Marino Zermac
Une vie sans importance

 


IV
Apprenti vagabond
304 - Second voyage à Paris (1951)

Deux ou trois mois plus tard je retrouverai Nadir à Paris, étudiant à Sciences-Po. Je me trouvais dans une période de grande dêche et vivais un jour chez l'un, le lendemain chez l'autre.

Le jeune iranien vivait à l'aise, dans un confortable deux pièces du dix-septième arrondissement. Spontanément, il m'offrit de partager le gîte et le couvert, me donnant pour le déjeuner des tickets pour le restaurant universitaire du Parc Monceau.

Me voyant plutôt dépourvu de vêtements décents, et ayant la même taille, il alla jusqu'à me prier de choisir dans sa garde robe bien pourvue les vêtements ou les chaussures que je désirais.

Il m'invita à recourir au besoin à sa bourse et, pour ne pas me gêner, il laissa toujours quelques milliers de francs à ma disposition dans le tiroir de ma table de nuit.

Nadir faisait tout cela naturellement, en toute simplicité, en Bahaï...

Ce fut Nadir qui me présenta Sadeq Hedayat (1903-1951), un écrivain iranien qu'il admirait beaucoup et dont il affirmait que c'était le plus grand auteur de son pays depuis Firdousi. Sadeq vivait pauvrement dans un petit logement du 18e arrondissement. Le regard hagard, pathétique, insoutenable dont il me gratifia, me hante encore. Il se suicida quelques semaines après notre visite (1951).

A ma très grande honte, je dois avouer que je ne récompensai en rien la générosité et la gentillesse de Nadir.

Car, après avoir abondamment profité de ses largesses et de son hospitalité durant plusieurs semaines, je m'en allai un jour de chez lui, sans prendre congé, emportant l'argent du tiroir de la table de nuit, un manteau de cashemere, un costume prince-de-galles tout neuf et deux paires de chaussures, sans parler du reste... Tout cela pour aller vivre chez Natacha, une fille un peu folle, qui s'enticha de moi durant quelques jours avant de me mettre à la porte.

Durant quelques semaines je craignis qu'il n'ait porté plainte et la simple vue d'un policier me terrorisait.

Mais Nadir était un gentleman, il fut certainement déçu de ce comportement mais ne se serait pas abaissé à me dénoncer...

C'est avec Natacha que je découvris le Théâtre de la Huchette. Un certain M. Pinard, tonnelier à Tours, s'était découvert une passion pour le théâtre et pour les jeunes actrices.

N'ayant pas suffisamment de fortune pour acheter un véritable théâtre, il se contenta de transformer lui-même une épicerie en salle de spectacle.

C'est là que fut créée La Cantatrice Chauve d'Eugène Ionesco. Je sympathisai avec l'auteur qui m'invita dans son pied à terre de la rue de la Terrasse, au fin fond du XVIe.

Son épouse, petite bourgeoise insignifiante n'aimait guère ses fréquentations, ne comprenait pas notre humour.

Elle détestait cordialement Isidore Isou, ce Juif, qui salissait tout.

En 1952, j'assistai à la "première" des Chaises. Sept spectateurs Arthur Adamov, Isidore Isou, Alexandra et moi, plus l'ouvreuse et un couple de provinciaux qui ont payé leurs places. Au bout d'un quart d'heure où il ne se passe rien Adamov se lève et s'exclame «Personne sur la scène Personne dans la salle Génial» Le couple de provinciaux veut se faire rembouser leurs places. L'ouvreuse les approuve C'est un scandale...

Je proposai à Ringier un reportage textes et photo sur Eugène Ionesco qui parut dans la presse suisse.

Comme toujours, je n'avais pas le goût d'entretenir mes relations. Je perdis Ionesco de vue durant des années, assistant de loin à son succès grandissant.

Un soir pourtant, nous nous revîmes lors d'une réception rue Sébastien Bottin. Me reconnaissant dans la foule, Ionesco me présenta à ses amis comme "un découvreur", car dit-il, voilà celui qui le premier a compris mon théâtre et me consacra un article élogieux.
 

306 - Militant et vagabond

A un moment donné, je voulus absolument me rendre en Union Soviétique pour aller voir sur place cet homme nouveau et cette vie nouvelle, dont je vantais avec enthousiasme les délices et les qualités à tous ceux que je tentais de convertir au marxisme.

Comme j'avais peu d'argent, j'espérais voyager en auto-stop comme je le faisais déjà depuis quelques années, chaque été.

Je me rendis donc au consulat d'Union soviétique à Genève où le préposé aux visas fut très étonné de ma demande.

Au bout d'une quinzaine de jours, j'essuyai un refus motivé Pour raison de reconstruction, le tourisme en URSS n'est possible qu'en voyage organisé. Têtu, je me rendis à Berne, à l'Ambassade d'URSS, un jour qu'Armand se rendait à une cession du Palais fédéral. Là, on me pria de faire ma demande au consulat de Genève, seul compétent.

De guerre lasse, je m'ouvris de mon projet auprès du secrétaire des Jeunesses du Parti du Travail qui me dit, un peu embêté Tu sais, nous sommes nombreux sur une liste d'attente pour un voyage organisé en URSS. Mais on nous répond toujours que c'est prématuré, que le guerre a fait de gros dégâts et que les camarades de là-bas ont autre chose à faire que d'accueillir des touristes, mais tu peux toujours t'inscrire.

Cette réponse ne me satisfit point. Comme j'avais prévu pour l'été un voyage en stop de deux à trois mois, je me dis que j'allais me rendre en Norvège ou en Finlande, et de là, tenter le passage en clandestin.

Je me rendis donc en Suède via l'Allemagne, empruntant la vallée du Rhin. Je traverse des villes encore en ruines mais en pleine reconstruction.
 

308 - Trafiquant à Copenhague

Copenhague. Ville gaie, magique. Nous passons nos nuits à Tivoli une sorte de Luna Park tout à fait à part, ne ressemblant à aucun autre lieu de plaisir de l'époque.

A Tivoli se retrouvait alors toute la jeunesse danoise. Une jeunesse saine, libre, pas farouche. Lorsqu'une fille ou un garçon se promenaient à Tivoli, c'était pour faire des rencontres. Ici pas de prostituées, mais des filles qui s'offrent pour le plaisir.

Je reste quelques semaines à Copenhague. Mais la vie de perpétuelle fête entame vite mon pécule. Mes fonds diminuent dangereusement.

Un jour, Giacomo, un Italien très typé, regard de velours et barbe de Jésus, se prétendant descendant en ligne directe de Casanova, chevalier de Seingalt, me propose de gagner beaucoup d'argent sans avoir grand chose à faire. Il ne me dit de quoi il s'agit, mais pour moi, ça tombe à pic. Il ajoute:

- Si tu as des copains ou des copines dégourdies, amène-les.

Naïf, j'entraîne quelques camarades de l'Auberge de Jeunesse dans la combine. Pietro nous donne rendez-vous à Tivoli et , le jour dit, nous remet à chacun une liasse de dollars. Des billets de dix dollars. Cent dollars à chacun!

- Voilà votre mise de fond. C'est mon investissement. Le travail consiste pour vous à consommer une bière dans un bar, à acheter un paquet de cigarettes ou du chocolat ou même une plaquette de chewing-gum avec des dollars, en prétextant que vous n'avez plus d'argent danois. On va vous rendre la monnaie en couronnes... Et on partage, moitié pour vous, moitié pour moi.

- Mais c'est sûrement une affaire malhonnête, objecte un jeune Allemand. De l'argent volé ou des faux billets.

Giacomo l'attrape par le col de sa chemisette, plante son regard dans le sien et lui crache:

- Laisse tes dollars ici, et fous le camp T'es trop con!

A nous, il précise:

- Rendez-vous ici, à dix heures du soir. Mais, n'oubliez pas que si l'un de vous n'est pas exact, je le retrouverai...

Avec Ringo, un jeune Canadien et Julia une Hollandaise peu farouche, nous tentons d'écouler nos billets de la manière indiquée par l'Italien.

Pour moi, ça marche plutôt bien. Une bière, un café, deux chewing-gums et une partie de flipper et voilà cinquante dollars écoulés. Lorsque je tente de fourguer le sixième billet en achetant un billet de loterie, le vendeur me propose de me changer tout ce qui me reste. Pendant deux jours, je visite Copenhague, puis Elseneur sans problème, changeant ici et là mes billets. Je vis à mon aise, change chaque jour de fille, et, en moins d'une semaine, je me refais une santé financière.
 

310 - La petite sirène de Copenhague

Un soir du début de l'été 52, sur la "Lange Linie", long quai-promenade du bord de mer, je fais la connaissance de Rose-Marie Leuch, une jeune suisse-allemande, fraîche, svelte et appétissante que je tente de conquérir à la hussarde.

C'est l'époque des nuits claires et chaudes où le long crépuscule s'étire jusqu'à minuit.

A peine disparu, le soleil se déplace juste sous l'horizon baignant la ville dans une étrange lumière bleue.

Si je parviens, après une grande heure d'efforts à caresser la poitrine de la jeune fille, elle ne se laisse embrasser qu'après bien des résistances. Et j'eus beau faire, cela n'alla pas plus loin.

La nuit était tiède. Nous étions assis sur un banc. A quelques pas, sur son rocher, la petite Sirène de bronze souriait sous la pleine lune. Elle ressemblait à Rose-Marie. Très excité par cette résistance, je fis mille tentatives pour séduire la jolie Suissesse. En vain. Mon slip garda les traces de mon exaltation.

Le quai est désert, seuls, au loin, vers le nord-est, des bateaux de pêche ou de commerce vont et viennent lentement disparaissant derrière une longue digue noire qui s'achève sur un phare.

A plusieurs reprises je suis dérangé dans mes approches et mes prospections par le passage de deux promeneurs nocturnes qui conversent en allemand.

Ils déambulent lentement, leurs chaussures craquent et martèlent le macadam, leurs voix se détachent claires et précises dans le silence de la nuit. Leur conversation semble sérieuse.

Au moment où je tente pour la nième fois de glisser une main tremblante de désir sous la jupe de la jeune fille, j'entends distinctement quelques mots prononcés par l'un des deux noctambules.
 

Promenade de deux philosophes

«...la religion use d'un langage à base d'images et de paraboles. Son langage ne parvient pas à représenter la signification même des choses... mais ces images sont en corrélation avec le problème des valeurs... ces paraboles imposent à l'intelligence une connotation morale...».

Leurs pas s'éloignent. Je reprends mon affaire. Petits bisous tendres, caresses légères pour voir jusqu'où je peux aller...

Rose-Marie ne bouge pas, ne bronche pas, se laisse faire mais stoppe net tout geste trop audacieux. Pourtant elle accepte mes baisers sur ses lèvres tièdes, elle tolère que mes paumes enveloppent ses seins durs sous la laine douce de son pull.

Au loin, comme dans un rêve, un paquebot passe lentement derrière le phare, tous feux allumés, tous les hublots de ses cabines illuminées, magnifique et silencieux.

Sous mes mains le corps de la jeune fille frissonne. A chaque nouvelle tentative elles gagnent du terrain. Je sens que la citadelle va se rendre, que je vais la prendre...

Mais, déjà le bruit des pas sur le quai reprend, les voix des deux philosophes bavards viennent perturber le silence. L'une d'elles, plus haute, un peu pointue, métallique susurre:

«C'est dans l'abîme que demeure la vérité. Mais existe-t-il un abîme et existe-t-il une vérité? Et cet abîme a-t-il quelque chose à voir avec la question de la vie et de la mort ?»

Mes mains se figent, sous moi le corps de Rose-Marie se raidit à nouveau... la magie est rompue, tout va être à reprendre. Je les aurais tués ces types...

Les deux ombres passent à nouveau devant la petite Sirène de bronze qu'éclairent par instants le pinceau lumineux du phare.

Les pas s'éloignent, lentement et mes mains reprennent leur prospection, mes lèvres leurs travail de séduction.

Mais l'interruption a fait baisser la tension, retomber la température.

Et voilà que les deux bougres reparaissent, toujours parlant à voix précise, mi haute, dans le crépuscule bleuté de minuit.

«Le problème des valeurs, c'est la seule question importante: Que devons-nous faire? A quoi devons-nous aspirer? Comment devons-nous nous comporter? Le problème est donc posé par l'homme et par rapport à l'homme. C'est le problème de la boussole qui doit orienter nos pas à travers la vie... cette boussole... les religions et les idéologies l'ont appelée "conscience", "bonheur", "devoir", "volonté divine", "sens de la vie"...»

Cette fois ma tentative de séduction est bien foutue. La jeune fille s'est barricadée, mes mains lasses de prospecter abandonnent le terrain.

Nous finissons par nous endormir sur le banc, Rose-Marie dans mes bras.

Nous nous quittons au petit jour, jurant de nous revoir. Elle me donna son adresse à Zürich. Je ne pus lui donner la mienne car je n'en avais plus. Je vivais sans domicile fixe, comme l'oiseau sur la branche.

Durant cette nuit, sur ce quai désert de Copenhague, si j'avais échoué dans la conquête de Rose-Marie, c'était pas la faute à n'importe qui!

Cinquante ans plus tard, lisant l'admirable ouvrage La Partie et le Tout de Werner Heisenberg, j'y retrouve presque mot pour mot la relation d'une conversation qu'il eut sur ce même quai de Copenhague, par une nuit de l'été 1952, avec son ami Wolfgang Pauli.

Ce fut donc le bavardage nocturne de deux des plus grands physiciens de notre époque qui me cassa le coup cette nuit-là et m'empêcha de conquérir Rose-Marie.

Quant à mon séjour à Copenhague, il ne se prolongea guère. Souvent, les meilleures combines tournent mal.

Un soir, à Tivoli, j'aperçus de loin des policiers emmenant Giacomo et deux autres de mes camarades... Cela sentait le roussi.

Je ne retournai pas à l'Auberge de Jeunesse ce soir-là, priai une amie de la bande de récupérer mon barda, et partis pour la Suède par le premier ferry.
 

312 - Avion-stop...

A la sortie de Malmö, je fus pris en stop par un officier suédois qui rejoignait sa base militaire près de Stockholm.

Nous avons sympathisé. Il parlait bien l'allemand. Il se montra épaté de mes expéditions lointaines avec si peu d'argent.

Il me demanda :: - Es-tu déjà monté à bord d'un avion ? Je ne sais pas pourquoi je lui mentis.

- Non, pas encore, mais je voudrais bien.

Il me proposa alors de m'emmener comme passager à bord de son avion d'entraînement.

Devant mon enthousiasme, il me dit : - Il faudra que je convainque mon chef direct, mais je ne pense pas qu'il pourra me refuser ça. Je lui dirai que tu es un cousin suisse. Comme nos deux pays sont neutres, je pense que ça collera.

En effet, ça colla, et me voilà posant mon sac à dos au mezz des officiers, dînant à leur table, et couchant dans leur dortoir. Le lendemain, après une visite médicale assez approfondie, je fus déclaré apte à voler. Un militaire me remit une combinaison de vol que j'enfilai avec délices.

Une demi-heure plus tard me voilà à bord d'un avion d'entraînement, survolant un paysage extraordinaire, un enchevêtrement des cours d'eau et de lacs, avec pour toile de fond une mer aux côtes déchiquetées.

Et partout des îles, petites ou grandes, des forêts immenses. Le roi de Suède était devenu mon cousin. Le voyage me sembla beaucoup trop court.

J'aurais volé durant des heures. Une fois au sol, mes nouveaux amis arrosèrent à l'Aquavit ce qu'ils pensaient être mon baptême de l'air. Au bout de six verres j'étais rond.

Mon ami aviateur m'accompagna jusque sur la route de Stockholm où, en uniforme d'aviateur, il leva le pouce pour moi.

La première voiture s'arrêta et me prit à son bord.

A Stockholm, où je m'étais déjà rendu l'été précédent, j'allai loger à l'Auberge de Jeunesse, en banlieue, où l'Aubergiste m'accueillit à bras ouverts. Lorsque je lui racontai mon aventure, il en resta baba. Mais, je voyais bien que mon histoire l'intriguait. Au bout d'une minute ou deux, il me dit : «- Et ils ne t'ont pas touché ?»

- Comment ça ?

- Enfin, pourquoi cet officier t'aurait-il pris à son bord s'il ne voulait pas te sauter ?

J'étais abasourdi.

- Comment ça, sauter?

- Mais enfin, grand crétin, tu ne sais pas qu'ici tous les militaires de carrière sont un peu pédés ?

A cette époque, j'étais encore immensément naïf. Jusque là je n'avais eu affaire qu'une seule fois à un "déserteur du chemin des dames", en faisant du stop.

Traversant la Champagne, un curé (ils étaient alors en soutane) m'avait transporté jusqu'à Reims et s'était proposé de me faire visiter la cathédrale de fond en comble.

L'homme était très cultivé. Une fois dans la sacristie, il laissa libre cours à sa libido et m'exhiba sans prévenir son paupaul en érection.

Je pris mes jambes à mon cou. Et, assez secoué, je montai dans le premier autobus venu pour sortir de la ville au plus vite, craignant que tous les curés de la ville me prennent en chasse... Me voilà en route pour l'Alsace.

Depuis, je n'ai jamais eu l'occasion de visiter la cathédrale de Reims...

Je jurai à mon ami l'Aubergiste qu'il ne s'était rien passé de ce genre, que tous les aviateurs suédois s'étaient montrés aimables à mon égard, sans le moindre geste équivoque à mon encontre.

Plus tard, lorsque je raconterai mon aventure à des pilotes, ils prétendront tous qu'il existe très peu de pédés parmi les aviateurs, qu'ils aiment trop les filles pour cela.
 

314 - Laveur de morts

Je restai peu de jours à Stockholm, le temps d'essayer de renflouer mes finances. A l'Auberge de jeunesse, un étudiant en médecine, me dit qu'il existait un moyen de gagner rapidement beaucoup d'argent si je n'avais pas peur de me salir les mains. Je lui dis que cela m'intéressait.

- Le travail consiste à laver les morts à la morgue d'un hôpital de la ville. Travail plutôt original mais bien payé. En fait, précisa-t-il, au moment des vacances, les Suédois se ruent vers les pays du sud et ce travail ne trouve plus guère d'amateurs parmi mes compatriotes.

- Je suis preneur lui dis-je.

Il me présenta un de ses amis, étudiant en médecine comme lui, qui effectuait ce job en interim pour payer ses études. Il voulait passer un week-end tranquille au vert avec une fille et cherchait un remplaçant.

- En trois jours, tu vas gagner autant qu'en un mois à la plonge.

Je me rendis à l'heure dite à l'adresse indiquée, dans l'annexe d'un grand hôpital. Une hôtesse me conduisit vers un laboratoire où s'activaient une vingtaine de garçons et de filles, d'allure plutôt jeunes, en blouse blanche et portant un masque nasal qui dissimulait leur visage.

- C'est pour le job dit-elle. Un nouveau candidat pour laver les morts. Un Suisse.

L'ambiance ici semblait joyeuse et décontractée. Seul reproche cela sentait un peu trop le formol à mon goût.

En approchant des tables autour desquelles les jeunes gens s'affairaient, je m'aperçus qu'il s'agissait de dissection. Ici et là je reconnus un bras, un pied, un crâne humains écorchés...

C'était à la fois bizarre et répugnant.

Mais les jeunes filles et les garçons paraissaient travailler dans la joie et la bonne humeur.

A un moment donné, le plus âgé me dévisagea avec intérêt. Après qu'il eut promené son regard acéré sur toute ma personne, il dit:

- Je pense que ce jeune homme fera l'affaire. Marta et Isa, occupez-vous de lui.

C'est en tout cas ce que je retins de la conversation, qui se déroulait en suédois langue qui ne m'était pas encore très familière.

Les deux jeunes filles m'emmenèrent dans une pièce attenante au laboratoire et m'invitèrent à me déshabiller.

Interloqué, je les regardai d'un air interrogatif.

- Si Si, Il faut te déshabiller mon grand, me dit Marta en français. Pour laver les morts, il faut revêtir une tenue stérile, adéquate. Il faut même ôter ton slip.

Une fois que je fus nu, Isa et Marta, le visage toujours dissimulé derrière leur masque, déroulèrent prestement des bandelettes autour de mes jambes et, maintenant mes bras serrés le long du corps, firent de même avec le haut.

De plus en plus intrigué, je me demandais dans quel traquenard j'étais tombé. J'eus l'impression d'être transformé en momie.

Lorsque je compris, il était déjà trop tard. Les bandelettes de plâtre s'étaient solidifiées, emprisonnant mon corps des pieds à mon cou. Seuls restaient à l'air libre le visage et le sexe.

Quatre étudiants surgirent alors du laboratoire, s'emparèrent de moi et me transportèrent en gloussant sur la table de dissection de leur amphi.

Hilares, leurs camarades ayant mis bas leurs masques, mais armés de scalpels, de bistouris, de couteaux, de scies et de hachettes, se mirent à gesticuler bruyamment autour de moi, en chantant des chansons de salle de garde.

Durant une bonne demie heure ces braves apprentis toubib s'amusèrent sans trop de méchanceté, à mes dépens. Prétendre que je me sentais à mon aise serait trop dire. D'autant plus, que, entre deux chansons, les carabins buvaient de grandes rasades d'aquavit et devenaient de plus en plus exubérants.

Une fille vint auprès de moi et m'embrassa sur la bouche. Une autre vint cajoler mes bijoux de famille affichant la plus grande modestie. Leurs camarades dansèrent autour de la table en hurlant instruments chirurgicaux en mains.

Le monôme se termina assez tard dans la nuit par une joyeuse bacchanale et sombra dans une saoûlographie quasi générale.

L'état d'ébriété des garçons me permit de prendre une revanche méritée. Une fois libéré de mon plâtre par les mains habiles de mes tortionnaires, j'eus droit à une bonne douche et me sentis plus présentable.

Au pavillon des internes, la jolie Maria m'invita à partager sa chambre pour le restant de la nuit. Ce fut mon unique récompense pour mon travail de laveur de morts grâce auquel j'avais espéré naïvement renflouer mes finances.

Lorsque je racontai à mes camarades de l'Auberge de Jeunesse ma roborative mésaventure, ils s'esclaffèrent. Mais l'un d'eux me souffla une idée : écrire pour un journal une version réaliste mais farfelue de ce job, sur fond de drame social.

J'inventai la nouvelle ci-après qu'une amie traduisit en suédois, puis en anglais.

Une petite agence de presse accepta de diffuser l'article sur son réseau.
 

Travail d'été : Laveur de morts

«Ayant besoin d'argent pour poursuivre mon voyage en stop, un ami suédois me proposa un remplacement à la morgue d'un hôpital de la ville pour un job très bien payé «laveur de morts». Je passai deux jours auprès du préposé au toilettage des cadavres qui partait en vacances, pour me familiariser avec ce travail un peu spécial.

En fait, il s'agit-là d'une besogne minutieuse, mais n'exigeant pas de compétences médicales.

L'offre ne précisait pas qu'en tant qu'intérimaire, le travail me serait payé à la pièce, alors que le préposé au poste était salarié au mois.

A la fin, je touchai cinquante couronnes suédoises pour avoir lavé cinq cadavres. Bien moins que la somme espérée.

Mon activité consista à faire la toilette de deux hommes et trois femmes. L'une d'elles était vraiment jolie, - un péché qu'elle soit morte si jeune.

Des deux hommes, l'un vieux, gros, gras et chauve me parut un peu ridicule. Dans ce cas, mon travail me rappelait le lavage du cochon familial, que le charcutier ébouillantait après sa mise à mort pour lui racler la couenne...

Je dus être l'un des derniers étrangers de passage à pratiquer ce travail. Car, quelques mois plus tard, un journal de Stockholm, le Dagens Nyheter dénonça dans un reportage sur les travaux d'été, cette habitude hypocrite des fonctionnaires suédois de se défausser sur des étrangers de certains travaux pénibles.

Il révéla dans la foulée la sous-traitance du toilettage des cadavres et le scandale répugnant de défuntes violées post mortem par des immigrés en état de manque et de frustration.»

L'article ne parut jamais en Suède, mais fut publié dans des journaux populaires de Norvège, du Danemark et de Finlande.

Après la lecture de cet article, des amis Suédois à qui j'avais fait part de tous les petits jobs originaux qui me permettaient de survivre lors de mes lointains voyages, me surnommèrent le "profiteur des mortes" ou le "violeur de défuntes".

Fabien Sorgente

C'est à Stockholm que je fis la connaissance de Fabien Sorgente. Fabien, respirait la distinction. Élégant, toujours vêtu à quatre épingles, portant cravate, même dans notre milieu de bohêmes aventuriers au petit pied logeant à l'auberge de jeunesse. Il gardait un maintien altier, courtois, une noblesse naturelle, un langage châtié tout en restant ouvert, généreux et des plus chaleureux.

Etudiant, il parcourait le monde "pour ma gouverne" comme il disait, voulant voir les gens et les choses non seulement à travers les livres mais par ses propres yeux.

Pour ne pas demeurer idiot, il travailla également quelques jours, soit à la plonge, soit aux cuisines, sans jamais déroger à attitude royale.

Il nous faisait mourir de rire en nous contant ses relations avec le petit personnel et les petits chefs des établissements qui l'employaient, les conversations inénarrables que suscitait leur mutuelle incompréhension.

Je revis Fabien à Paris, rue Lagrange près de Notre-Dame où il m'hébergea quelque temps dans le luxueux appartement de ses parents.

C'est là que je fis la connaissance d'une vraie pipelette, d'une de ces adjudantes de maison à laquelle il fallait montrer patte blanche avant d'accéder à l'ascenseur de l'immeuble dont elles étaient les vigilantes gardiennes. Je me souviens comment Fabien m'apprit à ouvrir sans bruit la porte cochère, puis à ramper sous le cordon qui barrait l'entrée afin d'éviter de réveiller la concierge qui eût pu m'en refuser le passage bien que je fusse l'hôte du fils du propriétaire.

Fabien, lors d'un voyage à Genève, rencontra les Dubal, dont il devint l'ami. Je n'ai jamais revu Fabien qui, ses études terminées, travailla dans le pétrole, à Bagdad...
 

318 - En route pour le Cap Nord

Sac au dos, à la tête de ce que je considérais alors comme une véritable fortune, me voilà à nouveau sur la route. Je me souviens qu'à la sortie d'Uppsala, je fus pris sous un véritable déluge d'eau... Je me réfugiai sous un pont, mais la route en cuvette ne m'offrait qu'une piètre protection. L'eau ne tarda pas à monter si vite que je me retrouvai bientôt pris au piège, avec de l'eau à mi-mollet. Il y avait très peu de circulation. Soudain, une grosse voiture venant de la ville fonça dans la cuvette, soulevant une vague d'eau telle que j'en fus submergé.

De l'autre côté, l'automobile stoppa et, malgré l'averse qui redoublait de force, le chauffeur courut dans ma direction, abrité sous un vaste parapluie.

Il me fit signe de le rejoindre.

Il me parla en anglais, me pria de l'excuser de m'avoir trempé, et me proposa de monter à son bord. Il me demanda où j'allais. Je lui dis Finlande. Il ne s'étonna pas de cette destination lointaine, à plus de mille kilomètres d'où nous étions.

Il me dit simplement : - Je vais mettre du chauffage pour que vous puissiez vous sécher. Je vais à Skelleftea, c'est assez loin, nous serons vraisemblablement obligés de dormir en route, la route n'étant pas très bonne après ces pluies.

Mon compagnon de route était très sympathique. Il me fit raconter mes voyages. Il me confia qu'il était exportateur de bois et consul de je ne me souviens plus quel pays dans cette ville dont le port exportait du bois vers toute l'Europe.

Après avoir dîné et couché dans un hôtel d'Umea, nous atteignons Skelleftea en fin de matinée.

Il m'invita à résider chez lui, dans une superbe maison de bois ancienne, aux poutres sculptées et décorées.

Je fus traité comme l'enfant de la maison, et la jeune épouse de mon hôte ne s'insurgea pas de l'intrusion dans sa demeure du vagabond des routes que j'étais.

En fait, lorsque je voyageais en stop, j'étais relativement bien équipé : tente himalaya, sac de couchage fourré d'eider, et, seul luxe un costume infroissable, une chemise blanche et une cravate. Cela prenait beaucoup de place mais me permit souvent de faire bonne figure lorsque j'étais invité chez l'habitant.

Le consul et son épouse furent épatés de me voir en tenue de ville après le bain, alors qu'à l'arrivée je ressemblais à ce que j'étais : un auto-stoppeur commun, aussi négligé que les autres.

Aujourd'hui, ce genre d'aventure semble improbable. L'hospitalité n'est plus ce qu'elle était. A la fin des années quarante et jusqu'aux années soixante, un jeune pouvait faire le tour du monde presque sans bourse délier.
 

320 - Soirée de gala

Le soir, il y avait réception chez les Hällström.

Les femmes étaient en robes longues très décolletées, les hommes en smoking. J'étais à peu près le seul jeune étranger dans cette assemblée de notables. Des invités curieux se demandant si je faisais partie de la famille, mes hôtes leur racontèrent le plus naturellement du monde les circonstances de ma présence chez eux.

Dès lors, je fus le point de mire.

Les Suédois boivent sec. Aussi, ravis d'avoir un jeune cobaye pour expérimenter sur lui les vertus des leurs alcools et de quelques spécialités gastronomiques du cru, ils me firent avaler quelques surströminge, ces harengs de la baltique faisandés et marinés au piment qui emportent la bouche, et dont on ne parvient à éteindre le feu qu'à coup d'aquavit. Un gros Havane en accompagnement, et à minuit, j'étais à peu près out même si je m'efforçais de tenir debout.

Après le départ de ses invités, le Consul m'avoua que certains de ses hôtes avaient pris des paris sur ma capacité à supporter leurs préparations. En fait, ils avaient tous perdu, car tous avaient parié sur ma défaite.

Après dix-sept petits poissons en putréfaction plus forts que notre "schabziger" national, accompagnés de dix-sept vodkas et aquavits, je devais normalement être ivre-mort. Je ne l'étais pas.

Le lendemain, un peu fatigué, je repartis sac au dos pour la Finlande, lesté de munitions de bouche et de cadeaux divers, notamment un pull de laine de chien polaire, d'une souplesse et d'une légèreté incroyables.
 

322 - La Finlande

En Scandinavie, en ces temps-là, bien que la circulation fût clairsemée, un stoppeur ne poireautait guère au bord de la route. Souvent, les autos ou les camions s'arrêtaient à ma hauteur, me demandaient où j'allais et, si c'était le soir, me proposaient de m'héberger.

Ce jour-là, après quelques sauts de puces de quelques kilomètres, je tombai sur le bon cheval. Une voiture immatriculée en Finlande.

A son bord, un homme seul, d'entre deux âges, plutôt costaud, d'allure cossue et peu locace. Il bredouilla quelques phrases en finnois et me fit signe de monter.

Toute conversation tournait court car le type ne parlait ni l'allemand, ni l'anglais et moi je baragouinais juste quelques mots suédois, certainement pas avec le bon accent. Apparemment, il ne connaissait que le finnois.

Dépliant ma carte routière sur les genoux, je lui désignai du doigt Genève, d'où je venais et Haparanda la ville frontière où je désirais me rendre, puis Rovaniemi, la cité du nord, sur le cercle polaire.

Il hocha la tête, d'un air entendu et nous voilà roulant sur une route assez bien entretenue, entre mer et forêt, sur des centaines de kilomètres. Il s'arrêta devant un restaurant, me fit signe de le suivre, mais je lui montrai mon pique-nique et lui proposai de le partager. Il avait lui aussi quelques provisions.

Ainsi ce fut à la hauteur de Luleo, au bord de la mer, dans un endroit idyllique, que nous pique-niquâmes en silence mais de bon appétit. Le Finlandais avait du vin et de l'aquavit, moi d'abondants reliefs de la réception de la veille chez le consul. Nous mîmes tout cela en commun et ce fut un véritable festin.

En général, mon régime de stoppeur était plutôt frugal. Du pain, du lait et du fromage, quelques fruits me suffisaient pour survivre, et je ne buvais ni vin, ni alcool, sauf par politesse, quand on m'en offrait. Ce jour-là, je refusai toute boisson alcoolisée.
 

324 - Rovaniemi

A la frontière, juste après le poste de douane, la route faisait un curieux 8, car en Finlande on roulait encore à gauche.

Nous arrivâmes à Rovaniemi assez tard dans la soirée mais il faisait grand jour. Le soleil à califourchon sur l'horizon refusait de se coucher.

A l'entrée de la bourgade, mon conducteur stoppa et tira quelques billets de banque finlandais de son portefeuille et les fit crisser entre ses doigts.

Je pensai qu'il voulait que je le dédommage pour son trajet, ce qui arrivait quelquefois dans les pays méditerranéens mais rarement en Scandinavie.

Il inclina sa tête sur le dos de sa main ce que j'interprétais comme la demande de l'endroit où je pensais dormir.

Je lui dis "Police", "Polizei", "Politie". Il parut comprendre ce mot et démarra. Rovaniemi avec ses maisons de bois peintes, très disséminées, avec peu d'arbres, n'était pas encore devenue la tanière commerciale du Père Noël. La bourgade ressemblait à une de ces cités pionnières du Far-West que l'on voit dans les Westerns.

Le poste de police était un grand bâtiment isolé devant lequel un homme en uniforme montait la garde. Le chauffeur descendit de voiture et s'entretint à mon sujet avec le policier.

Au bruit de la palabre, un autre homme sortit du bâtiment. Un gradé me sembla-t-il. Il parlait allemand, anglais et même un peu le français.

A ma demande, il m'expliqua que mon chauffeur souhaitait me payer l'hôtel, car il avait été très heureux d'avoir un compagnon de route...

Je lui dis que c'était très aimable à lui, mais qu'en général je logeais dans les auberges de jeunesse, sous la tente, mais jamais à l'hôtel hors de portée de ma bourse.

Le policier rit et me dit que j'étais probablement aussi fou que le Français à moto qui voulait aller au Cap Nord et qui s'était arrêté à Rovaniemi depuis un mois à cause des filles!

Il m'informa qu'il n'y avait pas d'Auberge de Jeunesse dans la ville, mais que je pouvais bénéficier gratuitement du gîte et du couvert dans le bâtiment de la police. Dortoir, douches et cantine étaient à ma disposition. En attendant, il me proposait de me conduire au bal, où je retrouverais le Français...

J'était assez fatigué, mais curieux de rencontrer un autre coureur de route. Je pris congé de l'aimable automobiliste qui m'avait amené jusque là et je le vis presque déçu de n'avoir pu davantage me rendre service.

Je posai mon sac dans le vaste dortoir qui semblait incoccupé, pris une agréable douche chaude et me changeai. Le policier m'embarqua à bord d'une sorte de command car. Un kilomètre plus loin - la cité semblait peu peuplée mais très étendue - un grand bâtiment isolé, d'où sortaient des bouffées de musique et de rires.

L'agent de police parla à la préposée du club, paya mon entrée et, avant de me souhaiter bonne nuit, il me dit que je trouverais sûrement quelqu'un pour me raccompagner...

A l'intérieur, une grande salle rectangulaire, avec des dizaines de filles, toutes plus blondes et jolies les unes que les autres et quelques garçons. Il y avait là au moins quatre fois plus de filles que de garçons. L'ambiance était joyeuse et animée, et mon entrée ne passa pas inaperçue. Le policier avait dû dire qui j'étais et d'où je venais.

Aussitôt, ce fut la ruée...

J'étais alors un grand timide et je dansais rarement car je ne savais pas. De voir dix filles m'inviter à danser me fit rougir et perdre contenance. Heureusement Jean, le motard français vint me tirer un instant de leurs griffes en me parlant comme si nous étions de vieux amis.

- Te bile pas, elles sont toujours comme ça. Excitées mais pas méchantes. Au contraire. Tu verras. Ce sont des affaires. Et pas jalouses. Laisse-toi embarquer par Maiju, la jolie petite blonde toute menue. C'est la sœur d'Elina, ma copine...

Jean se sentait dans cette ambiance comme un poisson dans l'eau. Il chuchota quelques mots à l'oreille de Maria-Elina qui alla parler à sa sœur.

La jeune fille, souple comme une liane vint se lover contre moi et m'entraîna dans un slow. Elle était si petite que ses cheveux n'arrivaient pas à mon menton. Je dansais très mal, ou plutôt je ne dansais pas du tout. Je ne savais pas danser.

J'aurais aimé apprendre. J'enviais les bons danseurs. Mais, comme je l'éprouvai tout au long de ma vie, quelque chose en moi "refoulait", se repliait sur soi, m'empêchant de me réaliser pleinement. Comme tous les timides je parle beaucoup, je coupe la parole aux autres, j'affabule, je mythomane, j'amplifie...

Cette jeune fille que je tenais dans mes bras, dont je sentais la tiédeur, la joie de vivre, la formidable pulsion qui l'animait, je la voulais.

Au petit matin, le soleil était toujours là, un peu plus haut sur l'horizon.

Jean me dit - Viens dormir chez Maiju. Je couche chez Marie, tu verras leurs parents sont très sympa. Ils ne voient pas d'inconvénients à ce que je fasse l'amour avec elle sous leur toit.

Mes affaires étant à la caserne de la police, j'allai dormir là-bas, dans le grand dortoir dont j'étais le seul occupant.

Jean vint me chercher avec sa moto. Les parents d'Elina et de Maiju, étaient des gens simples mais de cœur. Toute la famille Pekkinen d'ailleurs était faite du même bois. Forestiers de père en fils, ils aimaient leur pays de lacs, de forêts et de neige. Pour rien au monde ils n'auraient quitté leur Laponie natale.

Jean m'avoua qu'il se sentait vraiment très bien ici et qu'il appréhendait l'arrivée de la pièce de rechange indispensable, qu'au fond, il n'avait pas tellement envie de repartir.

Lorsque je lui demandai pourquoi ici il y avait plus de filles que de garçons, il me dit que la Finlande avait terriblement souffert de la longue guerre qu'elle avait soutenue avec l'URSS, qu'il y avait eu des dizaines de milliers de tués et de disparus, que toute une génération avait été fauchée à la fleur de l'âge.
 

326 - Au pays des Lapons

Lorsque, quelques jours plus tard, je dis que je partais pour le nord-est, Maiju se proposa de m'accompagner. Mais, bien qu'elle fût une délicieuse compagne, que nous nous entendions très bien malgré la barrière de la langue, je ne tenais pas à m'encombrer même de la plus jolie fille du monde car mon objectif était de passer en URSS.

Clandestinement, s'il le fallait. C'était mon idée fixe. Idée folle...

Je n'osais avouer le véritable but de mon voyage à mes amis finlandais, anticommunistes convaincus qui n'auraient pas compris mes motivations.

Je disais, que je désirais me rendre en Laponie pour voir les lapons et, si possible, me rendre au Cap Nord.

Par l'entremise des Pekkinen, j'entrai dans la filière des forestiers et je pus, de chantier en chantier, remonter jusqu'à quelques dizaines e kilomètres d'Ivalo. Les pistes quoique à refaire après chaque hiver étaient bien entretenues. Certaines portions étaient recouvertes de bois et l'on roulait sur un véritable plancher.

Là, je vécus un épisode du plus haut comique.

Je marchais sac au dos sur le bord de la piste espérant qu'un véhicule quelconque me prendrait à son bord. Mais dans cette région, remontant vers le nord, il passait au mieux une dizaine de voitures tout terrain et de camions par jour. Soudain, j'entendis derrière moi le bruit sympathique d'un moteur et, en me retournant, le pouce levé, je vis apparaître une Alfa romeo décapotée avec deux joyeux Italiens un peu rondouillards à son bord.

L'auto s'arrêta pile,cinquante mètres devant moi, recula en une bruyante marche arrière.

Sur mon sac à dos j'arborais les couleur de mon pays, croix blanche sur fond rouge.

- Svizzero, hei Noi siamo Milanese. Dove andiate ?

- Capo Nordo.

- Anche noi Vieni!

Je montai à côté du conducteur tandis que son camarade s'allongeait nonchalamment sur la banquette arrière.

En chemin, ils m'apprirent leur destination le Cap Nord avec comme but d'y chasser l'ours blanc. Ils avaient fait le pari avec des camarades milanais de ramener une dépouille... Ils me montrèrent leurs fusils à lunette, leurs munitions d'une calibre capable de foudroyer un éléphant...

En ce temps-là, la télévision n'existant pas, les connaissances géographiques restaient sommaires.

Et apparemment ces sympathiques Italiens ignoraient que le cap Nord se trouvait sur une île et qu'il y avait belle lurette qu'il n'y avait plus d'ours blancs en Scandinavie, qu'il fallait aller en Islande ou au Spitzberg pour en rencontrer...

A Ivalo je dis à mes sympathiques chasseurs d'ours que j'allais essayer de séjourner auprès des Lapons...

Nos routes se séparaient là. Pour gagner la Norvège, ils allaient emprunter la piste à l'ouest du lac Inari, et, pour me rendre en URSS, il me fallait passer à l'est à travers une réserve Lapone.

Au fond, j'étais aussi jobard qu'eux avec leur idée fixe de chasse à l'ours et moi, mon espoir de visiter la Russie dont l'ours est le symbole.

C'est aux abords du lac Inari que je rencontrai mes premiers Lapons et leur troupeau de rennes. Je voulus dresser ma guitoune à côté de leur campement, mais ils m'invitèrent plutôt à dormir dans une des leurs tentes de peau.

Une demi heure passée dans leur gourbi enfumé et à l'odeur épouvantable, me dissuada d'y passer la nuit.

Je dressai ma petite tente himalaya de couleur orange que tous les gamins de la tribu vinrent visiter.

Mais, des moustiques enragés m'empêchèrent de fermer l'œil de la nuit, si bien que lorsque je me levai, j'avais le visage boursouflé et le corps couvert de cloques. La seconde nuit, j'acceptai leur hospitalité.

Une jeune Lapone vint me tenir compagnie. Elle sentait la graisse rance et le poisson fumé, mais ses lèvres étaient douces.

J'avais appris que les tribus lapones de la région avaient le privilège de passer librement les frontières norvégiennes, finnoises et russes. C'est donc en leur compagnie que j'espérais passer en URSS.

Mes illusions prirent fin non à cause des gardes frontières russes mais des Finnois.

Arrêté au milieu de mes Lapons indifférents à mon sort, je fus emmené à la base militaire d'Ivalo où l'on m'enferma dans un local grillagé. Pour la première fois de ma vie l'on prit mes empreintes digitales, on me photographia tout nu et sous tous les angles avant de me soumettre à un interrogatoire serré par traducteur interposé.
 

328 - Espion

L'officier finnois ne crut pas un seul instant à ma version des faits, il est vrai un peu naïve. Comment croire qu'un jeune Suisse, ayant fait un minimum d'études, puisse faire croire qu'il essayait de passer clandestinement en URSS simplement pour visiter le pays. Mon explication ne tenait pas debout. J'étais un espion, voilà tout.

Je fus ramené en avion à la base de Kokkola, puis à Helsinki, d'où après un dernier interrogatoire je fus mis à bord d'un navire en partance pour Stockholm et expulsé vers la Suède, sans autre explication.
 

330 - Je renfloue ma bourse

A Stockholm, il me fallut à nouveau songer à renflouer ma bourse quelque peu ponctionnée par les dépenses imprévues occasionnées par ces incidents.

A l'Auberge de Jeunesse, un collègue "tramp" qui travaillait dans un grand hôtel de la ville, me proposa de le remplacer une semaine à la "préparation des poissons".

J'acceptai sans savoir très bien à quoi je m'engageais, mais, me souvenant du lavage des morts, je restai sur mes gardes.

La veille de son départ, j'accompagnai mon camarade à son lieu de travail où il me présenta à son chef. Puis, durant toute la journée, jusqu'à très tard dans la nuit, il me montra comment laver, écailler, ouvrir, vider les poissons et les crustacés de toutes espèces.

Bien que les locaux où se déroulaient ces opérations fussent d'une propreté et d'une hygiène parfaite, il y régnait une odeur tenace et difficilement supportable.

Mais je ne pouvais plus reculer. Si je ne remplaçais pas mon camarade au pied levé, il perdrait sa place au retour.

Or, il y avait à effectuer tant d'opérations différentes, d'espèces de poissons et de traitements divers, que je me sentis un peu perdu.

Et, dès le lendemain matin, lorsque je fus seul en face de ma tâche, je ne savais plus très bien quel poisson il fallait simplement vider et étêter, lequel il fallait écailler, vider, et priver de ses nageoires.

Quel poisson devait conserver sa tête et lequel devait être réduit en filets.

Je finis pas tout mélanger et les ennuis commencèrent. Je me faisais invectiver en suédois par des petits chefs qui me renvoyaient la marchandise en tempêtant.

Comme je ne comprenais pas le quart de ce qu'on me disait, je n'étais pas prêt à sortir des emmerdes.

Mais j'eus la chance d'être sauvé de cette situation par Gudrun, une jeune et jolie aide-cuisinière que l'on délégua dans mon laboratoire parce qu'elle parlait le français.

Elle était serviable, patiente et douce et sacrifia l'heure de la pose pour m'expliquer comment faire, reconnaître chaque espèce différente et le traitement approprié.

Elle revint vers le soir et me montra encore comment lever les filets de sole, de brochet, de bar ou de sandre...

Malgré le lieu et une ambiance assez peu propice à la bagatelle, j'eus envie d'elle, là, tout de suite, même sur les cagettes à poissons.*

Elle dut sentir mon désir et peut-être le partager, car elle se donna, dans la chambre froide, dans une brève étreinte mais qui me procura une jouissance fantastique.

Au bout de trois jours, malgré les douches répétées, il me semblait que je puais le poisson.

Gudrun était une fille un peu rondelette, au joues potelées, au teint blanc, aux cheveux d'un blond pâle, avec d'immenses et magnifiques yeux bleu-verts.

Un soir, nous nous retrouvons ensemble à la sortie du personnel, et je l'invitai à boire un verre.

Elle accepta.

Le dimanche suivant, ma paie de la semaine en poche, j'emmenai Gudrun en excursion sur une île du Lac Mälar où nous fîmes l'amour dans les bois. Je me souviendrai toujours de cette chair blanche et appétissante offerte à ma concupiscence livrée sans résistance aux assauts répétés de ma libido.

* Je reprendrai cette scène dans un porno que j'écrirai dans les années 70.
 

332 - Cueillette des fraises et ramassage des pommes de terre

Le lundi, mon ami revenait et je ne retournai pas au restaurant. Je ne revis jamais Gudrun, car mon ami Roy me proposa d'aller travailler dans une ferme modèle. Là, dans une ambiance joyeuse, je passai quinze jours à quatre pattes, huit heures par jour, à ramasser des fraises ou des pommes de terre.

Mais le soir venu, dans les communs de la ferme, c'était la fête. Des étudiants et des étudiantes de tous les pays scandinaves, quelques "tramps" d'origine anglaise, hollandaise, italienne, australienne. Le travail était bien payé, la nourriture abondante, les dortoirs et les douches impeccables.

Les propriétaires avaient même mis à notre disposition de canots à rames et quelques dériveurs pour naviguer sur le lac au cours des longues nuit d'été.

C'est là que je fis la connaissance de Kari, une jolie Finlandaise, fine comme une liane, au long cou de cygne surmonté d'un visage à la Botticcelli. Ces quelques semaines de travail me renflouèrent suffisamment pour me permettre de passer en Norvège avec Kari.

La campagne suédoise est très belle, ses habitants hospitaliers. Ici, le stoppeur est roi. Jamais d'attente excessive sinon dans des coins paumés où ne passent que de rares véhicules.
 

334 - En Norvège avec Kari

Si le Suédois est plutôt bon enfant, lent voire nonchalent, le Norvégien me sembla plus vif, plus actif, plus direct. Contrairement à la Suède, pays neutre que la guerre a enrichi, la Norvège fut envahie et subit tous les traumatismes d'une occupation étrangère.

Pays peu peuplé, tourné vers le mer, la Norvège avait alors la plus puissante flotte de commerce du monde.

Je vécus à Oslo quelques semaines de rêve, sans soucis.

Installé avec Kari à l'Auberge de Jeunesse, nous nous rendions chaque matin en ville en stop ou par le train de banlieue pour flâner, visiter musées et jardins, nous aimer dans les coins secrets des parcs. Je trouvais Kari très belle, elle correspondait à mon idéal féminin.

Nous faisions l'amour partout, debout contre les arbres, dans les bosquets des jardins publics, sous les portes cochères du vieil Oslo.

Il nous arrivait aussi de partir dans la campagne, de nous perdre dans les forêts immenses de la petite montagne où nous passions nos journées et nos nuits à faire l'amour, à boire l'eau pure et légère des sources, à nous raconter mille insignifiantes folies.

En effet, en ce temps-là, les dortoirs des filles et des garçons des Auberges de Jeunesse étaient séparés et il fallait ruser pour passer la nuit ensemble.
 

336 - Pierre Ivanoff

Un jour d'automne, un grand garçon maigre, au visage bronzé, aux yeux lumineux débarqua à l'auberge. Pierre Ivanoff.

Il arrivait du Vénézuela sans le sou et quasiment sans bagages. Il prétendait avoir été le véritable découvreur des sources de l'Orénoque, en marge de l'expédition franco-vénézuélienne de 1951/52.

Mais les autorités vénézuéliennes l'avaient spolié de sa découverte et l'avaient incarcéré sans jugement durant quelques mois afin d'attribuer l'exploit à un autochtone.

Expulsé ensuite par le premier bateau en partance pour l'Europe, Ivanoff prétendait que ce traitement était dû au refus des officiels vénézuéliens de l'expédition de partager la gloire et les honneurs de cette extraordinaire découverte avec un aventurier étranger, traîne-savate, et de surcroît parfaitement inconnu. Nous écoutions avec envie le récit de ses passionnantes aventures.

Un matin, Ivanoff à qui j'avais trouvé du travail pour se refaire, me dit :

- Je ne sais pas ce que tu trouves à Kari. Elles est jolie, certes, mais elle a un trop long cou. On dirait un cou de serpent.

J'étais encore très malléable. Véritable girouette, je changeais plus souvent d'opinion que de chemise.

J'étais amoureux de Kari, sans excès, elle me plaisait, nous nous entendions bien dans le plaisir, mais je ne l'aimais pas de cet amour passion que je recherchais en vain.

Après la déclaration d'Ivanoff, je regardais Kari d'un autre œil. Ce long cou de cygne avec au bout ce merveilleux visage d'un ovale très pur se transforma dans ma tête en joli serpent, mais en serpent tout de même. Je délaissai quelque peu Kari et Ivanoff me la souffla... Bien fait pour moi. J'étais trop bête.

Dans mon carnet de poèmes, je notai ces vers de mirliton:
 
 

DÉPART
  Un dernier baiser
Au coin d'une rue
Ma main sur ton sein
Quelques pas en silence
Ton regard triste et lointain
 
Un autre baiser
Ta main dans ma main
Quelques mots d'adieu tendres
Des promesses murmurées
Doux mensonges
 
Un serrement de cœur
Une dernière étreinte
Et voilà c'est tout.
 
De l'homme le plus heureux
Qui t'embrassait à bouche folle
Qui te serrait la main
Qui serrait ton sein tiède
Dans le creux de sa main
De ce bonheur infini et fragile
Je tombe dans le vide
Abandonné à l'aventure
 
Sur la route froide et nue
Demain ces lèvres que j'ai aimées
Les seins longuement caressés
Et ce corps parfait mille fois baisé
S'offriront à d'autres étreintes.
 
Le monde ne s'est pas arrêté
Le soleil ne s'est pas voilé
Ni le ciel obscurci
Seul mon cœur
Un peu meurtri
Battait à grands coups
Sous mon visage
Baigné de larmes...


Comme cadeau d'adieu, j'offris à Kari, un gros livre de la collection Skira sur la peinture impressionniste qui me coûta autant qu'un mois de vagabondages.

A chaque escale de bourlingue, le premier monument visité, était la bibliothèque.

Rat de bibliothèque invétéré, je fréquentai assidûment la Bibliothèque royale d'Oslo.

Elle possédait un très riche fond de livres français.

Là je lus des poètes dont je relevais dans un carnet qui ne me quittait jamais, quelques poèmes que j'apprenais pas cœur.

A Oslo, je redécouvris Rimbaud, Apollinaire, Cendrars, Verlaine.

Et c'est sur un banc, devant le Palais royal, que je mémorisai la touchante… Chanson d'Automne
 
  Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

  Et je m'en vais,
Au vent mauvais
Qui m'emporte
De-ci, de-là,
Pareil à la
feuille morte.

 

338 - La famille Alver

A la bibliothèque, je fis la connaissance d'un étudiant qui parlait très bien le français Alv Alver. Fils d'un officier supérieur en activité, il avait une sœur ravissante Liv.

Je fus reçu dans la famille où l'on me donna une chambre m'évitant de retourner chaque soir à l'Auberge de Jeunesse située en banlieue.

La famille Alver, fière de son pays et très cultivée, me fit connaître toutes les richesses d'Oslo et de ses environs.

Le peintre Munch, le sculpteur Viegeland dont l'œuvre monumentale, d'un naturalisme puissant, réalisée au parc Frogner réunit plus de deux cents sculptures.

A l'Opéra je découvris Peer Gynt, une œuvre qui me toucha profondément. Pendant des semaines je fredonnerai et je sifflerai l'air de la danse d'Anitra.

A Bygdöy, Alv m'emmena voir le fameux Kon TiKi à bord duquel, Thor Hayerdahl traversa le Pacifique Sud pour démontrer la vraisemblance de sa thèse qui affirmait que c'étaient des Amérindiens qui peuplèrent les îles du Pacifique...

Il me raconta avec enthousiasme l'épopée des Vikings, dont il me montra les superbes drakkars retrouvés dans les fjords et la rivière d'Oslo.

Un jour, nous eûmes la chance de rencontrer l'explorateur en personne. Un être extraordinaire. Un charme fou. Les semaines et les mois passaient trop vite.

Nous étions en novembre déjà et la neige recouvrait la cité.
 

340 - Le restaurant de la Loge (Logerestaurant)

Comme je n'arrivais pas à m'arracher aux charmes d'Oslo bien que la saison s'avançât et qu'à nouveau mes économies diminuaient je m'engageai comme "plongeur" au Loge restaurant, un établissement très huppé du centre ville.

Il m'était déjà arrivé à plusieurs reprises de recourir à cet expédient pour me renflouer. En général c'était un travail fastidieux dans une ambiance peu folichonne.

Mais là, c'était le luxe jusque dans les arrières-cuisines. Je disposais de quatre lave-vaisselle modernes et très performants, à usages spécialisés les verres, les couverts, la porcelaine, les casseroles...

Ces appareils me permettaient d'expédier mon travail en vitesse et me laissaient beaucoup de loisirs entre les coups de feu.

Entre temps je lisais, - j'y ai lu les Mémoires de Casanova et les Mille et Une Nuits de Mardrus empruntés à la Bibliothèque royale, - durant des demi-heures entières, ce qui énervait le petit chef responsable de l'office mais également les deux plongeurs syndiqués norvégiens qui me relayaient. Ils prétendaient qu'en travaillant ainsi, les patrons allaient augmenter la cadence...

Je leur répondais que je me considérais comme payé pour accomplir le mieux possible un travail donné et que si j'étais plus rapide c'était mon affaire et non la leur.

J'ai toujours eu horreur des contraintes syndicales, des prescriptions patronales et des conflits de préséance.

Quelques jours plus tard j'eus d'ailleurs l'occasion de vérifier la réalité du progrès démocratique et social vanté partout à travers le monde, que la société scandinave apportait aux salariés.

En effet, je reçus un confortable mandat de mon père dont le montant ajouté à celui de ma rémunération d'un mois de plonge m'incita à inviter un soir toute la famille Alver dans ce restaurant réputé luxueux. Cette dépense allait évidemment fortement ponctionner mes finances, et cette invitation était une petite folie. Mais j'ai toujours aimé ce genre de situation.

Pour cette soirée, je m'étais mis sur mon trente-et-un costume, chemise blanche, chaussures de ville et cravate...

Or, au moment où nous nous présentons tous les cinq, le général, son épouse, Alv, Liv et moi à l'entrée du restaurant où j'avais réservé une table au nom d'Alver, l'imposant préposé à la réception me dévisagea avec insolence et prétendit tout haut m'interdire l'entrée de son établissement.

Mon ami Alv s'enquit des raisons de me refuser l'entrée. Le loufiat en chef lui répondit avec morgue que son établissement n'avait pas pour habitude d'admettre ses employés subalternes parmi sa clientèle Il y eut quelques palabres. Mais, la famille Alver au complet suggéra que de dîner ailleurs.

La soirée fut fort gaie. Elle se déroula dans un excellent bistrot du quartier d'Akershus dont l'addition fut plus douce que celle prévue au prétentieux Loge restaurant.

Mais le père d'Alv ne voulut pas en rester là. Il appela deux journalistes de sa connaissance qui relatèrent l'incident dont j'avais été victime.

Le lendemain, quand je me présentai à mon travail, à la porte réservée au personnel, l'on m'en interdit à nouveau l'entrée.

Je reçus mes modestes indemnités de licenciment par la poste.

Mais les deux articles dans la presse firent grand bruit et je fus interwiwé personnellement, dont une fois, au Loge restaurant même, en présence de photographes.

En hiver, à Oslo, les journées sont courtes. Le patinage et le ski de fond sont pratiqués par tous. Les jeunes se rendent à leur travail en patin ou à ski et, à l'époque, les peu d'automobilistes circulaient en hiver. Ici les pistes de ski se trouvent aux portes même de la ville, éclairées a giorno.

Les transports en commun conduisent au champs de neige, permettant d'aller skier avant ou après le travail. C'est ici, que j'ai pu m'éclater et réapprendre le bonheur de skier, de patiner, de partir avec des skis de fond pour de grandes randonnées de plusieurs jours.
 

342 - Recycleur de cartons d'emballage

Il me fallait retrouver du travail. J'en découvris un plutôt original recycleur de cartons d'emballage. Dans un immense entrepôt de banlieue, en bordure de fjord, l'on me confia le nettoyage de monceaux de cartons de tous formats.

J'étais payé à la pièce. Le patron de l'entreprise me suggéra de recruter des camarades qui voudraient bien effectuer ce travail apparemment ingrat avec moi. Je proposai de partager mon job à Micha Michel Marie Giacometti, un jeune poète corse, auteur de Mélika une délicieuse plaquette de vers, à Pierre Ivanoff l'explorateur, à Cédric Dragojevic, un déserteur de la Légion étrangère, à Klaus, un jeune étudiant en architecture autrichien...

Travaillant comme des forcenés, à la chaîne, véritables stakhanovistes du cutter, nous débarrassions à longueur de journée des milliers de cartons usagés de leurs papiers collants, de leur scotch, de leur impuretés...

Ce boulot éminemment intellectuel nous convenait bien. Nous n'avions pas de patron sur le dos, nous comptions nous-même les cartons recyclés, et nous avions le sentiment d'être très bien payés... Et, tout en grattant, grattant, nous chantions, inventions des blagues, déclamions des poèmes, et refaisions le monde en élucubrant...

Certains de mes camarades dormaient sur place, couchés dans leur sac de couchage, au fond d'abris capitonnés de cartons... Parfois, nous y recevions des filles dans cet univers kafkaïen, et l'amour sur cet amoncellement instable et mouvant avait beaucoup de charme.

Sur le quai, tout près de notre entrepôt, était amarré un antique et superbe trois-mâts. Le couple de gardiens finlandais, qui vivait à bord devint ami. Le mari, Selvig, fut durant trente ans pêcher de baleines aux Lofoten. Certains jours, ils nous invitaient à partager leurs repas. Ils hébergeaient aussi, quand il faisait trop froid, ceux des nôtres qui n'avaient pas de chambre en ville.

 

Michel Giacometti

Durant les quelques semaines que je fréquentai Michel Giacometti je découvris en lui un être exquis, d'une très grande sensibilité, au talent immense. Il avait édité à ses frais une plaquette de ses meilleurs poèmes dont il était très fier : Mélika. Ses vers étaient très beaux, ciselés avec art, et j'avais la chair de poule lorsqu'il les murmurait le soir, au bord du fjord, de sa belle voix grave, s'accompagnant de sa guitare.

Micha était corse et il parlait de son pays avec nostalgie. Il habitait une tour génoise sans confort, près de Cargèse où il aimait se retrouver entre deux vagabondages. Passionné par la chanson et les traditions populaires, il avait l'ambition de recueillir avant qu'ils ne disparaissent à jamais, à l'aide de son Minox et de son Kudelski, les témoignages de l'art de vivre, les chansons populaires, de travail, des paysans, des pêcheurs et des artisans du pourtour de la Méditerranée.

Micha réalisera son rêve au Portugal où durant trente ans, il parcourut le pays jusque dans ses coins les plus reculés, enregistrant pour la postérité les prodigieuses richesses d'un art populaire qui sans lui disparaissait à jamais.

Michel Giacometti mourut vers 1990, laissant une magnifique collection d'objets rares, de photos, de films, d'enregistrements sonores, d'outils et d'instruments de musique dont une partie sera pieusement exposée au musée de Sétubal qui porte aujourd'hui son nom : Musée Michel Giacometti. Une école du Portugal porte également son nom.

Retour au Danemark

A la mi-novembre, je quittai Oslo en direction du Danemark avec Klaus. Il voyageait avec peu de bagages. Ni tente, ni sac de couchage. Son seul luxe une guitare dont il tirait les accords accompagnant une voix très agréable. La première nuit, nous couchâmes à la belle étoile, refusant l'hospitalité que nous offrait, à 50 kilomètres à l'intérieur des terres, le dernier chauffeur qui nous prit à son bord.

Je dressai ma tente dans la terre déjà gelée et, après un dîner frugal, nous tentâmes de nous réchauffer en chantant... Mais il faisait si froid que vers deux heures du matin, nous avons levé le camp et repris la route.

Après deux heures de marche sans qu'une seule voiture ne passe sur la route, un camion s'arrêta et nous emmena à son bord, nous traitant de fous... Il faisait moins quinze, nous annonça-t-il. Une chance, il nous emmena jusqu'à Malmö.

Nous prîmes le ferry et, le soir même nous fûmes à Copenhague.

Je connaissais la ville et, suggérai de nous rendre à Tivoli où le mieux était de draguer une fille qui nous emmènerait coucher chez elle... Tivoli était alors un lieu unique en Europe. Un parc d'attractions où toute la jeunesse de Copenhague faisait la fête.

La guitare de Klaus y fit merveille, nous nous mîmes à chanter des chansons faciles de notre répertoire déjà bien rôdé, dont le clou était toujours Alouette, gentille alouette, It's a long way ti Tipperary, What shall we do with a drunken sailor et On lasten Yula Tä Hu hu une rengaine finlandaise.

Deux aimables jumelles Astrid et Ditte, qui vivaient seules dans leur grand appartement en l'absence de leurs parents diplomates en terre lointaine, nous proposèrent une chambre dont nous n'avons pas ouvert le lit, préférant la douceur des leurs...

Pour la seconde nuit consécutive nous n'avons guère fermé l'œil.

Le lendemain matin, au petit déjeuner, les deux sœurs nous avouèrent qu'au milieu de la nuit elles avaient changé de partenaire, sans que nous nous en soyions rendus compte. Cela les fit bien rigoler. Nous aussi.

Nous nous sommes un peu attardés au Danemark, gagnant le gîte et le couvert en chantant dans les bistrots.
 

344 - Waltraut

Puis, début décembre, Klaus et moi prenons le bac pour Grossenbrode.

A bord, nous rencontrons deux jeunes étudiantes Allemandes Waltraut Jünke et Christine Hübotte qui rentrent chez elles après une escapade au Danemark.

Klaus devient l'amant de Christine, jeune blonde élégante et fine, originaire de Hanovre. Waltraut, dont je tombai amoureux dès le premier regard, est orpheline.

Son père est mort sur le front russe et sa mère sous les bombes.

A Grossenbrode, nous les invitons à faire du stop. Mais elles préfèrent le train. Nous nous donnons rendez-vous chez Waltraut à Hambourg pour le surlendemain, car Klaus et moi désirons visiter Oldenburg et Lübeck.

Waltraut vit dans un bel appartement ancien tout en boiseries, avec un plafond peint en caissons, une mezzanine baroque, des alcôves décorées de trompe-l'œil, de vastes placards à secrets dont l'un ouvre par une porte truquée sur l'escalier de service.

Elle étudie le japonais. Elle aime beaucoup les traditions et la culture du pays du Soleil Levant.

Auprès d'elle je vis quelques semaines de ciel bleu, de bonheur sans nuages. Pour me plaire, elle revêt des kimonos superbes, me sert des thés délicieux, danse admirablement et me dit des poèmes de Gœthe, de Heine et de Rilke. J'ai l'impression de vivre auprès d'une geisha dont les prérogatives ne s'arrêteraient pas à la porte de la chambre à coucher.

Les journées et les nuits passent comme dans un rêve. Il nous arrive de rester vingt-quatre heures au lit à faire l'amour, à grignoter des "smörbröd" aux harengs de la Baltique, aux œufs de saumon accompagnés de concombres Lomossol, à chanter et à rire.

Après quinze jours passés à nous aimer, nous commençons à sortir, à visiter la ville encore très détruite, à rencontrer de ses amis dans les cafés à la mode.

Klaus vit lui aussi au septième ciel en compagnie de Christine.

Une nuit, nos deux Allemandes nous emmènent à Sankt Pauli le quartier chaud de Hambourg. Pour moi, la Reperbahn fut une découverte.

Contrairement à mes copains, je n'ai jamais été aux putes. Pourtant, un jour qu'il était en veine de confidence, il m'avait dit tu sais Bubi, dans la vie il faut toujours avoir recours aux meilleurs spécialistes.

Avec les amateurs tu perds ton temps et ton argent. Quand tu as mal aux dents tu vas voir un bon dentiste. Quand tu es malade tu consultes un bon médecin, pas un charlatan. Eh bien, pour les filles c'est pareil quand tu as envie de faire l'amour, va voir une pute.

Peut-être que ce fut une erreur de jeunesse de toujours préférer la drague au bordel. En effet, bien qu'à vingt ans j'eusse fait l'amour à pas mal de filles, je n'étais qu'un amateur.

Je faisais l'amour à la pépère, à la va vite, sans aucune technique. Et j'ignorais les fioritures.

Lorsque, à Oslo, en grattant nos cartons Micha me parla du plaisir du soixante-neuf ou de l'intense volupté de la sodomie, je tombais des nues.

Là, je fus épaté de découvrir dans des sex-shop des capotes à crêtes de coq pour mieux faire jouir les filles, des godemichés de toutes tailles et de toute allure, et dans de petits films cochons, des scènes d'amour à plusieurs tout à fait surprenantes.

Dans un café, chaque table avait son téléphone et arborait un numéro visible de toute la salle. Ainsi, chacun pouvait appeler la personne de son choix et lui proposer la botte Waltraut et Christine s'amusaient comme de petites folles à allumer les mecs.

Waltraut, qui fut l'amie de cœur de Wolfgang Borchert, nous emmène voir sa pièce Draussen vor der Tür qui connaît un immense succès. Comme je suis à nouveau fauché et que je désire trouver un petit boulot, elle m'invite à écrire une nouvelle ou un reportage qu'elle présenterait au père de l'un de ses amis, directeur d'un important quotidien de Hambourg. Un peu vantard, je lui avais dit que j'écrivais...
 

346 - Piètres débuts de journaliste

Mis au pied du mur, je torchai en peinant une nouvelle dont j'eus honte avant même de la lui montrer, et tapai sur son Adler un minable reportage sur mes voyages en stop.

Waltraut qui écrivait magnifiquement ne me dévoila pas sa déception. En deux heures, elle corrigea ma nouvelle, en fit un petit chef d'œuvre d'humour et rewrita mon reportage avec panache.

Ces travaux ainsi remaniés parurent sous ma signature et je ne refusai pas la somme rondelette qu'ils me valurent. Mais Waltraut ne m'encouragea plus jamais à écrire...

Nous passons Noël et Nouvel-An chez Christine à Hanovre. Sa famille nous accueille sans difficultés avec une hospitalité touchante.

En nous faisant visiter leur ville dont il est très fier, le père de Christine nous montre la maison où séjournait Haarmann, le Barbe-Bleue allemand, le célèbre vampire de Hanovre.

Cet homme attirait chez lui de jeunes garçons qu'il sodomisait et torturait avant de les étrangler. Puis, il les découpait et en faisait de la chair à saucisses. Les saucisses du sieur Haarmann étaient renommées et appréciées par tous les gourmets de la ville.

Le père de Christine est un architecte de jardins renommé dans toute l'Allemagne et il vit dans une somptueuse demeure nichée dans un immense parc. Klaus et moi avons été merveilleusement accueillis et la famille ne trouva pas anormal que je couche dans la même chambre que Waltraut et que leur fille accueille Klaus dans la sienne.

A Hanovre, je parlai pour la première fois ouvertement de mon désir de me rendre en URSS. La famille Hübotte s'étonna de ce qu'ils trouvaient une incongruité.

- Allez plutôt en Amérique ou au Japon, mais en Russie. Quelle drôle d'idée!

Avec mes amies allemandes, je ne parlais jamais politique. Comme la plupart de leurs compatriotes, elles étaient viscéralement anticommunistes.

- Tenez Si ça vous chante d'aller voir un peu comment ça se passe chez les bolchos, allez donc à Berlin, jeune homme... Vous aurez une petite idée de l'ambiance.

Berlin, pourquoi pas ? Après tout... Une fois là-bas, peut-être que je pourrais aller plus loin...
 

348 - Berlin Stalinallee (1952/1953)

Dans ces années-là les Soviétiques imposaient un blocus terrestre complet sur Berlin-Ouest. Pour se rendre dans cette ville, il fallait prendre l'avion.

Un véritable pont aérien reliait Hambourg et Hanovre à l'ancienne capitale allemande. Le prix du billet était à ma portée. En tous cas pour l'aller. Les Hübotte me confièrent des produits de première nécessité à remettre à un pasteur de leurs amis qui s'occupait à Berlin des réfugiés de l'est.

Pour atterrir à Tempelhof le Dakota survolait la ville sinistrée qui n'était encore qu'un champ de ruines. Du ciel le spectacle était saisissant avec ses immeubles fantômes dont l'intérieur était effondré...

A cette époque il n'y avait pas de télé. Seules les actualités cinématographiques de l'entr'acte offraient au public quelques nouvelles filmées.

A Genève, la presse communiste enthouiaste vantait le fantastique redressement de la partie communiste de la ville martyre, avec la construction de la Stalin-Allee..., une avenue plus belle que les Champs-Élysées, claironnait la presse du Parti.

A peine arrivé, par un froid de gueux, j'allais porter les colis dont j'avais la charge, au pasteur Kleist et, sans trop m'intéresser à tous ces pauvres gens qui fuyaient le communisme, je me rendis directement en métro, à l'est, dans la zone soviétique.

Là, je m'enquis auprès d'un organisme d'accueil officiel de quelle manière je pouvais participer à la construction de la Stalin Allee au sein des brigades internationales de travail.

Pour commencer, la fonctionnaire de service me réclama mes papiers qu'elle garda, puis, après un long interrogatoire, elle me fournit un Ausweis.

Elle me dirigea vers un centre de la FDJ (Freie deutsche Jugend) qui s'occupait des jeunes étrangers désirant contribuer à la reconstruction de la ville.

Je fus reçu dans un barraquement à peine chauffé où se trouvaient quelques réfugiés espagnols, des tchèques, un Français, un Italien et deux Anglais. Tous plus ou moins paumés.

Pas des militants enthousiastes en tous cas. L'un d'eux m'avoua qu'il était tricard...

On me montra mon dortoir, et, comme il était midi, on me donna un bol de soupe aux choux. A une heure et demie, sous la conduite d'un Allemand pas trop causant, me voilà en route pour le chantier avec mes camarades, à pied. Il ne régnait pas ici cette ambiance fantastique et joyeuse que montraient les films russes. Rien de nos réunions suisses...
 

Première déception

Là, sur le terrain terrible déception. Les immeubles de l'avenue modèle sortis de terre au milieu d'un champ de ruines me semblèrent d'une laideur terrifiante.

Une brève visite, et nous voilà, pelle en main, surveillés par un petit chef, occupés à déblayer les gravats, à en emplir des wagonnets jusque dans la nuit.

Le soir, fourbu, j'avalai rapidement les patates à l'eau et la choucroute au lard pour me jeter sur ma couche où je fus pris par un sommeil sans rêves.

Le lendemain le réveil fut pénible. Je me sentais courbatu de partout. Déjeûner frugal, café au lait en poudre insipide, tartines de pain bis à la margarine. Puis, marche à pied jusqu'au chantier et travail jusqu'au soir juste entrecoupé d'une pause d'une demie heure pour avaler un bol de soupe et un quignon de pain rassis.

Moi qui avais rêvé d'un travail convivial, avec des camarades enthousiastes, des chants et des veillées... un peu comme en Suède...

Et puis cette fameuse avenue Staline qui devait étonner le monde par sa beauté ? Un alignement de lourdes et tristes bâtisses d'une architecture sans grâce encadrant une large chaussée destinée aux parades. Mais, si les façades sur la rue pouvaient encore faire illusion, l'envers du décor était terrible. Quelle déception!

Lorsque, le soir au foyer, je parlai de mes impressions avec mes camarades, l'animateur de notre groupe me dit que nous nous nous trouvions au début de la reconstruction.

Que l'Allemagne vaincue manquait de tout. Mais qu'en Russie, ce n'était déjà plus pareil, que là-bas tout le monde vivait heureux et dans l'abondance grâce à la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme!

Malgré ces boniments, je n'eus pas le cœur à poursuivre cette expérience...

Quelques jours me suffirent. Je retournai à l'organisme d'accueil où je prétextai de la maladie de ma mère pour rentrer en Suisse.

Après un interrogatoire sommaire sur mes motivations, sur mes impressions, quelques coups de fil, on me rendit mes papiers et je pris la première U-Bahn pour repasser en zone occidentale.
 

350 - Tiergarten Bahnhof

Là, n'ayant aucun point de chute, je retournai au Tiergarten Bahnhof où, le pasteur Kleist m'accueillit avec chaleur et amitié

- Alors, vous voilà déjà de retour, jeune homme ?

- Je ne pensais pas que ce serait si triste.

- Eh bien, si vous voulez connaître un peu de ce qui se passe de l'autre côté, restez quelques jours ici avec nous. J'ai besoin d'aide. Vous serez vite édifiés.

Durant un mois j'assistai le pasteur et ses bénévoles dans leur aide psychologique et matérielle aux réfugiés.

Ce fut une période terrible. Tous ces gens traumatisés par ce qu'ils avaient vécu, qui parlaient des horreurs et des abominations commises par les Soviétiques, du Goulag - c'était la pemière fois que j'entendais ce mot - ne pouvaient tout de même pas mentir tous.

A les entendre, le communisme c'est l'enfer, pire, bien pire que le régime nazi. Je ne savais plus quoi penser. En tout cas, il fallait absolument que j'aille voir de mes propres yeux ce qui se passait véritablement en URSS.

De ce mois au service de ceux qui revenaient d'ailleurs, je garde au fond de ma mémoire, des regards. Des regards terribles. Des regards insoutenables, inoubliables et quelques récits balbutiés...

Pour sortir de Berlin, comme je n'avais presque plus d'argent, le pasteur Kleist me suggéra de me rendre à Tempelhof avec un un des groupes de réfugiés qui gagnaient l'Allemagne de l'Ouest par avion.

Il me dit que les contrôles n'étaient pas trop serrés au départ, mais qu'à l'arrivée à Hanovre ou à Hambourg, je serais certainement interrogé plus à fond.

Mais mes papiers étant en règle, je ne risquais pas d'être ennuyé. Et même si je l'étais un peu, cela représenterait une expérience pour moi.

Tout se passa à peu près bien. Lorsque l'hôtesse de l'air vérifia le nombre de passagers, elle en trouva un en surnombre, sans carte d'embarquement ni justificatif, c'était moi.

Elle comprit que c'était moi mais ne me dénonça pas et je débarquai à Hambourg sans encombre.

Je retrouvai Waltraut.

Je demeurai chez elle quelques jours dans son bel atelier, avant de regagner la Suisse.

Le chauffeur d'un énorme poids lourd à deux remorques qui me prit à son bord s'endormit à son volant. Lorsque je le poussai légèrement du coude pour le réveiller, il freina trop brusquement et le lourd convoi zigzagua sur l'autoroute verglacée, se disloqua avant de se coucher dans le fossé.
 

352 - Retour en Suisse

A Zürich, je rends visite à ma tante Fanny qui m'héberge dans son bureau de la Bellevue Platz.

Comme je suis à nouveau désargenté, j'essaie de trouver un travail. Je me présente au directeur d'un hôtel qui m'engage pour trois jours à l'essai comme homme à tout faire.

Mais c'est un négrier. Je dois cirer les chaussures des clients, leur monter le petit déjeuner, faire les trente chambres, nettoyer wc et salles de bains, escaliers et salons, aider à la buanderie... La nourriture est infecte. De plus, il a envers moi une attitude bizarre.

Le soir je suis crevé.

A l'heure où l'hôtelier me règle mes trois jours et me propose de m'embaucher pour un nouvel essai de trois mois, je monte sur mes grands chevaux, je lui sors tout ce que j'ai sur le cœur, lui dis que bientôt ce serait le grand soir et que le peuple en colère pendrait haut et court des types comme lui, que de toutes façons je lui pissais à la raie, et que, après tout, avant trois ans, si je le voulais, j'aurais mon hôtel à moi.

Le type me crut fou et s'apprêtait à appeler la police. Mais, les deux autres employés de l'hôtel qui avaient entendu ma diatribe vinrent à mon secours et vidèrent leur cœur à leur tour et insultèrent leur patron.

Pour l'emmerder, je fis appel au permanent du parti du Travail de Zürich, qui alerta le syndicat.

Pour me consoler de ce je considérais comme un échec, j'allai rendre visite à Rose-Marie qui, je l'espérais allait m'héberger. Elle m'avait laissé son adresse.

Elle était toujours aussi mignonne et j'avais toujours autant envie d'elle.

Mais j'eus beau la baratiner, la cajoler, la presser, la caresser, lui conter mille mensonges, lui jurer que je l'aimais, rien n'y fit, comme dans In einem Polen Städtchen, la chanson fétiche de soldats allemands, Rose-Marie me fit comprendre Ich küsse nicht!

Vexé par cette seconde rebuffade, je la plaquai là, sans trop de manières, me jurant bien de ne plus la revoir jamais...

Je retournai à Genève où je travaillai jusqu'au début de l'été comme vendeur et aide-comptable, à la boutique de sports d'Ernest Hofstetter, mon parrain de l'école de Ski.

Là, grâce à une combine tout à fait astucieuse, je me montai une belle garde-robe avec chaussures de luxe, blousons de peau, sans que jamais mon pillage ne soit soupçonné ni même détecté.
 

354 - Jeunesses communistes

Aux jeunesses du Parti ma manière de discuter toutes les décisions, mon esprit critique me firent suspecter d'anarchisme.

Lorsque, vers Pâques, je tentai à nouveau d'obtenir un visa individuel pour l'URSS auprès du consulat, ma demande sembla suspecte aux fonctionnaires soviétiques qui transmirent leur doute aux instances dirigeantes du parti.

Je fus convoqué à plusieurs reprises pour m'expliquer sur mes motivations. Pour les dirigeants du parti, mon attitude n'était pas claire. Ils désiraient savoir ce que j'avais derrière la tête. Je leur exposai mon point de vue.

Me battant depuis des années sur le terrain pour propager les idéaux marxistes et l'avènement du communisme, je tenais à voir de mes propres yeux ce que le pays du socialisme apportait de nouveau aux travailleurs et aux jeunes.

Je n'osai leur dire ce que j'avais vu et éprouvé à Berlin.

Marc Nerfin me demanda de ne pas me conduire comme un enfant gâté, comme un petit bourgeois frustré, que mon tour viendrait d'être invité avec les camarades pour une visite organisée.

Mais je ne démordis pas de mon idée de me rendre en URSS par mes propres moyens, en toute liberté...
 

356 - URSS sans visa (1953)

Au printemps je remontai en stop vers la Scandinavie. D'Oslo, je visitai Lillehammer, une admirable petite cité blottie au bord de son lac puis me rendis à Bergen.

Je ne sais si c'est la pluie, le froid ou le vent qui font de Bergen, ville au climat rude, la cité du monde où l'on rencontre le plus de filles belles au mètre carré.

Ici on se retourne à chaque pas. Le garçons aussi sont beaux, mais personnellement ils m'intéressent moins.

Dès mon arrivée j'allai m'inscrire au service d'embauche de la marine marchande. Lorsque je précisai mon souhait d'embarquement à bord d'un cargo allant en URSS, le préposé me dit que je n'attendrai pas longtemps. Que pas un scandinave souhaitait se rendre dans ce foutu pays.

En attendant, comme il faisait beau j'installai ma tente à Floyen, le magnifique belvédère au-dessus de la ville d'où l'on peut contempler sept fjords. En ce temps-là où les gens voyageaient peu, où la télévision n'avait pas encore commis ses ravages, ma petite tente himalaya orange toute simple dont l'un des mâts arborait fièrement le drapeau suisse, excitait autant la curiosité des autochtones que le ferait aujourd'hui un bolide dernier cri ou une nouvelle moto de 2000 cm2.

A Bergen, je proposais aux filles du crû une visite de ma jolie tente comme ailleurs un dragueur offrirait de montrer sa collection de gravures japonaises.

A Floyen, durant quelques jours, ma tente ne désemplit pas.

Une petite merveille, un véritable bibelot, un joli tanagra blond aux yeux d'un bleu très pur exigea l'exclusivité. Venant me rejoindre tous les soirs après son travail, elle m'apportait bière, victuailles et amour tendre.

Elle repartait le matin, fraîche et pimpante pour son bureau, sans me réveiller...

Lorsque je lui annonçai un soir que j'avais un embarquement, elle pleura et m'offrit tous les charmes de son corps et de son talent d'amoureuse, durant une nuit divine.

Le lendemain, je descendis à Bergen avec Ulla, tente repliée et sac au dos.

Après dix jours de beau temps il se mit à pleuvoir à verse. Mes papiers en règle, j'embarquai à bord du "bateau poste" qui via les Iles Lofoten parcourait en dix jours la côte vers le grand nord.

Je devais rejoindre au fond du Bodö: fjord, le S/S Stureborg, un vieux cargo suédois construit en 1912, qui allait se mettre pendant trois semaines en cale sèche à Archangelsk sur les bords de la Dvina parce que les réparations y étaient moins chères qu'en Europe.

Après sa rénovation, il embarquerait une cargaison de planches de bois de construction pour Anvers.

Puis, ce "tramp" - navire vagabond - emporterait dans ses cales du minerai allemand pour St John's de Terre-Neuve.

Le petit navire que j'empruntai pour rejoindre mon cargo cabotait de port en port, de Bergen à Kirkenes. S'il le fallait, il remontait à l'intérieur des fjords jusqu'aux bourgades ls plus reculées.

C'était le moyen de communication le plus économique de ce pays dont les côtes s'étirent du sud au nord sur plus de deux mille kilomètres.

A bord la vie était gaie, la cuisine excellente. Et le spectacle de l'animation que le bateau-poste apportait dans ces petis ports disséminés le long de la côte, inoubliable.

Les gens embarquaient avec des marchandises qu'ils allaient proposer sur les marchés d'ailleurs. Cela sentait le poisson séché, la morue, l'huile de baleine. Il y avait à bord des chevaux, des cochons, des volailles et quelques rares touristes américains, appareils de photo et caméra en bandoulière.

Au dîner, je fis la connaissance d'une Américaine qui se trouvait à la même table que moi. Svelte, d'allure sportive, elle portait sa quarantaine avec panache et, lorsqu'elle, à l'heure du dodo, elle me proposa de quitter mon dortoir à six pour sa cabine plus confortable, je n'hésitai pas un seul instant.

C'était la première fois que je couchais avec une "vieille", disons avec une femme qui aurait pu être ma mère. Jusqu'alors les femmes que j'avais honorées ne dépassaient pas trente ans.

Eh bien, Pamela fut pour moi une révélation. Elle me fit découvrir le plaisir confortable d'une femme qui donne plus qu'elle ne prend. Pamela m'apprit à me laisser dorloter. C'était elle qui menait les opérations, qui me guidait, qui m'amenait au plaisir, à mon plaisir, et ce fut merveilleusement bon.

Elle me voulait allongé sous elle, elle me préparait avec art, tact et raffinement. Elle avait une main de velours et une gorge de satin. Lorsque Pamela promenait lentement ses deux seins lourds et fermes sur mon sexe alangui, il se réveillait aussitôt, et la partie reprenait après l'entr'acte.

L'Américaine avait la manie des photos. Elle braquait son Leica sur tout ce qui passait à la portée de son regard. Pour surprendre des scènes plus intimes, elle disposait d'un Minox. Ainsi, elle me tira le portrait à plusieurs reprises, de préférence nu, et s'arrangea pour faire de gros plans sur mon sexe tant érigé qu'en position de repos.

Après une escale à BodË le navire pénétra dans le Salt Fjord et gagna Fauske tout au fond du fjord. En passant je vis le s/s Stureborg, à l'ancre.

A la poupe, sous son nom, on lisait son port d'attache Lanskrona. C'était un vieux raffiot minable et rouillé et j'eus honte d'avouer à ma compagne que c'est là-dessus que j'allais naviguer.

Lorsque je quittai le bateau-poste, Pamela me fit un ravissant cadeau, un serre-bite en or souple, cette bague dont les royales amantes de certaines peuplades orientales ornent le sexe de leurs amants pour mieux le maintenir en érection.
 

358 - Messboy à bord du S/S Stureborg

Après cette délicieuse croisière, je trouvai l'accueil à bord du Stureborg plutôt rude. En tant que messboy je devais servir à table et m'occuper des cabines du capitaine, des quatre officiers et de l'unique passagère, la femme de l'officier mécanicien. Un travail de domestique.

Si le capitaine m'eut à la bonne, je devins vite le souffre-douleur d'Olof, le second et de Göran, l'officier mécano, deux brutes perpétuellement avinées.

Souffrant du mal de mer, ces deux petits chefs dégueulaient tripes et boyaux dès que la mer levait un peu et c'était évidemment à moi de réparer les dégâts.

Dès le premier jour, je fis la connaissance de Jaime, un petit Espagnol, maigre et sec, qui vivait depuis quatorze ans à bord du Stureborg sans pouvoir descendre à terre ailleurs qu'en Suède. A la chute de la république, il avait fui l'Espagne franquiste à bord de ce bateau dont l'équipage l'avait recueilli.

N'ayant plus de papiers et n'en ayant jamais obtenu de nouveaux, Jaime n'avait mis pied à terre qu'une demi douzaine de fois, en Suède, depuis son évasion et parlait avec nostalgie de la Costa Brava et de Llansa, son village où il était pêcheur.

Le capitaine aussi m'avait à la bonne. Il profitait de l'heure que je passais à faire sa cabine pour me parler de ses voyages, dans un français impeccable, de littérature et de musique et même de poésie.

Il avait un phono et de nombreux disques de musique classique qu'il me faisait entendre. Il adorait l'opéra et Chaliapine était son dieu.

Lorsque j'allais faire la cabine de Göran, son épouse Sigurd s'arrangeait toujours pour être présente.

Elle parlait assez bien l'allemand. Sa conversation se réduisait à se plaindre de son cochon de mari, un individu ignoble qui la battait quand il était ivre. Il la forçait à l'accompagner dans ses voyages vers des pays immondes, alors qu'elle n'aimait que les mers du sud, la méditerranée, les Antilles ou les tropiques avec leurs palmiers et leurs plages de sable chaud.

Un jour, tandis que je m'affairais à nettoyer la cabine qui sentait le vômi, elle se dénuda et me montra ses épaules, son ventre et ses cuisses affligées d'énormes bleus.

Nue, Sigurd était plus jolie qu'habillée. Elle avait un corps émouvant de fillette, avec de petits seins ravissants et des fesses haut perchées en forme de pomme qui appelaient les caresses.

La journée, quand il faisait chaud, elle lisait des romans à l'eau de rose, allongée sur une chaise-longue.

Un matin que son mari se rendait aux machines, je le croisai et, selon son habitude, il m'insulta, m'adressant des jurons.

Dès que j'eus frappé à la porte de la cabine de l'officier, Sigurd m'ouvrit la porte, m'attira à l'intérieur et se mit à m'embrasser à bouche folle tout en déboutonnant mon pantalon d'une main frénétique.

Puis, lorsque je fus prêt à servir, elle me renversa sur la couchette et me chevaucha avec fureur, secouant la tête en tous les sens, me tordant les tétins, me griffant le cou et la poitrine.

Lorsqu'elle jouit, dans un feulement de bête sauvage, je crus que tout l'équipage allait accourir.

Il n'en fut rien. Sans un mot, sans un regard, elle quitta la cabine me laissant vaquer à ma besogne.

Nous étions en juin et le soleil pâle ne se couchait jamais. Même en plein midi il ne parvenait pas à réchauffer l'atmosphère au-delà de quinze degrés.

Dans le grand nord, vingt degrés c'est la canicule. Le cargo taillait sa route vers le cap Nord, à travers un dédale d'îles plus belles les unes que les autres.

A la hauteur des Lofoten, de violentes odeurs de marée nous atteignaient par bouffées. Cela sentait le poisson boucané à cinquante kilomètres à la ronde. La vue des baleines et des rorquals soufflant leurs geysers d'eau vers le ciel et le ballet incessant des dauphins était un spectacle féerique.
 

360- Le Cap Nord. Archangelsk (1953)

Au Cap Nord une forte houle du nord prit notre navire par le travers. Trois officiers sur cinq étaient malades. Même le cuisinier qu'en plus de mon travail je dus remplacer au pied levé.

Plus question de gaudrioles, Göran et Sigurd étaient tous les deux malades comme des chiens.

Leur cabine était une infection. Je ne savais plus où donner de la tête. Heureusement que Jaime qui ne connaissait pas le mal de mer, venait me donner un coup de main de temps en temps, en plus de son travail déjà difficile.

Dans la mer de Barendts nous vîmes émerger de la brume la silhoutte grise de quelques navires de guerre soviétiques.

La mer ne se calma que lorsque nous eûmes arrondi notre route autour de la presqu'île de Kola et que notre cargo s'engagea dans la mer blanche.

Archangelsk, la cité des anges ne s'offrit pas sous un jour très accueillant.

La ville, très étendue alignait interminablement ses docks le long d'une côte plate et sinistre. Partout des montagnes de planches, de poutres, de troncs d'arbres rêts à l'embarquement.

Partout des cargos sans âge, certains construits au siècle dernier. D'immenses épaves rouillées à demi enfoncées dans la vase, avec ici et là, des bâtiments battant pavillon étrangers, à peine plus présentables.

En longeant ces quais durant plusieurs heures, j'aperçois de temps à autre une scène digne de Dickens, avec des dizaines d'hommes-fourmis s'activant manuellement au chargement d'un navire sans l'aide d'outils de levage.

Me voilà donc en URSS, la patrie des travailleurs, le pays des lendemains qui chantent. Mon cœur battait très fort.

Une fois notre navire à quai, les représentants de la police et de la douane montèrent à bord, furetant partout, inspectant le bâtiment de fond en comble.

J'assistai par un hublot de l'office donnant sur le pont, notre capitaine remettre, de la main à la main, quelques billets de banque suédois au chef des fonctionnaires russes.

Le lendemain, nous eûmes le droit de descendre à terre. Mais, avant de nous lâcher dans le port, Bengt, le capitaine, nous informa que nos possibilités de déplacement resteraient limitées, que nous n'aurions pas le droit de quitter le district de la ville sous peine d'emprisonnement.

Il nous prévint aussi que les autorités russes se montraient tâtillonnes, qu'il valait mieux pour nous entretenir le moins de relations possibles avec la population autochtone.

Les Russes craignant que des espions infiltrent les équipages étrangers restaient méfiants. Pour nous éviter l'ennui, les autorités maritimes mettaient à la disposition des marins étrangers une sorte de club avec bar, cinéma, hôtesses, dépendant de l'Intourist l'Interclub.

Je tombais de haut. En gagnant Archangelsk où notre navire demeurerait à quai durant plusieurs semaines, j'espérais pouvoir gagner librement Moscou, Léningrad, voire Kiev.
 

Un choc terrible

Mon premier contact avec la ville représenta pour moi un choc terrible. Lorsque, jeune militant, je rêvais à la patrie du socialisme, j'imaginais un pays éblouissant d'ordre, de propreté, avec des gens beaux, heureux comblés, des villes où régnaient le bonheur, l'abondance et la beauté.

J'avais vu, comme tout miltant qui se respecte, quelques-uns de ces films pleins de jeunes filles blondes et souriantes, de ces garçons enthousiastes vaquant en chantant à leur travail, que ce soit dans les champs ou les usines.

Mais ici, en débarquant de notre cargo pourtant vieux mais bien entretenu au milieu de ces navires-épaves, je découvrais un port aux quais sordides dont la chaussée gluante était constituée de planches de bois à moitié pourries.

Tout semblait vieux, déglingué, sinistre. Ici ce n'était pas la pauvreté des bas quartiers des villes ou des villages de paysans que j'avais rencontrée en Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Afrique du Nord, c'était la misère absolue, des enfants abandonnés à eux-mêmes comme on imagine à la lecture de Dickens.

Partout des femmes vêtues de vêtements informes taillées dans des toiles de sac doublés de carton travaillaient comme des bêtes. Des hommes aux visages ravagés, aux corps torturés par la peine. Des déchets d'humanité, sans sourire, au regard à la fois triste et féroce.

Un vieux car brinquebaballant nous emmena, sur des dizaines de kilomètres, à travers d'interminables docks, vers le centre ville.

Partout, la population semblait hébétée, sans joie... Quel contraste avec nos pays d'Europe occidentale...

L'Interclub, club des marins, ressemblait à un vaste entrepôt bâti en rondins, avec une toiture de tôles ondulées rouillées. A l'intérieur, il faisait chaud et cela sentait le tabac refroidi et le chou. Des marins de toutes origines buvaient de la bière, tapaient le carton, ou dormaient, cuvant leur cuite, avachis sur des canapés défoncés.

Les officiers disposaient pour leurs loisirs d'un club plus présentable. Quelques serveuses jeunes et plutôt jolies s'activaient, s'esquivaient en riant lorsque les mains baladeuses des marins tentaient de les attraper.

Ici encore, bien que l'URSS fût la patrie des travailleurs, Jaime qui ne disposait que d'un passeport Nansen, était considéré comme apatride même par autorités russes et n'eut pas le droit de mettre pied à terre...

La bibliothèque du club plutôt bien fournie, comportait une vingtaine de livres en français édités par les Éditions Internationales de Moscou des romans soviétiques, comme «Un homme véritable» de Boris Polévoï, Le Don paisible de Cholokhov, les œuvres de Kataïev, Fédine, etc.
 

Une Suissesse esclave des Bolchevicks !

Un jour, en rentrant à bord du Stureborg, je croisai le regard pathétique d'une vieille femme en train de ramasser à mains nues les déchets ménagers des navires étrangers entassés en vrac sur le quai. Elle avait les doigts tout déformée et je voyais qu'elle souffrait. Je lui demandai, en allemand:

- Ça va ?

Elle me répondit en zürichois:

- Io,Io, esch muess go... (Oui ça doit aller).

- Aber sie sind doch schwizeri ? (Mais vous êtes suisse ?)

- Io, ich'war's (Oui, je l'ai été).

Intrigué de voir cette compatriote travailler comme une esclave dans ce piteux état, je la questionnai. Elle me répondit, sans trop de réticences, tout en poursuivant sa tâche, me racontant ce qui lui était arrivé.

J'appris que, dans les années trente, elle avait épousé en Suisse un émigré russe qui, confiant dans les alléchantes promesses de la propagande soviétique avait voulu rentrer dans son pays dont il avait la nostalgie. Par amour, elle l'y avait suivi.

Tout d'abord, tout allait bien. Professeurs tous les deux, ils trouvèrent très vite un poste dans l'enseignement.

Mais, en 1937, lors des grandes purges, tout se gâta. Son mari fut déporté au Goulag, sans raison ni procès, et depuis, elle était sans nouvelles de lui.

Renvoyée de son poste d'enseignante, elle fut déportée ici, dans ce trou où elle ne connaissait personne, n'avait pas d'amis. Aujourd'hui elle regrettait amèrement d'avoir cru aux bienfaits du socialisme.

- Mais l'ambassade suisse ?

- J'ai tenté une démarche, mais ils n'ont rien pu ou rien voulu faire pour moi. Il y a des milliers de gens dans ma situation. Dis-le, en rentrant chez toi.

Je tombais des nues.
 

362 - Anton

Un jour, à l'Interclub, je fis la connaissance d'un ancien officier de la marine marchande présentement préposé au nettoyage des sanitaires. Anton parlait très bien l'allemand, semblait très cultivé, et, de temps à autre, nous parvenions à échanger quelques mots.

Apprenant que j'étais suisse, il me dit que le plus grand crime que mon pays avait pu commettre était de n'avoir pas mis hors d'état de nuire Lénine et sa clique quand ils étaient réfugiés sur notre territoire.

Il me parla des millions de morts assassinés par les Bolchéviks et me dit que la seule période heureuse de sa vie avait été les trois ans de détention en Allemagne. Avant la guerre, la Russie était un vaste camp de concentration. Pendant et après la guerre un abattoir.

Evidemment, je ne le crus pas. Mais ce que je voyais autour de moi était terrible.

Une autre fois, dans les latrines qu'il état en train de curer, il me dit:

- Tu vois, l'Helvète, Hitler pour moi et pour beaucoup de mes compatriotes était un héros.

Quand il a envahi l'URSS, bien des Russes l'ont accueilli en libérateur. Mais il eut l'immense tort de nous considérer comme des "Untermenschen", de nous mépriser.

Il a oublié que, sous notre apparence de pauvres moujiks courageux mais un peu simplets, nous sommes un peuple fier.

Nous autres Russes du peuple avons comme le peuple allemand beaucoup souffert des Juifs. D'ailleurs, les fondateurs du communisme, les têtes pensantes du bolchévisme étaient pour la plupart des juifs.

Ils voulaient prendre le pouvoir pour dominer le monde. La Révolution de 1917 a été conduite par des Juifs, ce sont des Juifs qui ont voulu instaurer le communisme en Allemagne.

Au fond, si Hitler est devenu antisémite, c'est qu'il avait bien compris qu'ils voulaient prendre le pouvoir contre le peuple allemand, comme ils l'avaient fait en Russie contre le peuple russe. Pour lutter contre le Bolchévisme, il a utilisé les mêmes armes que Lénine et Staline.»

Cette fois, je tombais vraiment de très haut. J'avais l'impression de vivre un mauvais rêve.

Tout ce que voyais alentour, cette ville sinistre, ces gens mornes, misérables, cette vie sans joie me convainquit qu'il y avait un problème.

Où donc étaient passés ces gens heureux des films soviétiques que j'avais vus en occident ? Où trouver ces villes-jardins, cette jeunesse radieuse, ces belles jeunes filles rieuses, cette population enthousiaste ? Autour de moi ce n'était que misère et détresse.
 

Je tombe de haut

Au Club, j'avais fait la connaissance de Ludmilla Panfilova, un rayon de soleil dans cette ambiance plutôt sinistre.

Toujours gaie, serviable, dynamique, elle parlait plusieurs langues et s'occupait de tous ces marins frustes, aux mains baladeuses, au langage grossier, avec gentillesse et compréhension.

Au premier regard une complicité était née entre nous.

Les jeunes employées du Club étaient toujours surveillées de très très par des chèfes aux mines patibulaires et obèses qui visiblement les jalousaient.

A Archangelsk, en cette fin du mois de juin début juillet, il n'y avait pas vraiment de nuit.

Difficile d'échapper aux regards omniprésents des flics, de la milice, des délateurs. Difficile donc de faire plus ample connaissance. Pourtant, un jour, Ludmilla me donna rendez-vous chez sa cousine, qui vivait avec ses parents dans une sorte de datcha perdue dans les bois.

Mais, en URSS, il n'existait pas de plans de villes, elle me dessina sur une feuille comment parvenir là-bas.

Dans cette cité du grand nord, interdite au tourisme étranger, qui s'étirait sur des dizaines de kilomètres sur les rives de la Dvina, les transports en commun étaient rares et circulaient selon des horaires imprévisibles.

Anton me prêta une parka de cuir, un bonnet de fourrure et sa vieille bicyclette; en échange je lui donnai un pantalon de velours, un pull de laine et une bouteille d'akvavit.

J'eus la chance de ne pas me perdre. Ludmilla m'attendait. Nous avons fait l'amour dans le grand lit défoncé de ses parents qui ne rentraient de la mine qu'en fin de semaine. Un cousin de Ludmilla était cheminot. Elle me le présenta. Il accepta de m'emmener à Léningrad dissimulé dans un wagon de marchandises.
 

Pris pour un zek en cavale

A Bielomorsk, lors d'une inspection serrée du convoi, je fus découvert et, pris pour un zek en cavale, arrêté.

Apprenant ma nationalité, je fus mis à part des autres et retenu dans une sorte de cage métallique rouillée, éclairée jour et nuit, jusqu'à mon interrogatoire par un gradé du MGB.

Apparemment on me prenait pour un espion. Mais, comme je ne démordis jamais de mon explication initiale j'étais un membre des jeunesses communistes suisses et je souhaitais visiter le pays, on finit par en référer en haut lieu. Jamais je ne fus bousculé ou maltraité, mais, durant toute ma détention, j'entendis du fond de la prison les cris et les hurlements d'autres prisonniers.

Je pense que je dus ma vie sauve à ma nationalité suisse et, au fait qu'un représentant consulaire suédois, prévenu par je ne sais trop quel canal, intervint avec efficacité pour me faire ramener à bord du Stureborg.

Je fus consigné sans autorisation de débarquer, jusqu'au départ du navire. Les autorités soviétiques me remirent même un reçu en échange des quelques dizaines de roubles que je possédais, dont ils exigeaient la restitution sans contrepartie.

Mon escapade me valut les sarcasmes d'Olaf et de Göran, tandis que Bengt, le capitaine, me dit que j'avais eu beaucoup de chanceIl ajouta qu'il serait contraint de faire un rapport à mon sujet et de me débarquer dès que nous toucherions Anvers.

Cette aventure qui tournait court provoqua en moi un véritable choc.

Un choc plus rude que la perte de ma foi en Dieu. Depuis ma conversion au marxisme, je croyais dur comme fer que le communisme allait transformer le monde, instaurer une ère universelle de paix et de justice.

Je me sentais moche, frustré, floué de m'être trompé à ce point.

Plus tard, je reçus une lettre d'Anton m'annonçant que Ludmilla et son cousin avaient écopé de plusieurs années de Goulag...
 

364 - Je rentre d'URSS vacciné

A Anvers, ayant mis sac à terre j'entendis , pour la première fois, dans un café du port, La Mauvaise réputation et quelques autres chansons de Georges Brassens. J'étais transporté.

Je regagnai la Suisse en Stop. Le Stureborg restait huit jours à quai avant de partir pour l'Amérique.

A Genève, mes camarades du parti étaient déjà au courant de mes aventures.

Qualifié d'espion, de social-traître, de vipère lubrique, de petit bourgeois décadent, je fus viré des "Jeunesses" sans que les responsables daignent entendre mes explications.

Mes meilleurs amis (communistes) se détournèrent de moi. Sauf Alfred Rihs et les Labud. Dès que je racontais ce que j'avais vu et entendu en URSS, on me traita de menteur, de salaud, de vipère lubrique...

Mais comme de tout mal sort un bien, je me sentis dès lors vacciné contre toute idéologie. Jamais plus je n'adhérerai à une religion, à une croyance, à un parti. J'étais tellement vacciné que de toute ma vie je fuirai désormais toute allégeance, toute adhésion et n'accepterai de souscrire à aucune pétition.

Les parents de Sylvie, Sylvie elle-même et tous nos amis du parti et des "jeunesses" étaient catastrophés.

Ils ne comprenaient pas ce qui m'arrivait. Ils pensaient que j'étais devenu fou. Pour eux il ne faisait aucun doute que l'URSS ne fût le prototype même du pays le plus libre du monde et l'exemple à suivre.

Ils ne croyaient pas un mot de ce que je leur racontais. Même les plus proches, ceux qui m'étaient le plus attachés étaient persuadés que j'affabulais. Le parti ne pouvait se tromper.
 

«URSS sans Visa»

Quelques mois plus tard, je soumis un court manuscrit de mon voyage en URSS à plusieurs journaux qui ne m'en accusè même pas réception. Puis j'en adressai une copie aux éditions de la Baconnière, à Neuchâtel dont j'ai reçu une lettre encourageante.

Selon le lecteur, l'ouvrage était intéressant mais trop court, qu'il fallait en revoir l'écriture beaucoup trop relâchée, mais qu'ils étaient prêts à étudier une version plus élaborée.

Impatient, je commis un faux. J'ai tiré le livre à la ronéo, je l'ai broché moi-même avant d' imprimer sur la couverture le nom alors prestigieux des Éditions de la Baconnière sous le titre choisi URSS sans Visa.

Comme jadis pour la "Voix Ouvrière" et ma plaquette de poèmes, j'en ai écoulé quelques exemplaires au porte-à-porte. Je n'ai jamais été poursuivi pour cela.
 
 

Je me console avec Chiffon

Je me consolai avec Chiffon, une petite merveille blonde et vive, si mince que je pouvais enserrer sa taille de mes deux mains ouvertes.

Pendant plusieurs jours nous ne nous sommes pas quittés, faisant l'amour toute la journée et toute la nuit sans nous lasser, faisant venir des assiettes anglaises ou des schübling-salade de pommes de terre de la Taverne voisine, arrosés de pichets de Dardagny.

Mais il fallait bien repartir.
 

366 - Je quitte le navire à St John's.

Je regagnai Anvers pour visiter l'Amérique. A bord, une partie de l'équipage avait changé. Sigurd et Göran son cochon d'officier avaient regagné la Suède.

Dernière vacherie du Suédois il avait engagé un nouveau messboy et m'avait fait muter comme messboy de l'arrière-pont. C'est-à-dire, comme domestique de l'équipage. Si le travail se révéla plus pénible, au moins les marins avaient des histoires passionnantes à me raconter.

Ce qu'il avait considéré comme une avanie me parut au contraire une chance. Jaime restant fidèle au poste (Il n'avait toujours pas le droit de descendre à terre). Nous partageâmes une cabine certes plus petite que celle dont je disposais jusque là.

Comme, une fois en Amérique, j'étais bien décidé à quitter le navire, je ne resterais à bord qu'une quinzaine de jours au plus.

Le service de l'équipage se révéla plus simple que celui des officiers. Grâce à Jaime, je ne subis aucune des brimades habituelles qu'essayent d'infliger les vieux matelots aux plus jeunes.

Durant la traversée, Jaime me raconta durant des heures ce qu'il avait connu durant la guerre d'Espagne. L'explosion de joie à la proclamation de la République. La ferveur des anarchistes dont il faisait partie. L'horreur, la cruauté de la guerre, des deux côtés. Puis le revirement et la trahison des communistes dirigés depuis Moscou qui entraîna la déroute des républicains et la victoire des Franquistes.

A St John's (Terre-Neuve) je réussis à me faire régler mon compte et mis sac à terre. Un sac allégé, car je laissai la plupart de mes affaires à Jaime.

En fait, je disposais d'assez peu d'argent mais j'espérais pouvoir travailler pour me renflouer.

En débarquant je n'avais qu'un objectif New-York. Mais Terre-Neuve était une île canadienne et les États-Unis, c'était loin dans le sud, il fallait traverser le golfe du St-Laurent.

Dans le port, j'eus la chance de tomber sur un caboteur de St Pierre et Miquelon qui, après une brève escale sur cette terre française, remonterait la Baie de Fundy. Je fis donc cette belle traversée sans bourse délier, en aidant le cuisinier à la cambuse. Je fus déposé à Eastport, sur la frontière entre le Nouveau-Brunswick et l'État du Maine, d'où je gagnai sans difficulté les USA.

Je me faisais un monde de cette entrée sur le territoire du pays de la liberté, car je n'avais pas de visa sur mon passeport et que je ne n'avais pu me résoudre à me séparer de mon livret d'inscrit maritime.

Pourtant, je savais que la police et des services d'immigration yankee était féroces à l'égard des gens soupçonnés d'appartenir à une organisation communiste ou venant d'URSS J'ai toujours eu l'art de me mettre dans des situations impossibles.

Mais, cette fois, coup de pot, j'étais entré aux États-Unis et, je savais qu'une fois la frontière de cet immense pays franchie, on vous fichait la paix.
 

368 - Vive l'Amérique - La nuit des Mauwaukee

New-York. C'est plein de clochards. De Noirs. De vagabonds comme moi. Les tramps savent tout de suite que je ne suis pas d'ici, que je ne suis pas des leurs. A quoi le reconnaissent-ils ? A mon accent ? A mon allure ?

Certes. Mais surtout à ceciÊ: je ne mâche pas de chewing-gum.

Ici, le chewing-gum c'est à la fois le signe d'une appartenance, une hygiène. Il est à l'Américain du peuple ce que l'ail ou le pistou sont au Provençal.

Comme je m'étais installé pour la nuit sur un quai plutôt désert de l'Hudson, au nord de Manhattan, que je regardais les étoiles naître une à une, je sentis des approches, des présences, des solitaires cherchant de la compagnie.

Un jeune type sorti tout droit d'un Western vint s'allonger à deux mètres de moi.

Il me parla.

Je lui répondis.

Il avait un drôle d'accent. Je ne comprenais pas tout ce qu'il me disait mais je faisais semblant.

A un moment donné, il me ditÊ: Tu n'es pas d'ici.

- Non.

- Tu es d'où ?

En Afrique du Nord et au Proche-Orient, les Arabes m'avaient appris la discrétion. Chez eux, la politesse était de ne pas poser de questions. Depuis que j'avais mis le pied sur le sol américain, on me questionnait sans relâche.

Cela ne me dérangeait pas. C'était différent, voilà tout.

- Je suis Suisse.

- Qu'est-ce que c'est qu'ça ?

- Un petit pays d'Europe, un pays de lacs et de montagnes.

- Ah bon. Moi j'suis un Indien, de l'Ouest. De l'Arizona. J'suis un Mauwaukee, tu connais ?

- Non, désolé.

- Nous sommes un peuple extraordinaire. Tu me crois ?

- Bien sûr!

- Nous sommes capables d'escalader des gratte-ciels sans grues ni monte-charges.

- Sans blague!

Il m'épatait l'Indien. Je pensais qu'il se vantait.

- Tu ne me crois pas. Je le sens bien. A nous Mauwaukee on ne la fait pas. On lit dans les pensées des autres. Je sais à quoi tu penses.

- Alors, dis, je pense à quoi ?

- A tes montagnes, à tes lacs, à ces alpinistes qui escaladent les sommets avec des cordes et des crampons...

C'était vrai. Il m'épatait l'Indien.

- Tandis que nous, on grimpe à mains nues, on patrouille dans les gratte-ciels comme les araignées, nos doigts sont d'acier, on funambule, nous ne connaissons pas le vertige.

- Un Suisse non plus n'a pas le vertige... Ni le mal de mer...

- Je ne suis jamais allé sur la mer...

- Eh bien, si tu n'as pas le vertige, viens avec moi demain matin, tu veux bien, nous irons voir le soleil se lever sur la mer, depuis un gratte-ciel en construction...

Nous nous endormons vite. Quelques maringouins viennent nous tenir compagnie en nous suçant le sang.

Pour les éloigner, Maitio me tend une herbe qu'il me dit d'écraser entre mes doigts. J'exécute. Une odeur forte embaume. Les moustiques s'éloignent. Je dors merveilleusement bien.

Vers quatre heures, Maitio me réveille. On casse la croûte vite fait. Puis, notre bardas replié, je suis l'Indien, sac à dos.
 

Une nuit avec les Mauwaukee

Il a une démarche longue, souple, silencieuse. Nous marchons une bonne demi heure.

A un moment donné, il s'arrête, me désigne du doigt un building en construction, une sacrée ossature, avec des poutrelles d'acier qui s'amusent à deux cents mètres d'altitude.

Maitio se met à rire, se tape les cuisses de joie, pousse un drôle de cri, bref, strident, fantastique. Un cri semblable répond au sien. Puis un autre. Un autre encore. Est-ce l'écho ? Les cris redoublent, s'amplifient. L'instant d'après, des silhouettes sortent de la pénombre. Ce sont des Indiens. Des amis de Maitio. Ils se saluent, s'embrassent, se parlent dans leur langue. Un idiome à la fois rude et harmonieux.

Dans les minutes qui suivent, me voilà entraîné dans la plus folle escalade de ma vie.

L'escalade d'un gratte-ciel en construction. Sans ascenseur, sans corde à nœuds, sans pitons à mains nues.

Un Indien a pris mon rücksack et l'a remisé dans un appentis qui ferme à clé. Puis, solidement encadré par mes nouveaux amis, me voilà transformé en insecte humain, grimpant comme une mouche.

J'ai l'impression que la semelle de mes baskets adhère à l'acier...

Une demi-heure plus tard, nous voilà à deux cents mètres au-dessus de la rue, agglutinés fesse à fesse sur une poutrelle large de trente centimètres, avec une vue superbe.

Il est encore très tôt, mais au loin, vers l'Est, dans la brume, le soleil se lève dans un halo orangé.

Autour de nous, le chantier se met en activité. Les grues s'ébrouent, les culs de plomb comme les Indiens appellent les Nègres qui s'agitent au sol, couent comme des fourmis.

Quand je redescends, Maitio m'accompagne. Je ne suis plus du tout le même homme qu'avant cette expérience.

- Maintenant, Suisse, tu es des nôtres Tu es comme moi, un Mauwaukee, tu es mon frère... Un jour tu viendras en Arizona et je te présenterai mon grand-père, mon père, ma mère, mes sœurs...

Pour moi, New-York, cela restera toujours ça cette escalade d'un gratte-ciel en construction, cette ballade sur les poutrelles au-dessus du vide, cette sensation de fantastique plénitude.
 

Sans autre but que le plaisir de voyager

Maitio voulait absolument que j'aille dans l'Ouest, dans sa famille. Comme je lui dis que j'avais très peu d'argent, il me suggéra de voyager comme les Mauwaukee, en squattant des wagons de marchandise vides. Il me fit rencontrer Sullivan, un "tramp", un clochard poète, toujours sur la route, qui parcourait le pays avec son ukulele, sans autre but que le plaisir de voyager.

C'était un type grand, maigre, au visage curieux avec des yeux fascinants. Il parlait peu, ne mangeait jamais, buvait de l'eau, écrivait des chansons, texte et musique, jouant perpétuellement des airs très beaux, nostalgiques sur son petit instrument.

Je parcourus en sa compagnie les grandes plaines du centre jusqu'aux Rocheuses. Changeant parfois de train après avoir parcouru mille ou deux mille kilomètres.

Une seule fois nous fûmes surpris par un agent de la compagnie. Mais malgré notre barda, nous courions plus vite que lui et il ne fit pas tant de zèle pour nous rattraper. Nous sommes montés à la volée sur les boggies du prochain train. Nous nous sommes séparés à Denver. Et je me suis lié à d'autres tramps.

Traversée du Colorado. Je filais de l'Arizona en Utah. Les trains m'emmenaient où je voulais. Mais je ne voyais presque rien. Je ne rencontrais personne. Je me sentais issu d'une autre planète, un être venu d'ailleurs.

Un jour, après une éternité de plaines, de forêts denses, de visions furtives d'ours fuyant le train, je me retrouvai de l'autre côté des Rocheuses. Au grand soleil. Au pays des orangers, des palmiers, des bananiers, de la végétation tropicale. Un enchantement pour les yeux.

Les villes de l'ouest me semblaient moins sinistres.

Un souvenir éblouissant.

Cette manière de voyager gratuite et farfelue fait que je n'ai pas vu grand chose au cours de cette traversée des États-Unis.

De beaux paysages, certes, dont certains à couper le souffle, mais des villes je n'ai pratiquement connu que des gares, sans contact avec la population, sinon avec les "tramps" cette faune curieuse de voyageurs sans billets, à vrai dire peu représentative de l'Amérique.

J'ai traversé des banlieues sordides, côtoyé des Noirs, des Peaux-Rouges. Découvert que les pauvres, les simples, les misérables étaient généralement plus généreux que les riches.
 

Interlude

Aujourd'hui encore (avril 2000), j'assiste quotidiennement à une scène typique un blanc, très laid, au visage halluciné, aux yeux brillants, une tronche, mendie sous un immense panneau publicitaire d'un immeuble en construction de l'avenue des Ternes.

A sa vue, les passants, nombreux, accélèrent. Presque tous font un détour autour de cette épave humaine qui les provoque par sa grandiose misère.

Moi aussi, la plupart du temps, je me détourne. Parfois, rarement, je glisse une pièce dans son bol métallique, sans sourire, crispé, comme si j'avais honte de mon geste.

Rarement une personne s'arrête, dépose une pièce dans sa sébille. C'est presque toujours un Noir, une Noire. Un étranger.
 

Bourlingue

J'ai bourlingué des semaines durant à travers les États-Unis, à pied, en auto-stop, en wagon de marchandises.

C'est au cours de ces voyages que je rencontrai les beatniks, ces anarchistes vivant en marge de la société américaine qu'ils méprisaient.

A côté de ces libres vagabonds qui se déplaçaient sans un sou vaillant, vivant de larcins ou de mendicité, je faisais figure de petit bourgeois.

Je voyageais sac au dos, avec une tente himalaya, un sac de couchage, un costume infroissable, une cravate et un appareil de photo. Dans ma ceinture truquée dormaient une centaine de dollars en petites coupures, et mon fétiche, une pièce de 5 f suisses.

Un jour, de mon wagon j'assistai sur le quai de gare désaffecté d'une ghost city des Montagnes rocheuses, à un spectacle curieux.

Tandis que le long convoi ferroviaire roulait au pas, une bande de vagabonds poursuivis par des gardes couraient le long du quai, essayant de grimper dans un wagon. Arrivant à ma hauteur, l'un des garçons parvint à se hisser à bout de bras sur les tampons séparant deux wagons où il se maintint dans un équilibre précaire.

Le train de marchandises ne tarda pas à entrer dans un tunnel. Deux heures plus tard et quelques dizaines de kilomètres plus loin, une halte en pleine montagne près d'un torrent où les machinistes des puissantes locos refaisaient le plein d'eau.

Je profitai de l'arrêt pour me glisser prudemment hors du wagon et voir ce qu'était devenu le voyageur inconnu. Le visage noir de suie, les vêtements maculés par la fumée, le pauvre avait une triste allure. - Hey! - Hey! - T'as une clope ? Ayant allumé la cigarette que je lui avais tendue, il me suivit vers le petit lac en contrebas du remblai où je me plongeai tout habillé et bus comme un malade. Jon fit de même et, se débarrassa le mieux qu'il put de la fumée poisseuse qui collait à ses vêtements et à sa peau. Après avoir barboté quelques minutes dans l'eau fraîche et limpide, j'ai rempli ma gourde et, avec mon nouveau compagnon, nous avons regagné le wagon surchauffé.

- Tu vas où ? demandai-je.

- Où le diable me conduira...

Il n'était pas causant.

Pour tout bagage, Jon avait un minuscule harmonica dont il se mit à jouer pendant des heures.

Je partageai avec lui les quelques victuailles achetées à Billings. Le long convoi tiré par trois locomotives se traînait poussif à trente-quarante à l'heure.

Dans la montagne, avec le soir, la température devint plus clémente.

Je m'endormis aux sons plaintifs de l'harmonica de Jon et mon sommeil se peupla de rêves.

Au petit jour, je me réveillai brusquement. Jon me secouait l'épaule!

- Vite! Viens! Sautons!

Il avait entr'ouvert la porte coulissante de notre wagon. Une bouffée d'air frais me réveilla tout à fait. La montagne était encore noyée dans la brume.

Avant que je n'aie eu le temps de réagir, il me poussa hors du wagon, lança à ma suite mon sac à dos et mon sac à couchage puis bondit à son tour. Je me reçus dans l'herbe en contrebas du talus, ramassai des affaires et grognai:

- Qu'est-ce qui te prend ?

- Jon émit un gloussement dédaigneux.

- Come!

Mon sac refait, je le suivis à travers bois.

- Tu sais où tu vas ?

Nouveau gloussement.

Nous marchons plusieurs heures en silence. A plusieurs reprises nous apercevons de loin des animaux sauvages qui se sauvent à notre approche. Des ours bruns méfiants qui nous évitent. J'ai faim.

Jon cueille des champignons qu'il mange crus et des baies sauvages ressemblant à nos myrtilles.

Au bord d'un torrent, nous faisons halte et je partage avec lui mes dernières provisions, lui offre une cigarette.

- Tu sais au moins où tu vas ?

Pour toute réponse, il hausse les épaules et joue de son harmonica.

Nous repartons. Jon paraît infatigable.

Nous finissons par croiser une route forestière aux ornières profondes gorgées d'eau. Un peu plus loin, nous rattrapons un long convoi à chenilles transportant des énormes billes de bois.

Le soir venu, nous avons marché plus de dix heures, nous arrivons sur une route où une jeep nous prend à son bord.

Jon, toujours aussi peu locace, me laisse entretenir la conversation avec le chauffeur. Mais mon anglais scolaire n'est pas toujours très bien compris par mon interlocuteur et moi je ne saisis pas toujours son slang.

Heureusement, l'harmonica supplée à nos silences.

Plus l'heure avance, plus je me demande ce que je fais ici avec ce type bizarre. J'espérais gagner la côte pacifique au plus vite et voilà que j'erre dans la montagne à sa suite...

Pourtant, il semble savoir où il va... Moi, je me sens tout à fait perdu. J'ai bien une carte routière, mais elle n'est pas à une échelle suffisante pour que je puisse me repérer.

Je sais que nous nous trouvons quelque part entre le Montana et le Wyoming, en pleines montagnes rocheuses. Soudain, dans un virage, je vois très haut dans le lointain, éclairée par le soleil couchant, une somptueuse apparition. Une montagne fantastique flottant sur les nuages, belle à couper le souffle. J'apprendrai plus tard qu'il s'agit du Grand Téton!
 

La Nouvelle-Orléans

A la Nouvelle-Orléans j'ai passé quelques jours fabuleux à entendre des Noirs chanter, improviser jour et nuit, dans les rues, sur les échafaudages, dans des bouges à rhum, dans les églises. Je n'avais plus un cent, mais je trouvais toujours à manger, à boire, à baiser. Échoué à Galveston, sans le moindre dollar, le consul de Suisse m'a rapatrié vers l'Europe à bord d'un cargo suisse, le S/S Righi. Mais j'ai déjà raconté tout ça dans "À moi la liberté", ouvrage tiré à la ronéo et vendu au porte-à-porte comme mes premiers et détestables poèmes.
 

370 - Retour à Genève - La Maison Tavel

Le contraste entre les pays entrevus, les villes laides, la nature vierge et les paysages entretenus, les cités policées de notre vieille Europe me parut fantastique. Les parents de Sylvie m'avaient trouvé une chambre originale, rue du Puits Saint-Pierre, dans la maison Tavel, l'une des plus anciennes maison de la Cité.

Cette chambre, pratiquement "suspendue" dans le vide, donnait sur le majestueux escalier de pierre de l'antique demeure. Comme beaucoup de logements de la vieille ville cette pièce admirablement proportionnée ne jouissait d'aucun confort, ni eau courante, ni salle d'eau.

Les WC étaient à la turque, dans une soupente à l'écart de l'escalier principal et l'eau, s'il n'était plus nécessaire d'aller la chercher au puits de la cour, coulait à un robinet de cuivre donnant sur une vasque de granit gluant.

En ce temps-là une telle rusticité était une rareté dans l'opulente cité, mais d'autant plus sympathique pour le bohême que j'étais. Il est vrai que le loyer de ce logement était dérisoire...

Sylvie, dont je reparlerai souvent, était une adolescente gracieuse, timide et d'une sensibilité extraordinaire. Elle avait la beauté émouvante des modèles peints par Botticelli ou Léonard.

Je la faisais beaucoup souffrir. Hier encore (nous sommes en 1998) elle m'avoua une nuit passée dans le couloir, devant ma chambre, derrière la porte de laquelle je faisais l'amour à une autre.

Ce que je ne lui ai jamais dit, c'est que cette course perpétuelle à la nouveauté, au changement, était le symptôme évident d'un complexe. Un complexe d'infériorité, une perpétuelle insatisfaction que je dissimulais plutôt bien à moi-même et aux autres par une fuite en avant...

Georges Labud qui lisait en moi comme dans un livre, avait évidemment diagnostiqué ce défaut. D'où la suggestion d'une psychanalyse dont je parlerai peut-être.

Quelques mois plus tard, un appartement se trouvant libre au rez-de-chaussée sur cour du même immeuble, sans confort, mais grand, je le louai pour trois fois rien, partageant son entretien avec Pierre Zamboni. Sylvie trouvait l'artiste médiocre et le personnage fruste. Mais je m'entendais bien avec lui car il était toujours souriant et de bonne humeur, vivant notre bohème sans complexes.
 

La cour du Puits Saint Pierre

En ce temps-là, la cour du Puits-saint-Pierre était un endroit magique, au charme charmant et désuet. t passer par la pièce principale pour accéder à mon repaire qui servait d'atelier-living et baisodrome à Zambo.

J'installai une échelle de meunier mobile qui me permettait de rester indépendant lorsque Pierre recevait une belle, et il en recevait beaucoup. Les WC étaient dans le couloir ce qui, à Genève, était plutôt rare.

La cour, avec ses herbes folles, son sureau, son vieux puits, était à nous. Nous la partagions volontiers avec quelques chiens errants et des chats vagabonds. Une cabane en planches, offrait aussi la nuit venue un refuge aux rares clochards authentiques de la ville que nous acceuillions comme des frères.

Parmi eux il y avait le Marquis. Un grand gaillard sec au profil d'aigle royal, au nom impronçable pour un Romand Gunther von Schwitzergebel.

Je reparlerai peut-être plus longuement de ce curieux personnage. Mais les souvenirs se bousculent.

Un jour que je prospectais les caves de l'immeuble, érigées sur trois niveaux, je réussis à désceller quelques pierres de taille branlantes et, me retrouvai dans un vaste et mystérieux dédale souterrain.

La pile de ma lampe de poche étant un peu faiblarde, je ne prospectai guère plus avant ce jour-là. Je fis part de ma trouvaille à mon ami. Armés d'une masse, de gros burins, d'une barre à mine et de deux puissantes torches, nous voilà partis en expédition dans les souterrains de la vieille ville.

Nous nous sommes très vite rendus compte que les tunnels et les salles que nous parcourions n'appartenaient plus seulement aux caves de notre immeuble mais que nous avions retrouvé les antiques galeries du vieux Genève dont on disait que certaines d'entre elles conduisaient jadis loin hors des murs de la ville...

Une nuit, nous tombons sur une vaste salle voûtée et très saine, aux parois couvertes de jolis graffiti vraisemblablement très anciens. Cette grande pièce de quelque quinze mètres sur quinze semble n'avoir pas servi depuis longtemps. Elle semble posséder des cheminées d'aération, car l'air n'y est ni humide, ni vicié.

- Tudieu s'écrie Zambo, le bel atelier La belle salle d'exposition. Le magnifique bordel clandestin que l'on pourrait installer ici.

Pendant quelques jours, Pierre et moi passons nos nuits à prospecter les souterrains. Il nous arrive de nous heurter à des culs-de-sac, à des galeries éboulées.

Une fois, en suivant un couloir conduisant vers l'ouest, nous tombons en arrêt devant un mur de parpaings qui nous empêche de poursuivre notre prospection.

Nous décidons de forcer le passage en retournant chercher nos outils abandonnés dans la grande salle.

Et, sans faire trop de bruit bien que nous soyons à dix mètres sous terre, nous descellons l'un après l'autre quelques mœllons jusqu'à ce que nous puissions passer.

Or, derrière le mur, nous tombons sur une véritable caverne d'Ali-Baba. Une salle où s'entassement des meubles anciens, des bibelots, des sculptures, des tableaux, de vieux bahuts sculptés, de belles tables de ferme ou de châteaux.

Vraisemblablement une réserve d'antiquitaire. Fous de joie de notre découverte, nous dégageons complètement les parpaings et nous décidons de nous servir pour meubler notre logement.

En quelques jours nous transformons notre intérieur avec un mobilier quelque peu hétéroclite, des sculptures et des tableaux d'art pompier, des tentures et des tapis méritant quelques réparations, mais superbes. Pour la grande salle, nous jetons notre dévolu sur un piano à queue que nous avons beaucoup de peine à extirper de sa réserve. Mais nous y parvenons en enlevant le pédalier et les pieds.

Par prudence, une fois que nous avons fait notre choix et prélevé ce dont nous avions envie, nous arrangeons un peu le bric-à-brac, remettons les parpaings en place en n'oubliant pas de les sceller de terre mouillée...

Une enquête de voisinage nous apprend que c'est vraisemblablement au célèbre XXX, l'antiquaire forban de la grand'rue, qui écume l'Ain et les deux Savoies en proposant aux Français appauvris par la guerre d'échanger leurs meubles anciens contre du mobilier moderne, des appareils ménagers...

Durant quelques semaines notre salle souterraine devient un tripot clandestin et, je dois le dire, jamais nous n'avons été inquiétés pour nos larcins ni pour nos réunions nocturnes.

La délicieuse Sylvie est toujours mon amie de cœur, ma maîtresse péférée. Ses parents sont toujours accueillants et charmants à mon égard.

Rosette qui vient de publier "Le Diable", voudrait bien que j'épouse sa fille. Mais je ne suis pas mûr du tout pour la mariage. Je veux rester libre. D'ailleurs, je passe d'une fille l'autre comme dans un rêve, butinant ici, papillonnant là, sans m'attacher, sans me contraindre.
 

372 - La fringale de voyage me reprend

L'immense désillusion éprouvée lors de mon voyage en URSS et ma rupture avec le communisme laissait un grand vide dans mon existence. Qu'allais-je faire désormais faire de ma vie?

La fringale du voyage et des expéditions lointaines me reprit et, après quelques mois passés chez Vespa, au département "pièces détachées" pour renflouer mes finances, je programmai de visiter Venise, puis de descendre vers la Sicile, traverser sur la Tunisie, et de là, gagner le Fezzan d'où j'espérais atteindre l'Égypte par le désert. Puis, pourquoi pas, rentrer en Suisse par Israël, le Liban, la Syrie et la Turquie.

Chiffon voudrait que je l'emmène. Mais en stop on ne voyage pas à trois. A deux c'est déjà difficile parfois...

Pour m'accompagner en pensée, elle me prépare trois tee-shirts blancs, sur lesquelles elle brode en grandes lettres rouges, cette annonce un peu prétentieuse mais qui se révélera efficace.

Rallye Auto-stop Genève - Le Caire - Jérusalem - Genève.

Comme viatique, j'achète une demi-douzaine de montres de pacotille au prisunic ainsi que quelques couteaux suisses bien équipés, objets très recherchés à l'étranger.

Et me revoilà sac au dos, en compagnie de Jean Vuarnet, un compagnon de voyage sympathique mais qui n'avait pas rompu le cordon ombilical avec sa famille ni franchi les frontières de l'Helvétie.

Chaque fois que je franchis la frontière italienne, j'ai l'impression de retrouver ma vraie patrie. Ici, les gens sont plus pauvres, le confort laisse à désirer, mais l'air sent bon, les gens sourient, la nature est belle.
 

374 - Benvenuto

La découverte de Venise fut pour moi extraordinaire. Car, Jean et moi avons la chance d'être pris en stop par un voyageur de commerce italien esthète, un peu fou, amoureux de son pays, vivant de trafics divers dont, pour quelques jours, nous sommes les faire-valoir.

En fait, Benvenuto fréquente les cures, les congrégations, les ecclésistiques en tout genre, auxquels il propose des cierges, des soutanes, des ouvrages pieux, des objets de culte modernes, du vin de messe, et jusqu'à de l'eau garantie bénite par sa sainteté le pape.

Avec son perpétuel sourire, sa faconde, son accent patelin, il séduisait autant les bonnes sœurs que les curés.

Ainsi réussissait-t-il à fourguer d'abominables bondieuseries sulpiciennes en échange de vieux ciboires, de statuettes peintes, de tableaux, de toutes sortes d'antiquités dont les églises de cette époque regorgeaient et auxquels les religieux préféraient la clinquante et navrante pacotille.

Nous laissant bavarder avec nos hôtes, il furetait partout, dénichant parfois d'incroyables merveilles dont les braves innocents curés semblaient tout contents qu'il les en débarrasse... Grand seigneur, il leur offrait toujours un petit cadeau, vierge en plâtre bien dorée, candélabre de fer blanc, voire, objets plus personnels et même espèces sonnantes et trébuchantes pour leur "bonnes œuvres".

Il voyageait à bord d'une immense voiture américaine carossée en break, très bien entretenue, qui faisait grande impression dans l'Italie pauvre d'après guerre. Il entreposait le fruit de ses expéditions dans les nombreuses remises dont il disposait à travers toute la Vénétie.

De Padoue nous gagnons la Cité des Doges à bord d'une magnifique péniche sculptée, qui emprunta le canal de la Brenta jusqu'à Chioggia avant de traverser la lagune.

Sa Chevrolet avait grande allure sur le pont avant de la péniche lorsqu'elle entra dans Venise s'avançant majestueusement sur le Grand Canal au milieu des gondoles et des vaporetti.

Le batelier et son mousse amarrent le bateau devant l'escalier monumental d'un superbe palais dont la décrépitude témoigne de sa noblesse. Benvenuto disparaît plus de deux heures dans la demeure avant de réapparaître, accompagné de deux domestiques.

Il leur remet quelques lourds objets emballés dans de la toile de jute et nous invite à le suivre avec nos sacs à dos.
 

374 - Les délices de Venise

Et nous voici, Helvètes timides, rustiques et vagabonds, voyageant en short et chemisette à col ouvert, accueillis dans un prestigieux salon, orné de meubles d'une beauté arrogante, de tableaux et de sculptures à couper le souffle.

Nous admirons ce décor, bouche bée, sous le regard amusé d'une toute petite femme au port de tête majestueux, vêtue d'atours que l'on n'imagine plus qu'au théâtre.

- Présentez-moi ces ragazzi, Benvenuto, dit-elle d'une belle voix harmonieuse et chantante, sans que son regard cesse de nous dévisager avec intérêt.

L'Italien lui explique pompeusement que nous sommes des étudiants de Genève, en voyage d'études en Italie... et que Sa Seigneurie ferait une bonne action en nous permettant de voir les admirables collections de sa royale demeure.

Estimant la première impression qu'elle eut de nous plutôt bonne, la grande dame nous invite à sa table, dressée dans le jardin intérieur de son palais où nous faisons connaissance de ses deux petites-nièces, adorables et fraîches adolescentes qui, sous des dehors de saintes nitouches, ne semblent guère avoir froid aux yeux.

C'est en leur compagnie qu'après une collation raffinée servie dans le patio nous visitons le palazzo. La tante a la délicatesse de nous confier aux ravissantes jumelles et se retire avec Benvenuto pour la sacro-sainte sieste des Vénitiens, que je sopçonne fort d'être crapuleuse.

L'après-midi étant déjà bien avancé, Jean et moi nous apprêtons à prendre congé pour tenter de trouver une place à l'auberge de jeunesse où les nuitées doivent être recherchées.

Alba se renseigne auprès d'un valet qui, après un coup de téléphone nous dit que l'albergo della giovenezza la plus proche de Venise se trouve à Mestre, c'est-à-dire dans les hideux faubourgs situés sur la terre ferme.

Alba, prenant une mine de conspiratrice, consulte sa sœur en a parte. Puis, munie de son acquiescement, elle nous propose, si la princesse le permet, de dresser notre tente dans le jardin d'hiver des communs du palais.

Je ne voudrais pas être mauvaise langue, mais il me sembla que Benvenuto plus intime avec Sa Seigneurie que les apparences de leurs relations ne le laissaient supposer, fut pour quelque chose dans son accord.

Notre séjour à Venise devait se révéler extraordinaire. De nous retrouver, simples vagabonds auto-stoppeurs hébergés dans l'enceinte du plus beau palais de la cité, avec comme cicerone deux filles belles à croquer, c'est pour moi un véritable conte de fée.

Le cadre somptueux où vivent les deux jeunes filles m'impressionne tellement que je n'ose leur faire une cour ouverte. Pourtant, cette discrétion ne me ressemble pas.

D'une nature timide, plutôt introvertie, je me libère souvent en attaquant, je me défoule en fonçant, pas toujours très discret ni avec des procédés du meilleur goût.

Jean, c'est visible est amoureux d'Alba, moi j'ai un faible pour Cecilia, la plus secrète des deux sœurs.

Nous passons quelques journées délicieuses. Mais les nuits, la princesse veille à ce ses nièces ne puissent nous rejoindre sous la tente.

Pourtant un soir où Sa Seigneurie reçoit, Cecilia et Alba parviennent à fausser compagnie à leur parente et, le visage masqué, nous invitent à prendre place sur une discrète gondole qui nous emmène sur les canaux.

Là, au secret de la somptueuse cabine qui se balance au rythme lent du gondolier, nous nous caressons avec fougue, nous nous embrassons avec passion, sans oser aller trop loin dans la découverte de nos corps.

Ces amusements sont délicieux mais nous laissent sur notre faim.

Le lendemain, je décide de m'évader ce cette prison doré et d'aller à nouveau courir les routes. En partant de Genève notre objectif c'était Tunis, Alexandrie, Jérusalem, Constantinople... Mais Jean ne veut rien savoir. Il reste à Venise.

Nous partageons le plus honnêtement possible notre commune bourse et, comme souvent, je file à l'anglaise, sans prendre congé avec la civilité qu'eût exigée l'admirable accueil de nos hôtesses.

Lorsque, l'automne venu, je retrouve Jean, il me dit qu'il a réussi à séduire les deux sœurs et qu'il avait vécu un mois éblouissant.
 

376 - Bénédikte

Je quittai Venise par la route de Padoue. A la sortie de cette ville comme j'attendais une voiture hospitalière, une jeune autostoppeuse noire m'aborda Bénédikte.

Étudiante américaine de Boston, elle me demanda si je voulais bien voyager avec elle, en amis, car, disait-elle, les Italiens sont trop entreprenants et...

Bénédikte était une fille spendide, d'une beauté rare. Nous avons visité Ravenne ensemble, et nous dormions dans ma tente, sur la plage, où les promeneurs du soir venaient regarder ce couple original.

En ville, nous étions la cible de tous les regards, invités partout par des inconnus voulant tout savoie de nous...

Sur la route, nous n'avions aucune difficulté à trouver de voiture, tant l'étrange couple que nous formions intriguait. Les automobilistes voulaient absolument nous inviter au restaurant, nous montrer à leurs amis.

Le soir, ils se disputaient notre compagnie pour nous emmener en boîte et il fallait cent fois leur raconter notre histoire...

Notre façon de voyager librement, de dormir ensemble sous la tente leur paraissait stupéfiante.

Il faut dire qu'à cette époque le camping était à peu près inconnu en Italie et, pour un couple il était impossible de cohabiter sans montrer patte blanche...

Un soir, deux frères jeunes, sympathiques, joyeux et dynamiques nous emmenèrent chez eux, invitèrent leurs amis et nous firent boire beaucoup plus que de raison.

Après le repas, - somptueux -, ils nous emmenèrent en boîte au "Casino", où il y avait de très nombreux hommes mais où toutes les quelques femmes présentes étaient des entraîneuses ou des filles de joie. Notre apparition dans la salle fit sensation.

Tous les hommes se disputèrent l'honneur de faire danser Bénédikt. Moi, je n'ai jamais su danser. Alors les deux frères avec la complicité de leurs amies de petite vertu me firent boire.

Vers minuit, je sentais tout tourner. J'étais abominablement saoûl. A un moment donné, en me rendant aux toilettes, je ne retrouvais plus mon portefeuille. Il contenait tout l'argent me permettant de tenir trois mois. Pour moi, c'étais la catastrophe.

Sous l'emprise de l'ivresse, je vis rouge, et allant arracher Bénédikte aux bras de son danseur, je lui dis qu'on m'avait volé tout mon argent.

Et, me frayant un chemin vers la sortie, je criais Lazzarone, Politia, etc...

Une voiture de police stationnait devant l'établissement, avec ses deux carabinieri de service.

Nos amis italiens voulaient nous emmener chez eux. Mais moi, agrippant d'un bras une des colonnes de la façade du casino, je ne voulais rien savoir.

J'exigeais d'aller déposer plainte au commissariat, les deux frères, nos hôtes, expliquaient aux carabiniers que j'avais trop bu. Moi, je les traitais de voleurs. Bénédikte riait comme une fiolle, saoûle.

Après d'infinies palabres, comme je voulais absolument aller au poste, la voiture de police nous emmena au commissariat tandis que l'Alpha Romeo de nos gentils hôtes nous y suivit.

Devant le poste des carabiniers, nouvelles palabres.
 

Nuit chez les carabiniers

Comme je ne démordis pas dans mon refus d'aller coucher chez nos hôtes, les carabiniers nous firent offrirent l'hospitalité d'un cachot dont ils laissèrent évidemment la porte ouverte. A côté un clochard ivre mort geignait, baignant dans l'urine et les vômissures.

Un peu plus loin, une putain menait un tintamarre infernal, insultant les deux carabiniers de service, les traitant de tous les noms, tandis que, de temps à autre, excédé par ses cris et ses imprécations, l'un des hommes allait lui filer une râclée.

Bénédikte s'endormit avant moi, mais je sombrais très vite.

Lorsque je me réveillai, j'étais allongé tout habillé, le corps dévoré par la vermine...

Et, en me grattant, je retrouvai mon portefeuille, intact, que j'avais dissimulé dans mon slip, comme il m'arrivait de le faire par sécurité.

Le commissariat ne disposait pas de douches. L'eau était au puits.

Mais à peine avais-je mis le nez dehors, voilà que les deux frères claxonnèrent joyeusement et vinrent, hilares, s'enquérir de Bénédikte et de moi.

Plaisantant sur notre mine et nos vêtements fatigués, observant que nous grattions beaucoup, ils nous emmenèrent chez eux où ils nous orffrient un bain chaud, demandèrent que leur bonne lave nos vêtements et, après un excellent déjeuner, nous emmenèrent à la plage.

Puis le soir, ils nous offrirent de participer à une fête dans un rendez-vous de chasse près de Modigliana.

Comment voulez-vous, après une telle expérience, que je n'aime pas l'Italie et les Italiens. Un Helvète eût été fâché à mort après qu'un voyageur de rencontre et sans le sou l'ait insulté comme je l'avais fait. Or, les deux frères ne me tinrent pas rancune, ils trouvèrent l'aventure amusante et dansèrent toute la nuit avec Bénédikte tandis que je contais fleurette à une de leurs petites bonnes.

Au petit jour, je m'endormis chastement dans les bras de ma belle noire.

Le lendemain, nos amis voulurent à tout prix nous accompagner. Ils nous emmenèrent à Saint-Marin, mais préférant les bars à l'architecture, les restaurants aux musées, ils nous abandonnèrent sur la route d'Urbin. Je n'ai jamais compris vraiment les motivations de Luigi et de son frère.

Pourquoi s'occuper de nous avec tant d'insistance ? Que représentions-nous pour eux ? Bénédikte, je l'admets, était si belle, si originale, que ma foi, ils espéraient peut-être en faire la conquête. Mais moi, dans tout cela ?

A Rome, nos routes se séparèrent. Bénédikte voulut y séjourner quelques semaines. Pour ma part, j'avais déjà pris trop de retard dans mon programme et désirai gagner le sud à grandes étapes. J'avais hâte de me retrouver en Afrique.

Mais lorsqu'on voyage en auto-stop, c'est le hasard des rencontres qui décide.
 

378 - Capri

Je garde au fond de moi un merveilleux souvenir de Capri, visité avec Marcel Dupertuis, juste après la guerre. Ma mémoire olfactive se souvient encore des subtils parfums de l'île qui, à cette époque, ne connaissait pas la pollution industrielle ni celle des pots d'échappement. Le crottin des ânes séchant au soleil apportait une touche rustique à cette merveilleuse palette d'odeurs et de couleurs que répandait la nature.

Capri était belle, Capri sentait bon. Derrière de hauts murs de pierre sèche que protégeaient les buissons d'aloès et de figuiers de barbarie, de dissimulaient de somptueuses villas romaines, de petits palais de rêves. Le peuple était pauvre mais fier. Les femmes, à pied, portaient avec aisance de lourds fardeaux sur leur tête, ce qui leur donnait une allure de caryatides ou de vivantes amphores. Les hommes sur le dos des mules chantaient et, à l'aide d'un chasse-mouches, chassaient les mouches.

Lors de cette seconde visite, des véhicules bruyants et nauséabonds, vespas, tracteurs et toppolinos, envahissaient déjà les chemins qui serpentaient entre les murets de pierre sèche ornés de figuiers de barbarie et d'aloès.
 

380 - Le Vésuve Pietro - Salvatino

A la sortie de Naples, un personnage curieux tout en rondeurs et haut en couleurs me prit à bord de sa camionnette dont la plateforme portait une dizaine de grandes dames-jeannes, et me demanda si je connaissais le Vésuve ?

- Seulement de nom, et je ne l'ai vu que de loin avouai-je.

- Eh bien tu vas le voir de près.

L'inconnu se présenta Pietro Salvatino, maître de chais du meilleur vignoble de lacrima christi qui produit le vin de messe réservé au pape et aux hauts dignitaires de l'Église.

Nous quittons la grand route à Torre del Greco et grimpons vers la montagne par une route muletière pousséreuse à souhait et tout en lacets.

Pietro est connu comme le loup blanc et, à chaque village il doit s'arrêter tous les cent mètres pour serrer des mains, accepter le verre de l'amitié, échanger des potins.

La camionnette grimpe encore dans la montagne, à travers des vignes, par de vertigineux chemins revêtus de lave.

Et nous arrivons sur un belvédère magnifique où la "cave" de Pietro nous attend, fraîche dans son écrin de verdure.

Nous sommes en juillet, mais les vendanges ont déjà commencé.

Pietro m'invite à participer à la fête.

Trois jours durant je peine dans les vignes, couteau à la mai, tranchant au cep les belles grappes blondes gorgées de sucre. Le soir venu, après la contemplation d'un coucher de soleil époustouflant, fourbus mais heureux de vivre, garçons et filles dansent au son d'une flûte et du tambourin, des danses du pays.
 

382 - Départ pour le Sud Luigi

A la sortie de Salerne, une Alfa Romeo immatriculée en Sicile freine à mort sur la route, fait une marche arrière impeccable, avant de s'arrêter à ma hauteur. Son conducteur me demande Où allez-vous ?

- A Palerme.

- Vous avez déjà visité Paestum ?

- Non!

- Alors ne mourez pas idiot Il faut avoir vu ça une fois dans sa vie.

Et le voilà qui démarre sur les chapeaux de roues, négocie au klaxon les virages de la route sinueuse, frôle au millimètre près les jolies carrioles attelées, écrase en vol, traversant des villages assoupis sous le soleil, quelques poules épouvantées, évite de justesse des enfants jouant dans la poussière.

Et, roulant toujours comme un pilote de course, nous voici à Paestum, la cité grecque édifiée par les Sybarites.

Mon chauffeur me fait visiter le site au pas de charge, me laisse à peine le temps d'admirer les merveilles de l'Agora qu'il m'entraîne déjà sur les hauteurs pour contempler durant trois minutes dix secondes, pas plus, le magnifique temple de Poséidon, avant de dévaler au petit trop le sentier caillouteux pour s'engouffrer dans l'ombre fraîche de la Nécropole.

Il soudoie le gardien en lui glissant dans la paume un gros billet de banque curieusement plissé en accordéon dans le sens de la longueur, pour nous permettre d'accéder à une salle mortuaire secrète, alors non ouverte au public, où, lorsque mes yeux se sont habitués à la pénombre, je découvre d'étonnantes peintures érotiques antiques, admirablement conservées, vieilles de près de deux siècles et demi.

Le Sicilien, m'explique, avec des tremblements d'enthousiasme dans la voix, que les Grecs ont apporté à l'humanité les jeux sexuels et la philosophie.

Une glace d'une saveur délicate savourée sur l'agora et nous voilà repartis...

En chemin, Luigi qui parle un curieux français académique quelque peu suranné, appris chez les "bons pères", me raconte d'ébouriffantes histoires de brigands calabrais ou siciliens, d'enlèvements de jeunes filles contre rançon, d'enfants torturés sacrifié sur l'autel des messes noires, d'otages emmurés vifs.

Roulant à cent à l'heure sur une route défoncée, mon chauffeur parle avec ses mains, accompagnant son récit de gestes amples, ponctués de grands rires.

A la hauteur de la jolie ville de Sambise, mon chauffeur lâcha son volant et brassant l'air de ses deux mains, s'exclama:

- Ah! voilà le golfe béni de Sainte Euphémie. D'ici, tu devines au loin la divine Sicile.

Connais-tu, toi, le pâtre d'Helvétie, l'histoire de sainte Euphémie ? Non bien sûr, mais qu'est-ce qu'ils t'ont donc appris tes parpaillots, tes calvinistes, tes luthériens ? La religion n'est belle que par ses saints et ses anges...

Et le voilà parti dans la Légende Dorée, (dont je n'avais jamais entendu parler) à me réciter par cœur la fabuleuse histoire de sainte Euphémie qui donna son nom à ce golfe de rêve.
 

Sainte Euphémie

«Euphémie, fille d'un sénateur, voyant les tortures subies par les chrétiens au temps de Dioclétien, courut chez le juge Priscus et, se confessant chrétienne, animait, par l'exemple de sa constance, les cœurs des hommes eux-mêmes.

Or, quand le juge faisait massacrer les chrétiens successivement, il ordonnait que les autres y assistassent, afin que la terreur les forçât à immoler aux dieux, en voyant leurs frères déchirés si cruellement.

Comme il faisait décapiter avec cruauté les Saints en présence d'Euphémie, celle-ci, qui ne cessait d'encourager les martyrs à souffrir avec constance, se mit à crier que le juge lui faisait affront.

Alors Priscus fut réjoui, dans la pensée qu'Euphémie voulait consentir à sacrifier. Lui ayant donc demandé quel affront il lui faisait, elle dit:

«Puisque je suis de noble race, pourquoi donnes-tu la préférence à des inconnus et à des étrangers, et les fais-tu aller les premiers à J.-C., pour qu'ils parviennent plus tôt à la gloire qui leur a été promise ?»

Le juge lui répondit:

«Je pensais que tu avais repris ton bon sens et je me réjouissais de ce que tu t'étais rappelé et ta noblesse et ton sexe.»

Elle fut donc renfermée en prison et le lendemain elle fut amenée, sans être attachée, avec ceux qui étaient garrottés. Elle se plaignit de nouveau très amèrement, de ce que, malgré les lois des empereurs, on lui eût fait grâce des liens à elle seule.

Alors elle fut broyée de soufflets et renfermés en prison.

Le juge l'y suivit et voulut lui faire violence, mais elle lutta contre lui comme un homme, en sorte que, par la permission de Dieu, une des mains de Priscus se contracta. Il se crut sous le pouvoir d'un charme, et il envoya le prévôt de sa maison à Euphémie afin de voir si, à force de promesses, il ne lui ferait pas donner son consentement.

Mais cet homme trouva la prison close; il ne put l'ouvrir avec les clefs, ni la briser à coups de hache; enfin, saisi par le démon, il put à peine s'échapper, en poussant toutefois des clameurs et en se déchirant lui-même.

Plus tard on fit sortir Euphémie et on la plaça sur une roue dont les rais étaient remplis de charbon, et le maître des tourments, qui était au milieu de la roue, avait donné à ceux qui la tiraient tel signal pour que, au bruit qu'il ferait, tous ensemble se missent à tirer et qu'ainsi à l'aide du feu qui jaillirait, les rais missent en lambeaux le corps d'Euphémie.

Mais, par une permission de Dieu, le ferrement qui retenait la roue tomba de ses mains, et fit du bruit; aussitôt les aides se mettant à tirer, la roue broya le maître des tourments et fit qu'Euphémie, debout sur la roue, fut conservée sauve et intacte.

Alors les parents de cet homme, tout désolés, voulurent, en mettant du feu sous la roue, brûler Euphémie et la roue tout à la fois, la roue brûla en effet, mais Euphémie, déliée par un ange, fut aperçue debout sur un lieu élevé.

Appellien dit au juge:

«Le courage des chrétiens n'est vaincu que par le glaive; aussi je te conseille de la faire décoller.»

On dressa donc des échelles, et comme quelqu'un voulait lever la main pour saisir la sainte, à l'instant, il fut tout à fait paralysé et on put à peine le descendre à demi mort.

Un autre cependant, nommé Sosthène, monta mais il fut converti aussitôt par Euphémie à laquelle il demanda pardon.

Il dégaina donc son épée et cria au juge qu'il aimait mieux se donner la mort à lui-même que de toucher une personne défendue par les anges. Enfin elle fut descendue et le juge dit à son chancelier de rassembler tous les jeunes libertins afin qu'ils fissent d'elle à leur volonté jusqu'à ce qu'elle défaillît d'épuisement.

Mais celui qui entra où elle était, voyant beaucoup de vierges de grand éclat et priant autour d'elle, se fit aussitôt chrétien.

Alors le président fit suspendre la vierge par les cheveux, mais comme elle n'en restait pas moins inébranlable, il la fit renfermer en prison, défendant de lui donner de la nourriture, afin que, au bout de trois jours, elle fût écrasée comme une olive entre quatre grandes pierres.

Mais Euphémie fut nourrie par un ange, et le septième jour ayant été placée entre des pierres fort dures, à sa prière ces pierres-là même furent réduites en une cendre menue. En conséquence le président, honteux d'être vaincu par une jeune fille, la fit jeter dans une fosse, où se trouvaient trois bêtes assez féroces pour dévorer un homme entier.

Cependant elles accoururent auprès de la vierge pour la caresser, et disposèrent ensemble leur queue de manière à lui servir de siège, et confondirent mieux encore le juge témoin de ce fait.

Le président faillit en mourir d'angoisse; mais le bourreau, étant entré pour venger l'affront de son maître, enfonça une épée dans le côté d'Euphémie et en fit une martyre de J.-C.

Pour récompenser le bourreau, le juge le revêtit d'un habit de soie, lui mit au cou un collier d'or, mais en sortant, il fut saisi par un lion qui le dévora tout entier.

Ce fut à peine si on retrouva de lui quelques ossements et des lambeaux de vêtement ainsi que le collier d'or. Le juge Priscus se dévora lui-même et fut trouvé mort.

Or, sainte Euphémie fut enterrée avec honneur à Chalcédoine; et l'on dut à ses mérites la conversion de tous les juifs et des gentils de cette ville. Elle souffrit vers l'an du Seigneur 280.

Saint Ambroise parle ainsi de cette vierge dans sa préface: «Cette illustre vierge, cette glorieuse Euphémie, conserva la gloire de la virginité et mérita de recevoir la couronne du martyre. Priscus son adversaire est vaincu.

Cette vierge sort intacte d'une fournaise ardente, les pierres les plus dures reviennent à l'état de cendre; les bêtes féroces s'adoucissent, et se baissent devant elle: sa prière lui fait surmonter toute espèce de supplice.

Percée en dernier lieu par la pointe du glaive, elle quitte sa chair qui était sa prison pour se joindre avec liesse aux chœurs célestes. Que cette vierge sacrée, Seigneur, protège votre Église; qu'elle prie pour nous qui sommes pécheurs: puisse cette vierge pure nourrie dans votre maison vous présenter nos vœux.»
 

Un seigneur de la N'drangheta

Luigi s'arrêta pour dîner dans un hameau de pêcheurs à l'embouchure d'une petite rivière qui descendait de l'Aspromonte.

La gargote ne payait pas de mine. C'était un baraquement fait de bric et de broc, avec des tôles de récuparation, du bois d'épaves, des roseaux, des feuilles de palmiers.

Derrière le comptoir, un géant habillé en costume de bandit d'opérette, s'affaire tandis que le patron, Giacomo, se balance mollement dans un rocking chair, se laissant éventer par deux fraîches fillettes très brunes à peine sorties de l'enfance.

- Salut, fratello lança Luigi.

Mais, une fois traversées les odorantes cuisines où s'affairaient de diligentes et fortes matrones, nous nous retrouvons dans un salon digne de la caverne d'Ali-Baba. Meubles de haute époque, tapisseries de haute lisse, tapis d'Orient de haute laine, toiles de maîtres de la Renaissance, statuaire antique...

- Hein, Guillaume Tell, ça t'épate ? Sais-tu au moins chez qui tu a l'honneur d'être reçu ?

- Aucune idée, mais que toutes ces choses-là sont belles!

- Eh bien tu te trouves dans une réserve de signor Benito Mirafiore Galgano...

- Quelle magnifique collection! Quel goût éclectique a le signor Galgano!

- Sais-tu au moins qui il est ?

- Aucune idée. Mais c'est sûrement un grand seigneur et c'est pour dissuader d'éventuels voleurs qu'il dissimule ces œuvres d'art qui méritent l'écrin d'un château, dans un si banal et pauvre décor ?

Luigi se met à rire...

- Là, tu n'y es pas du tout, matelot de pâturages Benito est certes un grand seigneur, mais un seigneur de la N'drangheta... En tout cas, il ne connaît rien aux œuvres d'art. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il sait compter. Tu sais ce que c'est que la N'drangheta ? La Camorra ?

- Il y a deux ans, avec ma classe, nous avons rencontré Giuliano, un bandit d'honneur sicilien.

- Quoi, tu as connu le grand Giuliano, toi ? Qu'on m'arrache les yeux si tu dis la vérité.

Je lui racontai la nuit passée dans la montagne dans l'arrière-pays, au-dessus de Palerme, avec notre professeur et mes camarades du Collège de Genève.

Éberlué, Luigi me regarda d'un tout autre œil. J'étais devenu l'homme qui a connu Giuliano.

Lorsque Giacomo vint s'allonger sur une ravissante et fragile bergère, il lui dit, avec l'inévitable exagération méridionale.

- Tu sais, Giaco, mon ami Marco, il a été invité par Giuliano! Épatés-le!

Les Calabrais me firent raconter plusieurs fois cette histoire, avec de plus en plus de détails, qu'évidemment j'inventais au fur et à mesure.

Le dîner fut fameux. Je me gavai de calamars frits et de grosses langoustines, d'oursins et de rougets. Je bus à moi tout seul une fiasque de deux litres d'un délicieux petit vin de terroir. Lorsque nous sortons de table, la nuit est fort avancée. J'ai la tête lourde.

J'éprouve la sensation curieuse qu'un vélomoteur tourne sous mon crâne. C'est en titubant sur le sable argenté baigné par la lune que je gagne l'Alfa. Giacomo réveille les deux fillettes qui couchent sous l'auvent et les invite à le suivre.

Au bourg, Luigi gare sa voiture sur le terre plain à l'arrière d'un vaste bâtiment délabré. Il me confie sa valise et se dirige vers une porte de bois sculpté orné de ferronneries ajourées.
 

384 - Nuit calabraise

Nous voilà dans le hall d'un hôtel qui a certainement connu une meilleure fortune mais conserve encore quelques beaux restes. Sans réveiller le veilleur de nuit assoupi, et qui ronfle, Luigi prend une clé suspendue au tableau, et, entourant de ses bras galants les épaules des adolescentes endormies, se dirige vers l'escalier monumental conduisant aux étages. La chambre incroyable qui apparaît sous mon regard embrumé, me fait penser à un décor de cinéma muet.

Dans les ampoules préhistoriques des torchères, la lueur parcimonieuse du filament électrique semble vaciller comme la flamme d'une bougie. Il y a là deux immenses lits séparés par un paravent de bois peint. Plus loin un sofa, une bergère, une table de jeu, des fauteuils.

D'autres meubles, de style indéterminé mais richement torsadés, incrustés de décors de cuivre et d'argent complètent l'ameublement démesuré de la pièce.

Une étrange vision de rêve.

Luigi est plus ivre que moi. A peine est-il entré dans sa chambre qu'il repousse ses compagnes et plonge en travers du premier lit venu où il s'endort tout habillé.

Les deux filles restent debout, perplexes, ne sachant pas trop quoi faire. Je leur désigne l'autre lit, sur le bord duquel elles s'assoient toujours aussi empruntées.

Moi, je me déshabille derrière le paravent, et, en slip, je me couche au milieu de l'immense lit, les invitant à faire pareil à mes côtés.

En pouffant, elles s'allongent, sans se dévêtir, de part et d'autre de moi.

Je me relève un instant pour aller éteindre la lumière et en profite pour me débarrasser de mon slip dans le noir.

Les filles ont profité de ma courte absence pour se rejoindre, me laissant une large place à l'entrée du lit.

Dans le silence entrecoupé par les ronflements de Luigi, je commence de savantes manœuvres d'approches.

Dans certaines circonstances, je me sens toujours aussi gauche, aussi timide avec les femmes. Ma main va frôler le corps le plus proche, remonte de la hanche vers un sein qu'elle empaume et caresse avec légèreté.

Aucune réaction de la part de la belle. Je sais bien qu'elle ne dort pas. Sa compagne non plus.

Tout cela est délicieux.

Enhardi, je me tourne vers la belle et je vais, de l'autre main, fureter un peu plus bas, tentant de remonter sous la robe légère qui elle non plus ne résiste pas. Les jambes sont fraîches, la peau souple, le grain délicat.

Lorsque j'atteins le fourchet, pemière résistance, une culotte de coton fait obstacle à ma prospection. J'insinue un doigt impertinent... Il n'est pas repoussé. J'insiste... La grotte au bas du tertre boisé est humide.

Alors, sans attendre, plus longtemps, je soulève jupe et jupon, retire la culotte puis me glisse sur le corps inerte de la fausse endormie.
 

Je jouis comme un lapin

Me présentant sabre au clair, j'introduis mon arme dans la fente sans rencontrer ni obstacle ni défense.

C'est à peine si la respiration de la belle s'accélère un peu. Je suis tellement ému que je jouis comme un lapin. La jouissance est forte mais me laisse sur ma faim.

D'ailleurs, à cette époque, je faisais l'amour ainsi, sans technique, passant d'une fille à l'autre, ne me préoccupant que de mon propre plaisir sans songer à celui de ma partenaire.

Dans quelques mois, Amparo m'apprendra l'art d'aimer. Bandant toujours, après cette première escarmouche, je m'installai entre les deux filles et m'attaquai à la conquête de la seconde.

Cette dernière semblait m'attendre. Robe et jupon relevés, culotte béant sur un maujoint humecté de rosée. Dès que mon doigt caressa le pistil de la rose, son corps tout entier frémit.

Cela transforma instantanément mon rameau en gourdin. Sentant que j'étais attendu, je propulsai mon engin dans la fente qui l'accueillit avec un doux remuement de tout le corps.

Alors, soulevé par une incroyable fringale érotique, je me mis à limer, à clouer, à raboter, à ramoner la belle avec une telle frénésie que le roulis se transforma en houle. Nos deux corps, collés l'un à l'autre, soulevés par des vagues de plus en plus fortes, roulèrent bord sur bord jusqu'au cœur de la tempête.

Nous jouissons en même temps. Ma compagne dans un cri, moi, le souffle court, dans un râle difficilement contenu.

Nous demeurons collés l'un à l'autre, l'un dans l'autre, dans un long baiser. Lorsque je veux me retirer ses deux bras me retiennent... Mais je me dégage lentement, puis je m'allonge sur le dos.

C'est alors que je sens une main caressante venir inspecter ma virilité assoupie, puis s'enhardissant, la cajoler avec délicatesse. Je devine que c'est la belle endormie délaissée qui désire que je m'occupe à nouveau d'elle.

De son côté Mlle B, - je me rends compte que je ne connais même pas leurs prénoms - vient me mordiller le lobe de l'oreille et me rouler des petits baisers dans le cou, au coin des lèvres...

Me voilà dans la situation du divin Giacomo passant des bras de Nanette dans ceux de Marton, ignorant de laquelle de ses deux amoureuses il s'agissait.

Ragaillardi par ces mignardises, Satrape reprend tournure et, suivant l'intuition libidineuse de ma mentule, je me tourne vers Mlle A. qui, fûtée, libérée de sa culotte, offre son dos dénudé à ma concupiscence.

La mutine me dirige de sa main vers le bonne ouverture, évitant à mon serpent de s'égarer. La grotte intime est toute humide, prête à m'accueillir. D'un coup de reins précis, la belle s'empale à mon épieu qui, stimulé par cette gaillardise, développe instantanément au plus profond d'elle toute son envergure.

Pressé par un besoin je me lève, erre tout nu à travers la vaste chambre à la recherche des commodités qui ne sauraient manquer dans un hôtel de cette classe.

Mais je ne trouve rien, ni buen retiro, ni lavabo, ni placard à pot de chambre, rien qui ressemble de près ou de loin à un réceptacle à pipi. J'entends les deux nanas pouffer, mais sans qu'elles aient l'idée de venir m'aider dans mes recherches. Pour ma part, je ne suis pas assez affranchi pour oser leur demander assistance dans cette quête...

Aussi, lorsque, dans le noir, mes mains reconnaissent une sorte de grand vase à anse, j'y délivre avec soulagement mon trop plein, avant de me recoucher entre les petites chéries qui m'accueillent avec tendresse.

Nous nous endormons, nos corps enlacés, mes bijoux de famille reposant dans la conque hospitalière de deux mains, une de mes paumes englobant un sein.

A matin, ce sera l'éclat de rire de Luigi qui nous arrachera du sommeil et de nos bras respectifs.
 

Hilare, fumant un long cigare de Brissago

Hilare, fumant un long cigare de Brissago, il administre de sa main libre de petites tapes sur les fesses des mignonnes qui sortent difficilement de leur sommeil.

- Anda Anda! Et toi, Signor Nescafé, tu as profité de mon ivresse pour t'offrir les petites! C'est bien joué! Allons, il est temps de te lever, nous avons encore une longue route à faire. Vous, les "scostumate", remettez en ordre vos "mutandine" et vos "camizelle" puis allez chercher de l'eau chaude et venez ici préparer notre toilette...

Le visage ensommeillé, les cheveux dans un adorable désordre, les deux petites allèrent se rhabiller derrière le paravent, tandis que Luigi, en français, m'interrogeait sur ma nuit.

Gêné, je répondais à ses questions précises.

- Alors, combien de fois l'as-tu fait avec Gina ? Et avec Luisa ? Est-ce qu'elles t'ont bien léché ? T'ont-elles offert l'hospitalité de leur petit derrière ?

Lorsque les deux filles reparurent portant deux brocs d'eau bouillante, et qu'elles allèrent les déposer devant un antique meuble ouvragé dont elles ouvrirent les battants, je compris enfin où se trouvaient les commodités.

En effet, un joli coffre rond, de bois précieux dissimulait sous son abattant capitonné de velours, un imposant seau hygiénique en faïence, muni d'un couvercle amovible et d'une anse qui permettait aux domestiques de le retirer et d'aller le vider...

Un valet de chambre nous monta le plateau d'un somptueux petit déjeuner.

Luigi, à demi allongé sur son lit, se faisait servir par les deux mignonnes qui n'avaient plus d'yeux que pour lui, ne me regardant même plus.

- Andiamo dit-il en administrant de petites tapes amicales sur les popotins haut perchés des deux petites avant de les ramener chez Giacomo...
 

386 - Le barbier de la N'drangheta

Avant de reprendre la route, Luigi me proposa d'aller chez le barbier...

Là, dans une échope ouverte sur la place du marché, se tenait, debout devant un imposant fauteuil mécanique à vis, un personnage haut en couleurs.

- Augusto!

- Hei Luigi, come va ?

- Bene, bene...

En ce temps-là, en Italie comme jadis, en France, le barbier faisait non seulement fonction de coiffeur, mais aussi de chirurgien, de dentiste, de rebouteux, de bourreau...

Pendant que nous dégustions un délicieux café à la terrasse voisine, nous regardions Augusto, tenailles nickelées dans une main, rabat-langue de l'autre, arracher sans anesthésie la dent d'un jeune adolescent sanglé sur le fauteuil qui ne semblait guère souffrir.

- Tu sais, me dit Luigi, Augusto, c'est un as. Il hypnotise les patients avant de les opérer. Avec lui, personne n'a mal. Pendant la guerre, il a amputé des dizaines de soldats, sans anesthésie... Avec son regard magnétique il endort ses patients comme il tombe les filles...

Il paraît qu'il a aussi, de son long rasoir bien effilé, égorgé quelques Allemands venus imprudemment lui confier leur cou... On murmure qu'aujourd'hui encore, il lui arrive de "tuer le cochon" pour le compte de quelques généreux commanditaire... sans que jamais les carabiniers de lui cherchent noise.

Luigi confia sa barbe à Augusto sans état d'âme. Lorsque ce fut mon tour, je ne pus m'empêcher de trembler chaque fois que le barbier discourait avec ses mains et jouait de sa lame à quelques centimètres de mon visage.

Une fois dans la voiture, mon voiturier me susurre:

- Tu sais, me dit Luigi, il en fait partie lui aussi.

- De quoi ?

A voix basse, bien que nous fussions seuls, il me souffle:

- De la N'drangheta pardi!

A Reggio, Luigi me laisse sur le port. Il veut absolument m'offrir le passage en première classe à bord du ferry-boat. Et, comme si nous étions de la famille, il reste sur le quai, brassant l'air de ses longs bras bronzés jusqu'à ce que le navire qui m'emporte ait quitté le port.
 

388 - Mystérieuse et secrète Sicile

Dès que je pose mes pieds sur le sol de la Sicile, je me sens soulevé par une joie fantastique. Ici, l'air parfumé de mille senteurs est plus riche qu'ailleurs. La nature plus belle. Chaque colline est un enchantement. Les formes et les couleurs des maisons, même les plus simples, sont un régal pour les yeux. Les bourgades ensommeillées sous la garde vigilante de l'église, sont de purs joyaux.

Je ne sais pourquoi je me sens ici chez moi. La Sicile est ma patrie*. Peut-être ai-je vécu ici jadis, dans une autre vie...

Ici, les gens sont plus beaux, plus expressifs qu'ailleurs. Les enfants même sales et nus,jouant dans le caniveau où coulent les détritus et la sanie des eaux usées, sont admirables.

Les adolescentes, le visage dévoré par leurs immenses yeux noirs,drapées dans leurs robes amples m'éveuvent infiniment comme m'émeuvent ces visages aux traits finement burinés par la vie des grands-mères assises devant leurs demeures en filant ou tricotant une laine rude.

Lorsque je marche ainsi dans ces rues poussiéreuses, sac au dos, tête et jambes nues, je sens une traîne de regards curieux accompagner ma silhouette insolite, j'entends les voix joyeuses et ironiques des badaudes claironner dans mon sillage des commentaires dont j'ignore la teneur.

Je me souviens de la traversée d'un étonnant village tout en longueur de la Sicile profonde, où, côté ombre, il y avait une femme assise devant chaque porte et, côté soleil, une femme derrière chaque fenêtre.

Et lorsque mon regard se portait sur l'une d'elles, elle rentrait précipitamment dans sa demeure, tandis que celles qui s'y trouvaient, détournaient pudiquement le visage... Pas un seul homme. Seuls des chiens couverts de puces, venaient me souhaiter la bienvenue en flairant mes chevilles.

C'était une impression angoissante et très impressionnante.

Pour déjeuner, comme souvent, j'achetai quelques fruits, une bouteille de lait, un quignon de pain et un fromage de brebis.

A la sortie de Messine, je m'installai à l'ombre parcimonieuse d'un pin parasol et déjeunai de grand appétit, tout en levant mon pouce au passage des rares voitures roulant à cette heure réservée à la sieste dans tous les pays civilisés. Je finis d'ailleurs par somnoler, malgré les mouches importunes et les fourmis qui venaient explorer ma peau sucrée.

A un moment donné, un coup de claxon vigouraux m'arracha à mes rêves. Vingt mètres plus loin, un automobiliste me faisait de grands signes par la vitre ouverte de sa voiture. Je ramassai mon sac et courus dans sa direction.
 

390 - Bernardo de Santis

- Dove andiate ?

- Palermo ! - Va bene, je vais à Cefalù.

Je déposai mon sac dans le coffre et montai à côté du chauffeur.

C'était un homme entre deux âges, bon chic bon genre. Son véhicule était cossu, son sourire carnassier, sa voix grave et chantante.

Il parle un peu le français, m'interroge, s'intéresse à ce que je fais, à mes projets, à mes études.

Quand nous traversons une bourgade il m'explique son histoire, me décrit abondamment chaque monument. Il est gai, cultivé, passionnant et passionné.

De profession, il est avocat. En route, il s'arrête à Santo Stefano pour rendre visite à un de ses clients.

Avant de quitter la voiture, il me demande, par discrétion, de revêtir une sorte de toge noire par-dessus mon tee-shirt et mon short, afin de ne pas effaroucher les personnes âgées un peu arriérées que nous allions rencontrer.

La demeure où nous entrons est un vaste palais sombre et sans joie d'un luxe impressionnant.

Le majordome qui nous reçoit semble sortir tout droit d'un film historique.

Mais, sous sa livrée d'apparat raide de crasse, il paraît aussi sombre que le décor.

Il nous fait entrer dans un petit salon au plafond en caissons de bois doré peint, aux parois ornées de fresques, dont on ne sait si les peintures dans leurs cadres sont de véritables tableaux ou des répliques en trompe-l'œil.

Lorsque le maître de maison apparaît, minuscule et décharné, appuyé sur une canne à pommeau d'or, précédé par son robuste majordome et son long nez de faucon, je me sens impressionné.

L'avocat jaillit de son fauteuil, - je me lève également, tel un automate bien réglé - et quand il s'incline vers la momie, la main tendue, je l'imite aussitôt.

- Je vous présente un jeune stagiaire suisse, Excellence...

- Le vieillard me dévisage avec attention, me flatte le menton de ses doigts parcheminés et murmure:

- Che giovanotto Que biondezza!

Puis il s'asseoit lentement, aidé par son domestique qui, une fois son maître installé, s'incline, et s'apprête à quitter le petit salon.

L'avocat m'invite à suivre le majordome. Après avoir silencieusement refermé la porte à deux battants derrière nous, l'intendant me conduit à travers plusieurs salles somptueuses, mais toujours aussi sombres et sinistres, - certaines ont leurs meubles dissimulés sous des housses - vers une sorte de jardin tropical rafraîchi par l'eau de joyeuses fontaines et de jets d'eau.

Il s'incline, m'abandonnant seul dans ce petit paradis de verdure dont je ne me lasse pas de contempler les richesses.

A un moment donné, j'ai la sensation d'être épié.

Mais j'ai beau regarder autour de moi, je ne vois âme qui vive. Mais l'impression persiste. A un moment donné, dans une belle volière, des perruches s'agitent et j'entends un gloussement.

A un moment donné, dans un bosquet de bambous au-delà du bassin, j'aperçois deux visages souriants - yeux de jais, lèvres de corail - encadrés de longs cheveux noirs brillants. Deux adorables visages de filles encore enfants, qui, lorsque elles s'aperçoivent que je les ai vues, se retirent d'un même mouvement comme un jeune animal surpris.

Puis, comme dans un rêve, dans le fond du jardin, avance, hautaine, impertubable, abritée sous une vaste ombrelle, une jeune fille somptueuse, le corps gracieux moulé dans un longue robe blanche plissée.

Le temps semble suspendu. Jamais encore je n'ai ressenti une telle émotion. Tout autour de moi respirait la perfection. Et ce visage, ces visages...

Un merveilleux mirage auquel vient m'arracher, un quart d'heure ou une heure plus tard, je ne sais plus, le solennel majordome qui me reconduit.

Dans la voiture, Bernardo de Santis me demande mon impression.

- Extraordinaire...

- Alors vous les avez vues...

- Oui - Elles sont belles, n'est-ce pas?

- Sublimes...

- ... mais muettes...

- Comment ça, muettes?

- On leur a arraché la langue...

Et l'avocat me raconta comment, un caïd de la montagne avait enlevé le fils de son client et ses trois petites filles pour exiger une rançon du richissime vieillard.

Mais le vieux lion expédia aussitôt dans la montagne, aux trousses des ravisseurs, une armée de jeunes mafiosi à sa botte.

L'affaire avait mal tourné. Les criminels furent égorgés jusqu'au dernier, les trois jeunes filles libérées, mais leurs langues mutilées arrivèrent par la poste...
 

* J'ai souvent connu cette impression, en différents endroits de la planète. A Bora-Bora, en Engadine, en Corse, à Delphes, en Galice, dans les Rocheuses, dans mes rêves. Mais peut-être ai-je déjà vécu plusieurs vies...
 

A Cefalù, don Bernardo de Santis habitait un vaste château dominant la Mer Tyrrhénienne où il vivait avec sa femme et des deux fils. Il me reçut comme si j'étais un ami intime de la famille.

Il m'invita à demeurer chez lui pour faire travailler ses enfants jusqu'à la rentrée scolaire. J'aurais à ma disposition pour visiter l'île voiture, et canot automobile pour prospecter les îles.

Bien que l'offre fût tentante, mon envie de bouger, d'aller toujours plus loin, de voir l'Égypte, me fit renoncer non sans débat intérieur, à cette sinécure.

Je retrouvai Palerme avec joie. Le sublime cloître de San Giovanni me procura la même émotion que lors de ma première visite. Sensation rare. Car, le plus souvent, nous sommes déçus lorsque nous retournons aux lieux que nous avons aimés.
 

392 - Tunis la belle Hélène

Sur le bateau qui m'emmène vers l'Afrique, je fais la connaissance de deux jeunes étudiantes provençales. Hélène et Berthe.

Étudiante en médecine, Hélène Borne est grande, mince, souriante, jolie.

Quant à Berthe, la pauvre, elle est grosse, ingrate et renfrognée. Mais son abondante chair blanche, son regard velouté d'orientale, attire...

Hélène me plaît beaucoup et je sens que ce sentiment est réciproque. Mais comment me débarrasser de la grosse Berthe, pour lui faire la cour.

A Tunis, nous nous installons d'abord à l'Auberge de Jeunesse. Le "père Aube", un sympathique quadragénaire pied-noir, me demande tout de suite si je veux bien lui vendre ma montre.

Je lui avoue qu'elle n'est pas de grande valeur, qu'elle est destinée au troc, mais il me dit que cela n'a pas d'importance, pourvu qu'il soit écrit sur la cadran "Made in Switzerland"!

Achetées cinq francs suisses au Prisunic de Genève, elle me rapporte dix fois la mise et lui la revendra 100 francs à un Bougnoul. Cette vente me permet de faire visiter Tunis à mes deux copines sans trop lésiner.

Dans le bazar, le grand blond que je suis accompagné de deux filles en short, fait sensation. Mais là, c'est Berthe qui a la vedette. Les Tunisiens n'ont d'yeux que pour elle... C'est Berthe qu'ils sollicitent, Berthe qu'ils invitent, bref, il n'y en a que pour Berthe. Cet engouement inattendu pour son opulente personne transforme très vite le laideron en jeune femme épanouie.

Elle s'achète une ample robe bleue d'un tissu vaporeux, déploie ses cheveux noués en chignon sur ses épaules et sourit de bonheur.

Hélène ne reconnaît plus sa compagne...

Moi, ça m'arrange plutôt. Je peux librement conter fleurette à Hélène sans attrister Berthe.

Aussi, après deux jours, décidons-nous d'aller monter ma tente sur le sable blond du rivage du golfe de Tunis.

Nous prenons le fameux petit train composé de rames anciennes du métro parisien, qui relie Tunis à Sidi-Bou-Saïd, via Carthage et Hamilcar.

C'est au ravissant café maure de Sidi-Bou-Saïd que je fume le kif* pour la première fois. Thé à la menthe et Kif.
 

*A cette époque heureuse de la Colonie, le Kif est en vente libre dans tous les bureaux de tabac de la régie, tant en Tunisie qu'au Maroc, mais pas en Algérie composée de départements français.
 

Notre tente, plantée sur le rivage, au pied du Bordj d'Hamilcar, devient vite un lieu de curiosité et de visite.

La tourisme de masse n'a pas encore envahi les plages et seuls quelques enfants tunisiens se baignent nus au milieu de rares voyageurs étrangers, la plupart pédérastes, avides de chair fraîche.

Le matin tôt, ou tard le soir, des femmes des environs viennent se baigner tout habillées, le plus loin possible des regards indiscrets. Je ne me lassais pas de les regarder faire leurs ablutions, au loin, silhouettes élégantes se détachant au lever du jour, sur une mer de rose et d'argent.

Leur allure, leurs gestes, leurs mouvements me faisaient penser à la toilette des cygnes, au bord du lac de Genève.

Parfois, des hommes venaient aussi faire trempette tout habillés, avec leurs chevaux.

Les baigneurs, je l'ai dit étaient rares sur cette longue plage déserte, et, lorsque nous nous nageons, Hélène, Berthe et moi, il y a toujours des rôdeurs en djellaba qui viennent mater nos exhibitions aquatiques.

J'ai toujours nagé comme un sabot, ne me baignant que là où j'ai pied. Là, pourtant, entouré par ma sirène et son amie le cachalot, toutes deux excellentes nageuses, je m'efforçai de faire bonne figure en donnant le change. Tantôt, je crawlai (mal) tout droit vers le large, vite ratrappé par mes naïades, tantôt je faisais mine de disparaître sous l'eau, narines pincées, buvant la tasse dans les deux cas.

Au fond, je n'ai jamais rien sû faire à fond. Ma vie durant je n'ai fait qu'effleurer, goûter, tâter, essayer, sans me lancer. Ainsi, suis-je toujours passé à côté de choses que j'aurais voulu maîtriser.

La danse, la natation, la varappe, la voile, les mathématiques, l'anglais, l'allemand, l'amour, le bricolage.

Je n'ai jamais été qu'un papillon, un touche-à-tout, incapable d'étreindre, de prendre à bras le corps, d'achever, n'allant jamais au fond des choses.

L'amour fait à Hélène, la nuit, sur le sable chaud de la plage d'Hamilcar, sous le regard de la baleine et d'une lune ironique, demeure pour moi un merveilleux souvenir.

Une fois, Hélène, que je berçais amoureusement dans mes bras, me chuchota fais-moi plaisir, Berthe est une chic fille, fais-lui l'amour...

Hélène me caressa, redonnant tournure à ma gazelle, et, sans un mot, l'accompagna à la porte du puits de la grosse... Sans un mot, dans le silence, je m'enfonçai dans son corps souple et accueillant dont l'embonpoint m'enveloppa délicieusement.

Hélène m'embrassait la bouche avec ferveur, tout en me caressant les fesses, laissant parfois un médius fureteur émouvoir mon œillet.

Ma jouissance fut soudaine et terrible.

Je ne sais si Berthe prit son pied, car à aucun moment, son corps immobile n'accompagna la houle du mien.

Pourtant, lorsque je voulus me dégager, elle me retint dans l'étau de son sexe et je vis des larmes couler sur son visage épanoui. Et, soudain, plaquant ses deux mains sur mes lombes, elle me retourna sous elle.

Commença alors une chevauchée sauvage et fantastique au cours de laquelle cette somptueuse cavalière férocement empalée à mon vit, nous fit escalader à tous deux les sommets de la volupté.

Ses longs cheveux au vent, yeux fermés, la tête renversée, offrant à ma bouche gourmande le téton d'un sein magnifique, elle jeta un grand cri dans la nuit avant de s'effondrer sur moi, en sanglots.

Hélène et moi avons câliné Berthe jusqu'à ce qu'elle s'endorme.

Nous sommes restés trois jours sur ce rivage. Trois jours de soleil, d'amour et de plaisir.

Avec des escapades au café maure où je bois un délicieux thé à la menthe et fume le kif sans déplaisir.

Les Tunisiens des environs deviennent plus curieux. Ils s'approchent de plus en plus de notre tente. Les soldats du bordj d'Hamilcar aussi viennent fouiner...

Un matin, je replie ma tente et nos routes se séparent. Je ne reverrai jamais Hélène, mais je garderai la nostalgie de son corps, de sa beauté, de son sourire...
 

393 - Hammamet - Jean et VioletHenson

Je vais vers le Sud, elles remontent vers Bizerte.

Sur la route d'Hammamet, un automobiliste anglais m'invite à bord de sa Vauxhall, belle auto élégante et guindée. Jean Henson. Un écrivain.

Il m'invite à séjourner dans sa propriété.

C'est un endroit superbe, au milieu de plantations d'orangers et de citronniers. L'allée qui conduit à la belle villa mauresque est bordée de palmiers d'ornement et de statues grecques et romaines.

En descendant de voiture, je pénètre dans un autre monde.

Une demi douzaine de domestiques s'affairent autour de nous, aux petits soins, me traitent comme si j'étais l'héritier de la famille.

Jean me prend familièrement par l'épaule, me guide vers le patio où le murmure de l'eau retombant dans les vasques est un régal pour les oreilles et pour les yeux.

Il me présente à sa femme, Violet, une grande femme mince, fragile, évanescente, d'apparence maladive. Vêtue d'une longue robe blanche qui moule son corps svelte, elle promène sur les êtres et les choses, un regard plein d'ennui.

Désœuvrée, sans passion, languide, elle passe son temps à lire des romans d'Agatha Christie et de Georges Simenon dont elle possède l'œuvre complète en français et en anglais.

A midi, tandis que nous Jean et moi déjeunons face à face sur une table de marbre, dans une élégante salle à manger ornée de plantes vertes et de superbes antiquités, son épouse se fait servir dans sa chambre.

En me faisant visiter son domaine, Jean me parle avec la même intime familiarité que si si nous nous connaissions depuis toujours.

- Mon épouse ne supporte pas l'été à Hammamet. Comme elle est malade depuis deux mois, nous sommes restés ici. Son médecin vient de regagner Londres. Demain, profitant de son rétablissement, nous allons partir pour l'Ecosse. Mais vous pouvez rester ici, dans cette demeure, aussi longtemps que vous le souhaitez. Je regrette seulement de ne pouvoir vous faire visiter le pays...

Je sais, certains lecteurs estimeront que je galège, que je bluffe ou que je dissimule des faits inavouables... Qu'un simple vagabond des routes soit reçu comme un hôte de marque par un riche Anglais peut paraître suspect.

Il doit y avoir du stupre ou de la fornication là-dessous.

Eh bien, je le dis sereinement, jamais Jean Henson n'eut le moindre regard ou geste équivoque à mon égard.

Je passai quelques journées de rêve à Hammamet. Mes hôtes partis, je refusai d'être servi comme un prince et vécus en compagnie de Rejeb, le régisseur de confiance des Henson et son personnel, partageant leurs délicieux et sobres repas, faits de couscous et de fruits, assis en tailleur, sur des nattes, dans le frais patio de la demeure.

La nuit venue, bien qu'une jolie chambre aux murs blancs me fût réservée, j'allais la plupart du temps dormir sur la plage dans mon sac de couchage tandis que, de loin en loin, des groupes de Tunisiens buvaient du thé à la menthe et fumaient le kif, devisant et chantant. La vie semblait heureuse, harmonieuse et douce pour tous.

C'est à Hammamet qu'une nuit, des amis de Rejeb m'invitèrent à participer à une pêche au lamparo dont je garde un souvenir impérissable.

Là également, que pour la première fois, je fus confronté au problème colonial et au racisme.
 

394 - Pêche au Lamparo

La pêche au lamparo se pratique avec des variantes techniques depuis l'antiquité. Un jour, les pêcheurs se sont aperçus que par les nuits sans lune, une lumière à la surface des eaux, loin de faire fuir le poisson l'attirait.

Ils ont alors commencé par allumer de grands feux au bord de golfes faciles à clore de filets et ont ramené à terre des pêches mirifiques.

Le récit d'anciens navigateurs témoigne aussi que lors de batailles navales se prolongeant dans la nuit noire, la mer autour des navires en flammes grouillait de poissons de toutes tailles. On crut longtemps que c'était uniquement les naufragés qui les attiraient ainsi vers un festin prometteur.

Des contes scandinaves rapportent l'histoire étonnante de Walpur, le pêcheur cul de jatte. Enfant il avait laissé ses jambes dans la gueule d'un requin.

Orphelin, il partait par les nuits d'hiver sans lune sur la banquise, à bord d'un traîneau de sa confection qu'il pilotait avec dextérité sur la glace.

Il creusait un trou, plaçait des lumignons de suif alentour, attendait patiemment que les poissons intrigués par la lueur approchassent et les harponnait adroitement...

L'invention de la lampe à carbure et à acétylène permit aux pêcheurs du siècle dernier d'affiner cette technique ancestrale.

On assista alors, sur le pourtour de la Méditerranée, à la prolifération de bateaux de pêche armés de lampes puissantes dont le rayonnement permit de véritables pêches miraculeuses.

En France et ailleurs, cette forme de pêche fut alors interdite. Elle subsista dans les colonies d'Afrique. Mouloud, un cousin de Rejeb m'invita un soir à être de la fête.
 

Le travail était une fête

Car en ces temps heureux, le travail était pour les gens simples, souvent prétexte à fête. Une dizaine de jeunes hommes s'installent à bord de deux élégantes barques à voile latine, à la coque ornée et peinte avec talent.

La première, l'amirale, porte à l'avant une imposante lampe à réflecteur. Elle est munie d'un moteur. La seconde, armée d'un grand support à filets, semble plus lègère.

Nous partons sur la mer à la nuit tombante. La nuit est douce et parfumée. L'absence de lune rend les étoiles bien visibles. A un mille du rivage, Mouloud stoppe le moteur.

Ali alimente le réservoir du fanal en carbure. Le puissant projecteur dirigé verticalement à la surface de l'eau répand d'abord une lueur timide qui monte peu à peu en puissance. La lumière fait peu à peu apparaître le plancton et ces myriades de poussières inertes ou animées de cette eau pourtant très peu polluée.

De loin en loin, d'autres points lumineux s'allument sur la mer. Ce sont là aussi des pêcheurs au lamparo. A bord, après la mise en place du fanal, une longue attente commence. Les uns se curent le nez ou les oreilles, les autres somnolent.

Momo s'allonge de tout son long sur le bois peint et s'endort bercé par la houle légère. Mouloud allume une petite pipe de kif dont les subtiles effluves sucrées et poivrées à la fois, se répandent combattant les remugles de poisson pourri et de forte marée dans lequel baigne le navire. De temps à autre il me la prête, après qu'il en eut essuyé l'embout de sa manche.

Rocco le Maltais, le mousse à tout faire, après avoir été appelé à toutes les tâches les plus sales et les plus rebutantes, s'installe dans un coin d'ombre et, le regard levé vers les étoiles, plonge la main sous son sarouel et commence doucement à se palucher.

Sur la barque voisine, des pêcheurs fredonnent doucement, en sourdine, une mélopée pleine de poésie et de nostalgie.

A un moment donné, Rocco pousse un soupir vite étouffé. Il vient de jouir en solitaire, répandant discrètement le flot de sa jouissancesur le fond de la barque.

Sur l'autre embarcation aussi un couple s'est formé et deux jeunes pêcheurs se caressent dans le noir. Mouloud, avec qui je m'entretiens à voix basse, m'explique qu'ici, en Tunisie, les occasions pour un jeune homme de faire l'amour sont rares. A Hammamet, les filles sont très surveillées. Le pucelage est exigé au mariage et un bâtard serait une calamité. Les putains sont rares et vieilles. Il faudrait aller à Sousse ou à Tunis, mais l'argent manque.

Bien sûr, il existe dans le secret des familles quelques jeunes femmes appétissantes délaissées par leurs maris que le désir travaille. Des veuves aussi et des pucelles imprudentes. Mais c'est l'exception.

Restent les blondes touristes étrangères friandes d'amours exotiques. A cette époque, hormis le tourisme sexuel, chasse gardée des riches amateurs de chair fraîche et intellectuels pédophiles, le tourisme reste balbutiant.

Bien sûr, les militaires et les fonctionnaires de la Métropole exercent sur la jeunesse leur droit imprescriptible de cuissage qui, en ce temps-là, ne choque guère.

C'est pourquoi, beaucoup de jeunes, pour calmer leur trop plein de sève, se masturbent, abusent de la "raquette"*, se caressent ou s'accouplent entre eux.
 

* Les fruits du figuier de barbarie (Opuntia vulgaris) mûrissant sur la plante forment en vieillissant des raquettes ornées de piquants à l'extérieur mais dont l'intérieur est tapissé d'une agréable muqueuse. Dès les temps les plus reculés, les hommes privés de femmes ont usé de cette vulve végétale pour leur jouissance solitaire.
 

Dans la nature, les bergers s'accouplent également aux brebis, aux chamelles... mais "la raquette" est plus discrète et plus pratique.

Peu à peu, autour de nous, la mer s'anime. En me penchant par-dessus bord, je vois des centaines d'éclairs argentés filer dans tous les sens, s'ébrouant sous les puissants rayons de la lampe.
 

L'eau se met à bouillonner.

Rejeb m'a confié une palangrotte et, pour le plaisir, je remonte quelques belles pièces. Un requin retors, menaçant, me donne bien du mal à éviter qu'il ne sectionne mes doigts.

L'heure avance. L'eau se met à bouillonner. Des milliers de poissons de toutes couleurs et de toutes tailles, mais principalement des sardines apparaissent à portée de filet. Vers trois-quatre heures du matin, Rejeb scrute le ciel.

A l'instant où se déclanche la première pluie d'étoiles filantes, il donne le signal et les pêcheurs de la barque voisine mettent leurs rames à l'eau et vont silencieusement, larguer autour du banc le grand filet dont la poche sera ramenée jusqu'au rivage.

Déjà sur la côte apparaissent des signaux de lumière, prévenant l'équipage que les femmes et les enfants sont là pour hisser le filet.

Lorsque la barque jumelle a fait le tour de la barque amirale, le filet est solidement fixé à un crochet d'acier et les deux embarcations se dirigent lentement vers la rive.

Là, les femmes, les vieillards et les enfants s'attellent aux lourdes cordes des deux extrémités du filet et se mettent à le héler sur le sable en chantant.

L'ambiance est joyeuse, car le filet est lourd. Les premières lueurs de l'aube blanchissent le ciel. Au bout d'une demi heure de traction, voici la poche du filet apparaître grouillante de beau poisson luisant. Déjà, très excités, les enfants s'affairent, portant bassines et paniers auprès de l'embouchure de la nasse.

Et voilà que des mains prudentes récoltent des milliers de poissons. Prudentes, car les épines dorsales de certaines espèces telle la vive sont venimeuses et de petits requins hargneux ou des murènes aux dents acérées se sont introduites dans le banc prisonnier sans pouvoir se dégager à temps.

De grands feux sont allumés sur la plage et les Mamas triant la pêche, préparent la soupe de poisson du jour avec les espèces les moins recherchées. Au-delà de la plage, le vieux camion rouillé de la conserverie de Nabeul attend la pesée.

A huit heures du matin, le sable est nettoyé par les oiseaux de mer et les chiens errants attirés par le festin.

Le soir, sur la plage, les pêcheurs, leur famille et leurs amis dégusteront un couscous mémorable.
 

395 - Découverte du racisme ordinaire

Un dimanche matin, comme je revenais de la plage, j'entendis un concert de Klaxon et une joyeuse pétarade de voitures débouler aux abords de la propriété. Une quinzaine de jeunes gens et de jeunes filles bruyants et exubérants, tous pieds-noirs,

déboulèrent de leurs autos, faisant claquer les portières. En me voyant, ils interpellèrent Rejeb qui s'avançait respectueusement au-devant d'eux. Le régisseur leur dit que j'étais un hôte des Henson.

Une jeune fille ravissante, plus réservée, sembla s'intéresser à moi et nous nous écartons de la bande pour nous promener dans la vaste propriété, parlant d'art, de poésie, en gagnant la magnifique plage déserte où nous nous baignons avec délices.

A un moment donné, Martine me fait boire la tasse en m'embrassant par surprise. Saisissant mes mains elle les plaque sur ses seins, m'invitant à les caresser. Puis, allongés dans trente centimètres d'eau, elle conduit les opérations, m'arrache mon slip de bains et, se libère également du sien.

C'est la première fois que je fais l'amour dans ces délicieuses conditions. Ma gazelle profondément sertie dans sa conque, nos bouches soudées, nos corps ne faisant plus qu'un, ondulent au gré d'une houle légère. Sublime sensation de bien être.

Une fois sortis de l'eau, nous nous réfugions vite à l'ombre d'un immense figuier dont nous dégustons en apéritif les fruits éclatés et sucrés.

Vers midi, ayant regagné les abords plus frais de la demeure noyés dans la verdure, j'invite ma compagne à partager la graine de l'amitié avec Rejeb et son staff. Mais les Tunisois, faisant orgueilleusement bande à part s'installent sous une vaste tonnelle, et se font servir par les deux domestiques que leur a délégués Rejeb.

Martine rejoint les siens, moi je vais avec les miens.

Rejeb me dit qu'il ne serait pas vexé si j'avais choisi de rester avec les Pieds-Noirs, qu'ils allaient mal me juger. En effet, Martine ne m'adressa plus la parole jusqu'au soir et, lorsque je m'approchai de ses amis, j'entendis quelques réflexions désobligeantes du genre, c'est un embougnoulé.

Vingt ans plus tard, en lisant Les Choses, je découvre que, quelques années après moi, Georges Pérec a lui aussi été l'hôte des Henson, dont il décrit la magnifique propriété dans son roman et son autobiographie.

Les jours et les heures passent. Une amitié profonde nous relie Rejeb et moi. Il trouve en moi un confident. Sans passion ni sentimentalité exagérée il m'initie à l'histoire de son magnifique pays et à son humiliante condition présente. Il m'emmène dans sa famille où je suis reçu en ami.

Il me présente secrètement à ses sœurs, à une de ses cousines, va jusqu'à me servir d'entremetteur... à faire le guet pendant que je lui fais l'amour...

Il me fait visiter, grâce à la complicité de ses amis régisseurs, quelques propriétés somptueuses du voisinage, appartenant à des marchands de canon, des escrocs internationaux, à de grands criminels ou des chefs d'État déchus. Mais, malgré ce séjour de rêve dans les délices d'Hammamet, mon instinct vagabond m'invita à quitter ce lieu de rêve pour l'aléa du stop.
 

396 : Kairouan - Bico marchand de tapis ambulant

Le hasard de la route qui m'a toujours admirablement servi me fit prendre en stop par un marchand de tapis ambulant qui se rendait au marché de Kairouan. C'était un petit homme court sur pattes dont la tête avait de la peine à dépasser le volant de sa caminonette malgré les trois coussins qui rehaussaient ses fesses. Des dents d'or meublaient richement sa bouche aux dents brunes.

Assis sur la banquette à côté de lui, je faisais géant.

En une heure de route il me conta quelques épisodes de sa vie d'enfant pauvre originaire de Matmata, son exaltante carrière de militaire au service de la France, de son métier dont il était très fier.

Il s'appelait Bico... depuis toujours. Sa mère, lavandière au service de l'armée l'emmenait ave lui au Bordj où les soldats l'avaient baptisé ainsi, surnom qui lui était resté et qui fut gravé sur ses papiers lorsqu'il fut obligé d'en faire établir lors de son incorporation.

A Kairouan, la ville semblait en fête. J'aidai Bico à dresser l'auvent de toile et de canisses sous lequel il disposa ses tapis.

En une heure, il me fit part de toutes les astuces de son métier. Les tapis de la région, garantis d'origine, tissés main, étaient recherchés par les connaisseurs à qui on ne la faisait pas. Les moins chers venaient du sud algérien ou du Maroc. Les plus vendus étaient de simples copies mécaniques exécutées à Roubaix.

Bico affirmait que les touristes américains les préféraient aux authentiques... Quant aux merveilleux kilims, tapisseries de basse lisse, aux dessins géométriques admirables, ils venaient de Djerba où les marchands nomades venus de Lybie les offraient à bas prix.

A midi, j'avais vendu cinq tapis à des touristes, tandis que Bico préparait le thé et marchandait quelques babioles avec des autochtones.

Impatient de visiter la ville, malgré la chaleur étouffante, j'allais abandonner Bico à son sort, mais déjà, il semblait ne plus pouvoir se passer de moi. Il m'offrit de bon cœur un repas frugal, composé de deux briques, d'un verre de jus de coco et d'un beignet de roses. Puis, me sentant impatient de le quitter, il me proposa d'essayer une gandoura, légère et souple tunique de cotonnade à capuche couleur blanc écru, qui m'allait comme un gant. Il me suggéra de la porter pour visiter la ville et, si j'allais à la mosquée, de ne pas oublier de me déchausser à l'entrée. Lorsque je voulus prendre mon sac, il le retint affirmant que je serais ridicule avec "ça sur le dos".

Par expérience, je n'abandonnais jamais mon sac. Mais, ma fortune étant à l'abri de ma ceinture creuse et les poches de mon short, je ne craignais pas trop d'être dévalisé.

Au premier abord, la ville ne m'enthousiasma guère. Il y avait là trop de touristes américains (déjà), assiégeant la mosquée d'une beauté à couper le souffle.

Sidi Uqba de Kairouan était en ce temps-là un des rares lieux de prières musulmans où les roumis pouvaient accéder. Bico prétendait qu'elle avait été profanée par un Spahi saoûl qui y était entré à cheval, et qu'une mosquée profanée ne peut plus jamais être réhabilitée. Même si, comme dans ce cas, une embuscade d'irrédentistes avait égorgé cinquante spahis pour venger l'affront.

Je laissai Bico se livrer à l'excellente tradition de la sieste et ne réapparus que le soir.

Le marchand m'accueillit avec des transports d'enthousiasme et m'invita aussitôt de bien vouloir m'occuper des volumineuses et agaçantes Américaines.

Je vendis trois tapis de prière roubaisiens, un burnous et quelques autres oripeaux.

Tard dans la nuit, je m'étendis sous l'auvent refermé qui servait de moustiquaire et dormis jusqu'au matin. Réveillé par le chant du muezzin, j'allai faire une toilette rapide à une fontaine que j'avais repérée la veille.
 

Il me dit que je lui portais chance

Lorsque, mon sac à dos prêt, je m'apprêtais à partir, Bico jaillit de sa tente et me supplia de rester. Il disait que je lui portais chance. Que jamais il n'avait vendu autant de marchandises dans une seule journée...

Je reposai mon sac et lui dis que je profitais de la fraîcheur pour visiter la ville. Il me força à revêtir la gandoura...

Lorsque je revins, deux heures plus tard, Bico me fit à nouveau fête... m'offrit un café turc très fort et très sucré, quelques délicieux gâteaux aux amandes.

Dès que je fus prêt à accueillir la clientèle, celle-ci afflua. Conduite par une de mes volumineuses yankee de la veille, voilà toute une smala de touristes de son hôtel qui me tombe dessus et vient négocier breloques et tapis pour le plaisir. Mon anglais les enchante et ces dynamiques péronnelles m'assiègeront durant des heures, marchandant avec acharnement la moindre babiole.

En Suisse, marchander le prix d'un objet est impensable. En deux jours, Bico m'apprit le noble art du négoce de foire comment fixer la barre très haut, détourner le désir du chaland d'un objet vers un autre, lâcher du lest tout en restant ferme, proposer du thé, des gâteaux, pour finir par obtenir le prix souhaité.

Le soir, bien que fourbu, j'étais bien décidé à partir en loucedé, sans prévenir. L'entendant ahaner au fond du gourbi, en train de se masturber joyeusement, je m'apprêtai à filer à l'anglaise. Mais Bico veillait... Il jaillit de sa couche et, me demanda où je voulais aller...

- Sfax, Djerba, Médénine, je veux voir du pays...

- Eh bien, je vais t'y conduire...

En une demie heure, avec mon aide, il remballa toutes ses marchandises, les empila dans sa camionnette et nous voilà partis au clair de lune.

Oh nous ne roulons pas durant des heures. Fourbu par ma journée, je somnole sur mon siège et ne me rends pas compte de la direction que nous prenons. Vers deux heures du matin, nous nous retrouvons sur la place du marché d'une ville inconnue.

Nous déballons la marchandise en silence et remontons la "boutique".

En fait nous sommes à Monastir et, Bico le sait, il y aura de nouvelles affaires à faire...

C'est ainsi, que par petites étapes, je visiterai El Djem, Sfax, Gafsa, Gabès où nos routes se sépareront.Avant de nous quitter, le marchand me présenta Abdallah, un de ses cousins, garagiste, et riche propriétaire agricole.

Ces quelques jours passés en compagnie de Bico m'ont appris beaucoup de choses sur la vie en général.

Mais l'image forte qui m'en restera sera la vision de ce gnome grimaçant de volupté en train de se masturber, paluchant son énorme machine à l'heure de la sieste. Avec celui de Nanard, ce sera le plus gros sexe d'homme que je verrai dans ma vie.

J'en garderai d'ailleurs un complexe...
 

397 - Abdallah

Abdallah me proposa de dormir dans un cabanon de l'oasis. L'oasis de Gabès était alors un enchantement. En plein été, une eau fraîche coulait dans les canaux d'irrigation à l'abri des majestueuses frondaisons de la palmeraie admirablement entretenue par des centaines d'ouvriers agricoles. Des fleurs, des légumes partout. Une luxuriance et une richesse végétale incomparables.

Abdallah m'expliqua que le secret de cette merveille n'était pas un don de la nature mais le résultat d'un travail acharné.

Les "nalkheurs", jardiniers à main verte, véritables initiés, se transmettaient depuis cent générations les secrets permettant d'entretenir une couverture végétale à sept niveaux, à l'abri de laquelle arbres fruitiers, potager, fleurs poussaient à leur aise...

Seuls fertilisants utilisés les déjections animales et le compost à base de végétations mortes.

Ici on ne connaissait ni insecticides ni désherbants. La citronelle, l'aloès et quelques autres plantes aromatiques chassaient les mauvais esprits, les moustiques et les scorpions.

Comme je fis part à Abdallah de mon désir de visiter Djerba, Médénine et Matmata, il me proposa de revenir le voir au garage dans dix jours, qu'il me prêterait une jeep.
 

398 - Gabès-Djerba

Le tourisme n'avait pas encore envahi l'île des Lotophages. La mosquée de Guellala et les tours génoises montaient une garde solitaire autour de l'île enchantée.

Arrivé le soir, je dressai ma petite tente himalaya orange sur la plage d'Houmt Soukh. Au petit jour je retrouvai avec émotion l'harmonieuse architecture ibadite découverte quelques mois plutôt au Sahara.

Très vite, mon installation fut le point de mire des habitants. Mais, en ce temps-là, le comportement des gens même les plus simples était noble. Pas de badauds importuns ni de voyeurisme gênant. Juste, la légitime curiosité dune population à l'apparition d'une chose nouvelle.

Dès que je me fus rendu au marché proche pour acheter des fruits, que j'eus échangé quelques mots avec les marchands, les langues se délièrent.

Chacun voulut m'inviter chez lui, me proposa de venir habiter chez lui ou de me faire visiter la ville. Tenant à mon indépendance, je résistai à ces appels d'ailleurs tout à fait dénués d'arrière pensée.

Ali, un jeune Djerbien sympathique de mon âge m'offrit un café, me parla de sa vie, de sa famille, de ses études comme si nous étions des amis de longue date.

A Houmt Soukh, j'éprouvai cet étrange sentiment de plénitude, retrouvant une ambiance familière à travers d'une sensation de déjà vu.

Ici, comme à Rome, à Paris, à Venise je me sentais chez moi. D'ailleurs, un peu partout je me sentais chez moi. Le monde était ma patrie.

Le souvenir de mes promenades enchanteresses à travers l'île me procure encore, à l'instant où je l'écris, des frissons de bonheur. La ligne élégante du minaret d'une mosquée, la subtile perfection d'une coupole, le coup au cœur que me procure la vision d'un marabout perdu dans le sable envahissant, tout cela m'est jouissance. L'émouvante beauté d'un regard d'enfant, la justesse extrême du balancement d'un vêtement féminin, la magnificence d'un port de tête et ces beaux visages burinés de vieillards où les yeux luisent comme de mystérieuses escarboucles.

Au second jour, de jeunes femmes et des enfants m'apportaient des dattes et des oranges, de l'eau de noix de coco les pêcheurs m'offraient des poissons frétillants encore qu'ils venaient de pêcher dans leurs "nasses" de palmiers.

J'ai encore quelques photos de toutes ces merveilles prises avec mon vieux Rolleiflex. Ali m'invita à visiter Médénine, profitant du camion d'un oncle marchand d'huile d'olives et de fruits qui s'y rendait à partir de Zarzis. A l'époque, la chaussée romaine effondrée n'avait pas été restaurée et Djerba était une île...

Plus pour longtemps.

Je me souviens de la traversée des vastes oliveraies au milieu desquelles de loin en loin apparaissait un figuier croulant sous les fruits mûrs... et aussi, de quelques oliviers millénaires abritant des bergers assoupis tandis que leurs chèvres grimpeuses squattaient par dizaines leurs branches.

Les ghorfas de Médénine, ces incroyables édifices de terre, construits comme des termitières, pouvant comporter jusqu'à dix ou douze étages ne sont plus hélas qu'un souvenir. Remplacés par de plus modernes termitières, appelés HLM. Il demeure aujourd'hui quelques pauvres spécimen de ghorfas rescapés des bulldozers que l'on montre aux touristes...

Heureusement, plus au sud et au Fezzan, subsistent des villes préservées. Ali me fit rencontrer Rejeb ben Sahli, un conteur traditionnel qui chaque jour de marché enchantait ses auditeurs par ses récits dignes des Mille et Une Nuits. La radio étant rare, la télévision inexistante, Rejeb était pour les Djerbiens une véritable vedette.

Ali me traduisait ses contes à voix basse. Je les recueillais en style télégraphique sur un gros cahier d'écoliers qui ne me quittait jamais. - Tu vas les écrire, les publier ? - Bien sûr affirmais-je sûr de moi*.

Un matin, Abdallah arriva à Houmt-Soukh, avec un camion chargé de marchandises. Lorsqu'il s'enquit d'un jeune suisse voyageant à pied, tout le marché s'empressa pour lui dire où se trouvait ma tente. Et il me proposa une nouvelle aventure marchande pour laquelle il lui fallait un compère un peu naïf, d'un pays neutre.

* Ces contes mis au net plus tard, chez Henson à Hammamet, parurent vers 1959 sous le titre de Conte bédouin dans une méchante édition pleine de coquilles et dont j'ai toujours eu honte. En 1985, j'eus la surprise de lire dans Libération la parution aux Éditions Phébus d'un ouvrage de Rejeb Ben Sahli, «Le jardin des Caresses,» au sujet duquel l'éditeur avait lancé un concours pour retrouver l'auteur...


 
399 - Matmata

Abdallah m'expliqua l'affaire dans la cabine surchauffée de son fourgon Peugeot. Me refilant une délicieuse cigarette de kif mêlé à du tabac parfumé, il m'expliqua que depuis quelque temps la région devenait peu sûre.

Des irrédentistes parcouraient les vallées désertiques du Sud et s'attaquaient non plus seulement aux caravaniers ou aux villageois mal défendus, comme ils le faisaient depuis des temps immémoriaux, mais aux postes isolés de l'armée française voir à ses convois. Il s'agissait de "fellaghas". Ils opéraient leurs "rezzous" la nuit.

Or, pour le commerce, cette situation était à la fois bonne et pas bonne... Pour continuer à faire des affaires, il lui fallait donner un bakchich aux insurgés et montrer patte blanche aux Francaoui.

Il me proposa de l'accompagner dans la montagne et, en tant que ressortissant suisse, présumé neutre, de l'aider à gagner la confiance de Mahfoud, un chef fellagha ambitieux et avide de publicité...


 
400 - Mahfoud

J'ai déjà raconté cet épisode dans "A moi la Liberté", et dans deux articles édulcorés parus dans la presse suisse de l'époque. Je n'y reviendrai donc pas.

Ce que je peux ajouter, c'est que cette expédition ne fut guère à mon honneur. Je n'en suis pas fier du tout. Très mal dans mes sandales, ressentant un malaise diffus, marchant dans un désert de sables mouvants, je me suis conduit dans cette circonstance comme un pleutre.

Je finis par fuir, lâchement, laissant tout en plan, et, pour éviter d'avoir à m'expliquer, à rendre des comptes aux uns et aux autres, je passai la frontière lybienne toute proche à bord du premier véhicule qui acceptât de me prendre à son bord et me retrouvai au Fezzan.
 

 
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