plutôt sympa, ils tombent dans le panneau, payent leur séjour d'avance et se retrouvent dans un taudis. Ces gogols, se rattrapent sur le papier à lettres le plus souvent payant de l'établissement, dont ils usent et abusent, espérant éblouir leurs proches et leurs relations, par la riche en-tête de leur missive. Où va se nicher la fatuité ! N'en avais-je pas usé de même jadis à Taormina !

240 - Alger-la-Blanche
En embarquant à bord du Ville d'Alger, nous possédions Pierre et moi, en tout et pour tout, cinq mille francs.

Après une nuit de traversée en classe pont effectuée par mer calme, voilà poindre, au petit jour, devant nos yeux éberlués, Alger-la-magnifique.

En abordant la côte africaine, j'eus un véritable coup au cœur. Toutes les images et les mirages entrevus par mon imagination dans mes rêves et mes lectures, se bousculèrent dans ma tête en fête.

Après l'accostage, avant de quitter le navire, pressé par un besoin urgent, je me faufilai, sac au dos, vers le pont de première classe pour payer mes impôts et faire un brin de toilette.

Je me retrouvai dans une luxueuse salle de bains, avec baignoire en marbre et WC confortables, où je pris une douche, me rasai et déposai avec plaisir dans la cuvette mes offrandes à la nature.

Je profitai de l'opportunité qui se présentait pour rafler savonnettes, parfum, serviette de bain mis à la disposition des passagers, me remboursant largement du coût modique de la traversée.

Au moment de sortir, j'inspectai la pièce pour voir si je n'avais rien oublié, comme mon père me l'avait appris. En pivotant, sac au dos, mon sac de couchage fit tomber un objet placé au-dessus de l'armoire de toilette encastrée dans la paroi du navire. Je le ramassai. C'était une enveloppe kraft, contenant un portefeuille en marocain bleu liseré d'or fin. Je le plaçai sans l'ouvrir dans une poche de ma saharienne et me dirigeai vers la sortie.

Au passage de la douane, j'eus un petit pincement au cœur. Si le douanier me fouillait et venait à découvrir le portefeuille? Je ne savais même pas ce qu'il contenait.

Mais à la douane et au guichet de la police, tout se passa bien. Me trouvant dans la file de passagers de première classe, les préposés pressés d'aller jouer aux cartes, ne jetèrent même pas un regard sur mon passeport et n'examinèrent pas du tout mes bagages.

Sur le port, je dus attendre Pierre pendant plus d'un quart d'heure. Lui avait été interrogé sur l'état de ses finances, avait du présenter son portefeuille, s'était vu réclamer son billet de retour. Comme il n'en avait pas, il fut fouillé à corps. Mais devant sa jeunesse, sa bonne mine et son air sincère, il s'était vu apposer un beau coup de tampon sur son passeport suisse tout neuf. Notre premier objectif fut de trouver un café, car nous étions affamés.

Pour cela, nous avions l'embarras du choix.

Une véritable fortune
Pendant que Pierre allait à son tour faire un brin de toilette aux WC de l'établissement, je jetai un coup d'œil dans le portefeuille trouvé. Il contenait beaucoup d'argent français (près d'un million ancien) et cinq cents dollars. Une méritable fortune.

Pas de carte de visite ou d'identité. Seule étrangeté un demi billet de dix mille francs, coupé net, au rasoir...

Je balançai un instant si j'allais mettre Pierre dans la confidence de ma trouvaille. Je décidai que non. Bien m'en prit*.

* Il m'arrivera à plusieurs reprises de trouver, par hasard, des sommes importantes au moment où j'en ai le plus besoin.

La dernière fois, au foyer d l'Opéra Garnier, en compagnie de Carole, à l'entr'acte, je trouve à mes pieds, devant le bar, une liasse impressionnante de billets de 500 f. Je les ramasse, sans être vu de personne. Mais, comme je suis dans une période faste, je les remets au barman, sans réfléchir.

Rue de la Vieille douane

Pierre qui aime les rues chaudes, et à qui notre bonne fortune de Marseille avait donné des idées, me suggèra de loger dans un petit hôtel proche du port.

Moi, je préférerais résider près d'un musée ou d'une grande bibliothèque, mais tout ici semble si nouveau, si exotique, que va pour la rue de la Vieille Douane.

Alger, sa vie grouillante, son mélange de races, d'idiomes, de costumes, est pour moi un régal. J'aime aussi ces odeurs d'épices, ses chants, ses mélopées, le linge multicolore séchant aux fenêtres, le bruissement du vent dans les palmiers. Ici, le spectacle est dans la rue...

Pierre est ravi. Les petits mendiants nous offrent leurs services pour quelques sous et, comme nous restons de marbre devant leurs suggestions, ils nous proposent leur petite sœur... pour encore moins cher.

Nous jetons notre dévolu sur le Grand Hôtel d'Afrique et des Colonies. Allongé sur un rocking chair délabré, en plein courant d'air, le patron en sueur s'évente à l'aide d'un chasse-mouches.

Sans se lever, il nous annonce le tarif cent francs la nuit pour la chambre à deux lits, cinq cents francs la semaine... mille six cents francs pour le mois. Savon et serviette en plus. On paie d'avance.

Comme nous agréons ces conditions, il empoche les cinq cents francs que je lui tends, frappe dans ses mains et appelle:

- Ahmed Djamila Ici, fissa.

Deux gamins, dans les treize-quatorze ans déboulent. La fillette souriante et rigolote s'empare de mon sac, Ahmed de celui de Pierre.

Arrivés au cinquième, évidemment sans ascenseur, les gamins déposent nos bagages sur le lit et tendent leurs mains vers nous, le regard effronté bakchich.

Je ne m'étais pas encore fait à cette mendicité perpétuelle découverte dès Marseille. Comme je n'avais pas de petite monnaie, je leur tendis une pièce de dix francs. Ils se la disputèrent férocement.

Ce qui devait arriver, arriva.

Dès le premier soir, nous promenant dans le quartier chic, Pierre Zwang se voit relancé à plusieurs reprises par une jolie métisse. Prenant ses œillades pour de l'amour pur et désintéressé, n'écoutant que son instinct, mon ami, pourtant prévenu, tombe dans les filets de la séduisante professionnelle et me quitte pour la suivre.

Moi je poursuis ma promenade dans la nuit tiède et parfumée, résiste sans trop de peine aux appels des péripatéticiennes, à leurs promesses de voluptés fabuleuses murmurées à l'oreille. Avant de rentrer à notre hôtel, je sirote quelques anisettes à une terrasse de café en croquant des olives.

La réception de l'hôtel semble déserte. En prenant la clé au tableau, j'entends un petit bruit provenant de l'alcôve réservée au veilleur de nuit.

242 - Djamila
Djamila apparaît, délicieuse et souriante dans une sorte de courte chemise collante et transparente.

Sans que je lui demande quoi que ce soit, elle me prend gentiment par le bras et m'emmène vers ma chambre. Cinq étages de caresses, de baisers ne me laissent pas indifférents. Je la laisse faire et je fais bien, car elle fait tout ce que je désire.

Avare ni de son temps, ni de son corps, Djamila me fait passer quelques heures délicieuses. Quand elle me laisse et que je veux lui donner un petit cadeau, elle me dit:

- Non, pas ce soir, nous verrons ça demain, si tu veux encore de moi...

Pierre n'est pas rentré de la nuit.

Je passe ma journée à visiter Alger. Le dépayement est complet. Pour la première fois de ma vie je vois le clivage social non plus seulement entre riches et pauvres.

J'ai vu des pauvres en Suisse, plutôt rares ou cachés. J'ai côyoyé des pauvres en Italie et il y a trois jours encore à Marseille. Mais ici à Alger il y a le Blanc d'un côté et le Bougnoule, de l'autre.

Pourtant, au bout de deux jours, je me suis rendu compte d'une nuance encore plus subtile dans les rapports entre les deux classes sociales l'Arabe arrivé méprise le petit blanc, le blanc pauvre, dans la débine le clochard blanc.

Ainsi un auto-stoppeur comme moi, tout blanc, blond et instruit que j'étais, mais voyageant sac au dos et logeant dans un hôtel de la dernière catégorie, intriguait les autochtones bien davantage que les Colons.

Je laisse un mot destiné à Pierre sur mon lit puis visite la somptueuse bibliothèque de la ville d'Alger, où je compulse des ouvrages de voyages, j'explore ensuite rapidement le musée de préhistoire et d'ethnnographie ainsi que celui des Beaux-Arts.

Je vais manger une glace au Jardin Botanique avant de rejoindre notre hôtel par le chemin des écoliers. Pierre ne rentrera que le lendemain. Pieds nus, en guenilles, gandoura sale et déchirée. Crevé, crasseux, pas rasé, affamé.

- T'as pas quelque chose à manger ? J'ai une de ces dalles.

- Des glibettes, du raisin, des dattes, du saucisson et du gros rouge qui tache.

- Donne toujours!

- Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Qu'est-ce que c'est que ces frusques ?

Tout en mangeant et buvant, Pierre raconte:

- Lorsque je t'ai quitté avec Mariuca, je ne savais absolument pas ce qui allait m'arriver. Un véritable guet-apens. Au début, ce fut génial. Cette fille s'est révélée une véritable bombe sexuelle. Elle m'a fait le grand jeu. Jamais je n'ai fait l'amour comme ça. Puis on a bu abondamment et fumé du kif. Ensuite, elle a appelé ses copines et j'ai vécu une orgie pas possible.

- Tu te trouvais où ? Chez elle ?

- Dans une piaule sordide quelque part dans la Casbah. Avec des cancrelats qui couraient sur les murs et des scorpions partout. Là, tandis qu'elles jouaient sur une sorte de guitare, je me suis endormi comme une souche, assommé par l'alcool et la drogue.

Quand je me suis réveillé, je n'avais plus de montre, ma saharienne s'était envolée avec mon argent et mes papiers, mon short et mes sandales disparus... la pièce vide. Même les oreillers, le grabat et les tapis s'étaient faits la malle. Seuls les scorpions noirs et les cancrelats restaient pour me narguer.

Dans un coin du gourbi j'ai trouvé ces frusques dont il a bien fallu que je me vête pour ne pas sortir nu. Heureusement, nul ne s'est intéressé à moi, et j'ai pu arriver ici sans encombres. Voilà, tu sais tout... J'espère que tu as encore un peu d'argent...

- Vraiment pas de quoi faire des folies. Mais je pense qu'en cherchant un peu, nous on pourrions trouver du travail...

- Pour moi, pas question de rester dans ce pays pourri...

- Alors comment vas-tu faire ? Si tu n'as même plus l'argent du retour...

- Je vais aller au Consulat suisse, ils vont bien trouver une solution pour me rapatrier...

- Tu sais que nous sommes mineurs et que si nos parents nous font rechercher, tu vas rentrer en Suisse entre deux gendarmes.

- M'en fous... J'peux plus rester dans cette "charogne" de ville...

Ainsi fut fait. Je l'accompagnai à la porte du Consulat dont les services enregistrèrent sa déposition et lui délivrèrent un récépissé de perte de passeport.

Pierre eut droit à un titre de transport valable pour le départ le soir même, en classe pont, à bord d'un paquebot en partance pour Marseille. On lui remit également un peu d'argent contre un reçu, sous forme de prêt d'honneur, somme qu'il aurait à rembourser en Suisse, à la chancellerie... Cela devait lui permettre d'acheter des vêtements décents et de subvenir à ses frais durant le voyage de retour.

Ainsi, Pierre a-t-il pu s'acheter un short, des sandales, une chemisette etc, se rhabillant de pied en cap aux frais de la confédération helvétique.

En chemin, nous nous arrêtons dans un établissement de bains-douches réservé aux métropolitains, où Pierre se doucha pour la première fois à l'eau chaude, depuis notre départ de Genève.

Comme me l'avait appris à faire Henri Leuba, un camarade auto-stoppeur genevois qui avait fait le tour du monde, j'en profitai pour laver mon slip et ma chemisette que je renfilai sur moi mouillés et sans repassage... mais propres.

Juste avant son départ, je remis à Pierre une petite somme prélevé sur mon magot.

Pierre reparti en Suisse, je me rendis à la bibliothèque et établis un plan de voyage sérieux pour traverser le Sahara.

Laghouat - Ghardaïa la capitale du Mzab, - El Goléa - In Salah - biffurcation possible vers Tadjmaout - In Ekker - Tamanrasset. Sûr de moi, je ne doutais de rien. Mais grâce à ce que j'avais conservé du contenu du portefeuille trouvé à bord du paquebot, je disposais d'un solide viatique.

...Soit à In Salah, bifurquation vers Reggan - Bidon V puis passage au Soudan (devenu Mali) à Sounfat et descente vers Bourem sur le Niger et Tombouctou.

Lorsque je parlai au conservateur de la bibliothèque de mon projet, il me dit:

- Hé là, prenez garde, mon jeune ami. Sur les cartes, tout semble facile et séduisant, mais il en va tout autrement sur le terrain. Un tel voyage seul, en auto-stop, me paraît impossible car, hormis les militaires, il n'y a pas beaucoup de circulation dans ces coins-là.

Vous feriez mieux de visiter les villes de la côte. Mais je vais vous faire rencontrer un ami, le capitaine de la Gontrie. Il connaît bien le Sud. Il a vécu plusieurs années avec les Touaregs comme officier des affaires spéciales... Il vient dîner demain soir, soyez des nôtres.

Il me donna sa carte, me priant de venir sans façon, en célibataire, vers les 9 heures du soir.

Alain Finbert habitait une exquise garçonnière dans le quartier résidentiel des hauts d'Alger. Dans son vaste atelier de peintre niché dans une oasis urbaine à la végétation exubérante, il vivait entouré de bibelots, de meubles exotiques et d'œuvres d'art. Des tapis noués à la main partout, sur le sol, sur les murs jusque dans les toilettes et la salle de bains.

Son ami, Hubert de la Gontrie était un de ces jeunes officiers très "vieille France" comme on disait alors des gens tout simplement bien élevés.

A côté de cet officier en tenue impéccable, au langage châtié, aux intonations précieuses, je me sentais un vrai paysan mal dégrossi et plutôt "mal helvète".

Lorsque je m'ouvris de mon projet de traversée du Sahara, en auto-stop, en solitaire, il se prit à rire à gorge déployée, sans que ce rire spontané, sincère, n'eût rien de désobligeant.

- Eh bien, mon garçon, vous ne manquez pas de culot! L'aventure projetée est une aimable utopie. Vous êtes bien jeune, et vous débordez d'énergie, cela se voit, plein d'enthousiasme.

Habitué je présume à patrouiller dans vos belles et fraîches montagnes riches en torrents et en cascades aux eaux pures, vous ne pouvez imaginer les rudesses du climat saharien.

Le pays que vous envisagez de traverser en été est le plus vaste désert de la terre et le plus chaud.

La température entre la nuit et le jour peut varier de 50. Tamanrasset et le Hoggar sont à plus de 1500 kilomètres à vol d'oiseau, donc à près de 2500 kilomètres par des routes défoncées et des pistes qui se déplacent au gré du vent. Le simoun, ce vent de sable brûlant qui pénètre partout et efface impitoyablement toutes traces sur le sol a tué plus d'hommes que les rezzous, ou les combats. Là-bas c'est la soif et la faim qui tuent.

Nous-mêmes, armés de véhicules tout terrains, équipés pour le désert, mettons parfois plus d'une semaine pour rallier Tamanrasset à partir de Béchar ou de Toggourt.

A votre place je commencerais par acheter une carte détaillée du pays, un Bedaeker et le Coran. Puis je visiterais dans un premier temps quelques-unes des merveilles que rassemble ce pays, et réserverais pour plus tard la réalisation de mon rêve.

Il parlait bien l'officier, mais un Suisse c'est bien connu, est plus têtu qu'un âne.

Je remerciai mon bibliothécaire pour son accueil charmant, saluai le jeune officier, et me préparai à en faire à ma tête.

Chez un libraire brocanteur, j'acquis quelques mauvaises cartes du pays, - les cartes détaillées étaient réservées aux militaires - un vieux Bedaeker et un Coran dépenaillé mais annoté.

La facilité avec laquelle Pierre était parvenu à se faire rapatrier d'Alger par le consulat suisse, me donna l'idée d'en faire autant, mais de beaucoup plus loin, pourquoi pas de Tamanrasset, du Soudan ou du Niger si je ne parvenais pas jusqu'au Cap de Bonne Espérance?

244 - Jef l'Africain
Le samedi je quittais Alger par la route de Géryville. Un garagiste qui allait livrer une automobile neuve à un riche colon de la Mitidja m'emmena à bord de son camion jusqu'à Blida. Là, dans une station service, il parla pour moi à un chauffeur de poids lourd appartenant à une société de transports avec laquelle il travaillait et dont il connaissait le patron. La solidarité pied-noir n'était pas un vain mot.

Joseph, familièrement Jef, était un type énorme, dans tous les sens du mot. Cent vingt kilos, buvant trois litres d'eau et quatre litres de vin par jour, des bras comme des jambons que couronnait une trogne rubiconde brûlée par le soleil. Il respirait la force, rayonnait de joie de vivre et de santé.

Jef me dit qu'il en avait pour deux ou trois heures au garage, à faire réviser son bahut. J'en profitai pour visiter l'antique cité andalouse dont des tremblements de terre successifs avaient, au siècle dernier, détruit les principales merveilles architecturales. Mais la ville gardait de beaux restes et la population se montrait à la fois fière et généreuse.

Vers midi la chaleur devint insupportable et les gens s'étaient retirés chez eux à l'ombre de leurs patios. Je me réfugiai dans une église où un vieux clochard berbère avait déjà pris ses aises sur les dalles relativement fraîches.

Nous avons partagé notre déjeuner en frères, un quignon de pain serti d'ail rose et de lamelles d'oignons, arrosé d'huile d'olives. Une orange et des dattes comme dessert. Je refusai de boire à la bouteille le gros rouge qui m'était offert. Aujourd'hui encore, j'éprouve un recul lorsqu'il s'agit de boire au même verre ou au goulot avec d'autres.

Puis, je regagnai la station service. Jef faisait la sieste sous un bouquet de palmiers. J'attendis qu'il se réveille, observant cette montagne de chair et de muscles que prolongeait une incroyable hure couronnée par une crinière de cheveux fous.

Lorsqu'il se releva, d'un bond, la terre parut trembler. Il me jeta un regard de connivence et, dans un bâillement, alla soulager sa vessie contre une haie de lauriers roses, me disant, par-dessus son épaule : - Tu vois, Guillaume Tell, rien ne vaudra jamais une petite sieste et de lansquiner dans la nature.

Il se retourna, secouant son chibre énorme pour en secouer les dernières gouttes avant de ranger son monument dans son froc.

- Tu ferais bien d'en faire autant, fiston.

Mais, après avoit vu sa trompe, je craignais d'exhiber mon modeste petit sexe et qu'il se moque de sa modestie.

Au pays des des Ouled Naïls
En deux jours, sur la route, Jef m'apprit toutes sortes de choses sur le pays, informations que l'on ne retrouve guère dans les livres. En traversant les contreforts des Ouled Naïls, il me dit comment les filles pauvres des tribus montagnardes de cette contrée constituaient leur dot grâce à la prostitution. Selon Jef, les petits garçons les plus beaux étaient vendus à de véritables négriers pour satisfaire la luxure de riches pédérastes d'Europe ou du Moyen-Orient.

Il me raconta aussi comment des chercheurs de trésors font aujourd'hui encore fortune en découvrant de temps à autre des caches d'or ou d'ivoire dans la montagne. Ramenées du Sud par les trafiquants berbères, ces richesses étaient hâtivement dissimulées dans des caches lors des rezzous. Les caravaniers massacrés jusqu'au dernier, le trésor échappait aux brigands.

Le Trésor des Garamantes

Jef me parla aussi de la juteuse arnaque des trafiquants du Sud que représentait la vente aux militaires français et aux touristes de superbes émeraudes qu'ils présentaient comme issues du mythique Trésor des Garamantes. Or ces pierres n'étaient en fait que des amazonites, abondantes dans la région du Tibesti, et qui avaient berné bien des explorateurs.

Le soir, nous dormions chez l'habitant. Pour satisfaire sa riche nature, il échangeait un bracelet ou un collier de fantaisie, contre une compagne pour la nuit. Mais, attention, me dit-il, le premier soir, il me faut des filles formées, sinon, avec mon outil, je les défoncerais.

Très fier de l'envergure de son sexe, il l'exhibait volontiers, et je dois dire qu'à part le chibre de Nanard-la-grosse-bite que je connaîtrai à Paris, boulevard de Courcelles, je n'en verrais jamais d'aussi impressionnant.

Baba Amirouche

A l'étape d'Hassi Bahbha, Jef avait ses habitudes chez la mère Amirouche, une ancienne prostituée qu'il surnommait "Baba". Avant de monter à Paris où elle avait fait fortune dans les années vingt, elle avait fait son apprentissage dans la galanterie dans un bouge d'Alger. Avec son bas de laine, elle retourna en Algérie et créa une maison de passe renommée à Oran. Mais son associé, un maquereau impitoyable, la ruina, emmenant ses plus jeunes et jolies pensionnaires au Maroc.

C'est avec le maigre pécule qu'elle put sauver du naufrage qu'elle vint s'enterrer dans ce bled. Grâce à sa cuisine et aux serveuses avenantes et peu farouches qu'elle recrutait, Baba Amirouche sut faire reconnaître son établissement comme le meilleur gîte d'étape entre Blida et Ghardaïa, par tous les chauffeurs et les voyageurs qui se dirigeaient ou revenaient du grand sud.

Je séjournai plusieurs jours à Laghouat avant de trouver un chauffeur qui accepte de m'emmener à Ghardaïa, qui sera le terminus de mon voyage.

Le M'zab

En effet, le Mzab fut pour moi une découverte extraordinaire. C'est à Mélika, à Beni-Izguen, à Bounoura que je fis une rencontre décisive, celle de la beauté architecturale à l'état pur, cette beauté qui inspira tant de grands architectes, en particulier mon compatriote Le Corbusier. Il est indéniable que les lignes très pures de la chapelle de Ronchamp lui furent inspirées par l'art ibadite.

J'eus la chance de visiter le M'zab en compagnie d'un homme hors du commun, celui-là même qui fit connaître au monde les merveilleux dessins rupestres du Tassili.

Étant un lève tôt, j'aime partir en promenade avant le lever du jour pour savourer la fraîcheur de la nuit avant qu'elle se dissipe. J'apprécie les teintes exquises et fragiles de cette "aurore aux doigts de rose" qu'on chanté Homère et les poètes grecs.

Veillant à ne jamais enfreindre les lois non écrites des traditions ibadites, - en particulier ne pas enjamber une tombe même dissimulée sous le sable - j'allais, Coran à la main, recueils de poèmes en poche, méditer auprès des mosquées des saints ou de leurs tombeaux.

L'inconnu me surprit assis sous un palmier, - unique arbre à trois cents mètres à la ronde - en train de parler tout seul, devant le tombeau de Sidi Bou Gdemma, fondateur de Ghardaïa.

Debout, un peu en arrière de moi, il regardait dans la même direction vers le bas de la colline d'où, montait vers nous, en musardant, cet escalier unique au monde, au tracé d'une beauté irréfutable.

L'émotion qui m'étreignait semblait partagée. Nous ne nous sommes pas regardés, pas parlé. Sans nous connaître, - je l'apprendrai plus tard - nous étions en résonance, nos esprits en communion.

Le voyageur inconnu s'en alla le premier. Je le suivis d'assez loin. Nos chemins se séparèrent au pied de la colline. Je traversai la palmeraie, il la contourna.

Nous nous sommes revus, le lendemain, sur la place du marché de Mélika la bien nommée (la reine). Je suivais du regard la silhouette élégante et frêle d'une jeune femme, dont le haïk d'une blancheur éblouissante ne laissait entrevoir qu'un unique et fascinant œil noir. Proche de moi, un homme élancé, vêtu d'une kachabia rayée, me sourit. J'étais trop timide pour répondre à son sourire.

Sous son regard insistant je reconnus l'inconnu de la veille. Nous ne nous parlerons pas encore ce jour-là.

246 - Henri Lhote

Ce ne sera que le surlendemain, un peu avant l'aurore, attendant sagement l'ouverture de la porte de Beni-Izguen la ville sainte, que nous faisons vraiment connaissance. En effet, nul étranger ne pouvait alors séjourner dans la cité close après la nuit tombée.

Il se présenta : Henri Lhote. Ce nom ne me disait rien. Explorateur, inventeur des peintures rupestres du Tassili et du Hoggar on le considérait comme le spécialiste des Touaregs. Pendant quelques jours nous demeurons inséparables.

C'est en sa compagnie que je prends conscience pour la première fois de l'intérêt qu'un adulte porte à ce que je dis et à ce que je pense, et échange des idées avec moi d'égal à égal. Jusqu'à présent, j'avais toujours l'impression d'être l'élève, le cancre.

Un matin, tôt, avant le prière, il me fit rencontrer Sidi Ammi Saïd, un sage centenaire, aveugle, mais ayant encore toute sa tête.

Lhote m'emmena chez lui. Il logeait chez l'habitant, dans une famille nombreuse, où ces sectateurs puritains le considéraient comme l'un des leurs, lui offrant l'hospitalité sans la moindre méfiance. Il me fit rencontrer des personnes hors du commun, me désigna des détails qui ne m'eussent jamais effleurés, me fit éprouver l'harmonie de certaines ruelles, l'élégance de maisons d'apparence banale mais qui recélaient une originalité et une beauté incroyables.

Au cours de nos pérégrinations, mon nouvel ami ma parla longuement du Hoggar, de ses merveilles, et du personnage fabuleux qui les lui avait fait découvrir Conrad Killian.

Mais les émotions, les pensées, l'enthousiasme éprouvés dans ce haut lieu magique, en compagnie de ce guide hors du commun méritent d'être traités ailleurs que dans ce banal recueil de souvenirs anecdotiques. Comme j'espère vivre dix minutes encore ou jusqu'en l'an 2150, je prie mon honorable lecteur de patienter ou de se résigner.

248 - Chance ou hasard ?

Je constate que j'ai eu beaucoup de chance. Souvent le hasard - mais y a-t-il un hasard ? - plaça sur ma route des personnes extraordinaires, juste à l'endroit et au moment où il fallait. Ionesco, Isidore Isou, Henri Lhote à Ghardaïa, Jean Guéhenno au Mont-Saint-Michel, Youki Desnos au café Les Méchants, Picasso avc son chien afghan sur le quai des Grands Augustins... et tant d'autres.

Adepte de l'auto-stop, je fus pris à bord de leur voiture par des personnalités considérables. Pour d'autres que moi, c'eût été la chance de leur vie. Mais je n'ai jamais su entretenir des relations suivies avec quiconque. Les rencontres se succèdent, les gens passent. Je ne m'attache pas. Je déménage souvent et fais de nouvelles rencontres.

Une des raisons de ce manque de liant résidait dans le mensonge. A chaque rencontre nouvelle, je racontais une nouvelle fable. Comment voulez-vous que je les revoie, que je les reçoive chez moi ? Je vivais dans le rêve et dans une chambre de bonne.

250 - Retour en Alger
En quittant Ghardaïa et le Mzab, je ne fus plus tout à fait le même. Une case était venue s'ajouter à ma demeure.

Tout, dès lors s'agença parfaitement. La pièce manquante du puzzle venait d'elle même de se placer au bon endroit.

Un ingénieur, prospecteur minier, me ramena vers Alger à bord de son véhicule tout terrain. Il venait de Fort Flatters via Ouargla.

Je lui parlai de poésie et lui fis part de mon enthousiasme pour la vallée du Mzab et ses beautés architecturales.

Il s'appelait Jean. Jean Durand. Il m'écouta poliment. Puis, il me dit:

- Décidé de te décevoir, mon ami, mais tout cela c'est fini. La poésie, les paysages, l'architecture antique, c'est une période révolue. Nous allons vivre une révolution, une révolution technologique.

Ce pays, ce désert, cette population misérable végète sur une fantastique mine d'or. D'or noir. Ce pétrole regorge de richesses potentielles. Mais ceux qui vont venir mettre en valeur ces richesses immenses ne sont pas des poètes.

Ce sont des conquérants, des financiers, des spéculateurs, des prédateurs. Profite, mon ami, des dernières journées, des dernières heures de ce que tu considères comme la beauté, demain arriveront les bulldozers, les marchands, les gens de sac et de corde...

Jean Durand me déposa, deux jours plus tard, à l'embranchement de la route d'Aumale.

En route, il me parla lui aussi de Conrad Killian. Ainsi, pour la seconde fois au cours de ce voyage, je rencontrais quelqu'un qui avait connu cet aventurier mythique, le premier explorateur à traverser le Ténéré, délimitant la ligne de partage des eaux entre le bassin méditerranéen et celui du Niger, établissant la frontière entre la Lybie et l'Algérie, plantant le drapeau français en des régions non reconnues et non délimitées dans la bande d'Aouzzou et au Fezzan, où il avait reconnu sous les sables, une mer de pétrole. Ses compatriotes ne le prenant pas au sérieux, malgré d'incessantes démarches, il se déclara « monarque » de ces territoires non revendiqués, no man's land désertique aux confins de l'Algérie, de la Libye et du Tchad.

Alger paradis du sexe

Dans ces années d'après-guerre, Alger était la ville du sexe comme le sont devenus Bangkok, Manille, Cuba ou Rio de Janeiro. Les enfants y étaient beaux, pas farouches et se prostituaient pour très peu d'argent.

Le voyage était encore réservé aux personnes fortunées, on ne parlait pas encore de tourisme sexuel.

Mais tout ce que la vieille Europe comptait de pédophiles accourait en Algérie pour donner libre cours à ses vices.

Les grands artistes homosexuels d'André Gide à Montherlant passaient chaque année quelques semaines en Algérie sous prétexte de "voyages d'études".

D'ailleurs, les mœurs des autochtones s'y prêtaient. Si la famille musulmane était généralement exemplaire, élevait bien ses enfants, les maintenait sur le bon chemin, la misère venait trop souvent perturber ce bel ordre ancestral. Et puis beaucoup d'hommes étaient morts à la guerre laissant leur famille dans le dénuement.

Le yaouled représentait pour les pédés ce que la petite bretonne était pour l'amateur de chair fraîche parisien.

252 - César le garagiste
Sur la route d'Alger, je fus pris en stop par un garagiste. Il me demanda si je savais conduire. Je lui dis évidemment que oui, comme tout bluffeur qui se respecte.

- Tant mieux, car je dois prendre en remorque une voiture en panne. Tu t'installeras au volant et tu tâcheras de maintenir la corde tendue pour éviter les embardées.

Durant quelques kilomètres, cela roula à peu près bien. Crispé au volant, je parvenais non sans mal à me laisser tirer sans incident.

Mais dès que nous abordons la route en lacet qui conduit vers la plaine, je ne sus plus maintenir la distance et, faillis à plusieurs reprises emboutir la voiture de tête. Le garagiste renonça à poursuivre l'expérience et ne m'en voulut pas de mon incompétence.

Il m'emmena chez lui, me fit dormir dans la chambre d'amis et, dès le lendemain, aux aurores, me proposa un job de grouillot dans son garage. J'acceptai avec enthousiasme car mes fonds étaient en baisse*.  

* Je vous conterai sans doute un jour ce qu'il advint du magot trouvé à bord du paquebot lors de mon arrivée en Alger.

Je servais l'essence à la pompe, nettoyais les pare-brises, shampoonais les voitures et en aspirais l'intérieur. Aidant Malvina, son épouse, je pelais les patates, épluchais les légumes, confectionnais les sandwichs et préparais les casse-croûte des routiers, bref, je me rendais utile de toutes les façons possibles. Je mangeais à la table des patrons, les accompagnais au cinéma, au restaurant ou en ballade.

J'appris à conduire mieux (quoique sans permis), à connaître ce qu'une voiture avait sous son capot, à diagnostiquer une panne. Le dimanche, nous partions en excursion, et mes hôtes me firent visiter ce pays, le leur, qu'ils aimaient. Je me sentais bien chez eux. Ils me considéraient davantage comme leur fils que comme leur employé. Mais un jour tout cela prit fin. César revint d'Alger et me dit:

- Tu sais que tu es recherché mon grand ? Tu ne m'avais pas dit que tu étais mineur (on devenait majeur à 21 ans, en ce temps-là). Tes parents te recherchent.

Je me sentais moche d'avoir menti à de si braves gens. Tout penaud, gauche, honteux, je ne répondis pas.

César me tapota l'épaule et me dit:

- Ça ne fait rien, tu es un brave petit gars, travailleur et tout. Je te garderais bien avec nous, si tu voulais, je t'apprendrais le métier, mais vaut peut-être mieux pour toi que tu rentres chez toi à Genève et que tu reprennes tes études.

En attendant, il n'y a pas le feu. Dans dix jours je t'accompagnerai au consulat de Suisse où tu t'expliqueras.

Ces dix jours passèrent comme un rêve. Pour sûr que le travail était rude, mais César et son épouse ainsi que leur meccano kabyle étaient des gens heureux de vivre. Ils travaillaient dans la joie. Ils chantaient, racontaient de belles histoires à la veillée, organisaient des fêtes avec leurs nombreux amis.

Le dernier week-end, confiant leur établissement à Ahmed, ils m'emmenèrent visiter le Constantinois et ses merveilles. Ce fut un week-end de rêve.

Le lundi matin, César m'accompagna au consulat de Suisse où je fus pris en charge par un fonctionnaire compréhensif et bon enfant, puis rapatrié. Sur le bateau je fus libre, sous le contrôle du commissaire de bord, mais dès l'arrivée à Marseille, c'est la police qui me récupéra.

Mis dans un train en partance pour Genève je fus confié à la surveillance d'un gendarme ravi de ce voyage. En général, il n'avait pas affaire à un adolescent fugueur mais escortait de dangereux malfaiteurs. Il me raconta d'ailleurs quelques histoires vécues terrifiantes telle que celle qu'il vécut lors du convoyage vers une prison centrale d'un bagnard noir évadé de Cayenne, réputé anthropophage et qui le mordit au visage lui arrachant le nez avec ses dents.

Effectivement, le nez du brave gendarme était un peu de guingois et avait une forme bizarre. Après cette fugue, M. Dupertuis décida que j'étais trop indépendant pour rester dans sa pension et suggéra à mes parents de me trouver une chambre à Genève, ce qui me ravit, non pas que je sois jamais senti mal ou brimé à la Pension Violette, mais parce que j'avais besoin de toute ma liberté, pour le meilleur et pour le pire.

254 - Abandon des études
En 1949, je n'achevai pas ma terminale et refusant de retourner vivre à Genthod, je trouvai très vite du travail. J'avais dix-huit ans. Mon premier job fut homme à tout faire chez Pierre Stooss, l'importateur de Coca-Cola pour la Suisse romande.

A la fois magasinier, comptable, secrétaire, manœuvre, goûteur et balayeur, je secondai le patron qui n'avait que trois employés: deux chauffeurs-livreurs qui parcouraient toute la Suisse romande pour ravitailler les différants points de vente et moi, grouillot à tout faire.

Une fois par mois, Stooss recevait des États-Unis, sous pli recommandé, la précieuse poudre brevetée, dont la composition tenue secrète depuis cinquante ans, permettait, en la mélangeant à de l'eau pure, de reconstituer le populaire breuvage.

Il s'enfermait alors dans son labortoire et passait une heure ou deux à parfaire la mystérieuse opération. Après quoi, les cuves d'inox pleines, nous testions le Coca-Cola primeur avant de passer à l'embouteillage manuel.

Je ne demeurai que quelques mois chez Stooss. Mais j'y appris énormément. Quelques économies en poche, ne me souciant guère de mon avenir et de mes études, je donnai mon congé pour aller vagabonder sur les routes.

C'est à peu près à la même époque que Louis Armstrong en tournée fit un récital au Victoria Hall, une célèbre et très belle salle de concert genevoise (qui brûla depuis lors).

Après le concert, nous réussîmes à entraîner Satchmo à l'Estaminet St Germain, dans la vieille ville. Il nous subjugua par son franc parler, son énergie, sa joie de vivre. Nous étions étudiants et pour la plupart un peu "marxistes").

Il nous dit qu'il fallait être fier de son pays, de sa classe sociale, de sa race. Que la diversité était une force et une richesse. Que lorsqu'on lui refusait une chambre d'hôtel dans un palace, il ne se révoltait pas, n'insultait pas son interlocuteur, mais se disait en lui-même qu'il lui fallait absolument être le meilleur chanteur, le meilleur musicien de jazz de la planète, non pas parce qu'il voulait être riche, prouver la supériorité des Noirs, mais parce qu'il voulait montrer par son talent, sa volonté, son charisme, qu'un Noir pouvait lui aussi donner de la joie aux autres peuples que le sien, provoquer l'enthousiasme des Blancs pour une musique et des chansons de pauvres noirs.

Qu'une femme noire pouvait être aussi belle qu'une femme blanche, qu'un homme noir aussi intelligent qu'un blanc. C'est une leçon que je n'oublierai jamais!

256 - Paris à bicyclette
Premier objectif lointain Paris, où je me rendis à bicyclette, en empruntant le vélo de mon beau-père. Un vélo lourd et ancien, sans changement de vitesse, mais bien entretenu.

Je me souviens de cette "promenade" comme si c'était hier. Mon anthologie de poèmes recopiés à la main en poche, un sac à dos avec trois paires de chaussettes, de chemises, deux slips, quatre mouchoirs, une pochette de toilette pour tout bagage, je me sentais le plus heureux des hommes.

En ce temps-là les gens étaient hospitaliers. Le tourisme de masse n'avait pas encore pourri les mentalités. Les gens n'avaient pas peur de l'étranger, du chemineau, du voyageur vagabond. Quand on traversait un village, les gens, assis au bord de la route, devant leur maison, vous invitaient volontiers à casser la croûte ou boire un coup.

Je me souviens d'une longue montée au soleil dans les vignes de Bourgogne. En arrivant sur la colline, un village magnifique m'accueillit. Et, sur la place, sous les tilleuls, des groupes d'hommes jouaient aux boules ou aux cartes. - Hé toi, le Suisse, viens boire un coup. (J'arborais toujours un fanion rouge à croix blanche sur le guidon).

Je garde également un souvenir inoubliable de Chablis. La cathédrale de Sens, me toucha profondément. Je ne sais pourquoi. Plus tard, chaque fois que je passerai dans la région, je ferai un détour pour la voir. Fourbu après une journée à pédaler au soleil, je m'arrêtai à l'orée de la forêt, de Fontainebleau, à la terrasse d'un bistrot joliment nommé Pavé du Roi. Je n'eus pas le courage de m'engager dans la montée et préférai emprunter la ruelle conduisant au vieux village bordé de murs de pierres blondes : Bourron.

C'est ainsi que je découvris Bourron-Marlotte, où vingt ans plus tard j'achetai ma première demeure à moi, lorsque mes droits d'auteur me le permettront !

J'achetai du pain, du lait, du fromage, quelques bananes dans une épicerie, passai une nuit pleine de rêves dans une grotte de la forêt, couchant avec mon vélo !

Le lendemain à l'aube, ayant traversé la forêt par un chemin de traverse parallèle à la Nationale, je découvrais avec émotion le château dans toute sa magie, baigné dans la lumière dorée du matin, offrant sa façade ouest dans l'échancrure de vieux chênes.

Pas de visite pour cette fois! Juste un coup d'œil, un coup de cœur. J'avais trop de hâte de voir Paris. Mais je me promis de revenir.

L'interminable et triste banlieue de la capitale me déçut bien un peu. Les détestables maisons ouvrières me choquèrent. Il faudra tout l'enthousiasme de l'ami Yonnet et de Robert Doisneau pour me faire comprendre sans jamais l'aimer véritablement, ce que cette misère, ccs laides maisons en meulière, ces repoussantes bâtisses d'usines sales et nauséabondes peuvent receler de poésie.

Je laissai le vélocipède à la consigne de la gare de Lyon.

Paris aussi, au premier abord, me parut décevant. Une foule terne, des murs gris, une ville sale. Je ne décelais pas encore la beauté des bâtiments sous leur couche de crasse. Je pris le métro pour Montparnasse où j'espérais retrouver les peintres et les poètes que j'aimais. Mon premier coup d'œil en sortant de la station Vavin fut sinistre.

Des établissements fabuleux, tels la Coupole, la Rotonde, le Sélect, centre universel des arts et des lettres, me parurent des bistrots de province peuplés de faux artistes enguenillés, hâbleurs et mal embouchés. Et que dire de la banale laideur du Boulevard Montparnasse!

Saint-Germain-des-Prés me rassura. La place était jolie, l'église admirable, le Flore et les Deux-Magots aimables et bien fréquentés.

Quant à Montmartre, c'était un haut lieu du passé, un has been. Une charmante colline à touristes où presque tout pour moi sonnait faux.

Je dégotai une minuscule chambre mansardée à trois francs six sous la nuit, dans un hôtel meublé de la rue Monsieur-le-Prince dont la fenêtre ouvrait sur un passage dévalant vers le boulevard St Germain. Je demeurai peu de jours à Paris. Un camarade de rencontre sur le Boul'Mich me proposa de l'accompagner en Bretagne, à moto, où il allait rendre visite à ses parents.

En sa compagnie, je fis un voyage tout à fait étonnant.

Fin de la première partie

II
ENTRE LA CORDE ET LA COURONNE
 

258 - Bohème et Militant - 1950

Un jour, M. Dupertuis me fit comprendre que j'étais désormais trop grand et trop indépendant pour continuer à vivre dans sa pension et qu'il me fallait voler de mes propres ailes. Comme je ne tenais pas à retourner habiter chez les Schmutz, M. Benz fut une fois encore ma providence.

Agé de 75 ans, (né le 26 juillet 1875), il me proposa de louer un appartement à Genève où il conserverait une chambre. A ma grande honte, je dois avouer que je me sentais terrorisé à l'idée d'avoir à présenter mon père à mes amis.

J'avais tellement menti à son sujet, inventant mille fables pour parler de mon géniteur. Tour à tour Directeur général des douanes suisses, neveu de Carl Benz le génial précurseur des véhicules automobiles ou, selon les jours, fils du célèbre Baron von Benz anobli par le Kaiser.

Mon père versa la caution de 2000 F. nécessaire à l'acquisition d'une part de coopérateur donnant droit à un appartement neuf de quatre pièces, rue des 13 arbres, près de Saint-Jean. Je partageai cet appartement avec Raymond, un ami bizarre. Puis, il fut question de la venue de mon père...

Je le présentai non comme mon père, à cause du nom et peut-être à cause de l'âge, mais comme un grand-oncle.

Cette cohabitation ne dura guère.

Mon père, touchait une modeste retraite des douanes où il avait servi durant plus de trente-cinq ans. Comme il l'avait fait depuis son départ de Genthod, sans jamais avoir de maison à lui, de domicile fixe, il se louait au pair à des fermiers où, contre un peu de travail, il était nourri et logé. Ainsi passa-t-il plusieurs années chez les von Gunten près de Thoune, puis dans une ferme argovienne (d'où je recevais en pension, les fameux paniers de cerises), dans les Grisons aussi, dont il aimait les paysages et les habitants.

260 - Rue des 13-Arbres
Mon père Benz me propose de louer un appartement et de tenter de vivre ensemble.

Je jette mon dévolu sur un appartement neuf, appartenant à une coopérative. Mon père le met à mon nom, paye les 2.000 francs de la participation en tant que sociétaire, et nous voilà installés. Mais je souffre terriblement.

Je dois l'avouer, j'ai honte de mon père... tout simplement parce qu'il est âgé... J'ai toujours été bizarre, soucieux du qu'en dira-t-on. Alors que le père Benz à soixante quinze ans était un homme vert, dynamique, sportif, avec une belle tête aux traits altiers, j'avais honte de lui.

Donc, à mes amis, je le présentais comme mon oncle. Pourquoi ce mensonge stupide. Alors qu'il avait toujours été bon pour moi... Aujourd'hui, c'est de moi que j'ai honte.

Il n'a pas pu ignorer ces mensonges. Sûrement en a-t-il souffert. Comprenait-il ce côté tordu de mon caractère ?

Un jour j'ai appris que sa femme était folle et que sa fille Léni s'était suicidée. Sa femme vivait toujours, dans un asile. Lui aussi avait eu une vie tordue...

Il me dit un jour qu'on l'attendait pour les foins chez les Von Gunten, dans l'Oberland Bernois, où il passait parfois plusieurs mois... Il me laissa plusieurs centaines de francs et partit de la gare Cornavin avec son Rucksack, son alpenstock noué au pied téléecopique de son appareil de photo et sa valise de cuir, son seul luxe. Je vois encore sa silhouette droite, son allure sportive, et son beau regard ému mais plein de noble retenue. Moi j'avais hâte de le voir partir... Insensible et cruelle jeunesse.

Rue des 13-Arbres je me sentis pour la première fois de ma vie totalement libre. J'avais un bel et vaste appartement tout neuf, un travail qui me permettait de vivre, des amis...

Je partageais cet appartement avec Raymond, un garçon singulier mais séduisant, doué d'une incroyable vitalité. Je ne me souviens plus de son nom, mais je le vois comme s'il se trouvait devant moi. Mince, grand, une belle tête intelligente au vaste front légèrement dégarni, un perpétuel sourire sur une bouche optimiste aux commissures relevées, un punch extraordinaire.

Il était dessinateur et peintre mais pour vivre, il vendait avec succès - car il plaisait aux femmes - des aspirateurs au porte-à-porte. Il avait un copain, tout le contraire de lui, qui sans domicile fixe, vint habiter quelques mois avec nous. Un visage triste, une mine sinistre, un pessimiste-né. Lui aussi était vendeur à domicile, mais d'encyclopédies, et son violon d'Ingres c'était une collection d'objets inutiles. Chaque soir, au cours de longues discussions épiques, nous refaisions le monde à notre manière.

Le peintre découvrait une chance derrière chaque obstacle. Le collectionneur prétendait que les difficultés usent, que les obstacles empêchent l'homme de s'épanouir.

Le premier claironnait que la chance est toujours là, présente, disponible, à portée de main de qui la veut saisir, que rien n'est impossible, qu'il faut toujours essayer, entreprendre, se lancer... l'autre affirmait que si l'on n'a pas réussi à trente ans, la vie est foutue. «Si, à l'âge de trente ans tu n'as pas un appartement, une voiture, une place fixe, tu végéteras tout le restant de ta vie.»

Moi, je les écoutais. Pour moi, ce n'était pas l'individu qui comptait, mais la société. Il fallait changer la société. Et pour cela faire la révolution. Après seulement, l'humanité entière connaîtrait des lendemains qui chantent.

Premier enregistreur vocal

C'est rue des 13 arbres que j'acquis une folie: le premier enregistreur magnétique à fil. Un appareil fantastique que tout le quartier venait voir fonctionner. En effet, sur une petite bobine de fil d'acier tenant dans le creux de la main, je pouvais enregistrer deux heures de son.

Je me souviens comment notre ami Rudi faisait ronfler sa petite décapotable anglaise autour du pâté d'immeubles, tandis que m'improvisant radio-reporter, je décrivais avec enthousiasme le carrousel des bolides lancés sur le circuit d'un Grand Prix imaginaire.

Peut-être, en ne persévérant pas, ai-je raté ma vocation: radio-reporter.

262 - En faisant l'amour, je pensais au parti...
Communiste convaincu, j'étais de tous les meetings. Orateur acharné et convaincant, je convertissais les gens au marxisme à tour de bras. Dès que je rencontrais une fille, je la séduisais et en faisais une militante de la cause des peuples.

Selon une amie qui me connut à cette époque, il paraît que, même dans l'amour, je pensais au Parti, au grand soir, à la révolution. D'ailleurs, en ce temps-là, butinant de fille en fille, je faisais l'amour comme un lapin. En somme, baiser signifiait inconsciemment pour moi marquer mon territoire et lutter pour le grand soir...

Cet excès de zèle militant, ce prosélytisme permanent, mon caractère exalté, excessif et hâbleur, me rendirent suspect aux yeux des sérieux et ternes responsables des "Jeunesses" du Parti.

Pourtant mon action de rabatteur amena au Parti du Travail, des recrues de choix. Je convertis au marxisme quelques intellectuels de première grandeur, qui ont gardé leur foi idéologique intacte alors même, que depuis longtemps, j'avais fui l'impasse et échappé à l'abîme.

Milo, Janine et quelques autres se gaussèrent de moi sans méchanceté, restant des amis fidèles malgré l'atmosphère sulfureuse que je répandais autour de moi.

Touche-à-tout, dissipé, très impliqué dans la Cause, je ne m'intéressais plus vraiment aux études et je rêvais à la révolution, aux lendemains qui chantent, à porter la bonne parole marxiste aux quatre coins du monde.

Vrai gogo, je gobais tout. Je croyais dur comme fer à toutes les sornettes sur la patrie du socialisme, sur le bonheur des peuples, sur les vertus du grand soir et je répandais mes convictions autour de moi avec succès.

Heureusement, quelques-uns parmi mes meilleurs amis ne marchèrent pas dans cette folie et se moquaient gentiment de moi, de ma jobardise.

Dans la famille, tant du côté Benz que des Höhener, mon militantisme communiste fit l'effet d'une bombe. A leur tour d'avoir honte de ce rejeton dégénéré.

Ce fut l'époque où, à Genève, le mouvement de jeunesse du Parti était animé par Marc Nerfin, un jeune homme beau, élégant, dont j'enviais la prestance et le charisme.

C'est à lui que je dois d'avoir changé mes prénoms un peu trop teutons de Kurt-Émile en celui de Marc.

Je devins pour tous Marc Schweizer et jetai aux orties l'abominable patronyme de Schmutz légué par mon père adoptif. En poésie, je signais mes brûlots du pseudonyme de Marc Lénard.

L'esprit militant, je convertissais à tour de bras, allais vendre la Voix Ouvrière au porte à porte, discourais avec flamme aux réunions du Parti. Mes lectures préférées Panaït Istrati, Vallès, Zola, Jean Christophe.

Parmi mes camarades Jean Hubert le poète, poète officiel du Parti. Il était petit, borgne, tout ridé. Il semblait vieux avant l'âge. Malgré sa laideur, il plaisait beaucoup aux femmes qui le dorlotaient et l'entretenaient volontiers. J'adhérai à un groupe de théâtre.

Durant plusieurs mois, nous avons répété une pièce de XXX sous la houlette de XY.

XY était un garçon enthousiaste et talentueux dont le théâtre était la vocation profonde et l'unique passion.

Son ambition était d'égaler François Simon, le fils de Michel, gloire de Genève, que nous adorions tous et dont nous n'eussions manqué une pièce pour tout l'or du monde.

Un matin, je me rendis chez XY qui demeurait dans une maison du Petit Lancy. Sa mère m'accueillit avec gentillesse, me dit que son fils était encore au lit. Mon ami entendit notre chuchotement et cria:

- Maman, fais-le entrer!

Je me souviens de la surprise que j'éprouvai à la vue de mon ami allongé nu dans un grand lit, en compagnie de Muguette, l'hégérie de la troupe, visiblement dans le même appareil.

La mère semblait trouver cela très bien et leur porta sur le lit le plateau d'un petit déjeuner bien copieux, avec tartines, café au lait et pot de confiture, qu'elle m'invita à partager avec eux.

Je n'avais pas été habitué, ni dans les pensions ni dans ma famille, à cette manière à la fois simple et naturelle d'envisager l'amour... et les relations familiales.

264 - L'aventurier des toits
En ville, mon goût des hauteurs et des points de vue m'entraîna à grimper dans les étages, à gagner les toits par les lucarnes des greniers ou à escalader les échafaudages. Je partageais cette passion avec Simon Velasco, un enfant de la balle, maigre adolescent aux yeux vifs, dont les parents étaient morts en artistes, la mère au trapèze, le père sous les griffes d'un tigre.

Simon voulait devenir le plus célèbre funambule de son temps. Il envisageait le plus sérieusement du monde de traverser New-York sur un câble tendu entre l'Empire State building et d'autres gratte-ciel, de remonter les Champs-Élysées sur un fil suspendu au-dessus de l'avenue, de franchir de la même manière l'Amazone, les chutes du Niagara et le Yang-Tsé-Kiang...

Pour le moment, il se contentait d'épater les Genevois en passant d'une maison à l'autre d'en face, en équilibre sur une "corde à linge" tendue entre deux façades.

J'aimais particulièrement les tours, les clochers, les toitures des immeubles anciens. Perché, les pieds dans le vide, je me sentais bien. La ville et ses habitants avaient une toute autre allure vue d'en haut. Vus des toits, les levers et les couchers de soleil étaient fantastiques.

J'avais mes lieux de prédilection une tour de la cathédrale St Pierre, certaines terrasses de la vieille ville.

Ce goût des points de vue insolites m'amena à découvrir des mansardes désaffectées, des greniers, que j'allais squatter, épatant mes amis par mes nombreuses résidences. Je tenais cette manie de mon compatriote Blaise Cendrars, qui raconte dans "Bourlinguer" comment il collectionnait jadis les demeures en Ile de France...

Ces vagabondages célestes nous valurent quelques découvertes cocasses ou insolites tel le corps momifié d'un policier en uniforme allongé dans un grenier, au milieu d'une compagnie de rats, le spectacle amusant d'une femme élégante se laissant aimer dans toutes les positions par son chien, l'apparition épouvantable derrière une lucarne ouvrant sur le ciel de deux enfants malformés, petits monstres squelettiques à peine vêtus, apparemment séquestrés. Mais aussi la vision de quelques beautés surprises dans leur plus simple appareil.

266 - Sylvie
268 - Panaït Istrati
Ce fut à cette époque que lecteur assidu de la bibliothèque de la Madeleine puis de celle de l'Université de Genève, alors ouverte à tout le monde, je devins l'ami du conservateur, un homme remarquable XXX.

Il écrivait des livres, enseignait dans quelques facultés suisses et étrangères. Considéré comme un compagnon de route des communistes il n'adhéra au parti. Il avait connu Lénine, Trotsky, Romain Rolland et quelques autres intellectuels révolutionnaires, ce qui a nos yeux lui conférait un prestige extraordinaire.

C'est lui qui, devant la logorrhée exagérée de mon entousiasme militant me fit lire Panaït Istrati. D'emblée, je me sentis sur la même longueur d'ondes de cet autodidacte. Je dévorai littéralement Kira Kyralina, les Chardons du Baragan, Oncle Anghel, les Haïdouks.

Lorsque mon ami me prêta Vers l'Autre Rive, livre où Istrati raconte son voyage en URSS et ses énormes déceptions, j'étais encore un communiste pur et dur, et nullement prêt à entendre la vérité sur un mouvement auquel j'adhérais totalement.

Ce fut également XXX qui m'initia à l'ésotérisme de qualité, me fit lire "Des Indes à la Planète Mars", me convainquit qu'il existait autre chose par-delà notre vision et de notre appréhension du monde au travers de nos cinq sens. Il me donna le goût de la réflexion critique, du penser par moi-même.

270 - Festival de la jeunesse (1950)
Avec Alfred Rihs, mon camarade de Nyon, je descendis en auto-stop à Nice où se tenait le Festival International des Jeunesses communistes. Ne doutant de rien, nous arborions sur nos sacs à dos le drapeau suisse à croix blanche et le drapeau rouge frappés de la faucille et du marteau.

Nous étions très étonnés par le manque d'enthousiasme dont faisaient preuve les automobilistes pour nous prendre à leur bord. Ayant attendu en vain pendant trois heures un chauffeur complaisant à la sortie de Lyon, nous nous séparons lorsqu'enfin, une voiture brinqueballante et surchargée accepte de prendre un seul d'entre nous.

Alfred partit le premier et moi, marchant tout en levant le pouce, ne trouvai de véhicule qu'au bout de plusieurs kilomètres. Mais la voiture m'emmena directement au-delà de Toulon, si bien que j'arrivai à Nice, le premier.

Bonimenteur, hâbleur, menteur à ma façon joyeuse, j'enjolivais bien des choses dans mon enthousiasme militant. A la veillée, aux camarades de rencontre, je dis que je recherchais les deux auto-stoppeurs russes rencontrés en chemin.

- Comment, des Russes ont pu venir ? s'écrièrent avec enthousiasme les camarades qui m'écoutaient.

- Bien sûr, et ils sont venus ici sans visas, en clandestins...

Cette galéjade remonta vite aux responsables de l'organisation du Festival qui me retrouvèrent et m'interrogèrent assez brutalement.

Je persévérai dans mon mensonge et les militants exigèrent de moi que je ne répande pas cette nouvelle, car, me disaient-ils, j'avais été berné par des provocateaurs. Dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres, mon bagoût, ma conviction l'emportèrent.

Les veillées de chansons militantes, nous firent chaud au cœur.

Nous chantions à tue tête : «Ma blonde entends-tu dans la ville siffler les usines et les trains, allons au-devant de la vie, allons au-devant du matin...».

Mais aussi :

« Prenez garde, prenez garde, vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés et les curés, c'est la lutte finale qui commence, et sera victorieuse demain. Prenez garde, prenez garde, à la jeune garde...»

«Nous vengerons nos mères que des brigands ont exploitées...». «C'est la revanche des meurs-de-faim ».

Les discours enflammés, la chaleur des camarades firent que je rentrai en Suisse gonflé à bloc.

272 - Mauvais poète
Comme tout le monde, à l'époque, je faisais des vers. J'éditai à mes frais, à tirage limité, une plaquette de poèmes, imprimée à Annemasse par un imprimeur complaisant à qui je devais inspirer confiance car il m'avait fait crédit pour la plus grande partie de la somme convenue.

Avec mon ami Pierre Zamboni un sympathique rapin, nous allions proposer nos œuvres au porte-à-porte, et, ma foi, nous arrivions à placer chaque jour, lui un ou deux dessins, moi quelques plaquettes.

Chaque semaine j'allais chez l'imprimeur chercher quelques exemplaires, et lui réglais un acompte.

Le premier poème de la plaquette, signée Marc Lénard, commençait ainsi "Je ne suis qu'un crachat verdâtre et puant vômi sur la route par quelqu'ivrogne infâme..."

Les vers étaient médiocres, mais, autour de moi, dans mon cercle d'amis, ce ne fut pas la consternation mais l'enthousiasme et les plus vifs encouragements. C'est ainsi que l'on devient mauvais poète.

Danseur nul et poète nul, vantard et mégalo, voilà ce que j'étais en fait. Mais à mon actif il y avait l'enthousiasme débordant qui m'habitait, le Sturm und Drang de ma nature... Le goût de créer, d'entreprendre, de persuader, de dominer.

200 - La vie d'autrefois. Ce qui a changé
Jadis, aux approches d'une ville, d'un village, la première chose que l'on voyait de loin, c'était le clocher de l'église ou de la cathédrale, le donjon d'un château.

Aujourd'hui, les approches d'une ville sont le plus souvent hideuses.

J'ai vu pousser le chancre des banlieues sur les vastes étendues de bidonvilles cernant les grandes villes. Quand je verrai les banlieuses américaines, avec leurs kilomètres de commerces désordonnés, d'enseignes criardes er délirantes, je pensai que nous ne connaîtrons jamais ça. Eh bien nous l'avons connu et peut-être en pire.

A la fin de la guerre, en Europe, la misère était partout. Mais une misère décente, parce qu'elle était partagée, et que l'on savait que l'on pouvait y remédier. La Suisse restait le seul îlôt indemme et prospère.

L'horreur esthétique d'alors c'était les pavillons en meulière.

Un jour, vers 1950, partant du Louvre à pied, j'ai traversé les Tuileries, la place de la Concorde, remonté les Champs-Elysées, marché sous l'Arc-de-Triomphe, descendu l'avenue de la Grande-Armée, gagné Neuilly, marché, marché, traversé la Seine, toujours tout droit, entre des maisons de moins en moins hautes.

Aujourd'hui, à cet endroit, se dresse le quartier de La Défense, avec ses tours d'acier et de verre, l'Arche, le CNIT, etc.

Dès avant le lever du jour, je croisai des centaines de carrioles, de voitures à bras, de triporteurs, de camionettes pédaradantes qui se dirigeaient vers Paris, chargés de légumes, de fruits, de fleurs, de fromages, de poules et de lapins vivants, productions des maraîchers et des petits éleveurs des environs de la capitale. En ce temps-là, les marchés étaient de vrais marchés, les marchandises fraîches, originales et parfumées. Un choux sentait le choux et le poisson la poiscaille.

Chaque matin, en faisant son marché, on découvrait un nouveau fruit, une pomme de terre inconnue. Il existait quarante salades différentes, trois cents espèces de pommes de terre, des légumes parfumés, des fruits odorants. J'ai connu sur les marchés parisiens plusieurs dizaines de variétés de pommes, de pêches, d'abricots, de raisins, de poires ou de cerises.

Aujourd'hui, toute cette beauté, toute cette richesse est révolue. Dix espèces de pommes de terre au plus. Six variétés de salades.

Et le beurre, on le sentait, on le goûtait avant de l'acheter. Chaque ferme avait sa baratte et la fermière faisait son beurre. Il y en avait même du rance... Beaucoup de rance.

Et les petits métiers pullulaient autour de ces marchés. Chacun pouvait travailler librement à sa guise, on ne vous demandait pas votre numéro de sécurité sociale ou votre permis de travail. On vous engageait à l'heure, à la journée ou à la tâche et personne ne manquait de travail.

Les gens aussi on beaucoup changé, et les mœurs, les vêtements aussi.

On distinguait jadis le bourgeois d'un ouvrier, l'employé du directeur, l'instituteur du curé. Le patron ne parlait pas le même langage que ses salariés.

Les choses et les gens vivaient en harmonie tout en restant reconnaissables et différenciés.

A Genève, par exemple, il y avait six quotidiens différents pour cent-vingt mille habitants. Au moins quatre accents, celui des Pâquis, populaire, celui des Eaux-Vives petit bourgeois, celui de la rue des Granges hautain et distingué, celui de Carouge: gouailleur. A quelques kilomètres tout autour, les accents changeaient. Il y avait le vaudois et le savoyard. Et c'est ce bouquet de fleurs aux couleurs et aux parfums différents qui faisait l'âme d'une ville, d'une nation, d'une patrie.

202 - La Bretagne en 1949
La Bretagne, au milieu du XXe siècle, était un pays sauvage et merveilleux. Les gens y vivaient pauvres mais hospitaliers, bigots et superstitieux mais respectueux des traditions, industrieux et généreux. Les gens portaient le costume avec naturel et non pas pour épater le touriste, ils parlaient breton entre eux, langue alors interdite, sans peiner à apprendre une langue artificielle, reconstituée.

Les parents de mon ami Ronan vivaient dans la Bretagne profonde, aux pieds des monts Arrhée, dans une petite maison de granit dont ils partageaient l'unique pièce au sol en terre battue avec leur vache, un veau, une chèvre et un chien.

Les poules et les lapins étaient relégués dans un appentis. L'eau était au puits, les WC à la feuillée.

Mais quelle richesse de cœur. Quelle culture innée spontanée. Cela sentait curieusement bon dans la chaumière. Une odeur de bois, de cuir, de saucisson fumé, de bouse, de soupe aux choux.

Le hameau où ils vivaient comportait une douzaine de chaumières mal entretenues, une église émouvante avec un beau calvaire de pierre blonde rongé par les défécations des oiseaux de mer. Des enfants en bas âge jouaient nus sur le tas de fumier devant les maisons.

Le soir, la veillée offrait un récital de chanson et de poésie.

Un vieux, pas toujours le même, ancien marin pêcheur perclus de rhumatismes, contait de sa voix monocorde fleurant le rhum et les embruns, l'épopée tragique et émouvante de la pêche au grand large. Tempêtes, cachalots, poissons ailés, vaisseaux fantômes, naufrages formaient la trame de ces récits mi-vécus, mi-légendaires.

Les vieilles en coiffe filaient la laine au rouet, les moins jeunes reprisaient pullovers et chaussettes, et les enfants, accroupis sur le sol de terre battue, écoutaient ébahis ou bâillants, ces contes palpitants qui les faisaient rêver.

Parfois, un jeune conscrit en permission poussait une goualante que l'assemblée reprenait en chœur. Les voix sonnaient justes, les chants étaient beaux.

Je repartis en stop, le cœur ému, au hasard des destinations des gentils automobilistes qui acceptaient de me prendre à leur bord. J'allai un peu partout, revenant parfois en arrière, bourlingant d'une rive à l'autre.

Je visitai Paimpol, séjournai à l'Arcouest dans un minuscule hôtel à 200 francs anciens la nuit. Je passai sur l'île de Bréhat par le bac. Admirable accueil. Formidables souvenirs.

Sur l'île, rencontrai les Joliot-Curie qui m'invitèrent dans leur maison en souvenir de l'accueil que leur avait réservé la Suisse. Vives discussions politiques. Navigations en canot. Veillées avec les pêcheurs, les sonneurs de bombarde, les joueurs de biniou, et les conteurs. Virées dans les bistrots de Paimpol et chansons de mer.

Je regagnai Paris en stop, à bord d'une luxueuse Hotchkiss, l'après-midi du treize juillet. En ce temps-là les routes nationales étaient étroites, ombragées par de grands arbres qui remplaçaient avantageusement la clim. Elles n'évitaient pas les villages ou les bourgs. Les déplacements étaient plus lents mais plus enrichissants.

Nous mîmes des heures à rejoindre la région parisienne, au petit jour, traversant villes et villages en fête au son de l'accordéon, et des bals populaires.

Je me souviens de l'émotion que j'eus, à l'approche de la ville en débouchant, après quelques kilomètres de véritable autoroute du tunnel de Versailles à Saint-Cloud, à la vue de la Tour Eiffel, mirage de fer dressé sur fond de lever de soleil.

Après une nuit blanche, je passai la matinée à voir défiler, de la Bastille à la Nation, l'étrange et bouleversant cortège des militants de la CGT et du parti communiste, triste et beau spectacle, d'une puissance à faire peur.

L'après-midi, je me rendis en métro aux Arènes de Lutèce où se tenait un meeting. Là, dans un wagon bondé, je fus pris à parti par des camarades pris de boisson, qui à la vue de ma blondeur et de ma tenue correcte, m'insultèrent, me prenant pour un Américain.

Timide, ils ne me laissèrent guère le temps de leur expliquer que j'étais communiste comme eux et que j'allais au meeting de notre parti commun...

204 - Dragueur timide
Durant ma vie entière je me suis révélé tour à tour d'une extrême timidité et animé par un culot sans bornes.

Vivant tantôt replié sur moi-même, croulant sous des complexes sans cause, échouant dans tous mes projets avant même de les entreprendre, puis, une semaine ou un mois plus tard, jaillissant de pied en cap hors de ma coquille, armé d'un moral de fer, me lançant dans les entreprises les plus folles qui réussissaient presqu'à tous les coups.

Même ambivalence dans l'image que j'ai de moi-même.

Un jour conquérant, sûr de moi, extraverti, le lendemain, replié sur moi-même, complexé, introverti.

206 - Les vêtements
Ce qui frappait dans les années cinquante, c'est que les gens du peuple possédaient peu de vêtements. Un costume du dimanche, à tout faire cérémonies, messe, banquets, visite aux notables et des vêtements de travail, selon la profession exercée.

Les femmes du commun ne possédaient pas des dizaines de robes, de jupes, de chaussures, de manteaux comme c'est le cas aujourd'hui. Pour leur mariage, les hommes choisissaient un habit confortable et solide qui leur servirait de costume durant plusieurs années.

Quant à la robe de la mariée, elle ne la revêtait qu'une fois, après de nombreux essayages, mais elle était soigneusement conservée dans la naphtaline, à l'abri de la poussière pour resservir à la génération suivante.

On reconnaissait alors la profession des gens aux vêtements qu'ils portaient. Cela allait des écoliers où les élèves des écoles publiques ne portaient pas la même tenue que les enfants de riches.

Le curé portait soutane, le visage des bonnes sœurs était cadré par un voile ou une cornette. Elles vivaient en robes longues, souvent séduisantes. Cet "uniforme" leur allait plutôt bien, les embellissait, comme la soutane seyait aux ecclésiastiques et le tchador aux jeunes musulmanes d'ajourd'hui.

210 - Voyage à Paris (1950)
En ce temps là, de Genève à Paris, le train mettait près de douze heures et coûtait vingt francs. Le convoi partait de la gare Cornavin traîné par deux puissantes locomotives à vapeur. Au début du voyage, il s'arrêtait souvent. Bellegarde, Culoz, Ambérieu d'où il prenait son élan vers Bourg-en-Bresse et Dijon.

Dans toutes ces stations il attendait les correspondances. Dans les wagons de troisième classe, les gens se parlaient. On reconnaissait l'origine de chacun à l'accent. Le Savoyard, le Vaudois, le Genevois, le Lyonnais ou le Jurassien issus des classes populaires, usaient de mots, d'expressions et d'intonations différentes. Mais tous se comprenaient...

D'une banquette à l'autre, les voyageurs échangeaient jambonneau, cuisses de poulet, tranches de lard parfumé, partageaient le fromage et le vin, tenaient table ouverte, riaient de tout et de rien.

Les plus bavards racontaient des blagues, d'autres n'hésitaient pas à pousser la chansonnette. C'était gai, bruyant, bon enfant. Les rires fusaient et le pique-nique s'achevait le plus souvent par le tricot pour les femmes et une petite sieste pour les hommes...

Quand il y avait des conscrits, c'était carrément la java.

En seconde, ce n'était déjà plus pareil. Là, tout semblait plus feutré, les gens se montraient plus réservés, guindés. Ils parlaient à voix basse, sans gesticuler. Ils ne sentaient pas l'ail. C'étaient des commis-voyageurs, des fonctionnaires subalternes mais imbus de leur position sociale, des jeunes femmes enceintes souvent accompagnées d'enfants en bas-âge bien dressés, des ecclésiastiques.

Quant au wagon de première, il était occupé par des hommes importants, fumant le cigare, parlant affaires, des femmes guindées, en chapeaux, portant voilette, des jeunes filles timides le plus souvent chaperonnées, des Américains et des Anglais... En ce temps-là on reconnaissait encore le rang social de chacun à sa mise et à son port de tête.

Le train de nuit était pour les jeunes gens un terrain propice à l'aventure. Les places n'étaient pas réservées et les wagons rarement bondés.

Nous nous arrangions toujours pour nous retrouver à côté d'une belle fille seule, ou, si nous étions deux, en compagnie de deux jolies étrangères réputées plus ouvertes.

A partir de Dijon, le train express devenait "rapide" et ne s'arrêtait plus, sauf parfois à Laroche-Migennes. Dès que les lumières du compartiment étaient éteintes, les grandes manœuvres d'approche commençaient.

Les escarmouches parvenaient rarement à la conclusion souhaitée. Échanger un baiser furtif, peloter un sein nu dans l'échancrure d'un corsage, soulever d'un doigt léger l'élastique d'une culotte et aventurer une main espiègle dans la délicieuse fente d'un sexe juvénile étaient déjà de véritables exploits qu'entre garçons nous nous racontions avec gourmandise et beaucoup d'exagérations.

Pourtant, il m'arriva de faire l'amour dans un train avec une voyageuse inconnue. Même dans un wagon bondé. Et la saveur de cette aventure, accompagnée du délicat frisson d'angoisse d'être surpris, me rappelle toujours le même sentiment éprouvé dans le chalet alpin où une alpiniste inconnue me déniaisa à quelques centimètres de mon père endormi.

Accouchement dans le train
Lors d'un voyage à Paris, en hiver, par le train de nuit, je me retrouvai seul dans un compartiment après que deux personnes fussent descendues à Dijon.

Elles furent remplacées par une toute jeune fille très pâle et visiblement enceinte. Elle portait une sorte de robe vague sous une pélerine qu'elle ne quitta pas malgré la température élevée qui régnait dans le wagon.

A un moment donné, elle se mit à gémir, à se tenir le ventre à deux mains.

Je lui demandai ce que je pouvais faire... Elle me jeta un regard bouleversant, suppliant, où je lus toute la douleur et la misère du monde.

Je ne savais que faire

Je me rendis dans le compartiment voisin où des militaires dormaient à poing fermé. Plus loin, aussi loin que je progressais dans le train, les voyageurs dormaient. Certains ronflaient. Cela sentait fort la sueur concentrée et les pieds mal lavés.

A un moment donné, je trouvai une passagère en train de lire. Je lui dis ce qui se passait et lui demandai de retrouver le contrôleur et si possible, une sage-femme ou un médecin.

Je retournai précipitamment vers mon wagon. A l'instant même où je pénétrai dans mon compartiment, j'assistai à un spectacle assez peu ordinaire.

La jeune passagère s'était délestée de sa culotte et, sa robe et sa pélerine retroussées jusqu'à la taille, était en train d'accoucher sur la banquette.

Je vis d'abord apparaître une tête violacée... Puis, tandis que la jeune fille dodelinait de la tête, le corps secoué de spasmes, le visage noyé de larmes, râlant de douleur et secouant son bassin, l'enfant fut comme expulsé du corps de sa mère.

C'est tout juste si le bébé, affreuse chose rouge et mauve, ne roula pas par terre, relié à sa mère par un voile sanglant et gluant.

Je le reçus dans mon beau blouson de daim doublé de soie - volé chez Hofstetter Sports -, et, sans réfléchir plus avant, me souvenant des leçons d'obstétrique de Claude Godard, je tranchai le cordon ombilical avec mon couteau suisse et le nouai d'une main tremblante et maladroite...

Le bébé vagissait doucement, exprimant son plaisir de naître, sa mère de douleur, gémissait plaintivement comme un animal blessé...

Je n'avais même pas de bol d'eau de vie à ma disposition comme Louis XIV s'improvisant sage-femme, comme le rapporte la petite histoire.

Militant j'allais à tous les meetings

A Paris, très imbibé de marxisme, militant convaincu, j'allais à tous les meetings, aimant la chaleur de la foule, son enthousiasme communicatif, mais, par timidité, demeurai toujours en retrait, marge...

Aux Arène de Lutèce, je rencontrai Marie, une jeune fille jolie, intelligente, dynamique, pleine d'allant et de foi, qui portait alors un nom célèbre dans les milieux que l'on disait "avancés" Maublanc. C'était la fille de René Maublanc, le philosophe, directeur de la revue marxiste « la Pensée ».

Dans le vaste appartement orné de tableaux et de livres, je rencontrai des peintres, des poètes, des intellectuels et de simples militants. Chaque soir nous refaisions le monde avec enthousiasme et foi sans imaginer un seul instant que nous étions de simples pantins manipulés à distance par des forces terrifiantes.

J'approchai également la "bande de la rue d'Ulm". L'École Normale Supérieure, pépinière de futurs jeunes cadres, de hauts fonctionnaires, de professeurs agrégés, abritait une mafia intellectuelle marxisante.

Quelques animateurs du terrorisme intellectuel qui pourrissait la France par la tête et autres éminences grises du communsime international émanaient de cette couveuse infernale.

J'en côtoyai quelques-uns comme Desanti. Mais, en 1953, après mon retour d'URSS, vacciné, je me mis à les fuir comme la peste, sachant leur capacité de nuisance.

Je préférai désormais les globe-trotters, les marginaux, les anarchistes, les funambules, à ces ennuyeux et solennels crétins qui tentaient de dévoyer une jeunesse malléable...

212 - Compère au poker
N'étant plus très en fonds, un camarade de rencontre se proposa de me renflouer, en lui servant de compère au poker. Il avait établi son quartier général Boulevard St Michel, au Capoulade. Portant beau, sûr de lui, plaisant aux femmes, il jouait des nuits entières des parties acharnées et rémunératrices dont il vivait plutôt bien.

Plumer ses partenaires ne lui posait pas de cas de conscience.

Pour lui permettre de conduire la partie au mieux, je devais me placer parmi les badauds et le renseigner par quelques signes discrets sur les cartes dont disposait son adversaire, ce qui lui permettait de bluffer à tout-va et de gagner sans coup férir.

Il voulut m'initier aux arcanes du poker, à ses subtilités, mais n'étant pas joueur, je ne parvins jamais à faire le poids face au sang-froid du vrai joueur qu'il était.

Couvert de filles, Jérôme n'avait pas de domicile fixe, ni de voiture à lui, ni même de compte en banque. Il vivait chez l'une ou l'autre de ses compagnes, et allait mettre ses économies au sec en province, dans le matelas de crin de sa mère qui lui servait de coffre-fort.

Cela dura plusieurs mois, mais comme en toutes choses, j'ai une nature vagabonde et ne saurai jamais persévérer longtemps dans le même travail.

214 - Relations
Jusqu'à l'âge de quarante ans, je ne me suis installé nulle part, je ne me suis jamais attardé auprès d'un être. J'ai toujours fui vers d'autres rivages. En cela je me fuyais moi-même. Je ne me suis jamais incrusté nulle part. J'ai rencontré des gens extraordinaires, je n'ai fait d'effort pour entretenir une amitié naissante, à m'installer dans le cercle de leurs relations.

Jamais je n'ai même eu la simple courtoisie de leur adresser une carte de visite, un petit mot pour les remercier. J'en ai honte, mais je ne l'ai pas fait. Je n'ai jamais été servile, aux uns j'ai beaucoup pris et peu rendu, aux autres j'ai beaucoup donné sans rien recevoir en échange.

Aujourd'hui je ne regrette pas cette attitude de loup solitaire. Si j'avais conservé l'adresse de tous ces amis de rencontre, je me ferais un plaisir de leur faire signe, de leur dire que je les aime parce qu'ils m'ont beaucoup appris.

L'image que j'avais de moi ne m'a jamais plu.

Au fond, j'étais très orgueilleux: je voulais tout ou rien. Comme je me sentais peu de chose, que je possédais rien, que je vivais comme l'oiseau sur la branche, je ne représentais rien à mes yeux.

Parmi les personnes extraordinaires que j'ai rencontrées, quelques unes devinrent des amis, ce n'était ni les plus célèbres, ni les plus fortunées, mais je les admirais sincèrement. Ils furent mes maîtres : Henri Espinouze, Youki, Gigi Guadagnucci, Jacques Yonnet, Wania et Claude Candela.

216 - Comment je vivais (début des années 50)
Pour vivre, les ressources qui me permirent de ne jamais sombrer dans la cloche provenaient de M. Benz, mon père naturel qui ne me laissa jamais tomber. Il m'envoyait chaque mois, de précieux mandats postaux prélevés sur sa modeste retraite, et, lors de nos rares rencontres, il me donnait, ému, plusieurs billets de cent francs suisses que j'empochais comme si c'était un dû, le remerciant à peine, du bout des lèvres.

Aujourd'hui je regrette cette distance maintenue entre nous, ces rapports biaisés. Je regrette de n'avoir pas mieux appris à connaître mon véritable père. A l'époque, j'avais honte de lui.

Il est vrai que j'avais tellement raconté de craques à son sujet, inventé de mythes. De ce simple fonctionnaire des douanes helvétiques, j'avais fait tour à tour le Directeur général des douanes suisses, le neveu de Carl Benz le célèbre ingénieur allemand pionnier de l'automobile. J'allais, dans ma mythomanie jusqu'à prétendre que mon père était l'inventeur de la benzine ce qui me valut, évidemment, à Genthod, de la part de mes petits camarades, le surnom de Benzine

Mon autre source de revenus consistait en piges publiées dans des journaux suisses comme l'Illustré ou Coopération, mais aussi de petits boulots corrections, leçons particulières d'allemand ou de latin.

218 - Vin, drogues et amours
Au Collège de Genève, nous avions un brillant prof de maths. M. XXX. (nom à retrouver). Le courant entre nous ne passait pas. Il m'intimidait. Il n'aimait que les élèves brillants, issus de la bourgeoisie.

C'était un être froid, glacial, qui, je le sentais, n'avait aucun atome crochu avec ma petite personne insignifiante. C'était lui que la direction de l'école envoyait au feu lorsqu'il y avait bagarre, insubordination, chahut.

Il suffisait que ce petit bonhomme tout rond, marchant à pas menus, sans dire mot, toisant chacun d'un regard acéré, apparaisse à la "demi-lune" les jours de bagarre, pour que tout rentre immédiatement dans l'ordre.

Il parvenait à calmer le jeu par sa simple présence. Un seul de ses regards faisait rentrer sous terre les plus fortes têtes du Collège.

Dans ces moments de crise, il ne parlait pas. Petit, tout rond, costaud, il s'avançait lentement, solennellement, nous fixant bien dans les yeux lorsque son regard croisait le nôtre. Quand le calme était revenu, par sa seule présence, il faisait demi tour, sans hâte, comme s'il était simplement venu là prendre l'air, puis retournait au Collège, sans adresser la parole à personne.

220 - La prison Saint-Antoine : Luccheni


Prison Saint-Antoine

Près du Collège, donnant sur l'esplanade, s'élevait le bâtiment d'aspect sinistre de la prison cantonale aujourd'hui désaffecté. Parfois, aux récréations, nous voyions un visage se dessiner derrière les barreaux des étroites fenêtres grillagées.

Au cours d'une leçon d'histoire, le professeur nous apprit que la prison Saint-Antoine avait abrité quelques célébrités, entre autres Luigi Luccheni l'assassin de l'impératrice Elisabeth, appelée familièrement Sissi.

Luccheni - dont on vient de publier les Carnets (1998) - recherchait, comme Érostate, à laisser un nom dans l'histoire. Voyant qu'il ne pouvait exaucer son désir par son talent, il décida de le réaliser par le crime en tuant un personnage célèbre. Sa victime fut Sissi.

Anecdote amusante, l'Hôtel Beau-Rivage conservait alors à peu près intacte la suite luxueuse où demeurait l'impératrice durant son séjour. Une nuit des années 70 que je me rendais à Genève pour affaires, je me présentai vers trois heures du matin à l'Hôtel Bristol où j'avais réservé une chambre.

Le portier de nuit me dit qu'effectivement, j'étais annoncé sur le planning, mais que son collègue, ne me voyant pas arriver et pensant probablement bien faire, l'avait louée à un autre... Il me priait de bien vouloir excuser cette faute qu'il allait tenter de réparer. Dans ce but, il téléphona à la réception de l'Hôtel Beau-Rivage qui faisait partie de la même chaîne.

Son collègue lui dit qu'il ne lui restait qu'une suite... la suite impériale...

Fatigué comme je l'étais, je dis que je la prenais bien que je me doutasse que le prix en serait élevé.

Le Beau-Rivage était à deux pas. Le portier prit mon bagage et m'accompagna jusqu'à ma suite. Fabuleuse Un peu kitch bien sûr, avec ses dorures, ses tapisseries couleur vieux rose, ses peintures gris clair et bleu pastel, ses meubles de style, ses tableaux de maître, ses tapis de haute laine. Mais quel luxe!

Dommage que je ne puisse épater une petite amie en partageant ce grand lit avec elle pour une nuit d'amour.

Ayant rendez-vous le matin à neuf heures chez Naville, je ne profitai guère de cette somptueuse résidence.

Seule consolation, le lendemain, lorque je voulus payer ma note, le caissier avait décidé de m'offrir cette nuitée pour se faire pardonner la négligence à mon égard de son employé du Bristol.

222 - La musique
La musique fut pour moi, dès le plus jeune âge, aussi nécessaire que la nourriture ou la boisson. Ma mère, très musicienne, jouait du violon. Mais son attaque d'apoplexie qui laissa sa main paralysée, l'empêcha de se servir de son instrument avec la même virtuosité qu'auparavant.

Elle chantait admirablement. Elle aimait chanter. Elle chantait toute la journée. D'ailleurs, en ce temps-là, tout le monde chantait. Les ouvriers sur leurs échafaudages chantaient. Les peintres en bâtiment chantaient. Les femmes au foyer - elles l'étaient quasiment toutes - chantaient. Et tout le monde chantait juste.

On apprenait le chant à l'école.

A la messe ou au sermon du dimanche, les fidèles chantaient juste. Chaque village avait sa fanfare et sa chorale. La vie de tous les jours baignait dans le chant.

Ma mère aimait l'Opéra. Lorsqu'elle se rendait à l'Opéra de Genève avec mon père, trois ou quatre fois par an, c'était la fête. Dix fois avant le soir fatidique, elle écoutait sur les grands disques de cire placés sur son phono à aiguille remonté à la manivelle, les grands airs de l'opéra qu'elle allait avoir le bonheur d'entendre.

Je profitais de l'absence de mes parents, pour écouter mes morceaux préférés parmi lesquels le menuet de Mozart, exécuté au violon, qu'il m'arrivait d'entendre dix fois de suite, les larmes aux yeux, sans me lasser jamais de ces notes sublimes.

Traümerei (rêverie) de Schumann aussi me bouleversait. Je me souviens d'être allé seul au cinéma, voir dix fois un film américain sur la vie de Schumann dont l'héroïne (Bette Davis je crois?) m'enthousiasma.

Un jour, - je devais avoir douze ou treize ans - j'affirmai péremptoirement devant mes camarades de classe ahuris, qu'en diffusant avec force le menuet de Mozart, une symphonie de Beethoven, un air d'opéra à tous les carrefours des pays en guerre, on pourrait arrêter le conflit... que la grande et belle musique avait plus d'efficacité que les balles ou les bombes...

L'hilarité de mes condisciples qui suivit mon propos me vexa, et je gardai désormais mes convictions pour moi.

Quelques années plus tard, au Mont-Athos, j'appris de la bouche de l'archimandrite Démétrios que les saints moines avaient eu plusieurs fois recours à la musique, au cours de leur histoire, pour repousser leurs agresseurs ou faire fuir les percepteurs envoyés par Athènes pour lever l'impôt dans leurs monastères. Selon lui, certaines "séquences" seraient des musiques "chargées", comme d'ailleurs toutes les parties musicales composant le rituel de la sainte messe.

224 - Complexe de l'examen
J'ai toujours rompu, décroché avant l'examen. Je suis un être ambigu, à la fois indépendant et soumis. Anarchiste et réactionnaire. Comme Gigi Guadagnucci, qui me l'a inculquée, une des vertus que je préfère, c'est la vertu d'obéissance. La soumission au maître, au meilleur, à celui qui enseigne. J'ai le sens de l'autorité dans le domaine de la connaissance.

Un ami me dit: toutes affaires cessantes tu lis ce livre, je le lis. Tu vas voir cette exposition. Eh bien j'y cours. Rarement déçu si l'ami est un aigle, parfois déçu: je renonce à l'ami.

C'est ainsi que j'ai lu Baudelaire, Panaït Istrati, la Chouette aveugle, Nietzsche, Montherlant, la conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, Musil ...

226 - Dieu
A propos de Dieu, je pense sincèrement que s'il existe, il a voulu, avec l'homme, faire une expérience amusante qui a parfaitement réussi. Peut-être, comme Catherine Arley, pensais-je alors que «J'aurais pu m'intéresser à Dieu, s'il y avait mis du sien».

Pourtant, j'ai croisé Dieu maintes fois dans ma vie sans qu'il y ait encore eu coup de foudre mutuel. Pourtant, je le sens, il rôde autour de moi, il me guette, il m'épie. Il joue au chat et à la souris avec mon âme.

A plusieurs reprises il s'est manifesté en rêve d'abord, puis sous les traits d'êtres de lumière bien vivants pourtant, en chair et en os.

Lorsque, vers 1995 je ferai la connaissance de Jacqueline Frédéric Frié, admirable poète, je m'approcherai tout près du Seigneur. Parfois je le sentirai en moi, autour de moi, sans jamais en être imprégné, conquis. A chaque fois le doute revient au galop m'éloignant de Lui puis, un peu plus tard le doute du doute profitera à Dieu.

227 - Expériences
J'ai tout essayé, goûté à tout, expérimenté les choses les plus folles. Je fus un invétéré touche-à-tout mais ne persévérai jamais en rien. Pendant la guerre, je montai avec un ami, mon propre poste à galène.

J'avais fauché à mon beau-père, un manuel d'électro-technicien, allemand, qui expliquait avec clarté le montage de certains appareils électriques notamment un récepteur radio.

En trois jours, récupérant ici et là les éléments nécessaires à notre récepteur, nous avons élaboré un poste de radio primitif, certes, mais nous permettant d'écouter, l'oreille collée à l'appareil, Radio Sottens, Beromünster et, par bouffées, Radio Milan. Le roi n'était pas notre cousin. Ma mère, à qui j'avais emprunté le cristal de roche indispensable à cet appareil fut moins contente d'avoir perdu son porte-bonheur.

En 1948, - je vous l'ai déjà raconté, - j'achetai à crédit, l'un des premiers magnétophones à fil d'acier. Ce fut le premier et le dernier achat à crédit. Ne payant pas les mensualités, la société me poursuivit des années durant sans succès, car je déménageais souvent.

Aves mes camarades du Collège de Genève, nous expérimentâmes la dexédrine, le maxiton et d'autres drogues médicamenteuses.

Sans le savoir, à la même époque, plaçant notre pique-nique sur notre poste de radio traditionnel, nous observâmes le curieux phénomène de son réchauffement sans que l'assiette, ni le support plastique de l'appareil fussent chauds : c'était le principe du micro-ondes.

En 1953, je me trouverai à Archangelsk, le jour de la chute de Béria. J'entendis la nouvelle de son éviction à la radio de mon cargo, le SS Stureborg en cale sèche dans le port. Lorsque j'annonçai la nouvelle à mes camarades de l'Interclub de la ville, on ne me crut pas. Mais dès le lendemain, pourtant, son portrait avait disparu des murs du Club.

Je suis à Buenos-Aires lors de la chute de Peron et de son départ en exil.

Je me suis souvent retrouvé, par hasard (mais je ne crois pas trop au hasard), en des lieux particuliers au moment d'une crise ou d'un événement important.

J'étais à Berlin-est au moment de la construction de la Stalin Allee. A Berlin encore, en 1961, lorsque les Soviétiques se mirent à édifier le Mur.

J'ai eu des rêves prémonitoires, des songes fabuleux.

Ainsi, la veille de l'écroulement du Mur de Berlin, m'est apparue mon amie Panfilova dont la gentillesse à mon égard lui avaient valu quinze ans de Goulag.

228 - Les blagues
Quand on est jeune, le canular est un plaisir et un devoir voire un rite. Voici quelques-unes de ces joyeusetés réussies. Un jour de Noël, nous avons démonté la voiture d'un camarade très snob, et, avec l'aide de Rudi, un copain mécanicien appartenant à notre bande, nous l'avons remontée dans sa salle à manger.

En 1948, l'une des premières soucoupes volantes observée au-dessus de la ville de Genève lors de la grande invasion d'ovnis mondiale dont on parla dans les gazettes, fut lancée par nos soins.

C'était un immense cerf-volant argenté et rond de notre fabrication, éclairé de l'intérieur par des bougies, qui surprit et effraya durant une nuit entière les badauds noctambules. Nous l'avions lancé, mes camarades et moi, depuis une des tours de la cathédrale par une nuit sans lune où soufflait une légère brise.

Un lâcher de vipères et de crapauds lors d'un meeting des partis bourgeois de la ville, réunis dans une salle surchauffée, resta aussi mémorable.

Plus tard, à Paris, grâce à un ami qui travaillait à l'Imprimerie Nationale, nous avons pu envoyer mille invitations authentiques à autant de personnes du Tout-Paris, pour assister à une garde-party de l'Élysée.

Cette plaisanterie fur rééditée à plusieurs reprises, avec plus ou moins de bonheur, lors d'une réception à l'Académie, une autre fois chez le duc et la duchesse de Windsor, à la soirée de réveillon des parents d'un ami fortuné.

229 - Mon premier emploi (1950)
Mois de juin. L'année marque le tournant de ma vie. J'ai dix-huit ans, j'en aurai dix-neuf à la fin de l'année.

J'ai quitté le Collège, je ne ferai donc jamais partie de l'élite du pays, état bienheureux auquel nous destinait le speech de fin d'année du directeur du Collège et la tradition établie depuis sa fondation.

L'étoile montante annoncée à Nyon, ne brillera jamais plus au firmament d'une école.

J'ai quitté la pension Dupertuis pour m'installer à Genève, avec une valise de cuir bouilli, mon sac à dos, deux chemises, deux slips, deux pantalons, un costard une seule paire de chaussures et mon Baudelaire. J'ai tout de suite trouvé un logement (4, place Grenus) près de la rue des Étuves, et du travail. En ces temps heureux, cela n'était guère difficile.

Un employeur vous prenait à l'essai, on commençait toujours par les travaux d'entretien balayage, lessivage, nettoyage. On montrait son savoir-faire, et, si l'on donnait satisfaction, l'on gravissait très vite les échelons.

Coca-Cola

Je trouvai mon premier emploi salarié chez Coca-Cola. Mon poste : garçon à tout faire. Courses, balayage, nettoyage des bouteilles, laborantin, employé de bureau, aide-comptable, magasinier, j'étais préposé à toutes ces tâches que j'apprenais sur le tas.

Ce n'était pas désagréable. Pierre Stooss était un patron parfait. Aujourd'hui on dirait paternaliste.

L'instant magique était celui où j'accompagnais Pierre Stooss à la Poste Centrale, rue du Mont-Blanc, retirer le colis recommandé en provenance des États-Unis, contenant la précieuse poudre secrète permettant de confectionner le coca-cola.

Une fois par mois, j'assistais à la cérémonie magique et secrète de la préparation du Coca-Cola dans de grandes cuves en inox, puis à son embouteillage.

Ce travail dura peu. L'été arrivant, le fiu me saisissait et l'appel des grands espaces retentissait en moi. Trois cents francs d'économies, le produit de la vente de quelques objets subtilisés à la famille suffisaient pour voyager à travers le monde pendant trois ou quatre mois.

Après une escapade lointaine, je revenais au bercail, remonter mes accus et travailler pour améliorer l'état de mes phynances.

Vespa

L'automne venu, je fus embauché chez Vespa, au service des pièces détachées. C'est là que je connus Milo.

Hofstetter Sports

Avant de m'établir définitivement à Paris, je travaillai aussi chez Hofstetter Sports, rue de la Corraterie, avec Raymond Lambert.

Ernest Hofstetter était mon parrain du Ski-club de Genève. Sportif de talent, plusieurs fois champion, il participa à plusieurs expéditions dans l'Himalaya.

Pour moi c'était un maître. J'étais très fier de son parrainage. Abusant comme toujours d'une situation équivoque, je disais qu'Ernest était mon parrain, sans préciser qu'il ne l'était qu'au ski-club.

C'est rue de la Corraterie que j'appris la "comptabilité double", sur le tas. Du moins, le passage des écritures, sur une impressionnante plaque de zinc munie de grandes feuilles à colonnes et d'une papier calque. Chaque matin, après avoir dépoussiéré mon rayon, je passais la caisse, les chèques postaux, la banque, les comptes clients et fournisseurs. Je me sentais très fier de ce travail.

En tant que vendeur, mon royaume se trouvait au sous-sol du magasin. De l'atelier attenant, émanait une bonne odeur de colle, de fart et de bois.

Tandis qu'Ernest s'occupait de la vente des skis, j'appris tous les secrets des chaussures dont je devins le spécialiste.

A l'étage, Mady tenait la caisse. C'était une fille ronde et épanouie qui faisait du théâtre amateur.

Avec M. Laporte, elle s'occupait de la clientèle chic qui fréquentait la boutique. Les vêtements de sport présentés ici valaient des prix fous. Par exemple, je me souviens qu'une veste de daim véritable valait 400 F suisses (mon salaire mensuel s'élevait alors à 150.

Mady Bulgheroni était une fille joviale et droite, une amie de confiance, qui m'avait à la bonne.

M. Laporte, devint plus tard le directeur du Carnaval de Venise, le célèbre magasin de la rue du Mont-Blanc.

301 - Jeunesses musicales
Sans m'avoir véritablement initié à la Musique, mon père et ma mère aimant le chant, l'opéra, la musique classique, j'eus le bonheur d'entendre très tt sur notre vieux tourne-disques Mozart, Beethoven, Liszt, Caruso, Chaliapine, Mado Robin et mille autres merveilles.

Mes parents se rendaient chaque mois à Genève pour une soirée à l'Opéra. Lorsqu'ils rentraient, je les entendais fredonner les grands airs qu'ils avaient entendus. Maman, je l'ai dit, chantait merveilleusement juste.

Un été, en vacances, mon père me fit entendre le Wilhelm Tell de Rossini lors d'un festivel de plein air à Interlaken. A Zürich, Tante Fanny m'initia au Freischütz.

Dès l'âge de neuf ans, le Menuet de Mozart exécuté par Menhuin, fut pour la plus belle mélodie du monde ! Il m'arrivait de l'écouter dix fois de suite Je prétendais devant des camarades de classe ahuris, qu'en faisant entendre ce menuet au monde entier, on éradiquerait à jamais la guerre…

Tout cela pour dire que lorsque, en 1948, Roland Dufour m'invita un soir à un récital de piano à Nyon, donné par Alfred Cortot, je fus subjugué, enthousiasmé, transporté par son jeu merveilleux. Et, dès le lendemain je tentai de persuader mes camarades du Collège de fonder une Académie de Musique.

Mes copains se moquèrent de moi et l'un d'eux, Jean Chmouliovski me dit que cela existait déjà et m'entraîna dans une soirée des Jeunesses Musicales fondées récemment et dont les réunions se tenaient au Conservatoire.

Et là, je vécus durant quelques mois des heures exaltantes à entendre l'admirable Alfred Cortot, le divin Dinu Lipatti, la fascinante Clara Haskil, l'émouvant Pablo Cazals, jouer inlassablement, dans une ambiance jubilatoire, parfois sous la baguette d'Ernest Ansermet.

Jamais je n'oublierai ces instants de rêve passés dans une ambiance extraordinaire.

Mais comme toujours, à chaque étape de ma vie, abandonnant mes amis en chemin, je repris la route de l'aventure et des vagabondages.

302 - Bahaï
Depuis quelques mois, je m'étais lié avec Jean Chmouliovski demeurant à Plainpalais, sur le quai de l'Arve. Contrairement à moi, Jean travaillait sérieusement au Collège et réussissait tous les examens avec brio. Alors que, à la fin de la Seconde, je m'occupais davantage de l'association Connaître que de mes études, que j'allais vendre la presse du parti au porte-à-porte, Jean s'intéressait aux religions comparées. Puis, au contact d'une jeune et belle Iranienne, devint Bahaï. Je l'accompagnai à quelques réunions de cette religion syncrétique, lus les principales œuvres de BahaOullah (Baha Allah).

En Perse, le Bahaïsme était une religion de notables tout juste tolérée, mais souvent persécutée. Mais elle avait essaimé à travers le monde entier, principalement aux Etats-Unis.

En ces années d'après-guerre, le shah d'Iran s'efforçait de moderniser son empire et, dans ce but, envoyait beaucoup de jeunes gens se former dans les universités étrangères.

Je me retrouvai durant quelques mois au contact d'étudiants iraniens généreux et sympathiques. Grâce à eux, je donnai des leçons particulières aux enfants de quelques riches familles persanes installées à Genève.

Fort en mathématiques, Jean Chmouliovski était également excellent pianiste et bon violoniste. Je ne me souviens plus très bien ce qui cimenta notre amitié. Nous étions en fait très différents l'un de l'autre, tant du point de vue caractère que de comportement.

Il était sérieux, studieux, organisé, concentré, ne lâchait jamais prise, allait jusqu'au bout des choses qu'il entreprenait. Tandis que moi j'étais volage, déconcentré, touche-à-tout, une vraie girouette. Il me venait chaque jour cent idées dont certaines semblaient excellentes, mais dès qu'il s'agissait de les mettre en œuvre, de suivre un plan, j'étais déjà passé à autre chose.

Jean, adepte sincère et convaincu du bahaïsme, me proposa de l'accompagner à la convention internationale bahaïe à Berne.

Je passai deux jours au Schweizerhof en compagnie de gens sympathiques, dynamiques, cultivés, dans une ambiance chaleureuse et bien élevée. On sentait que les Bahaïs n'étaient pas des fauchés.

Toutefois, malgré les discrets encouragements de mon ami, je n'adhérai pas à cette secte, bien que mes lectures des fondateurs de la doctrine et les exposés des congressistes m'apparussent convainquants.

Religion syncrétique, le Bahaïsme fut fondé par Mirza Ali Muhammabd dit "le Bab" (la Porte), 1819-1850) qui, en 1844, à Chiraz, annonce la venue d'un grand prophète.

Exécuté sur l'ordre du Shah avec 20.000 de ses disciples, sa dépouille repose au mont Carmel, près de Haïfa, en Israël. En avril 1863, Mirza Husayn-Ali (1817-1892), dit Baha'u'llah "La Gloire de Dieu") affirme être le grand prophète annoncé par le Bab. L'immense majorité des disciples restés fidèles au Bab le reconnaissent comme leur chef et suivent fidèlement son enseignement.

Pour Baha'u'llah, Dieu a choisi de se révéler par l'intermédiaire de messagers tels que Abraham, Moïse, Zoroastre, Bouddha, Jésus, Mahomet et le Bab.

L'humanité a été créée par l'amour de Dieu. Les bonnes actions rapprochent de Dieu, offrant aux hommes des joies ineffables, les mauvaises en éloignent les hommes, leur apportant malheurs et souffrances.

La religion Bahaïe ne requiert de la part de l'adepte ni cérémonie d'initiation, ni sacrements. Elle ne possède pas de clergé. Le Bahaï doit prier chaque jour, jeûner 19 jours par an, s'abstenir de fumer, de boire de l'alcool, de consommer de la drogue ou toute autre substance affectant l'esprit.

L'adepte doit rester monogame et obtenir l'accord de ses parents à son mariage. Les Bahaïs s'engagent à assister à la fête des 19 jours, le premier jour de chaque mois du calendrier bahaï qui comporte 19 jours plus les jours intercalaires. Au cours de ces réunions, les adeptes prient, écoutent la lecture des écrits de leurs prophètes, discutent des activités de la communauté et s'intéressent aux préoccupations de leurs frères.

La doctrine de Baha'u'llah est, il faut le dire, d'une modernité assez étonnante pour son temps.

Elle consiste essentiellement à contribuer à la paix et à la prospérité mondiale par l'établissement d'une société reposant sur l'unité du genre humain, l'égalité des droits de l'homme et de la femme, l'abrogation de la ségrégation raciale, l'établissement d'une justice économique, l'institution du droit à l'éducation pour tous, la cohérence entre la science et la religion, l'adoption d'une langue auxiliaire universelle.

Ce nouvel ordre mondial implique notamment: la liberté de déplacement et de pensée pour tous, des frontières sûres et reconnues pour toutes les nations, une fédération mondiale des nations, le désarmement général, la création d'une force miliataire chargée de la sécurité collective, un tribunal mondial pour régler les conflits internationaux, le droit à l'ingérence intérieure dans un but humanitaire, la protection de la diversité culturelle...

Il règne entre les adeptes une profonde solidarité, cimentée par les effroyables persécutions dont leur communauté est victime dans les pays musulmans.

Schmoul me présenta à Nadir, un de ses camarades de l'université. Nadir me présenta à ses parents qui recherchaient un professeur de français pour leur fils cadet rebelle à toute étude.

Boudhour

M. Bani Effendjari était un riche homme d'affaires qui voyageait beaucoup. Sa femme, la délicieuse Boudhour, servie comme une princesse dans son hôtel particulier de la place Claparède s'ennuyait dans cette ville froide. Elle avait la nostalgie de son palais de Téhéran, de sa propriété de Chiraz, des dizaines de jeunes filles qui la servaient dans son pays.

C'était une femme jeune encore, - elle avait eu son fils Nadir à quinze ans - au visage rond, aux yeux toujours rieurs, d'un vert magique et ensorcelant. Vêtue d'une longue tunique brodée sur un pantalon bouffant de soie vierge, elle assistait, nonchalamment étendue sur un sopha, à toutes les leçons que je donnais à son fils Sadeq. Au début, cette présence m'incommoda fort. Timide, comme je l'étais, mes premières leçons furent gauches, ma voix sonnait faux, je me sentais mal à l'aise.

Mais, la grâce de Boudhour et sa gentillesse me rassurèrent et ma contenance devint plus naturelle.

Un jour, en prenant congé, Boudhour me saisit soudainement dans ses bras et m'embrassa vivement sur la bouche. Une seconde après, ayant relâché son étreinte, elle était redevenue la grande dame lointaine, élégante et fière accompagnant à sa porte le précepteur de son fils.

En traversant la place Claparède pour attendre le tramway, je me trouvais bizarre. Emu, troublé, avec une curieuse sensation de douleur pas désagréable dans la poitrine.

Un après-midi, de retour chez moi, entrant dans ma chambre, je trouvai Boudhour allongée sur mon lit.

- Comment êtes-vous entrée ? demandai-je stupidement.

- Tout simplement par la porte, chéri, avec votre clé sourit-elle en m'attirant dans ses bras.

Ce fut elle qui me déshabilla. J'avais honte, je me sentais sale. Il me fallait absolument prendre une douche ou un bain. Mais je n'avais ni douche ni bain dans mon gourbi. Elle me lava de ses cheveux et de sa bouche... Lentement, voluptueusement, savamment elle me purifia le corps de ses lèvres, de sa langue, m'embrassant dans les moindres recoins.

Lorsque je tentais de me dégager, car j'avais honte de mon état - ne disposant pas de sanitaires, je ne m'étais pas baigné depuis une semaine - elle me repoussait gentiment, me cajolait de plus belle, doucement, amoureusement. Ah! quelles délices j'éprouvais à sentir sa langue entre mes orteils, allant ensuite me lécher le gland, tentant de pénétrer mon derrière le plus profondément possible, tandis qu'une main diligente, venait par en-dessous me serrer les pruprunes.

Jamais jusque là je n'avais éprouvé de telles sensations sous la bouche d'une femme.

Lorsqu'elle sentit que j'allais jouir, elle me suça avec force et douceur à la fois, accompagnant mon plaisir jusqu'au bout.

Puis, toujours sans un mot, elle lécha avec ferveur ma gazelle alanguie, la sécha tendrement de ses longs cheveux souples.

Le lendemain, en me présentant chez les Effendjari, la gouvernante me dit que ses patrons et leur fils étaient partis pour New-York et elle me tendit une enveloppe que je serrai dans ma poche sans l'ouvrir.

Chez moi, j'y découvris un bouton de rose, une magnifique chevalière d'or gravée d'un motif persan et une somme inimaginable. Mais pas un mot.

 
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