Marino Zermac
Une vie sans importance



VI
PARIS POUR TOUJOURS
1954-1960

360 - A NOUS DEUX... PARIS !

Je quittai définitivement Genève, à bord de la "belle américaine" de Maurice de Toledo. Un long et très impressionnant break, couleur vert et bois clair, qui attirait le regard des badauds dès qu'il était arrêté.

A Paris, Maurice descendait au Crillon, place de la Concorde, où il avait sa suite. Pour ma part, je déposai mon maigre bagage dans un tout petit hôtel du quartier latin, l'Hôtel de Genève, rue de la Harpe, où la nuitée coûtait 150 francs (francs anciens soit moins de 3 euros de 2006).

Je demeurai une nuit ou deux au Crillon, me sentant mal à l'aise devant le luxe de l'établissement et le regard sournois de la valetaille. Mais l'expérience valait la peine d'être vécue. M'étonnant des sommes importantes que mon ami glissait dans les mains des portiers, chasseurs, serveurs, femmes de chambre, partout où il passait, Maurice me dit:

"Souviens-toi toujours que ce sont les valets, les concierges et les larbins qui font ta renommée". Propos de nouveau riche, de noceur, de pédéraste? Peut-être. Car les aristocrates et les vieux bourgeois riches sont plutôt pingres.

Nous avons déjeuné à la terrasse de la Brasserie Méditerranée, place de l'Odéon, face au théâtre. Familièrement, Maurice me dit:

- Tu es mon appât. Tu es la lumière qui attire les papillons de nuit. Moi je suis le prédateur, le croqueur, le grand vilain méchant loup!

En effet, flânant en touristes dans le quartier, visitant quelques expositions de peinture moderne, nous avons parlé avec des étudiants parmi lesquels Maurice à l'affût faisait son choix. Jetant son dévolu sur François, un beau garçon aussi timide que moi, il nous emmena dîner chez Maxim's.

J'avais évidemment beaucoup entendu parler de cet établissement à la mode mais, curieusement, il ne m'impressionna pas le moins du monde. François, si ! Après un repas raffiné - qu'à cette époque je n'appréciais guère, préférant sincèrement un Schübling & Rösti au caviar et au foie gras - nous sommes retournés à l'hôtel tout proche à pied. Je jetai un regard ébloui sur la place discrètement illuminée au centre de laquelle s'élevait, magnifique et discret, l'obélisque devenu rose-orange sous la lumière des projecteurs.

Cette nuit, dans l'admirable suite du palace, avec la vue féerique sur la place de la Concorde, fut un souvenir étrange à plus d'un titre. Maurice tenant à apprivoiser François, ce jeune blond un peu sauvage qu'il trouvait très beau, voulait que je couche dans le même lit qu'eux. Ma présence devait faciliter les manœuvres d'approche. Lorsque l'élan fut donné, je les laissai à leurs amours et gagnai l'autre chambre, tout aussi somptueuse, avec des meubles de style, des boiseries, des tableaux de maître, des tapis de haute laine.

Dans le grand lit aux draps d'une finesse et d'une douceur incroyables, je me masturbai en pensant à toutes mes petites amies perdues. Le lendemain soir je couchais à l'hôtel de Genève, dans une chambre étroite, biscornue, donnant sur une rue grouillante du quartier latin. J'avais de quoi vivre chichement deux mois au plus, mais je ne doutai pas un seul instant que j'allais conquérir Paris.
 

362 - Jacques Yonnet


 
Comme il se doit, ce fut dans un bistrot que je rencontrai Jacques Yonnet. À la Taverne du Pont-Rouge, à l'Ile St Louis, près de la passerelle qui la relie à l'Ile de la Cité. On y buvait d'excellentes bières, des vins d'Alsace de qualité et on y servait de bonnes choucroutes. Mais faute de pépètes, nous dînions rarement à table. Nous étions des compagnons de zinc ou de comptoir.

Jacques Yonnet, un petit bonhomme tout rond, jovial, conteur intarissable, fréquentait au moins dix à vingt bistrots chaque jour.

Un carnet à dessin sous le bras, des crayons et des stylos à encre de chine dans ses poches, il croquait inlassablement les patrons et les clients des rades qu'il fréquentait.

Notre ami Pierre Chaumeil*, Auvergnat grand teint et de bonne race, rédacteur en chef de l'Auvergnat de Paris ayant été interné au Camp de St Maurice-l'Ardoise pour avoir manifesté trop de complaisance envers l'Algérie française, recommanda Yonnet au patron du journal. Grâce à ce coup de pouce, Yonnet put fréquenter les bistrots quasiment à l'œil et pondre un article hebdomadaire sur les établissements qu'il fréquentait. Cette chronique eut beaucoup de succès et il est fort dommage que nul éditeur ne l'eût éditée avec ses dessins.

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* Pierre Chaumeil est l'auteur de deux apophtegmes qui ont fait le tour du monde :

"L'argent liquide est fait pour être bu !" "Le zinc est le meilleur conducteur de chaleur humaine"

Jacques Yonnet ne se déplaçait jamais sans une cour de jolies femmes, d'admirateurs, friqués parfois, ou simples piquassiettes, francs buveurs toujours. Ses articles, très prisés, n'étaient pas des compte-rendus de journaliste mais des histoires mêlant la réalité à la fiction, le rêve à le poésie.

Le "merveilleux urbain" amalgamait les légendes de comptoir aux réalités vécues, sans que nul Trissotin ne se plaignît de ces affabulations. Le petit monde enchanté et magique de Jacques Yonnet se retrouva plus tard dans un étonnant ouvrage publié chez Denoël sous le titre: "Enchantements sur Paris".

Cet ouvrage, enfanté dans la douleur, accouché au forceps, car Jacques Yonnet connaissait l'horreur de la page blanche (comme son ami Blondin d'ailleurs), se révéla un chef d'œuvre. Non seulement l'excellent Jacques était un conteur-né, possédait une riche imagination, mais ce cochon de paresseux buveur intarissable écrivait bien, écrivait comme un dieu.

Des années durant j'ai fait partie de sa cour et, à son contact, en sa présence, j'ai vécu des événements "magiques".

Entre autres merveilles, il savait, dans certaines circonstances, faire "comparaître" des êtres décédés. C'est ainsi que par une nuit sans lune, dans le fond d'un caveau de la Montagne Sainte-Geneviève, il fit apparaître le mage et alchimiste Eugène Canceliet sous les yeux ébahis de Bob Giraud et de moi-même, tandis que présents à nos côtés, deux autres amis ne "voyaient" personne.

Nous roulait-il dans la farine ? Se moqua-t-il de notre crédulité ? Je ne sais. En tout cas un être en chair et en os - pas un zombie - un beau vieillard hors d'âge se tenait devant nous et nous parla simplement, d'une voix bien timbrée, du langage symbolique des sculptures et des ornements des cathédrales, notamment de Notre-Dame.

N'étant pas "initié", je ne comprenais pas grand-chose. Je soupçonne Bob de n'être pas mieux armé que moi. Quant à Jacques Yonnet, il converse avec le plus grand naturel avec l'illustre personnage qui ne touche pas à son verre plein d'un excellent jaja. Lorsque, à un moment donné, je me retourne, le mage a disparu comme il nous était apparu. Fantasme ? Mirage ? Truc ?
 

363 - Robert et Christiane Guinzburg

Dans le sillage de Jacques Yonnet gravitaient des personnages divers, des personnalités venues de tous les horizons. On y entrevoyait des silhouettes, des trognes, des tronches, des hures, des lucioles, des ombres. Dans ce petit monde de Jacques Yonnet, on croisait des clochards, un milliardaire, des grands patrons, un spirite, des peintres, des poètes, des vagabonds, des professeurs, des hauts fonctionnaires, des chanteurs, des musiciens et quelques jolies femmes.

Parmi ces divers personnages il y avait Robert, Robert Guinzburg, présenté comme un mécène, comme LE mécène. C'était un homme mince, jeune encore, au visage triste que dévoraient de bons yeux de caniche, dont la voix agréable, bien timbrée avait gardé un léger accent chantant d'Europe centrale.

Sa compagne, Christiane était une jeune femme ravissante au charme et à l'élégance discrètes qui parlait peu mais écoutait sans paraître s'ennuyer les interminables palabres de ce petit monde aviné s'entretenant avec le maître, Jacques Yonnet.

Robert Guinzburg proclamé mécène une bonne fois pour toutes - et à qui cette étiquette indélébile valut durant des décennies de payer les additions des tournées accumulées, de dépanner l'un ou l'autre sur l'invitation de Jacques, d'acheter les toiles des amis peintres dans la dêche, d'acquitter les frais d'impression de la plaquette d'un poète désargenté, exécutait sans discuter les ordres de Jacques qui ne demandait jamais rien pour lui.

Nous avons appris peu à peu que Robert était le "banquier" de la famille Yonnet, l'ami sans faille qui leur avait permis de s'installer le moins inconfortablement possible rue des Écoles dans les murs de la librairie héritée d'une tante décédée.

La fortune de Robert, modeste émigré de la Russie communiste, venait d'une invention toute simple mais géniale: le rouleau à peindre ! Fils, petit-fils, arrière petit-fils de tailleur d'habits et de marchand de fourrures, il s'était rendu compte qu'en France les peaux de mouton étaient abondantes et le plus souvent peu valorisées à la sortie des abattoirs.

Bricoleur, inventif, habile de ses mains, Robert Guinzburg s'était confectionné pour son usage personnel des rouleaux à peinture qui lui permettaient de rénover sans difficulté de grandes surfaces de parois aussi bien intérieures qu'extérieures. Il perfectionna son instrument à côté du magasin de fourrure tenu par sa femme créant un atelier de rouleaux à peindre. Il démarcha d'abord les artisans du voisinage, et le succès venant, ouvrit une petite usine.

Parallèlement, il lança aussi la mode des vêtements en peaux de mouton retournées à bas prix qui obtinrent immédiatement un immense succès. Les revenus de ces deux affaires florissantes lui permirent de s'adonner au plaisir de fréquenter les artistes de la bohême parisienne, d'exercer un mécenat discret, d'acquérir une collection passionnante d'œuvres négligées par le milieu snobinard des marchands d'art moderne et des hiérarques de la Culture.

Pour Robert Guinzburg, Jacques Yonnet représentait tout ce qu'il eût aimé être mais qu'il n'était pas lui-même: artiste, gouailleur, libre, admiré, passionné, indépendant. Robert avait trop souffert dans sa vie à travers le destin tragique de sa famille, de ses proches, de sa race, pour être gai, primesautier, insouciant, libertaire.

De nature inquiète, toujours sur le qui-vive, sérieux, réfléchi, il était d'une générosité efficace et discrète, il possédait un cœur d'or.

C'est grâce à lui que des écrivains et des peintres dans la dèche comme Lars Bo, Bouscaillou, Grimm (le naïf), Belpaume, Yonnet, Bob Giraud et son frère Pierre, Henri Espinouze, et combien d'autres, purent manger à leur faim et boire jusqu'à plus soif.

Dans le sillage de la "Bande à Jacques", il fréquenta Robert Doisneau, Albert Vidalie, Youki Desnos-Foujita, passa des soirées fastes à la Colombe ou à l'Échelle de Jacob où il assista aux modestes débuts de chanteurs tels Jean Ferrat, Guy Béard, Anne Silvestre, devenus célèbres, grâce à l'enthousiasme et au travail de Michel et Beleine Valette.

Robert Guinzburg participa également à d'autres activités dont il ne parlait jamais, tel Radio Free Europa, qui permit à des millions de Russes sous la botte d'être mieux informés et de correspondre discrètement avec l'Occident grâce à des "boîtes aux lettres" domiciliées chez des copains.

Aujourd'hui, Frédéric, le petit-fils de Jacques Yonnet, a brillamment repris le flambeau de l'art dans la famille Yonnet. Il vit aux États-Unis et poursuit une carrière de musicien. Comme son grand-père il joue du piano, de l'harmonica, danse et chante à merveille. La relève est donc assurée. Frédéric Yonnet
 

364 - Jacques et Suzy Arnal

 

Voici la petite bio publiée à la fin des années 90 en prologue de son récit « Mystères et Merveilles », recueil de souvenirs de sa jeunesse et de quelques affaires qu'il eut à élucider.

Jacques et Suzy Arnal font partie de ma "famille" et leur amitié fidèle et constante ne s'est jamais démentie.

«De souche corrézienne et haut-marnaise, Jacques Arnal vit le jour à Paris dans le 4e arrondissement, le 16 octobre 1912. Quinze mois après, ce fut le début de la Grande guerre. Le père mobilisé, la mère et ses fils partirent vers le pays langrois où demeuraient les grands-parents, dans les villages de Bonnecourt et Frécourt.

La guerre terminée, la famille revint sur Paris. Après les bancs de l'école de la rue Grenier-sur-l'Eau, la mort subite de son père qu'il admirait, le toucha profondément et vint interrompre le cours de ses études.

En 1932, il effectua son service militaire au fort de St Cyr, au service de la météo alors balbutiante. Il demanda à partir en Afrique, à Colomb-Béchar, d'où ses observations météorologiques le conduisirent jusqu'à Ouallen et Bidon V.

Durant deux années, devant le spectacle austère et grandiose des sables du désert, ses pensées s'approfondirent et ses réflexions personnelles l'amèneront, au fil des ans, à écrire Le Cosmos Vivant. Un livre étrange, fantastique, passionnant.

A son retour en métropole, il reprend ses études, obtient une licence de droit et le diplôme de sciences politiques.

Lors des vacances estivales de 1936, Jacques rencontre Suzy. L'idylle se transforme en amour et, le 7 février 1938, ils s'unirent pour le meilleur et pour le pire. Trois enfants, Françoise, Philippe, Danièle viendront compléter leur bonheur.

Son souhait le plus cher était pourtant de devenir philosophe! Mais la vie en décida autrement. Devant la nécessité de gagner son pain pour nourrir sa famille, Jacques avait passé le concours pour la Préfecture de Police où il entra le 7 mai 1937. En 1943, il réussit brillamment le concours de Commissaire et gravit dès lors tous les échelons jusqu'au grade de Commissaire Divisionnaire.

En 1942, avec M. Lafont, l'Inspecteur général des Services, il fut l'artisan de ce qui devait devenir plus tard l'École de Police.

En tant que chef de la Brigade Mondaine, poste auquel il accéda en 1953, il traita entre autres la première affaire de drogue d'importance européenne. Les nécessités de l'enquête le conduisirent jusqu'en Turquie.

Il dirigea enfin le premier cabinet de "Délégations Judiciaires" où il acheva sa carrière. Mais l'art d'écrire le taquinait depuis toujours, et, en 1965, il décroche avec "Archives Interdites", son premier roman, le Prix du Quai des Orfèvres. Durant quelques années, il mène de front sa carrière de fonctionnaire et sa vocation d'écrivain.

Le 31 décembre 1969, il demande à bénéficier de la retraite. Après avoir quitté la "Grande Maison", Jacques devint conférencier pour les Amitiés françaises et l'Alliance française, ce qui l'entraîne à travers l'Europe et les États-Unis.

Il rédigea aussi des romans policiers, à partir de faits réels, puis des œuvres tirées de ses expériences et de ses souvenirs personnels tels "Boulevard de la Mondaine", "Archives secrètes de la Mondaine".

Son œuvre principale, "Le Cosmos vivant", relate la passionnante histoire de notre univers depuis le big-bang à l'apparition de l'Homo sapiens, la formation de la terre et des galaxies, la naissance des êtres vivants et leur évolution. Ce livre, fruit des réflexions de toute une vie, l'amène à s'interroger sur le destin de l'homme sur cette terre.

Le 15 avril 1994, Jacques Arnal mettait la dernière main à son ouvrage Mystères et Merveilles lorsqu'il fut atteint d'une hémiplégie de tout le côté droit, entraînant une diminution inexorable de ses facultés. Le 19 septembre 1995, il nous quitta définitivement.

"Mystères et Merveilles" s'ouvre sur un épisode magique et poétique tiré de ses souvenirs d'enfance, lorsque, durant la Grande Guerre, sa mère se retira auprès de sa famille, dans un village de Haute-Marne, en attendant le retour du père. Quelques autres affaires étranges dont Jacques Arnal eut à connaître au cours de sa carrière apportent à cet ouvrage leur parfum de mystère. Jacques et Suzy Arnal resteront des amis fidèles.
 

367 - Ma cousine Lagaye

Du côté de la famille Benz, il existait à Paris une cousine dont un neveu de mon père, fonctionnaire des douanes à Bâle, me donna l'adresse, m'invitant vivement à lui rendre visite.

Thérèse Lagaye était une femme forte et une forte femme. Le visage aux joues rondes et couperosées perpétuellement éclairé d'un sourire, elle respirait la santé et la joie de vivre.

La cinquantaine, veuve d'un inspecteur de police décédé au cours d'une fusillade, mère d'une petite fille timide, au visage ingrat et au corps malingre, ma cousine était bonne comme le bon pain, d'une nature pétulente et généreuse. Elle vivait, rue Parmentier, dans un appartement meublé à la petit-bourgeoise, avec un homme effacé, dont je n'ai jamais sû vraiment ce qu'il représentait pour elle, ami dans l'infortune, compagnon ou davantage.

Dès ma première visite, Thérèse m'adopta, m'invitant à venir la voir quand je voulais, me couvrant de petits cadeaux pratiques. Elle semblait à l'aise, disposait d'une Aronde, voiture confortable pour l'époque, d'une maison de campagne à Deuil-le-Barre, s'offrait des vacances "à la mer" sur la Côte d'Azur, ou en Suisse, dans la famille. Je ne repartais jamais de chez elle sans un saucisson, une bouteille de bon vin, une boîte de foie gras.

Thérèse vivait de sa pension de veuve de fonctionnaire de police et des bénéfices d'une modeste affaire de Cartes postales en gros, située au N°220 du Boulevard Voltaire, dont elle était très fière.

Je me souviens qu'en automne, avant les fêtes de fin d'année, elle nous invitait à des veillées de travail en famille au cours desquelles nous décorions à la main, de paillettes argentées, dorées et de neige, des cartes postales naïves, très à la mode en ces années d'après guerre.

Ma cousine faisait preuve d'un tour de main et d'une habileté étourdissante dans cet exercice artisanal. Elle « floquait » et pailletait mille cartes pendant que je parvenais avec peine à en décorer cent. Elle était très fière de sa rapidité d'exécution, de sa virtuosité dans ces travaux manuels et parvenait par sa gaieté, sa joie de vivre, son enthousiasme, son esprit de compétition amicale à rendre ces soirées somme toute passionnantes. Elle nous invitait à chanter, à raconter des histoires drôles ou tragiques, nous entraînait dans des fou-rires auxquels participait même Lucien, son compagnon toujours si triste et l'air malheureux.

Oui, Thérèse Lagaye était la joie de vivre. Toujours gaie et exubérante, elle me témoignait une affection débordante et un peu envahissante.

Lorsque, grâce à des amis parisiens des Dubal, j'obtins la libre disposition d'une chambre de bonne au 12 du boulevard de Courcelles, elle voulut à toute force me la décorer. Seul l'obstacle qu'offrait à ses pauvres jambes fatiguées les 7 étages sans ascenseur qui conduisaient à ma chambre, la retenait de venir organiser mon domaine.

Mais elle m'offrit des rideaux, des étagères, des bibelots selon mon goût exécrable à cette époque. Elle se proposa de tapisser ma chambre avec du tissu de couleur pastel. Je fis la grimace. Pour moi, rien ne pouvait être plus beau que de voir les parois de ma chambre encollées de pages de revues et de journaux aux titres et aux illustrations provocants.
 

368 - Cartes postales à musique

Thérèse Lagaye faisait tout pour me faire plaisir, pour m'aider. Elle m'encourageait dans mes projets les plus immatures et les plus fous. Elle fut assurément l'une des meilleures personnes que j'aie rencontrée dans ma vie. Ainsi, un jour, je lus qu'aux États-Unis une nouvelle mode faisait fureur : les cartes postales musicales. Sautant sur l'occasion d'épater ma cousine dans son propre domaine, je lui fis part de mon projet de lancer « La Carte qui chante » un concept tout nouveau pour la France.

Elle adopta mon idée avec enthousiasme, avança les quelques fonds nécessaires, hébergea l'entreprise sous son registre du commerce, et me voilà fonçant tête baissée dans ce projet.

Elle alla jusqu'à m'acheter une auto. Une 4 cv d'occasion certes, mais pour moi cela représentait la liberté et l'indépendance.

Les années cinquante connurent une fantastique fringale de confort matériel, d'acquisition d'appareils ménagers. En quelques années, la voiture, le téléphone, la machine à laver, le frigo, le chauffage central et bientôt la télévision pour tous envahirent notre quotidien. Il s'ensuivit une véritable frénésie d'achats, une boulimie de consommation que favorisa le plein emploi pour tous, la progression du pouvoir d'achat dans toutes les classes de la population.

Parmi ces innovations, l'apparition du disque en vinyl et du tourne-disques Teppaz, permettant d'écouter de la musique partout, même sur la plage, provoqua un véritable boom.

La carte-postale à musique arrivait donc à pic, permettant de graver des chansons à la mode sur le pelliculage d'une simple carte postale d'un modèle un peu supérieur à la normale.

Me voilà lancé à la recherche d'acteurs, de chanteurs, de musiciens pour créer le support artistique. Pour commencer, conseillé par Doisneau qui refusait la photo couleur, je fis moi-même une série de prises de vue de Paris. Nous étions au printemps, et grâce à mon Rolleicord, j'immortalisai Notre-Dame, la Tour-Eiffel, le Sacré-Cœur jaillissant d'un buisson de fleurs, puis l'Opéra avec une ravissante danseuse en tutu blanc au premier plan, la Seine et les bouquinistes, un clochard se dorant au soleil devant le Pont-Neuf, la statue de la Liberté et le pont Mirabeau. Une prise de vue époustouflante de la capitale prise depuis le grenier de l'atelier du peintre Dervelganthe illustra la chanson « sur les toits de Paris ». Mon ami Michel Esnault, photographe de cirque, m'offrit le cliché couleur d'un clown.

La première série comportait des poèmes de Baudelaire, de Rimbaud, d'Apollinaire, de Ronsard, de Péguy en illustration sonore. Puis, marketing oblige, grâce à Jacques Favrel, je rencontrai Claude, le frère de Charles Trénet, chanteur famélique courant le cachet, dont la belle voix me permit d'enregistrer des remake de rengaines alors furieusement à la mode : Julie-la-Rousse, Sous les Ponts de Paris, Que sera sera et quelques imitations des chansons de Charles...

Tout en produisant ces enregistrements, il me fallut trouver un imprimeur, un support plastique permettant la gravure de microsillons, puis un pelliculeur et enfin une entreprise possédant les presses aptes à produire des disques en série.

Une aventure enrichissante et passionnante qui me permit de découvrir sur le tas quelques règles élémentaires de management, de direction du personnel, domaines dans lesquels j'étais parfaitement ignare.

Ce fut au siège des Usines du Rhône, dans le 8e à Paris, que je pus me fournir de la pellicule adhésive transparente capable de supporter la gravure de la matrice d'un microsillon, sans trop altérer le son sous l'aiguille du phonographe.

Je me souviens encore de mon étonnement lorsque un huissier solennel m'introduisit dans l'austère et luxueuse salle de présentation des produits de la fameuse multinationale.

Deux ingénieurs commerciaux imposants, vêtus de costumes sombres et cravatés avec art y reçurent avec une solennité ostentatoire, le blond galopin maigrichon que j'étais, laissant une secrétaire lugubre prendre en sténo tous les propos échangés.

Lorsque j'eus brièvement exposé mon souhait d'acheter une pellicule plastique transparente de leur fabrication pouvant adhérer à un carton imprimé afin de supporter la gravure d'une presse à microsillons en vue du lancement de disques, ils me toisèrent durant quelques longues secondes avec des visages fermés et une lueur d'incompréhension dans le regard. Ils devaient me prendre pour un fou.

Tirant de ma serviette un modèle de carte postale réalisée par mon imprimeur - la Tour Eiffel en l'occurrence - je leur précisai que c'était là-dessus que je souhaitais « imprimer » une chanson. J'ajoutai qu'il me fallait pour commencer de la pellicule pour confectionner dix mille disques...

Le plus jeune des deux ingénieurs commerciaux pria un commis aux ordres, immobile comme une statue, un peu en retrait de la vaste table autour de laquelle nous étions assis, d'apporter quelques échantillons de pellicules transparente, dans différentes épaisseurs... Les films déposés devant nous, je demandai de la colle et des ciseaux que l'on m'apporta dans la minute. Je découpai un carré dans le plus épais des échantillons, l'encollai et le plaçai sur ma carte postale.

- Voilà ce qu'il me faudrait... Mais, avant de vous passer commande, je dois m'assurer que le collage du film sur la carte, supporte la pression du disque sans alté;rer sa rigidité.

Je repartis avec plusieurs rouleaux de plastique, offerts gracieusement par la firme.

Claude Trénet qui habitait Neauphle-le-Château, m'apporta les enregistrements des poèmes dont nous allions faire graver les matrices dans un studio de Montparnasse. Le lendemain, après avoir fait contrecoller notre pellicule sur quelques planches de 8 cartes imprimées, nous nous rendons chez un artisan de Villemomble avec un Teppaz.

Après une douzaines d'essais à différents degrés de pression, nous découpons nos cartes musicales et les plaçons sur le tourne-disques.

Et là, stupéfaits mais follement heureux, nous entendons la voix à la fois grave, profonde et chaleureuse de Claude Trénet, déclamer les vers sublimes d'Apollinaire... puis de Baudelaire... de Péguy... et une chanson de son frère : Ya d'la joie !

La carte postale danse bien un peu sur le plateau du tourne-disques, mais les paroles se détachent parfaitement sur le fond musical de l'accompagnement. Lorsque je lui fais entendre ces premiers enregistrements, Thérèse subjuguée n'en croit pas ses oreilles. Toute fière de voir Editions Thérèse Lagaye imprimé sur le dos de la carte, elle convoque immédiatement le seul et unique représentant de sa firme, lui fait entendre ses cartes musicales et le prie d'entreprendre sur l'heure la tournée de ses clients pour leur proposer le nouvel article.

Au cours des deux semaines qui suivent La Maison Lagaye édite vingt mille cartes qui se vendent comme des petits pains. Une nouvelle série de prises de vue et d'enregistrements augmente l'offre de cent mille exemplaires, puis nous nous attaquons aux cartes d'enfants, aux cartes de Noël et de vœux de Nouvel-An.

Claude Trénet enregistre à tout va et entraîne son amie Viviane Vassel, une charmante chanteuse de genre dans l'aventure. On aura compris qu'en « business » et dans la production musicale j'étais d'une innocence et d'une naïveté totales. Comme souvent dans ma vie, ce fut grâce à mon enthousiasme et à l'énergie que je déployais que quelques-uns de ces «coups» réussirent.

Notre succès incita une foule d'imitateurs à s'engouffrer dans ce juteux business. Évidemment, après un feu d'artifice à la fois médiatique et commercial, la production de ces « cartes à musique » fit long feu. Mais des millions de cartes furent vendues bousillant des milliers de pic-ups pour le plus grand bonheur des fabriquants de tourne-disques comme la firme Teppaz qui vendirent leurs appareils comme des petits pains.
 

369 - Angela et Zoulie

Ma cousine avait pour meilleures amies un couple de lesbiennes hautes en couleur. Angela, une fille maigre, sèche, cheveux courts et pantalons serrés tenait une minuscule Librairie-papeterie-journaux à l'angle du boulevard Raspail et de la rue de Grenelle, rendez-vous du Tout-Paris branché.

Zoulie, un modèle pour Rubens, était une petite poupée boulotte, ronde, bien en chair, très féminine, parée de bijoux, de fanfreluches, vêtue de costumes de théâtre. Elle semblait sortir d'une gravure de mode 1880.

Elles habitaient un curieux appartement bas de plafond plein de livres, de bibelots, de tableaux. (En ce temps de pénurie de logements, des architectes astucieux partageaient en deux les vastes appartements bourgeois de jadis, mais dans le sens de la hauteur, comme une baguette pour un sandwich!)

Thérèse avait informé Angela de mes ambitions littéraires. Aussi, la libraire me prit-elle très vite sous sa coupe, et, avec son sens pratique et son entregent coutumier, elle m'invita à venir de temps à autre dans sa boutique, en observateur.

- Tu verras défiler chez moi quelques personnalités incontournables, hommes politiques, écrivains, diplomates, acteurs, gens du monde, éditeurs

En effet, beaucoup de personnes célèbres fréquentaient sa minuscule boutique, échangeant quelques propos, bons mots, confidences ou plaisanteries avec Angela.

Matignon, les ministères proches, l'ambassade d'URSS et quelques autres organismes officiels envoyaient chercher leurs journaux chez Angela et il n'était pas rare de voir devant sa porte quelque limousine à cocarde ou une luxueuse voiture de maître stationner quelques instants sur le passage clouté pendant que le chauffeur ou son maître venaient faire le plein.

C'est là que je fis la connaissance de Sonia Vinogradoff, la fille de l'ambassadeur des Soviets que je reverrai plus tard. Là aussi que je pus admirer et échanger quelques mots avec des écrivains aussi célèbres que Prévert ou Julien Green.

Après Angela et Zoulie, je découvrirai au fil des ans, bon nombre d'amis dans ce quartier: Armand de la Rochefoucault, Jacques de Ricaumont, Barbara Kennedy, Jacqueline Frédéric-Frié, Philippe Marette, Etienne Mercier et bien d'autres.
 

380 - La Bibliothèque Nationale

Je l'ai déjà dit, dans chaque ville nouvelle que je visitais, je me rendais d'abord à la Bibliothèque. Il en fut évidemment de même à Paris. Dès que je franchis l'imposante porte cochère de la Bibliothèque, je fus conquis. Impressionné d'abord par la beauté austère des bâtiments. Ensuite par l'accueil. J'avais l'impression de me trouver à la réception d'un de ces grands hôtels solennels et vieillots fréquentés par des Anglais, et la bonne bourgeoisie internationale. La cérémonie de l'inscription, l'examen des papiers, puis la délivrance, sans examen, de la petite carte d'accès rose...

Et la salle de lecture. Quelle merveille. Je n'avais jamais vu rien d'aussi grandiose. Ces grandes et belles tables de bois lustrées, revêtues de cuir, avec, à la tête de chaque emplacement une petite lampe à abat-jour d'opaline verte.

Elle avait vraiment de la gueule cette salle feutrée, lorsque, par un matin d'hiver, toutes les lampes étaient allumées. Et, cheminant sans bruit dans les travées, Messieurs les répartiteurs, graves et lents dans leurs blouses grises, venaient nous apporter en silence les ouvrages demandés.

Et dans cette salle qu'entouraient des cabinets particuliers où quelques privilégiés pouvaient, en montrant patte blanche, consulter des livres précieux ou rares, tout le monde était admis.

C'est ainsi que des clochards lettrés venaient passer leurs journées d'hiver dans ces lieux bien chauffés, sans que personne n'y trouvât à redire. Certains se lavaient peu, sentaient mauvais, puaient de la bouche et des pieds, mais ils étaient accueillis avec bienveillance et pouvaient s'adonner à leur vice préféré la lecture.

Le monde d'hier était accueillant aux pauvres. En face de la BN, au coin de la rue de Richelieu et du charmant square Louvois, il y avait un café-restaurant tenu par les frères Dupont. C'est là que que je fis la connaissance de deux personnages sortant de l'ordinaire dont je reparlerai peut-être : Jacques Bergier et Aguigui. Lorsque j'étais en fonds, j'allais avaler un sandwich et un verre de rouge sur le zinc, fauché je me contentais d'une délicieuse "ficelle" de boulanger.
 

384 - Collectionneur d'âmes

Depuis la vente de ma collection de timbres augmentée de celle volée à mon père, M. Benz, je ne possédais plus en propre qu'une vieille valise en carton bouilli, deux chemises, trois slips, quatre mouchoirs, un pantalon, une belle veste grise à chevrons, en Harris tweed, deux blousons de cuir empruntés chez Hofstetter, deux paires de chaussures, dont une dérobée à la même enseigne, et..., et... à peu près rien d'autre...

N'étant ni parieur, ni joueur, ni collectionneur au sens matérialiste, je pariais avec moi-même sur l'avenir, jouais ma vie à quitte ou double, collectionnais les personnages originaux, les filles hors du commun et les instants lumineux.

Un seul livre, « Les Fleurs du Mal », m'accompagna durant des années. Cet exemplaire avait une histoire. Il me semble l'avoir racontée plus haut. Lorsque j'habitais la Pension Violette à Nyon et fréquentais le Collège, j'avais une camarade d'études dont j'étais amoureux: Marie-Anne. Fille d'un riche industriel, elle habitait une superbe villa au bord du lac. Je lui offris un exemplaire de ce livre édité par la Guilde du Livre qui me fut retourné par ses parents scandalisés. Ils m'interdirent d'ailleurs leur maison et la fréquentation de leur fille...

Ce livre fétiche fut le compagnon fidèle de mes vagabondages.

Plus tard, à Genève, après une lecture de Cendrars, je collectionnai un temps les chambres insolites, les greniers, les mansardes, les caves ou les réduits à louer pour une bouchée de pain où j'invitai mes conquêtes du moment qui appréciaient peu l'inconfort de ces espaces originaux meublés de bric et de broc, que je considérais comme des palais.

Oui, j'étais complètement fou et je crois bien que je le suis resté. Je collectionnais aussi les personnages... Les bourgeois, les civilisés, les bons citoyens, les petits propriétaires, les faiseurs de carrière m'ennuyaient.

J'aimais les cinglés, les clodos, les nobles décavés, les aventuriers, les originaux, les marginaux, les extrémistes, mais pas en tant que modèles pour les copier, car je restais moi-même dans les clous, dans la ligne, suivant la règle, tout en appréciant la compagnie de ces personnages hors du commun.

J'avais commencé ma collection à Genève, avec Pierre Zamboni qui partagea durant quelques mois ma thébaïde de la Maison Tavel donnant sur la cour du Puits St Pierre.
 

Gilles Truchard

A Paris, ce fut Gilles Truchard qui s'était pompeusement baptisé Gilles Gontran de la Truche, marquis de Truchard et avait maquillé ses papiers en conséquence. C'est lui qui m'initia à une méthode simple pour se procurer des papiers d'identité usurpant le nom d'un autre...

Il suffisait alors d'adresser une demande de certificat de naissance à la mairie du lieu de naissance de la personne dont vous souhaitiez emprunter l'identité, de vous le faire adresser chez vous, puis d'établir (de préférence sur une machine à écrire) un certificat de domicile à son nom en priant votre concierge de le signer (souvent par une croix). La demande accompagnée de deux photos, déposée à la Préfecture de Police, vous valait un passeport tout neuf. Ça marchait à tous les coups!

Je me suis fait établir ainsi un passeport, avec ma photo, au nom de quelques bons camarades complices de la supercherie. Nous n'avons jamais été inquiétés pour ces petites libertés prises avec l'état-civil.

Gilles Truchard habitait un minuscule logement situé dans les combles d'un magnifique hôtel particulier du 7e arrondissement. On accédait à son grenier en empruntant jusqu'au second étage un escalier d'apparat, aux marches de granit, orné de sculptures en marbre blanc et de torchères de bronze. Du second étage au quatrième, l'escalier à peine plus modeste était fait de bois précieux aux marches recouvertes de tapis d'orient. Aux parois des tableaux de haute époque dans de beaux cadres de bois doré. Un dernier escalier, plus modeste mais romantique à souhait, conduisait à ce que l'on appelait alors les chambres de bonne.

Grâce à un goût très sûr, à un art inné de la décoration, de la miniaturisation, de la parfaite maîtrise du système D et du trompe l'œil, Gilles avait réussi à transformer un volume de 65 m3 de 18 mètres carrés de surface en chambre royale. Car tout le confort moderne nécessaire à sa vie de docte satrape épicurien était là: baignoire-douche victorienne, "garde-robe" romantique gaînée de bois précieux, bidet repliable à jet rotatif, kitchenette de poupée tout équipée. Lit à baldaquin... Fauteuils anglais... Bien des éléments étaient escamotables ou en trompe-l'œil comme dans un décor de théâtre. Pas de place perdue, et pourtant, on ne se sentait pas à l'étroit, on se sentait bien dans cette liliputienne demeure.

Tableaux modernes et anciens, mini-meubles de diverses époques toujours magnifiques, livres rares et collection de la Pléïade, bibelots précieux, lampes discrète, éclairages subtils, tapis de haute lisse, tentures de soie, chaîne de haute fidélité aux baffles dissimulés je ne sais où, tout cela cohabitait en harmonie avec le maître des lieux, un élégant jeune homme à la conversation choisie, à la culture prodigieuse.

Il vivait de l'air du temps, d'eau fraîche, de fruits et de caviar. Raffiné jusque dans ses choix amoureux, Gilles naviguait à voile et à vapeur, sans une once de vulgarité, couchant avec des filles superbes, de préférence nobles et de beaux garçons cultivés et élégants. Personnage proustien, on ne pouvait lui donner d'âge (de 25 à 35 ans sans doute), Gilles recevait à merveille une personne à la fois, rarement deux, tenant le visiteur sous le charme de son érudition.
 

Aguigui & Cie

L'un des frères Dupont, André, était un personnage sortant de l'ordinaire. Maigre, barbu et chevelu, cultivé, original, anarchiste, écolo et beau parleur, il parcourait Paris hissé sur une antique bicyclette de cirque aux roues décentrées qui lui donnaient une allure comique. Anarchiste convaincu, il haranguait les badauds dans les jardins publics, du haut de monuments où il se hissait avec une agileté d'acrobate.

Je le rencontrai pour la première fois au cours d'une nuit d'hiver qu'il gelait à pierre fendre. Je revenais à pied de la rue des Canettes à mon pigeonnier du boulevard de Courcelles. J'avais pas mal bu. Mais les quelques kilomètres de marche à pied me dégrisèrent peu à peu et j'eus le plaisir rare de voir Paris sous une épaisse couche de neige. Pas de piétons. Peu de circulation. Le verglas sous l'épais tapis de flocons.

Parvenu après deux heures de marche à la hauteur du Parc Monceau, j'entendis soudain le son assoupi d'une corne de brume et je me retournai. Un animal bizarre mi-homme mi-bison, juché sur une étrange machine le corps recouvert d'une vaste pélerine, avançait péniblement sur les traces de pneus que les rares voitures avaient creusées dans la neige. Les moustaches ornées de stalactites, une sorte de fine voilette blanche formée des goutelettes d'haleine et de respiration congelée ornant son visage, ce monstre sous lequel je finis par reconnaître un vélocipédiste s'arrêta à ma hauteur et souffla dans une sorte de clairon.

Nous nous serrâmes la paluche. L'inconnu sortit une fiasque d'eau de vie de dessous sa pélerine, la déboucha, et me proposa un coup à boire. Je n'aimais toujours pas boire à la bouteille, et d'autant moins à celle d'un autre.

Tant pis pour toi, Camarade, tu crèveras sobre comme un chameau et moi rond comme une queue de pelle ! C'est ainsi que je revis André Dupont que je ne reconnus pas tout de suite sous son déguisement d'Aguigui. Il me demanda où je crêchais. Je le lui dis, c'était à deux pas.

- Tu me loges ?

- Je vis au 7e, je n'ai qu'un lit, les chiottes et l'eau courante sur le palier.

- Ça ne fait rien, je pisserai dans le lavabo, caguerai dans le couloir ou le placard à balais et je dormirai sous ton matelas.

Et nous voilà grimpant les sept étages du 12 bd de Courcelles, par l'escalier de service, Aguigui portant son vélocipède sur l'épaule malgré mes protestations.

- Mon vélo c'est toute ma fortune, je ne le quitte jamais, je couche avec, je dors avec, tu t'y feras...

Nous avons parlé une partie de la nuit, nous racontant nos vies, nos passions et nos amours. Nous avions quelques atomes crochus. Il était né en 1911 en Haute-Savoie, moi 20 ans plus tard, genevois d'adoption. Orphelin très jeune, il travaille à l'âge de 9 ans comme garçon de ferme, s'engage prématurément dans la marine de commerce dont il se fait lourder après s'être sévèrement fait botter le cul pour avoir refusé le sien aux outrages d'un officier.

Pour survivre, il exerce sans enthousiasme quelques métiers subalternes tels que plongeur, garçon de café, coursier, croupier, gardien de nuit. Son passage dans l'armée durant la drôle de guerre en fera un antimilitariste convaincu. Communiste à la Libération, il se rendra bientôt compte que la discipline des camarades bolchos n'est pas son truc, que la pensée unique le fait vomir. Il virera sa cuti et comme il a du bagout, il se fera « philosophe aux pieds nus » prédicateur anarchiste itinérant.

Juché sur son vélocipède de cirque aux jantes décentrées comme un flibustier sur son bateau corsaire, armé d'un téléphone rouge et d'une corne de brume, Aguigui harangue les badauds qu'il apostrophe d'un « prenez-en de la graine » tonitruant, en leur jetant des poignées d'orge ou de blé au milieu d'une nuée de pigeons attirés par l'aubaine.

Écolo avant la lettre, il « conspue et vitupère tout ce qui pue, tue, mue, institue, pollue, dilue, prostitue, évertue, rétribue, commue, diminue, insinue. » Il se proclame « roi du nu, du dodu, du rebut, du cul, du velu et du couillu. »

Le lendemain matin, je dormais encore lorsque Mouna s'en était allé, discrètement avec son vélo, le matelas rangé, la couverture repliée, sans laisser de traces de son passage derrière lui.

Je le revis de temps à autre, au Quartier latin ou chez son frère, qui tenait seul, à bout de bras, le bistrot en face de la Nationale qui leur permettait de survivre, servant les assoiffés à crédit, bouffant lentement mais irrémédiablement leur fonds.

Mouna connaîtra son heure de gloire en mai 1968 lorsque ses discours iconoclastes amusèrent les foules, que ses slogans les plus percutants fleurirent abondamment sur les murs de la capitale : « Aimez-vous les uns sur les autres », « A bas le caca/A bas le pipi/A bas les tatas/A bas le capitalisme ! », « Passe-moi le sel, je te passerai la rhubarbe », « Le progrès c'est la grossesse à six mois, le sevrage à un an, le pucelage à trois ans », « Métro, Boulot, Dodo », « Avec ton vélo, écrase les autos ! », « Battons le pouvoir quand il a chaud ! ». Pour s'amuser il créa son journal Mouna Frères, se présenta une dernière fois aux élections en 1993 âgé de 80 ans, et obtint plus de 700 voix contre Jean Tiberi.
 

Ferdinand Lop


 
Certes, en ces temps de liberté retrouvée, Paris ne manquait pas de figures originales. Le Boul'Mich avait Ferdinand Lop, mascotte des étudiants, candidat perpétuel à toutes les élections du 5e arrondissement, dont le programme est resté légendaire. Pour éviter la pollution il préconisait de reconstruire Paris à la campagne afin que ses habitant profitent eux aussi d'un air pur.

Il promettait, s'il était élu, de prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer, à ses deux extrémités afin que les étudiants se sentent toujours en vacances. Pour enrayer durablement la pauvreté, il suggérait le vote d'une loi ordonnant l'extinction du paupérisme de dix heures du soir à 8 heures du matin et l'instauration de 180 jours fériés supplémentaires durant lesquels seuls les riches auraient le droit de travailler.

Parmi les mesures sociales de son programme, Ferdinand Lop souhaitait que l'on nationalisât les maisons closes afin que les filles de joie puissent bénéficier des avantages réservés à la fonction publique et que l'on ocroyât une confortable pension à la femme du soldat inconnu.

Il souhaitait également que l'on créât au Jardin du Luxembourg un "Jardin des hommes" calqué sur le modèle du Jardin des Plantes et du Zoo de Vincennes, où tous les spécimens de l'humanité seraient exposés vivants à la curiosité des foules, depuis l'homme du Néanderthal jusqu'à la femme à barbe, en passant par les nains, les chauves, les culs-de-jatte et les pygomèles.

Vers 1960 il lança un concours destiné à recruter des volontaires pour son "Parc humanitaire". Une cinquantaine de candidats et de candidates de tout âge et de toutes races se présentèrent au Jardin du Luxembourg et se dénudèrent sous l'œil ébahi des passants avant que la police ne s'en mêle. Son slogan électoral : «Votez tous et toutes pour le front lopulaire !»
 

Népomucène Mercier

Parmi les curiosités parisiennes, Népomucène Mercier, alias sergent Brancart, nostalgique du Premier Empire, personnage sorti tout droit d'un roman de Balzac, arpentait les rues de Paris, sabre au côté, vêtu d'un uniforme râpé de demi-solde. Il passait ses journées à parcourir la ville, les yeux flamboyants, lançant à la hussarde des phrases qu'il attribuait à l'Empereur. Le dimanche, il parcourait la ville en uniforme de "grognard", sabre au clair, saluant au passage les statues des grands hommes de l'Empire, les immeubles les ayant abrités, les institutions où ils se sont illustrés.

Devant l'Arc-de-Triomphe, lors de son pélerinage hebdomadaire, Mercier récitait à voix haute le nom des batailles auxquelles participa son idole, et en rappelait ses bons mots. Lors des anniversaires historiques, Népomucène Mercier revêtait l'uniforme de l'Empereur à qui, par mimétisme, il ressemblait étrangement, et se glissait au premier rang des invités.

Jacques Yonnet affirmait que ce personnage haut en couleur était un fonctionnaire du ministère des armées et occupait un appartement de fonction dans les communs des Invalides où il vivait bourgeoisement avec femmes et enfants. Lorsqu'il sortait en ville il se changeait dans les toilettes d'un café proche de son domicile, confiant sa valise au loufiat lorsqu'il partait parader en ville en costume d'époque!
 

La mère Adèle

La mère Adèle aussi était un personnage hors du commun. Haute et énorme barrique de chair, mammelue et fessue, le visage couperosé rond comme une citrouille, couronné de cheveux filasse, Adèle déambulait des journées entières de préférence dans les rues les plus passantes, notamment aux abords du Printemps ou des Galeries Lafayette, poussant la chansonnette. Elle avait une voix forte et juste qui portait loin. Son répertoire se composait de goualantes 1900, de chansons de Bruant et de Fréhel. Les badauds attroupés autour d'elle ne l'arrêtaient pas dans sa promenade. Lorsqu'un auditeur voulait lui glisser une pièce ou un billet dans la main, elle refusait d'un geste, sans cesser son récital.

Lorsqu'elle attaquait son répertoire révolutionnaire, qu'elle entonnait "La jeune garde" ou "Avanti popolo" et que des voix s'élevaient pour la huer, elle s'accroupissait, abaissait sa culotte sur ses mollets massifs et pissait sans cesser de chanter !

Le mère Adèle restait éclectique dans son tour de chant mais jamais elle ne chantait à la demande. Il lui arrivait aussi bien de chanter l'Internationale pour un fan qui lui demandait un chant nazi que de chanter Lily Marlène pour un anarchiste.

Mais parmi ses chansons péférées il y avait "Le temps des cerises", "Girofly-Girofla" et "Les feuilles mortes".
 

Le Nabab

Dans les années cinquante, le Parc Monceau était la promenade favorite des nounous et des bonniches des environs. Là, un autre personnage pittoresque faisait parler de lui. On l'appelait le Nabab. L'après-midi beaucoup d'enfants en bas âge couraient dans les allées, surveillés de loin par deux gardiens de square intraitables et scrupuleux qui, sifflets à la bouche, rappelaient à l'ordre les indisciplinés qui foulaient les pelouses interdites. Quant aux gamins turbulents, ces gardiens respectés n'hésitaient pas à les talocher d'importance, sans que nul n'y trouvât à redire.

Vêtu comme un prince, le Nabab, chapeauté, cravaté et ganté de beurre frais, arpentait les allées du parc et distribuait discrètement aux enfants des tickets de manège, des pièces de monnaie voire des billets de banque.

On n'a jamais su si cette munificence était intéressée, si le Nabab était un pédophile refoulé, ou si sa distribution était un acte de générosité gratuite. Nul, à ma connaissance, ne l'a jamais vu esquisser un geste suspect ou trop familier, ni commettre un quelconque acte répréhensible. La seule chose qui intriguait: le Nabab ne s'intéressait qu'aux petits garçons, jamais aux filles!
 

386 - Les bistrots : rue des Canettes et Caveau des Abbesses

Comment ai-je connu la rue des Canettes ? Je devins vite un habitué d'un bistrot enfumé où la chopine de vin rouge coûtait dix sous et le plat du jour un franc cinquante. Là des garçons et des filles de toutes races et de toute origine sociale s'entassaient joyeusement pour flirter, refaire le monde et chanter. Des vétérans venaient également là, en vieux complices et poussaient la goualante avec de plus jeunes. Dignimont, Jacques Yonnet, Léon Campion côtoyaient Jacques Favrel, Ange Bastiani ou Pierre Chaumeil.

Dans la cour se trouvait un très vieux puits que l'on appelait le "Puits du Mystère" ou "Puits de la Reine" qui offrait une eau délicieuse que l'on venait déguster de très loin à la ronde. On prétendait que cette eau guérissait les maladies de peau et la stérilité, ranimait l'amour entre les conjoints fatigués l'un de l'autre. On disait cette eau chargée de mille autres vertus, si bien que le clergé de St Sulpice en prit ombrage et fit combler le puits. Aujourd'hui, le 20 de la rue des Canettes abrite la brasserie du Maître brasseur O'Neil qui élabore d'excellentes bières artisanales.
 

Le Caveau des Abbesses

Quelques expéditions à Montmartre chez Bouboule, au caveau des Abbesses, rue Germain Pilon, nous amenaient à découvrir une toute autre culture : celle du vin, de la vie de bohême, celle des adeptes de la gouaille populaire et de la chanson grivoise, de la peinture réaliste alors passée de mode, des portraitistes et des chanteurs de rues. À Montparnasse, les snobs buvaient du whisky et de la vodka en écoutant pérorer les Montparnos cultivant l'art pour l'art qui ne juraient que par l'art abstrait.

A St-Germain des Prés, c'était encore une autre population d'artistes et d'intellectuels. Des fils à papa marxisants dont Jean-Paul Sartre était devenu le maître à penser. Il y picolait des nuits entières en compagnie de son égérie Simone de Beauvoir, au milieu d'une cour de jeunes gens, posant son œil concupiscent et bigleux sur les jolies filles sottes qui buvaient ses paroles. Jean-Paul Sartre faisait aussi quelques infidélités au Flore et aux Deux-Magots en allant coloniser le Rosebud qui devint pour un temps son quartier général.
 

387 - Justin Branque, chanteur de rues

Les chanteurs, allaient pousser la goualante, de maison en maison, chantant de préférence dans les cours où, en ces temps heureux, l'on accédait facilement - nous n'habitions pas encore dans des coffre-forts et les femmes au foyer étaient nombreuses. Elles chantaient elles aussi en faisant leur ménage et les radios ne diffusaient pas toute la journée de stupides airs anglo-saxons, mais laissaient s'éclater la chanson française, entrecoupée de morceaux d'accordéon sur la musique desquels chacun pouvait fredonner ...

Les chanteurs des rues lançaient les chansons nouvelles, distribuant d'ailleurs pour cinq sous la partition accompagnée de ses paroles. Pour les récompenser, les "ménagères" envoyaient leur moutard porter leur obole ou bien jetaient la pièce de monnaie par la fenêtre, soigneusement enrobée de papier journal.

C'est à Montmartre que je fis la connaissance de Justin. C'était une tronche, que dis-je une tronche, c'était une trogne, une hure, un épouvantail à moineaux. Rescapé des tranchées de la guerre de 14, le corps truffé de plomb et de mitraille d'acier, il vivait sur une seule jambe et d'un seul bras valide, l'autre ayant été charitablement appareillé d'un crochet.

Malgré son handicap, il avait appris à jouer de l'accordéon, de la flûte, chantait merveilleusement et rêvait de s'accompagner au violon! Justin vivait au sixième sans ascenseur un taudis sans eau courante, avec WC à la turque sur le palier, comme la plupart des Parisiens de l'époque.

Lorsqu'il passait de rue en rue, entonnant La Valse brune, l'Hirondelle du Faubourg ou Nini Peau de Chien de sa belle voix de ténor, toutes les fenêtres donnant sur les cours s'ouvraient et des visages heureux se penchaient pour mieux l'entendre.

Quand Justin avait terminé son récital, les pièces enrobées de papier journal pleuvaient sur lui et les ayant ramassées, il remerciait les "ménagères" d'une dernière chanson d'amour et leur envoyait des baisers de sa main valide. Un jour qu'il avait le cafard, j'accompagnai Justin dans sa piaule, lesté de munitions de bouche et de quelques flacons de picrate. Et là, il me raconta sa vie...

Une vie de paradis et d'enfer comme le sont toutes les vies excessives.

Enfant du malheur, il était né vers la fin du XIXe siècle, d'une mère blanchisseuse et d'un père rapin sans talent et alcoolique. Battu dès son plus jeune âge, traînant dans les rues avec d'autres galopins chapardeurs, il vivait comme une mauvaise herbe, libre mais inculte.

Parfois, ramené de force sur les bancs de l'école, le gamin réfractaire à toute discipline et à toute instruction refusait d'apprendre, répondait par des coups de pied aux taloches ou aux coups de règle de l'instituteur, cassait les vitres de sa classe, pissait dans les couloirs.

Lassés par ses manières de voyou ou comme on dirait aujourd'hui ses «incivilités», ses maîtres obtinrent son expulsion définitive. Il grandit en sauvageon, de combines et de rapines, jusqu'au jour où il rencontra Wanda-la-gagneuse, tapineuse au grand cœur qui le déniaisa et le prit sous sa protection. Wanda était une fille superbe qui ne s'était jamais soumise à un proxénète. La légende de la butte prétendait qu'elle avait buté sans état d'âme deux souteneurs à la redresse sans jamais être inquiétée par la police.

Justin connut auprès d'elle quelques mois de bonheur, mangea à sa faim, apprit sur le tas les notions utiles pour survivre en milieu hostile. Cette vie de bohême lui plut. Il apprit à pousser la goualante, à s'accompagner de l'accordéon et à faire pleurer les midinettes. On dit que dans sa jeunesse Justin avait été pour un temps le pourvoyeur clandestin en gros rouge de Maurice Utrillo que sa mère puis sa femme séquestraient pour l'obliger à peindre...
 

389 - Jacques Favrel

C'est, je crois, rue des Canettes, que je rencontrai Jacques Favrel. Un type au bagoût et au culot extraordinaires. La quarantaine bien entamée, une maigreur de vieux loup, le visage buriné, le cheveu rare, la bouche démeublée, avec une voix rauque mais bien placée, il arborait une trogne de grand fauve et rayonnait d'un charme fou...

Bohême et cultivé, il se disait journaliste et écrivain, mais jamais, durant la période que nous nous sommes fréquentés, je n'ai lu un article ou un livre de lui. Il se disait le fils de Charles Favrel, un journaliste du "Temps" journal d'avant la guerre, mais je n'ai jamais sû si c'était vrai ou si c'était faux. Cela n'avait aucune importance, Favrel était un camarade au grand cœur.

Sans domicile fixe, il vivait en bohême, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, passant les nuits d'été sous les ponts de l'île Saint-Louis ou de la Cité, sur un banc à la belle-étoile ou, au cours des froides nuits d'hiver allongé sur le banc de molesquine d'un loufiat hospitalier.

J'ai gardé de lui de quelques adresses provisoires: 6, rue Jean-Bart, 19, rue des Gobelins, 17, rue Montmartre, 37, rue Jacob.

Il connaissait tout de Paris, moi rien encore. J'étais d'une timidité effroyable et d'une ambition littéraire démesurée. Lui, armé d'un culot phénoménal. Auréolé de la blondeur de ma jeunesse, toujours vêtu correctement, - j'ai bien changé depuis - j'étais admis partout lorsque je parvenais à surmonter ma gaucherie. Favrel était mon mentor, j'étais son faire-valoir. C'est sûrement ce qui nous rapprocha.

Toujours est-il que durant quelques mois, nous fûmes inséparables.

Avec le recul, j'ai compris qu'au fond nos différences nous permettaient de soutenir nos faiblesses mutuelles. Lorsqu'on m'interrogeait sur ce que je faisais dans la vie, sur mes études, je répondais invariablement par des fables qu'il authentifiait de sa voix gouailleuse. Auprès des uns je prétendais être licencié ès Lettres de l'université de Genève, auprès d'autres d'avoir fait deux ans de Droit à Berlin. Je me vantais d'articles ou de livres publiés chez des éditeurs suisses, alors que j'écrivais comme un pied. Les seuls articles que j'eusse écrits, nous l'avons vu, avaient été rewrités par Waltraut, une amie allemande et mes souvenirs de mon expédition en URSS publiés à la ronéo par mes soins après avoir reçu un acceuil aimable mais réservé à La Baconnière. Jacques Favrel connaissait baucoup de monde. Il me présentait partout comme un talentueux journaliste et écrivain suisse.

Il collectionnait les personnages comme d'autres collectionnent les timbres poste ou les estampes japonaises. Il me transmit cette marotte. C'est Jacques qui me fit connaître Ferdinand Lop, Népomucène Mercier et m'emmena également une nuit au parc Monceau où se réunissait, le club des masturbateurs. C'étaient des clochards philosophes, adeptes de vie saine, qui, imitateurs de Diogène le cynique, trompaient leur faim en se polissant le chinois*.

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*Selon Diogène Laërce, un jour qu'il se masturbait sur la place publique, Diogène s'écria "Ah S'il suffisait de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim!".

A l'heure de la fermeture, ces libertins se laissaient enfermer dans le parc pour la nuit et, entre adeptes, pour se livrer aux voluptés des plaisirs manuels, sans jamais dévier vers d'autres spécialités. La turlute ou l'enculette étaient proscrites. Seule la branlette était autorisée, toutes sortes de branlettes, mais rien que la branlette!

Jacques me fit aussi rencontrer des "personnages" de légende tels le prince Youssoupov qui assassina Raspoutine et demeurait alors à Neuilly. Cécile Sorel, Maryse Choisy, Consuelo de Saint-Exupéry la veuve de l'auteur du Petit Prince dont un pêcheur de Marseille vient de retrouver aujourd'hui même (27/10/1998) une chevalière qu'il portait le jour de son dernier vol.

C'est en sa compagnie aussi que je connus Marie Daniélou, fille d'un ancien ministre de la santé et sœur du Révérend Père mort cardinal, ravi au septième ciel, en épectase dans la bouche d'une jolie fille. Marie avait acquis la voiture blindée de Laval. Cette puissante auto qu'elle conduisait comme un tank, lui permettait lors de certaines nuits de biture de toréer les poubelles (alors métalliques et bruyantes), réveillant tout un quartier. Lorsque des "hirondelles" en tournée la surprenaient dans cette singulière activité et souhaitaient la verbaliser, Marie Daniélou exhibait généreusement son coupe-file et tout rentrait dans l'ordre républicain. Les agents s'inclinaient, saluaient poliment, remontaient sur leurs vélos et reprenaient leur ronde, pélerines au vent.

Cécile Sorel – La Belle Otero

Un jour Jacques Favrel, me proposa d'interviewer les "grandes coquettes" survivantes de la Belle époque, et le fruit de cette enquête parut dans un hebdo sous le titre "Les croqueuses de diamants". Je vous conterai peut-être un jour quelques savoureuses anecdotes vécues en compagnie de ces créatures étonnantes d'un autre âge.
 

Les demoiselles Mitford

Jacques Favrel me fit rencontrer deux des six sœurs Mitford: Diana qui, à l'époque, avait de "beaux restes", et Nancy qui manquait de charme mais pas d'humour. La légendaire tribu Mitford mériterait à elle seule un gros livre bourré de légendes et d'anecdotes. Je pense qu'il existe quelque part.

Résumons au mieux leur singulière histoire. Les 6 demoiselles Mitford, Nancy, Diana, Unity, Pamela, Jessica, Deborah et leur frère Tom étaient les enfants de Lord Redesdale et de Mrs Sidney Gibson-Bowles dont le père fut l'ami intime de Charles Dogson, auteur d'Alice au pays des merveilles sous le pseudonyme de Lewis Caroll.

Leur cousin n'était autre que Winston Churchill. Lord Redesdale, pair du royaume, fut un grand original. L'hiver, lorsqu'il gelait à pierre fendre, il aimait se baigner nu dans la rivière qui traversait son parc et en revenir dans le même appareil, courant pieds nus dans la neige, avant de se taper un triple whisky sec devant la cheminée de son bureau. Pour endurcir ses enfants et forger leur caractère, il lui arrivait de les chasser à courre dans l'un de ses domaines, avec la même meute de chiens qu'il utilisait pour forcer le cerf ou le renard.

Nancy raconte qu'il laissait suffisamment d'avance à sa progéniture pour que les chiens ne les rattrapent pas trop vite afin qu'ils puissent donner le meilleur d'eux-mêmes! Lord Redesdale appréciait, dans l'éducation des enfants, la manière forte héritée de ses ancêtres. Lorsqu'une de ses filles caftait, il la jetait au fond d'un puits, la laissait barboter deux minutes avant de lui jeter une corde.

Lorsque l'une d'entre elles pleurait, il lui faisait administrer une gifle par sa nurse ou la faisait fouetter aux orties par une intendante afin qu'elle sache enfin pourquoi elle pleurait. L'hiver, lorsque la rivière qui traversait leur domaine ou les étangs de leur parc étaient gelés, il ordonnait à son garde-chasse de creuser des trous d'homme dans la glace et exigeait de ses enfants qu'ils s'y baignassent.

A bord de son yacht, il obtenait de sa progéniture les manœuvres les plus hardies, comme grimper au mât un jour de tempête, inspecter la coque pour en chasser les algues amoncelées autour de la quille ou de l'axe du safran.

C'est ainsi que les six filles et leur frère furent élevés à la dure. Ils apprenaient à nager, à plonger, à monter un cheval à cru, à chasser le renard ou le groose, avant l'âge de six ans.

Sydney, la mère, leur inculqua quelques formules leur permettant de se conduire dans le meilleur monde, dont voici deux exemples: « Dans la vie, les gens qui n'existent pas sont bien supérieurs à ceux qui existent », « être raisonnable est le contraire d'être rationnel », « le pire est toujours le meilleur » ou encore: « Une Lady pardonne toujours à son mari quand elle a tort! ». Voyons leur destin:

Tom, élevé au milieu de ces pétroleuses de sœurs, préféra les garçons aux filles, fit de bonnes études et mourut glorieusement à la guerre.

Pamela devint une châtelaine-fermière chasseresse, vêtue de tweed et chaussée de talons plats qui préférera l'amour des bêtes à celui des hommes.

Devenue duchesse de Devonshire grâce à quelques décès inattendus et prématurés, Pamela se révéla la parfaite mondaine de la famille, entretenant des relations étroites avec le Roi et la Reine.

Unity et Diana connurent de leur côté une destinée étrange et sulfureuse. En effet, s'il ne leur était pas apparenté, l'éphémère roi Édouard VIII futur duc de Windsor en épousant la très controversée Wallis Simpson ne tardera pas à les entraîner dans un véritable roman d'espionnage et d'aventures.

En effet, Wallis Simpson et son époux séduits par les idées et le panache d'Adolf Hitler entretiennent de discrètes relations avec le dictateur. La belle Diana lasse du riche héritier des bières Guiness dont elle est l'épouse, va divorcer pour convoler avec lord Oswald Mosley, le leader charismatique des fascistes britanniques dont l'anticommunisme et l'antisémitisme sont sans faille...

Magda et Joseph Gœbbels, témoins de son mariage, deviennent ses meilleurs amis et, dans son enthousiasme de nouvelle convertie, Diana estime comme un assez grand nombre de ses compatriotes de la gentry, que le nazisme serait un régime bien meilleur pour la Grande-Bretagne que la démocratie.

Pour renflouer ses finances, elle souhaite créer une station de radio anglo-germanique pour propager ses idées, mais la guerre empêchera son projet d'aboutir.

Ses idées subversives dont elle ne se cachait pas et ses activités pro-germaniques durant le Blitz vaudront à Diana trois ans d'une prison adoucie par les égards du cousin Winston, tandis que ses amis Windsor vivront le parfait amour au soleil de la Riviera.

La destinée de Unity se révélera plus dramatique. Née à Swastika - cela ne s'invente pas -, la jeune femme est vraiment amoureuse d'Adolf au point de le relancer jusqu'à Berlin, à la grande fureur d'Eva Braun, déjà préoccupée par les manigances de la belle cinéaste Leni Riefenstahl ! Le jour de la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne à l'Allemagne, Unity de grotesque devient tragique: elle se tire une balle dans la tête. Rapatriée en Angleterre, elle finira ses jours handicapée mentale.

Si le destin de Jessica se révèla aussi extravagant que celui de ses deux sœurs, son parcours sera tout à fait à l'opposé du leur. Anarchiste, puis communiste, elle deviendra la maîtresse et la complice de Huey Newton, l'un des fondateurs des des Black Panthers. Devenue journaliste, Jessica couvrira la guerre d'Espagne puis, après la débâcle des armées républicaines, s'exilera en Californie vivotant dans la sinistre Oakland.

Se prétendant la victime du maccarthysme, cette fille d'un pair du Royaume-Uni deviendra une des hautes figures des «gauchistes de Park Avenue». Le vent ayant tourné, elle sombrera dans l'alcoolisme et la drogue, boudée par les siens autant que par les tenants du système qu'elle voulait abattre.

Quant à Nancy Mitford que je rencontai chez elle à Paris, au cours d'une soirée, elle laissera une petite musique dans le concert tonitruant de la littérature du XXe siècle. Son jeune talent avait été reconnu très tôt par son prestigieux ami, Evelyn Waugh qui la lança dans les milieux londoniens. Riche, élégante, intellectuellement brillante mais le visage ingrat et le corps sans grâce, Nancy eut une vie assez terne, « celle d'une séductrice sans homme » comme le dit très justement Annick Le Floc'hmoan dans sa biographie de la romancière. « Le seul qu'elle ait aimé, ajoute-t-elle, Gaston Palewski, un proche du général de Gaulle, se révélant un papillon volage surtout soucieux de se brûler les ailes au contact de jeunes et jolies femmes du monde... ».

Pourtant, perpétuellement en manque d'amour et même d'une simple affection, Nancy souhaitait plaire à tout prix.

La manière maladroite et insistante dont elle tentait de retenir un garçon en fin de soirée devenait pathétique. Jacques Favrel qui m'avait conduit à cette soirée me dit qu'elle allait jusqu'à payer ses sigisbées.
 

390 - Maître Maurice Garçon

L'occultisme fort à la mode en cette période d'après-guerre fleurissait dans les salons. Celui de Maître Garçon ténor du barreau, avocat du Tout-Paris réunissait un soir par mois tout ce que Paris comptait d'extra lucides, de voyantes, de sorcières, de mages, d'hypnotiseurs ou de thaumaturges.

J'y accompagnais Marie Daniélou dont je fus, durant quelques semaines le chevalier servant. Et, tout naturellement, je devins pour ce cénacle, le cobaye idéal. Je servis de faire-valoir à tous ces personnages. Ils me tirèrent les cartes, m'interrogèrent sous hypnose, me firent léviter (avec trucage), m'initièrent au parler en langues, à l'invocation des esprits, à l'évocation des morts.

Le seul truc qui m'impressionna vraiment fut de me voir servir de support vivant, le corps rigide, ténanisé, tendu entre les dossiers de deux chaises, les pieds prenant appui sur l'un, ma nuque sur l'autre. Je restais à demi éveillé, n'entendais l'assistance parler qu'à travers un filtre de coton, et assistais au spectacle étrange qui se déroulait, sans appréhension ni douleur.

En effet, l'homme qui m'avait mis sous hypnose venait placer sur mon ventre des briques ou des planches qu'il fracassait à coups de masse sans que je réagisse ou éprouvasse une quelconque douleur. Je connus également au cours de ces soirées étranges, Délya une voyante célèbre, et Alalouf, le thaumaturge qui guérissait cinquante personnes à la fois, dont je parlerai dans la revue Science-et-Magie*.

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*On retrouve ces deux personnages hors du commun dans un curieux ouvrage posthume de Jacques Arnal, Mystères et Merveilles, Editions Jean-Michel Grandsire, dont je recommande chaudement la lecture à mes amis.
 

391 - Manolo

Un soir, un type curieux, jovial, tout en rondeurs, me proposa de collaborer avec lui. Il était à la fois artiste peintre, mage et éditeur.

Toujours à la recherche d'un petit boulot pas trop contraignant, j'acceptai. Manolo peignait dans son atelier de Montmartre d'étranges peintures qu'il prétendait "chargées". Ce qui, m'expliqua-t-il signifiait dotées de "pouvoirs".

- De quel pouvoir ? demandais-je naïvement.

- Eh bien de pouvoirs magiques, soit bénéfiques ou au contraire, maléfiques...

Je ne comprenais toujours pas très bien où il voulait en venir.

A trois heures du matin, en sortant de chez Me Garçon, il m'emmena chez lui, dans son atelier de Montmartre. Dès l'entrée, je restai bouche bée. La pièce était immense, avec de grandes verrières ouvrant sur la banlieue nord. Partout, des tableaux, de toute taille, des sculptures, des bibelots, tous plus étranges les uns que les autres. Pour moi, ces œuvres ne ressemblaient à rien de déjà vu. Formes fantastiques, couleurs étonnantes, impression envoûtante. Certaines attiraient, d'autres repoussaient.

Là, je compris d'emblée ce que Manolo voulait dire en parlant d'objets "chargés".

Jamais encore je n'avais ressenti une telle "charge physique" face à une œuvre d'art. Sauf peut-être à l'exposition Füssli à Zurich, où nous avait amené notre professeur d'allemand du collège de Genève.

Une toile, en particulier, me fascinait. J'avais beau me détourner d'elle, jouer les indifférents, regarder ailleurs, mes yeux étaient invariablement attirés par elle.

Pourtant, ce tableau n'avait rien d'exceptionnel ni de très extraordinaire. C'était un paysage du soir, au crépuscule, avec un marécage au premier plan et un ciel d'un rouge très particulier au second plan, au-dessus de la ligne d'horizon. On devinait des oiseaux volant bas et des serpents s'agiter entre les herbes sombres. C'était tout. Mais il se dégageait de cette œuvre une impression d'oppression vite insupportable.

Mon travail au service de Manolo consista à dresser un catalogue des œuvres, selon leur matière, leur taille, leur prix, leur destination, sur une vieille Adler. Je devais également les photographier au Leica, pour les conserver sous forme de diapositives et de tirage papier.

Il régnait chez Manolo un étonnant désordre et, j'avais remarqué que lorsqu'un client se présentait à l'atelier, le mage ne retrouvait jamais l'œuvre qu'il recherchait. Elle avait littéralement disparu. Dix fois j'ai assisté à ce phénomène.

Pour effectuer mon travail, j'avais le gîte et le couvert chez Manolo et il se proposait de m'apprendre le métier. Parfois, il me donnait un peu d'argent de poche ou m'invitait au restaurant. Des restaurants bizarres, au fond d'impasses, dans des banlieuses lointaines, aux cuisines exotiques.

Durant les quelques semaines que je travaillais à ses côtés, j'appris beaucoup de choses tout à fait en dehors de mes domaines de recherche habituels. J'avais l'impression de me trouver dans un autre monde, sur une autre planète.

Ici, ni les choses, ni les mots n'avaient leur sens habituel. Je travaillais vite, car Manolo m'avait promis cent mille francs (mille francs), une somme considérable, si je terminais le travail avant une certaine date.

Le catalogue s'achevait sur l'objet n° 666. Une terre cuite recouverte de laque noire, aux curieuses formes arrondies mais irrégulières, aux arêtes assymétriques, qui avait l'incroyable faculté de rouler en tous les sens même sur une surface parfaitement plane.

Cette boule avait une consistance bizarre, à la fois ferme et molle, sèche et humide, vivante et inerte. On ne se lassait pas de la tripoter.

En achevant la lecture de mon travail mis au net, Manolo susrsauta et me dit, les yeux vifs, en proie à une vive excitation.

- Pourquoi as-tu terminé sur Scrofule, et lui as-tu donné le n° 666 ?

- Tout simplement parce que c'est le dernier objet que j'ai trouvé au fond du dernier tiroir, du dernier meuble à répertorier ?

- Tu connais la signification du chiffre 666 ?

- Les deux tiers de 1000 ?

- C'est le chiffre de la Bête.

Il ne m'en dit pas plus mais le Catalogue fut publié intégralement, à l'identique de ce que j'avais tapé, y compris les quelques coquilles oubliées inhérentes à ce genre de travail.

Quelques années plus tard, j'appris par les journaux la mort étrange de Manolo, décédé au cours d'une séance d'évocation magique à laquelle assistaient des personnalités connues.
 

392 - Consuelo

Consuelo, elle était l'heureuse propriétaire d'une antique et belle péniche ancrée à un quai de l'île Saint-Louis à bord de laquelle elle vivait, recevait fastueusement à chaque trimestre, lorsque Gallimard réglait les droits d'auteur du défunt Antoine.

A l'époque faste, elle disposait de deux marins à son service qui, deux ou trois fois l'an, manœuvraient la belle péniche vers Rouen ou vers la Champagne pour des croisières aventureuses au cours desquelles les échouages n'étaient pas rares.

Consuelo était une femme excentrique aimant la fête, les beaux garçons et le gin fiz. Un jour de dêche, elle fit venir un ferrailleur pour lui vendre la superbe machinerie de cuivre de son navire. A sa place, un décorateur installa une piste de danse décorée par des panneaux de Picabia.

Lorsque, l'été venu, l'envie d'une croisière sur la Seine la reprit, elle s'étonna de ce que le bateau ne puisse se déplacer sans machine pour la propulser.

Qu'à cela ne tienne, elle n'allait pas perdre la face devant ses invités. Elle chargea ses "marins" de faire venir deux remorqueurs qui, en trois jours, conduisirent le bâtiment jusqu'à Rouen. Là, n'étant pas payés, les propriétaires des remorqueurs laissèrent la belle péniche en plan, et tentèrent de la faire saisir par un huissier. Consuelo et ses amis regagnèrent Paris par le train... Je n'ai jamais sû la fin de l'histoire, mais il me semble bien avoir vu dans les années 60, cette belle péniche rénovée, transformée en Musée Grévin flottant ?
 

395 - Garry Davis

Les deux grandes affaires de ce temps étaient l'Affaire Dominici et l'Affaire Garry Davis* (ou Gary Davis). Si l'affaire Dominici passionnait les foules avides de sensationnel, de meurtres sanglants et de mystères criminels, Garry enthousiasmait les plus jeunes.

Cet aviateur américain né en 1921, rayonnant d'enthousiasme et de ferveur, avait déchiré son passeport et s'en était fait imprimer un personnel, à son nom, se déclarant citoyen du monde. Muni de ce seul document, il avait la prétention de parcourir la terre, sans se soucier des barrières frontalières, estimant qu'un des droits naturels de l'homme était de se rendre librement , sans entraves ni tracasseries, dans quelque pays que ce soit.

Les autorités, plutôt embêtées devant la renommée fulgurante et mondiale (on ne disait pas encore médiatisation) de ce gentil petit jeune homme, ne savaient pas trop que faire. En ces temps d'après-guerre, il fallait des visas pour franchir les frontières et les pays communistes comme Lhassa et la Mecque restaient pratiquement inaccessibles...

Renvoyé de pays en pays, avec plus ou moins de ménagements, Garry se retrouva à Genève, en Suisse et s'installa sur la pelouse devant le Palais des Nations, donc sur un domaine appartenant théoriquement à tous les hommes. C'est de là qu'il lança son fameux appel de Genève, bien oublié aujourd'hui. Jacques Favrel m'invita à ne pas rater ce scoop.

Nous voilà en chemin de fer, à bord d'un wagon de troisième classe, qui, fleurait bon le cuir et le désinfectant.

Je l'ai dit déjà maintes fois, si en ce temps-là le voyage en train était plutôt longuet, c'était toujours l'aventure. Les gens discutaient, se racontaient, partageaient volontiers leur pinard et leur poulet. Entre jeunes, on se parlait du regard. On flirtait de la prunelle. Parfois un petit geste plus hardi, plus osé... La conquête nécessitait toute une stratégie.

La nuit c'était plus facile.

Les générations ne vivaient pas séparées. Les jeunes respectaient les personnes âgées et les vieux parlaient aux jeunes sans être rabroués.

Aujourd'hui, le voyage en train est trois fois plus rapide. Les wagons sont climatisés, les banquettes ne récèlent plus ni puces ni morpions... Mais les voyageurs se parlent peu. Chacun reste dans son coin. C'est tout juste si, de temps à autre, un passager ose emprunter ou proposer son journal à son voisin. Les jeunes vivent sous le casque, le cadre tapote sur son portable ou téléphone à l'autre bout du monde. Honte à celui qui se mettrait à picoler à la bouteille, à étaler des victuailles, à sortir son "eustache" pour couper une miche de gros pain, étaler le beurre et tailler des rondelles de saucisson.

On aurait l'air de Martiens...

Jadis, en troisième classe, à l'heure des repas, régnaient la fête, la convivialité et le partage.

Nous arrivons à Genève sous une pluie battante. Quand nous entrons au Palais des Nations, nos duffle-coats dégoulinants, les gardes constatant que nous n'avions ni carte de presse, ni coupe-files, ni laissez-passer officiel nous refoulent. C'est raté. Mais j'ai une idée. Je connaissais bien le parc du Palais des Nations pour y avoir passé jadis la nuit avec une jolie Irlandaise, farouche républicaine, un peu provocatrice.

La nuit venue, nous tentons donc le passage côté Pregny, entre la demi-voûte anti-bruit qui longe la voie ferrée et le grillage de protection de la clôture. Il pleut toujours, à verse. Un temps à ne pas mettre un garde hors de sa guérite. Nous retrouvons sans peine la tente claire de Garry Davis. Le jeune Américain nous accueille comme si nous étions des amis de toujours. Nos bouteilles de vin blanc et nos provisions de bouche sont les bienvenues.

Nous devisons jusqu'au petit jour, refaisant le monde selon nos rêves.

Que de délicieuses conneries avons-nous prononcées cette nuit-là.

Un de nos meilleurs souvenirs, c'est, lorsque vers minuit, nous sommes sortis de la tente et, sous le vent qui soufflait en bourrasque, nous avons lansquiné tous trois, debout, le jet portant loin, en fredonnant tout bas What shall we do with a drunken sailor...

Vers trois heures du matin, Jacques et moi sommes repartis par le même chemin, sans être interceptés, promettant à Garry de revenir avec des munitions de bouche...

J'ai tapé un article enthousiaste sur la vieille Hermès baby de Georges, reproduit en cinquante exemplaires à la Ronéo. Les photos de Garry prises au Rollei, à la lueur d'une bougie, malgré le film le plus rapide de l'époque, n'étaient pas franchement bonnes. Mais soigneusement tirées, agrandies et retouchées par un copain de la Tribune, elles furent publiées par trois publications...

Les jours suivants ce fut le rush, des journalistes du monde entier déferlèrent sur le Palais des Nations et les vigiles ne purent empêcher davantage l'accès de la presse au Parc des Nations.

Du jour au lendemain Garry Davis fut célèbre et ses idées abondamment débattues sur la place publique.
 

397 - Le prince Youssoupov

Parmi les personnages que collectionnait Favrel, l'un des plus mystérieux était le fameux Félix Youssoupoff, prince russe qui, avec la complicité du grand-duc Dimitri Pavlovitch et du député Vladimir Pourichkevitch, assassina en 1916 Gregory Yefimovitch, le staretz paysan de Sibérie, plus connu sous le nom de Raspoutine, éminence grise de la famille impériale.

Réfugié en France, le prince habitait rue Pierre-Guérin à Auteuil avec son épouse Irina, en petit bourgeois bohême, visité par des curieux du monde entier, tel un monument historique. Personnellement, le prince me déçut et me déplut la première fois que je le rencontrai. Bien qu'il ne fût plus du tout de la première jeunesse, et qu'il vécût comme un petit bourgeois et non plus dans le luxe inouï du richissime prince qu'il avait été, je découvris derrière les stigmates de l'âge, une aisance, une jeunesse d'allure ambiguë, un raffinement de manières, une frivolité insolente qui étaient totalement étrangers au paysan suisse que j'étais. Cela dut se sentir dans les articles que j'écrivis après cette entrevue.

En fait, tout ce que j'appris sur Raspoutine de la bouche de personnes qui l'avaient connu, me le rendait plus sympathique que son meurtrier...

Mais Félix Youssoupoff était sans contexte un être hors du commun.

Je retrouverai le prince quelques années plus tard, installé rue de la Ferme à Neuilly et appris à le connaître mieux. Sans doute vous reparlerai-je de lui.
 

399 - Rue Mazarine - Youki et Henri

Youki Desnos-Foujita et Henri Espinouze furent parmi les premières personnes que je rencontrai à Paris. Je me souviens très bien de cette rencontre au coin de la rue Mazarine et de la rue Guénégaud, au bistrot "Les Méchants", ainsi nommé parce que le couple de propriétaires passait sa vie à s'invectiver et à se frapper, avec une extrême jouissance, pour la plus grande joie de leurs clients dont c'était une attraction.

Les sadiques y allaient comme on assiste à un combat de coqs. Youki y venait en voisine, par curiosité elle aimait le vin rouge et les originaux. Elle demeurait rue Mazarine, dans un appartement sombre, vaste et étrange où elle avait vécu des années lumineuses avec le poète Robert Desnos.

Il y avait là Pipo, le seigneur de la maison, un vieux chien sans âge et sans race, affectueux, serein et couvert de puces.

La pièce commune, à la fois séjour, bibliothèque, salon, bureau et salle à manger était pleine de livres de bibelots et de tableaux. La grande bibliothèque vitrée avait une histoire.

C'est là que pendant la guerre, Robert Desnos avait dissimulé la liste des adhérents du CNR, association regroupant les écrivains et artistes résistants.

La plupart vivaient retirés soit à la campagne, soit en zone sud et ce document permettait de les joindre. Quelques jours après que Robert Desnos fut déporté, une escouade allemande formée d'un officier de la Wehrmacht accompagné de quelques gestapistes se présenta pour fouiller l'appartement. Pendant que les jeune vandales de la gestapo se mirent au travail, l'officier resta dans la salle auprès de Youki effondrée. Elle se souvenait avec précision de cet épisode resté gravé dans sa mémoire.

«A un moment donné, l'Allemand se déganta et ayant tiré à lui un des battants de la bibliothèque, choisit un livre sur l'étagère du haut, l'ouvrit et un feuillet s'en échappa. L'officier la ramassa, la déplia, le parcourut du regard tandis que je me liquéfiai.

C'était la fameuse liste d'adresses des membres du CNR entrés dans la clandestinité. L'officier replia la feuille, la replaça dans le livre, remit l'ouvrage en place, referma la bibliothèque à laquelle il s'adossa. Plongeant son regard dans le mien, il me dit Madame, je regrette d'être contraint de participer à cette fouille de la police politique, nous sommes en guerre, mais je reste un officier allemand. Et, prononçant ces paroles, il s'inclina devant moi puis claqua les talons.

Lorque ses sbires revinrent avec quelques babioles, kriss malais, poignards berbères, haches samoyèdes, pistolets de collection, l'officier haussa les épaules et les laissa emmener leurs prises.

Après leur départ, l'appartement semblait mis à sac. Mais les sbires n'avaient pas repéré la cache dissimulée dans le faux plafond entre la salle et la cuisine où, dans un appentis un lit de camp servait aux clandestins de passage et où, dans une valise, il y avait le nécessaire de survie du résistant, armes, nourriture, bouteille de gnôle et vêtements de rechange. »

Au sujet de la fameuse liste, Youki ne savait que faire. Elle savait son téléphone et ses allées et venues surveillés.

Les fidèles, les amis sûrs et efficaces étaient au loin. Comment prévenir immédiatement les hommes du péril. Robert lui avait dit: Tu ne dois communiquer cette liste à personne. A personne, tu entends ?

Désarmée, Youki ne prévint personne et personne ne fut inquiété... L'officier allemand n'avait pas utilisé les informations surprises pour inquiéter les clandestins.

Lorsque nous en vînmes à parler du nazisme, du marxisme, du communisme et de ce que ces idéologies représentaient, ainsi que de l'occupation, Youki me conta l'anecdote suivante.

Lors de sa déportation Robert Desnos se retrouva au camp de Térézin en Tchécoslovaquie. Libéré mais très affaibli, ayant sans le savoir encore contracté le typhus, il fut recueilli par des jeunes tchèques qui adoraient la poésie, connaissaient les poèmes des grands auteurs français par cœur. Josef Stuna traduisit quelques poèmes de Desnos en tchèque et les montra au poète qui se montra très touché. Il garda précieusement sur lui cette feuille de mauvais papier de guerre...

Malgré les soins de ses amis, parmi lesquels Josefa, une infirmière d'un dévouement extraordinaire, Robert Desnos succomba au typhus quelques jours après avoir été libéré du camp. Dès que la nouvelle parvint à Paris, le CNE envoya à Prague Louis Aragon chargé de ramener le corps du poète en France. Les amis tchèques de Desnos lui confièrent la relique. Aragon comprit que c'était le "dernier poème" de Robert Desnos traduit en tchèque et, à l'aide d'un traducteur, l'adapta en français et l'apporta à Youki.

Ce poème émouvant fit le tour du monde. Or Youki savait que l'original avait été écrit en 1926 pour une autre (à la Mystérieuse), et que les hasards de la guerre, de l'incompréhension due à la langue, faisaient pour l'éternité de ce poème bouleversant, le dernier poème de Desnos, dédié à Youki.*

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* A la mystérieuse (1926)

J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie.

LE DERNIER POÈME
(adapté par Aragon)

J'ai rêvé tellement fort de toi,
J'ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu'il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres
D'être cent fois plus ombre que l'ombre
D'être l'ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.

Au début des années cinquante les communistes tenaient encore en France (et dans une partie importante du monde libre) le haut du pavé. Tirant les ficelles ouvertement pour le compte de leurs amis soviétiques, ils avaient noyauté l'État et son administration du haut en bas de la hiérarchie, guettant l'heure de la prise du pouvoir.

A cette époque, il ne faisait pas bon de dire la vérité. Kœstler, Kravchenko et bien d'autres furent les victimes de terrifiantes campagnes de diffamation et d'incroyables procès de sorcellerie, alors que tout ce qu'ils disaient du régime soviétique, du goulag et de ses camps de la mort restait bien en-dessous de la vérité.
 

400 - Raymond de Cardonne

En ce temps-là, au début des années cinquante, le quartier entre la rue de Seine et la rue Mazarine était un village. Youki y avait beaucoup d'amis. Elle aimait les personnages. Elle les cultivait. Parmi ces personnages, il y avait Raymond de Cardonne. Un bel homme, élégant, distingué, fin de race, toujours tiré à quatre épingles il avait du panache. Il aimait les femmes qui le lui rendaient bien. Il en avait déjà ruiné quelques unes, lorsque, entre les deux guerres, une jeune et jolie héritière danoise s'enticha de ses rouflaquettes.

La fille Clausen, comme on l'appelait familièrement dans le quartier, était l'héritière d'un riche collectionneur de peintures. Sa collection, principalement composée de peintres impressionnistes, fauves et surréalistes valait une fortune.

Pas très ardent au travail, Raymond de Cardonne avait incité son épouse à ouvrir une galerie de peinture. (Il proposa la même chose à Youki après la guerre). La boutique une fois ouverte, la Galerie Clausen prospéra jusqu'à la Seconde guerre mondiale avant de péricliter. Par la suite, elle ne proposa en fait à la vente que les toiles de la collection patiemment amassée par M. Père. La fille Clausen se lassa de Raymond et lui abandonnant ses derniers tableaux, retourna au Danemark, vivre dans sa famille.

Raymond de Cardonne pourtant avait du flair, possédait un goût artistique très sûr. La preuve, c'est lui qui le premier donna sa chance à Gérard Sekoto le grand peintre Sud-Africain aujourd'hui célèbre.

cardonne

Mais au travail, à la quête de l'argent, Raymond préférait la fête. Un jour, pressentant les difficultés à venir, il alla consulter Délya, la voyante du Tout-Paris, pour qu'elle lui précise le jour où il mourrait. Dans le secret de son cabinet, la pythonisse lui confia la date et l'heure de son "appareillage" pour un monde meilleur.

Raymond de Cardonne poursuivit alors la fête, jusqu'au bout. Assuré de connaître le jour de sa mort, il ne se priva guère de dilapider le restant de sa fortune. Les pièces maîtresses de la collection Clausen une fois vendues à des revendeurs parfois sans scrupules, les toiles mineures bradées à des requins, ne restaient que des sculptures, des dessins, des bibelots, des bribes de moindre valeur, et le jour fatidique approchait.

Au cours des dernières journées qui lui restaient à vivre selon la prédiction de la voyante, Raymond de Cardonne se montra très généreux. Il distribua des souvenirs à tous ses amis du quartier, éditions originales, dessins, objets rares.

Au jour annoncé de sa mort, Raymond de Cardonne resta couché, avala quelques cachets d'aspirine pour ne pas trop souffrir, et se réveilla quelques heures plus tard ruiné mais bien vivant !

Il survécut un an ou deux, dans une misère décente et joyeuse, entretenu par le quartier Mazarine, logeant dans une remise, mangeant et buvant à l'œil chez les loufiats qu'aux temps de sa splendeur il avait enrichis. Invité et fêté partout ! Grand seigneur jusqu'au bout.
 

401 - Louis-Ferdinand Céline

Ce fut Youki qui me fit lire Céline. L'Helvète mal dégrossi que j'étais refusait avec hauteur de lire "cette littérature de gare". En fait, je confondais Céline avec Delly! Cela en dit long sur les lacunes de ma culture.

La presse de gauche traînait Louis-Ferdinand Céline dans la boue avec une férocité inouïe. Et en ces temps de terrorisme intellectuel, il ne faisait pas bon d'aller à contre-courant. J'en savais quelque chose.

Or, Louis-Ferdinand Céline étant rentré en France de son exil au Danemark, au début des années cinquante. L'Humanité, le Soir, les Lettres Françaises et les dizaines de revues et de gazettes aux ordres, vomirent des horreurs sur cet admirable écrivain. Lorsque l'un de ces détestables folliculaires prétendit que c'était Louis-Ferdinand Céline qui avait fait déporter Desnos, qu'il était responsable de son décès dans un camp de concentration, c'en fut trop pour Youki. Elle me demanda de l'accompagner pour rendre visite à Céline.

A son retour du Danemark, Louis-Ferdinand se terra dans une modeste propriété, route des Gardes à Meudon. Avec son épouse, Lucette Almanzor, ancienne ballerine et désormais professeur de danse classique, ils vivent modestement, attendant que l'orage passe, derrière une clôture surmontée de fil de fer barbelé.

Encouragés et excités par les pontifes du parti, des dizaines de nazillons communistes, accompagnés de quelques nervis professionnels, allaient manifester bruyamment, route des gardes, devant la demeure de Céline. Nous nous sommes rendus à Meudon par le métro et l'autobus, et avons gravi la route des Gardes à pied. Youki, peu habituée à la marche, m'invita à faire halte dans un bistrot à mi-chemin, où elle éclusa un pichet de vin rouge.

Les bistrots en ce temps-là remplaçaient avantageusement les bureaux d'information touristiques d'aujourd'hui. Un loufiat était à la fois indic, confesseur et agent de renseignement, dans tous les sens du terme. Celui de la route des gardes nous dit seulement, sans trop se mouiller, que "ce que les cocos font subir à ce grand homme, médecin des pauvres et le plus serviable des hommes, était profondément dégueulasse".

Arrivés devant la demeure de l'écrivain, situé en retrait de la route, à qui je le répète, nous rendions visite sans l'avoir prévenu par courrier ou pneumatique, nous nous heurtons à un grillage surmonté de fil de fer barbelé, peint en bleu clair agressif. Derrière cette enceinte, de grands chiens, véritables molosses, gambadaient dans un jardin, en aboyant férocement, afin de nous dissuader d'entrer. Voyant que l'excitation des chiens n'attirait âme qui vive, sur un signe de Youki, je tire sur la manette commandant à distance par un fil de fer galvanisé, une cloche située sous l'auvent du pavillon.

Cette manœuvre excite les chiens au plus haut point si bien que nous pouvions craindre que l'un d'eux ne bondisse par-dessus la barrière.

Comme notre expédition avait duré au moins deux heures, Youki me suggéra d'insister. Je tirai encore sur la poignée, avec plus de vigueur peut-être, si bien que la porte de la maison s'ouvrit, livrant passage à un Céline renfrogné, en pantalon de velours et pullover chiné, une écharpe de laine autour du cou.

Il avança vers le portail, au milieu de ses chiens aboyants et bondissants, sans esquisser le moindre geste pour les calmer. Malgré sa tenue négligée, Céline avait grande allure. Un regard droit, lumineux, éclairait un visage mal rasé. Un corps svelte, sans un atome de graisse superflue.

Nous examinant à travers les rangs de barbelés de la barrière, il nous demanda ce que nous voulions. Youki se présenta. Au nom de Desnos, Céline tressaillit et faillit rebrousser chemin. Lorsque la veuve du poète lui dit :

- Je viens simplement vous demander pardon pour Robert, je sais que ce n'est pas à cause de vous qu'il a été déporté... L'homme fixa Youki avec intensité et je vis, l'espace d'une seconde, se dessiner sur son visage fermé une onde de détente tandis que ses mâchoires serrées se relâchèrent. Ce fut bref.

Pendant plus d'une heure Youki et Céline s'entretinrent de part et d'autre de la clôture sans qu'à aucun moment l'écrivain lui proposât d'entrer. Lucette Almanzor apparut un instant sur le seuil du pavillon, nous observa avant de retourner à ses occupations.

Je ne me souviens plus très bien de la conversation entre la veuve du poète et l'écrivain. Mais, ce qui me frappa, c'était le besoin pressant de Youki visible à sa danse alternée sur ses deux jambes.

- Nous allons rater l'autobus... dis-je à un moment donné car, au fond, leur entretien me rasait. Je n'en retins d'alleurs pas grand chose car ils parlaient de personnes et d'événements dont j'ignorais tout. Avant de quitter Céline, Youki lui demanda:

- Que puis-je faire pour vous ? Avez-vous besoin de quelque chose ?

- Eh bien, dit Céline, ce qui me ferait le plus grand plaisir c'est de retrouver un exemplaire du disque où Arletty enregistra quelques passages du Voyage au bout de la nuit.

Nous prenons congé de l'écrivain, sans avoir pu lui serrer la main. La grille était trop haute... et les fils de fer barbelés dissuasifs.

Au bord du chemin allant de la propriété de Céline à la route, Youki se soulage de son besoin pressant et nous redescendons à pied vers Meudon. Nouvel arrêt au bistrot à mi-côte. En nous servant deux ballons de rouge, le loufiat nous demande:

- Alors comment il va l'ami Louis ?

Youki rentre rue Mazarine fourbue. Elle raconte notre expédition à Espinouze.

Dès le lendemain, je me mets en chasse chez les soldeurs et les brocanteurs pour retrouver le disque d'Arletty.

C'est au Puces de Saint-Ouen que j'en retrouve un exemplaire recouvert de poussière que j'achète pour vingt francs (anciens). Je demande au vendeur s'il en a d'autres. Il me dit qu'il y en a tout un lot chez Corbeau. Corbeau a son dépôt dans un box, à deux pas.

Là, j'ai la surprise de tomber sur un tas du disque recherché, empilé, (plus de cinq cents exemplaires) que le soldeur me propose à deux mille francs le lot entier.

Comme je n'ai pas la somme sur moi, je lui verse un acompte et lui dis que je reviendrais dans l'après-midi payer le reste et embarquer le tout.

L'ami Bonsignore, qui dispose d'une antique Lancia d'avant-guerre, accepte de m'aider à transporter le lot. Rue Mazarine, nous déchargeons quelques exemplaires de l'enregistrement et, arrachant Youki à sa sieste, nous voilà en route, pour Meudon, toujours sans prévenir l'écrivain.

Georges, grand blessé de guerre ne m'aide pas à décharger sa voiture. Il doit aller relever ses "compteurs" à Pigalle.

Céline, en découvrant devant son portail le tas de disques que nous venions lui apporter, s'empresse de nous ouvrir. Pendant que Youki et Louis-Ferdinand bavardent dans le salon, je transporte les disques vers la maison à bord d'une brouette.

Les chiens me suivent en grognant, prêts à me dévorer.

Quand j'ai terminé le transport, Youki me remet un billet et me demande d'aller lui chercher quelques bouteilles de rouge chez le loufiat, car la cave de Céline est vide. Il semble qu'il ne boive pas d'alcool.

Quand je reviens, avec les flacons, Céline me dévisage curieusement.

Youki avait du lui parler de moi.

- Il paraît que vous êtes Suisse ?

- Oui !

- Alors, si vous voulez pas devenir crétin, faites attention à votre goître. Beaucoup de Suisses des hautes vallées alpines sont idiots, débiles, tarés parce qu'ils consomment du sel gemme. Ils manquent d'iode. Bouffez des huîtres, jeune homme, faites la cuisine à l'eau de mer, gavez-vous d'algues et vous éviterez peut-être le crétinisme.

Il nous fit entendre la voix d'Arletty sur un vieux tourne-disque et, pour la première fois, je vis Céline ému.

Je ne le revis qu'une fois, en compagnie d'Arletty, que Georges et moi allâmes chercher chez elle pour la conduire route des Gardes. Nous ne restons pas longtemps, car Georges doit comme d'habitude aller surveiller ses tapins.
 

402 - Henry Espinouze


Henri Espinouze et sa compagne Youki Desnos-Foujita je l'ai dit, furent parmi les premières personnes que je rencontrai à Paris.

Cette rencontre eut lieu au bistrot "Les Méchants", situé au coin de la rue Mazarine et de la rue Guénégaud. On le surnommait ainsi parce que le couple de loufiats passait sa vie à s'invectiver et à se frapper, prenant un extrême plaisir à leurs scènes de ménage. La jouissance indicible qu'ils exprimaient, le mari à porter les coups et la femme à les recevoir, dans un climat d'une violence extrême, représentait une attraction pour leurs clients. Aussi, loin de les séparer ou de les calmer, les piliers de zinc les excitaient au mieux pour la plus grande joie des badauds.

Les voyeurs, un peu sadiques allaient aux Méchants comme on assiste à un combat de coqs. Youki et Henry y venaient en voisins: ils aimaient la peinture, le vin rouge et les originaux.

C'est donc là que j'avais fait leur connaissance, un soir de 1950, en présence des deux Jacques : Arnal et Yonnet. Youki et Henry demeuraient à deux pas, rue Mazarine, dans un vaste et étrange appartement sombre et merveilleux, où Youki avait vécu des années lumineuses auprès du poète Robert Desnos.

Autres résidents, Pipo, le seigneur de la maison, vieux chien sans âge et sans race, affectueux, serein, couvert de puces et Bouffi, un chat énorme et majestueux.
 

Le bureau-atelier de Desnos

Henry vivait dans le vaste bureau-atelier à mezzanine de Robert Desnos donnant sur la rue Mazarine. La pièce, comme tout l'appartement d'ailleurs, conservait avec précaution un demi siècle de poussière. Elle était tapissée de bibliothèques croulant sous les livres et de dossiers à sangles. Partout des tableaux, des dessins, des sculptures, des bibelots entassés sans ordre ni précaution.

Originaire de Belvès, (Dordogne) Espinouze était le fils d'un ophtalmologiste de Perpignan. Le docteur Espinouze, jadis riche et célèbre, se ruina pour l'un de ses deux fils qu'il entretint aussi longtemps qu'il le put.

J'ai eu le bonheur de rencontrer le Dr Espinouze retiré à l'hospice de Belvès où il vivait avec son épouse une fin de vie d'une extrême modestie. J'en garde un souvenir ému. On eût dit Philémon et Baucis, deux êtres tendres, frêles, fragiles, diaphanes. Ils avaient conservé la bonté, l'humour et la courtoisie de leurs années fastes et cultivaient l'à-propos jusque dans ces jours de redoutable et triste vieillesse.

Henry, né en 1915 si je ne m'abuse, avait passé une enfance heureuse et choyée à Perpignan. Il n'avait pas fait de longues études mais par ses fréquentations et ses lectures, il avait acquis une vaste culture, très originale.

Désarmé face à la vie, iI ne savait que dessiner, peindre et écrire. Ami de Dali, de Charles Trénet, de Louis Amade, de Tanguy et d'autres artistes plus ou moins célèbres, il fréquentait Pablo Cazals, le sculpteur Brancusi et André Héléna. Parmi les fidèles du couple : Roland Massot dont je reparlerai sans doute.

Les œuvres de Nietzsche figuraient parmi ses livres de chevet. C'est Henry qui m'initia à l'œuvre du poète-philosophe de Sils-Maria (c'est ainsi qu'il l'appelait), à Hölderlin et à Rainer-Maria Rilke. Il me fit cadeau de "La Volonté de Puissance", en deux volumes, illustré par ses soins.
 

Il flirte avec le Surréalisme

Espinouze avait eu le bonheur et le privilège de peindre durant quelques mois auprès de Salvador Dali, époque où, flirtant avec le Surréalisme, il peignit quelques toiles majeures dont le fantastique "Viaduc à l'édredon" que mon ami Aldo Lopez racheta à l'hôtel Drouot, tableau échoué là, après une étrange aventure. Espinouze eut la chance d'échapper à la guerre.

Pour lui, cette période tragique se passa en Corse, à jouer aux cartes, à courir les filles, à éviter d'être transféré dans une unité combattante...

A la Libération, il vivota à Paris, proposant aux innombrables galeries qui éclosaient un peu partout, des toiles magnifiques dont personne ne voulait.

L'époque était cruelle pour les peintres restés libres, n'acceptant pas de se soumettre aux ukases de la dictature culturelle qui s'instaurait dans tous les domaines. De somptueuses peintures sous les bras, il connut toutes les avanies et les rebuffades qu'un peintre rebelle pouvait connaître.

Un jour, un riche esthète américain fut séduit par la peinture d'Henry et lui offrit une chance. Il acheta une vingtaine de ses tableaux, - en fait toute la série des Empereurs romains, - qu'il exposa au Franc Pinot, un café-caveau de l'Ile Saint-Louis qu'il avait acquis pour régaler ses amis et servir d'écrin à sa collection. Des années plus tard, je ferai la connaissance de Tania Finkelstein, une amie de Michel Trécourt, propriétaire d'une partie des murs de cet établissement, mais je n'y retrouverai aucun tableau d'Henry.

La presse fut convoquée, le Tout-Paris défila au Franc Pinot qui devint pour quelques mois un haut-lieu à la mode, où les snobs devaient absolument se montrer pour exister. Quelques plumes hardies hélas sans influence vantèrent les mérites du jeune génie mais aucun marchand de tableaux sérieux ne voulant risquer les foudres de la mafia intellectuelle, ne se présenta pour le lancer. Espinouze avait le tort de ne pas suivre la mode, de peindre sans esbroufe, de maîtriser l'harmonie et le dessin!

L'engouement du mécène ne dura hélas qu'un temps. Henry retourna à la bohême impécunieuse qu'il avait quittée le temps d'un feu d'artifices.

Pessimiste mais beau garçon, il passait d'une fille à l'autre, jusqu'à ce qu'il rencontre Youki. Youki avait été l'épouse de Foujita puis la compagne du poète surréaliste Robert Desnos. Née en 1902, Youki avait 43 ans en 1945. Belle femme élégante, reçue par le Tout-Paris à la mode, Youki apporta à Henry le gîte et le couvert. Elle lui offrit l'aile protectrice d'une mère poule. Peut-être l'étouffa-t-elle ? Pour le comprendre, il faut lire ses Confidences, un livre passionnant sur cette époque curieuse.

Youki fumait quatre paquets de cigarettes par jour et buvait quatre litres de vin rouge en lisant, devisant, caressant Pipo son chien ou son chat.

Elle connaissait beaucoup de monde. Tenait salon chez elle, un salon bohême, ouvert à tout le monde. Youki et Henri survivaient de la vente des collections de livres et de peinture accumulés par Foujita et Robert Desnos.

Henry Espinouze fut sans conteste l'un des personnages les plus intelligents, les plus talentueux, les plus attachants que j'aie connus.

Il m'a beaucoup appris, je lui ai même beaucoup pris. Il écrivait superbement, dessinait comme un dieu et peignait admirablement, avec une déconcertante facilité, comme on respire. Bien que peu connue, son œuvre restera sans conteste l'une des plus importantes du vingtième siècle.

Il buvait beaucoup, accompagnant Youki dans ses libations quotidiennes, mais tenait moins bien l'alcool qu'elle. Henry était une encyclopédie vivante. Il possédait un goût très sûr.

Collectionneur de lieux, de personnages, comme je le suis devenu moi-même, il n'acquérait pas les objets, ni même des peintures, des sculptures ou des œuvres d'art en général. Il collectionnait les êtres et les situations.

Je me souviens d'une expédition-flânerie en sa compagnie dans la rue Falguière où curieusement il demeurera plus tard avec Youki.

Le quartier était en friche, peuplé de petites gens, mais gardait cette beauté surannée que l'on retrouve dans les photos de Doisneau.

A un moment donné, il me fit entrer dans une cour entourée de bâtiments de bois, encombrée de monceaux de pavés, de blocs de pierre. C'était un entrepôt servant jadis d'atelier et de réserve aux tailleurs de pierres piémontais de la Ville de Paris.

Ces saisonniers, renommés pour leur savoir-faire et leur frugalité, vivaient sur place, sans confort, travaillant jusqu'à quinze heures par jour. L'endroit était désert, seuls quelques chats et les chiens errants du voisinage s'y donnaient rendez-vous. Je me demandais pourquoi Henry m'emmenait là. Je ne voyais rien ici que de très banal.

Devant un amoncellement de pavés, il se pencha et, manipulant quelques cailloux, il en fit, en quelques instants, une magnifique sculpture...

Un peu plus loin, il me dit:

«Je vais te montrer un trésor, tu n'en parleras à personne, c'est trop beau, tu vas voir...» Au fond de la cour, derrière un bâtiment réservé jadis à la taille, apparut un bizarre édifice de plusieurs mètres de haut, fait de barres de granite, longues de plusieurs dizaines de centimètres, voire de plus d'un mètre.

Il y en avait des centaines, pesant très lourd. Me précédant avec assurance entre ces murailles, il me conduisit à travers une sorte de labyrinthe, au cœur du dédale pétrifié.

Là, dans un endroit ressemblant à une décharge, il souleva quelques vieilles bâches pourrissantes, retira quelques épaisseurs de branchages et de feuilles mortes avant de me dévoiler, gisant dans la poussière, quelques sculptures étranges et magnifiques.

Des têtes de femme, à peine ébauchées, aux visages splendides, au bout de longs cous émergeant de la pierre brute.

Vers 1910, le divin Modigliani avait travaillé là avec les carriers, ses compatriotes, sculptant ces merveilles dans les blocs servant à border les édifices officiels ou les trottoirs parisiens.

Plus tard, dans les années 50, un autre sculpteur, sans aucun talent mais dévoré d'ambition, viendra puiser ici, les mêmes bordures de trottoir, qu'il disposera savamment en quinquonce. Il trouvera quelques critiques complaisants, faisant la pluie et le beau temps dans les gazettes, pour baptiser "œuvres d'art", ces désordres.

Il est vrai, je le conterai peut-être un jour, que ce fut Gigi, le sublime sculpteur de Bergiola Maggiore, qui dégrossit les blocs de marbre qu'Arman était incapable de travailler, ébauches que ce nabot de l'art moderne eut l'impudeur d'exposer telles qu'elles!

Non loin de là, un café sympathique et crasseux offrait aux miséreux du quartier, aux rapins faméliques, aux clochards, aux filles à quatre sous le refuge d'une intimité débordant de chaleur humaine.
 

Le père Jules

Le patron, le père Jules, un Auvergnat bon comme le bon pain, au visage en bois d'olivier taillé à coup de serpe, ne savait refuser un bol de soupe, un verre de vin, un plat mijoté à "ses artisses" au grand dam de son épouse bougonnante et un peu pingre, qui traitait les rapins de feignants, mais réservait sa tendresse aux filles perdues, aux traînées dont elle adoucissait la détresse.

Le père Jules et Solange exploitaient ce "débit de boissons, bois et charbon" depuis l'après-guerre de 14/18. Le fonds de commerce avait appartenu au père de Jules, venu à pied de St Flour à la fin du XIXe siècle, travailler à Paris.

C'était l'époque heureuse des natures solides, des constitutions robustes, des volontés fortes. C'est grâce à son opiniâtreté, à son travail acharné que Mathieu, le père de Jules, put s'installer cafetier, après avoir durant quinze ans porté sur son dos des tonnes de bois et de charbon dans des immeubles sans ascenseur, monté des seaux d'eau chaude aux petits bourgeois du quartier. Jules, fils de Mathieu, avait la passion des "artisses". Il eût aimé lui aussi peindre d'après nature, dessiner les "jolies filles", croquer sur le vif les scènes picaresques qu'il observait de son comptoir.

Chez Jules, les rapins mangeaient soit "à croume" soit "à la croûte". (A crédit ou contre un dessin ou un tableau). Il était leur providence.

Dans sa réserve de bois et de charbon, jusque dans sa cave, s'entassaient les innombrables toiles de ses obligés, sans discrimination.

A la fin des années quarante, il en possédait des centaines.
 

Un bar louche

Après la mort de Jules, Solange maintint son commerce à flots, cahin, caha. Elle s'acoquina avec Angelo, un Corse flemmard comme une couleuvre et méchant comme une teigne.

Une fois installé dans les murs du café, il en chassa les rapins et les clodos, sélectionna parmi les tapineuses les plus fraîches ou les plus aptes à devenir des "gagneuses".

Le bistrot de Falguière devint un établissement louche, un bar à redresse, un mauvais lieu où les mauvais garçons venaient se restaurer et parler de leurs affaires, avant de siroter des alcools fins en tapant le carton. Le "rade" devint plus misérable encore qu'avant, du temps où Jules veillait au grain.

Bistrot sans confort, la crasse et la poussière s'y accumulaient depuis cent ans. Les WC ouverts à tous vents, étaient un simple coffre de bois à deux trous placé au-dessus d'une fosse rarement vidangée. Des sortes de cagibis à clair-voie, sorte de clapiers où le grand père élevait des lapins et des poules, servaient de réduits de passe. Seul luxe, un broc d'eau en fer émaillé et une serviette que la souillon de service changeait une fois par jour. Les filles les moins attrayantes y taillaient des pipes, à la chaîne et à genoux, sans la moindre hygiène.
 

La grosse Bertha

Il y avait parmi elles une grosse fille joviale et généreuse qui chantait à merveille les rengaines anciennes : Bertha. C'était un cas. Elle exerçait son sacerdoce de suceuse émérite sans le moindre dégoût. Très recherchée par certains vicieux délicats et comme modèle par quelques peintres, Bertha qui n'avait plus de dents, vivait de foutre et de vin rouge. Les Arabes et les Chinois l'adoraient. Il y en avait qui lui confiaient leurs bijoux de famille à toiletter plusieurs fois la semaine. Bertha avalait tout. Plus il y en avait, plus elle était contente.

Plus son client était "culotté", sentait l'homme, plus elle aimait.

Henry qui me racontait son histoire connue de tout le quartier, affirmait que certains vicelards de la haute, venaient s'encanailler ici, certain jour de la semaine, proposant leurs vits à la toilette de Berthe et leurs fesses à ses "feuilles de rose". Avec le règne de Solange et de son Corse, les "artisses" chers à Jules furent bien oubliés.
 

Un chineur érotomane

Les centaines de toiles aussi. Jusqu'au jour où, après la guerre, un chineur venu confier son zob à la bouche de Bertha s'égara dans l'ancienne réserve du père Jules et y découvrit la caverne d'Ali-Baba.

Il proposa à Solange de la débarrasser de ce fourbi ce qui lui permettrait d'installer une chambre de passe plus confortable pour ses éminentes pratiques. Elle y consentit après avoir demandé l'avis au Corse qui haussa les épaules en signe d'acquiescement. Le chineur érotomane alla louer un tombereau à la halle aux chevaux et emporta la collection de Jules en une vingtaine de charretées, tant il y avait de "fourbi" dans la cave et les réserves.

Il trouva même, enfouies sous les croûtes, dans le sable de la cave, quelques bouteilles de vin de Montmartre, de Montparnasse, de la Montagne Ste Geneviève datant du XIXe siècle, rarissimes reliques des vignobles parisiens, très recherchées par les œnophiles.
 

La branleuse du Boulevard

Au cours de nos promenades, Henry m'invita à boire un café à la terrasse du Sélect, face à un banc du boulevard Monparnasse situé entre la Coupole et la Rotonde.

Il me désigna du menton une femme sans âge, bien en chair, mais avenante. Vêtue d'un costume breton typique, elle arborait sur sa tête une coquette coiffe bigoudène.

Elle portait un large panier d'osier, de ceux utilisés par les livreuses de baguettes, qui débordait de part et d'autre de ses genoux sur les cuisses de deux hommes assis auprès d'elle.

En observant bien la scène, on voyait ses mains disparaître sous un châle de dentelles recouvrant négligemment le vaste panier. L'on discernait bientôt un discret mouvement de va et vient de son bras, tandis que le visage rayonnant de la Bretonne semblait sourire aux anges.

En bon Suisse un peu lent à la comprenette, je mis quelque temps à réaliser ce qui se passait là-bas, de l'autre côté du boulevard.

En fait, comme me l'expliqua Henry, Soizick main-de-velours branlait ses pratiques dans son panier avec la même virtuosité que Bertha suçait les siennes. Souvent, par la suite, j'épatai des amis en les conduisant sur le banc se faire polir le chinois en écoutant Soizick raconter dans son savoureux accent, des contes cochons à transformer un dolmen en menhir.

Henry m'apprit à voir les choses plutôt que de me contenter de les regarder.

C'était un être exquis, d'une finesse hors du commun, d'une sensibilité à fleur de peau. Son intelligence, son génie artistique et ses immenses connaissances faisaient de cet être désarmé face aux problèmes économiques, au destin "saturnien", un homme bafoué.

Rien de ce qu'il entreprenait ne réussissait, sauf de peindre. Il vendait très peu de tableaux. Seuls Raymond de Cardonne, Mme Cantamain et plus tard mon ami Pauc, réussirent à intéresser quelques amateurs à sa peinture originale, très en avance sur un temps où l'art moderne tape-à-l'œil, l'art abstrait le plus vil, régnaient en maîtres. Curieusement, au cours de ces années d'après guerre où le terrorisme intellectuel bolchévique le plus stupide imposait sa chape de plomb sur l'université et sur le monde scientifique, l'art restait l'une des seules soupapes possibles pour les artistes sévèrement embrigadés et opprimés dans la patrie du socialisme. En Occident, le domaine de l'art restait un espace de liberté à peu près total, où les expériences les plus folles trouvaient des appuis et des "souteneurs".

Si, dans le monde communiste règnait un sinistre conformisme intellectuel, où les artistes originaux étaient brimés, chez nous, en France particulièrement, l'art moderne explosait, imposant un terrorisme à rebours aux artistes fidèles à l'art traditionnel, à la forme, au sujet... Il existait alors des dizaines de revues, de journaux consacrés à l'art. Chaque chapelle littéraire disposait de gazettes dans lesquelles les opinions les plus farfelues et les plus contradictoires se donnaient libre cours.

La société cultivée, intellectuelle vivait en pleine confusion mentale. Les syllogismes les plus stupides et les plus vils régissaient la pensée de ce temps foisonnant d'idées contradictoires. Exemple:

"La liberté est un droit fondamental de l'homme. Le communisme a apporté la liberté au monde. Donc, l'URSS pays du communisme, peut et doit imposer sa doctrine, ses lois au monde libre pour lui rendre la liberté".
 

403 - Youki et Marc biographes

Youki et Henri ne s'en sortaient plus très bien financièrement. Certes, ils avaient mené grand train durant leurs années fastes. Mais les plus beaux tableaux de la collection de Foujita et de Desnos avaient été bradés, les manuscrits les plus précieux dispersés, restaient des œuvres mineures de plus en plus difficiles à négocier à un bon prix. La peinture d'Henry ne se vendait pratiquement pas.

Moi j'étais également dans la mouise. Sans domicile fixe, vivant chez les amis et sur les subsides alloués généreusement mais parcimonieusement par mon père Benz qui n'était point riche.

Ce fut quelque temps après notre visite chez Céline à Meudon qu'une idée lumineuse me vint. Evidemment, toutes les idées sont lumineuses, et des idées il m'en vient chaque matin une bonne demi-douzaine dont je n'ai jamais réalisé la queue d'une.

Cette idée consistait à faire équipe avec Youki, pour pondre de courtes biographies, croquées sur le vif, de quelques artistes célèbres que nous aimions et qu'elle avait connus.

En proposant cela, j'avais une autre idée derrière la tête, pas lumineuse, simplement pratique. Youki connaissant beaucoup de monde, elle pouvait être reçue partout. Je l'accompagnerais. N'étais-je pas son Marco-Polo?
 

Dora Maar

Nous voilà en route, chez Dora Maar, d'abord, sa voisine, qui demeurait 6, rue de Savoie tout près de l'atelier de son ancien amant, Pablo Picasso, rue des Grands-Augustins.

Entre mille "confidences" recueillies ce jour-là de la bouche même de Dora, il y eut celle concernant Guernica, le tableau emblématique de Picasso présenté aujourd'hui en Espagne comme son chef-d'œuvre. Selon Dora l'ouvrage présenté à l'amiration universelle serait un faux. La toile originale travaillée à la détrempe et non à l'huile, aurait été entièrement repeinte par Vidal, car dès sa première exposition elle tombait déjà en poussière. Puis, elle aurait été bidouillée, contrefaite, restaurée par des conservateurs américains peu scrupuleux.

Dora Maar nous apporta la preuve de cette falsification en nous montrant les photos originales qu'elle avait faites, 7, rue des Grands Augustins, dans l'atelier même du peintre, lors de sa création.

J'ai retrouvé récemment, sous la plume d'Alicia Ortiz, biographe de Dora Maar, une confirmation de ce fait.

(Lire : Alicia Ortiz : Dora Maar, prisonnière du regard, Grasset)
 

Marie-Laure de Noailles

En compagnie de Youki, je fis bien d'autres expéditions dans le Tout-Paris des has been, notamment chez Marie-Laure de Noailles, qui nous reçut délicieusement dans son hôtel particulier époustouflant. Elle encouragea notre projet et s'engagea à nous ouvrir toutes les portes.

Parmi les personnages auxquels je tenais avant tout à rendre hommage, il y avait Apollinaire et Montherlant. Si Apollinaire était mort depuis longtemps, Montherlant, lui, était encore bien vivant.
 

Apollinaire

Marie-Laure nous aiguilla vers Louise Faure-Favier, une femme délicieuse demeurant l'Ile St-Louis, qui avait bien connu Guillaume et avait été sa confidente.

Sa vaste demeure ouvrant de partout sur la Seine (elle habitait un veil immeuble à la pointe de l'Ile) croulait sous les souvenirs des amis qu'elle avait eus. Lettres, dessins, bibelots, portraits, c'était une mine extraordinaire. Durant l'après-midi faste que nous passâmes dans cette caverne d'Ali-Baba, la charmante Louise nous raconta comment tous ces trésors étaient venus s'entasser chez elle.

Tout simplement, parce que sa vaste demeure avait servi de garde-meubles à ces "jeunes fous" talentueux, désargentés et un peu amoureux d'elle. Toujours sans le sou, ils déménageaient beaucoup, le plus souvent à la cloche de bois et venaient lui confier en garde-meuble ou pour la récompenser des les avoir aidés, leurs pauvres richesses : photos, tableaux, manuscrits, livres rares, bibelots dont certains deviendront des trésors inestimables.

Au cours de ce délicieux après-midi, Louise nous parla avec émotion et délicatesse de Guillaume, de Blaise et de quelques autres.

Ce fut elle qui donna à Youki le téléphone de Cendrars.
 

Blaise Cendrars

Blaise Cendrars dont je venais de lire "Une nuit dans la forêt" et dont je savais les "Pâques à New-York" par cœur, demeurait rue Jean Dolent à côté de la prison de la Santé au premier étage d'un hôtel particulier dont un de ses admirateurs lui laissait l'entière jouissance.

Blaise Cendrars n'a jamais été riche si ce n'est d'imagination et de talent.

En gravissant le magnifique escalier de chêne qui conduisait à l'appartement du poète, Youki me désigna de grandes toiles inachevées, reproduisant toutes le même sujet: une jeune fille romantique se balançant nonchalamment dans un écrin de verdure.

Blaise nous reçut avec gentillesse et, apprenant que j'étais suisse allemand, me parla en "schwitzerdütsch". Cendrars, pour l'état-civil, s'appelait Frédéric Sauser-Hall, et sa commune d'origine était Sigriswil, dans l'Oberland bernois.

A propos des grands tableaux de l'entrée, il nous conta leur étrange histoire, en l'embellissant peut-être un peu. Auguste Renoir, jeune élève à l'atelier de Gleyre, fréquentait vers 1860/70 l'hôtel particulier où nous nous trouvions. Très amoureux de la jeune fille de la maison, il la prit pour modèle, et ne se lassa pas de la peindre sur le vif dans le jardin de la propriété, sur cette balançoire qui s'y trouvait encore cent ans plus tard!

Les parents de la demoiselle ayant surpris les amoureux en train de se bécoter, chassèrent le jeune peintre qui fila sans demander son reste, abandonnant sur place palette, tubes de couleurs et pinceaux ainsi que plusieurs de ses toiles faisant partie de la série des "Demoiselle à l'escarpolette".

Les hôtes du poète, descendants directs de la famille de la jeune fille, héritèrent ces chefs d'œuvre toujours en place qu'Auguste Renoir devenu riche et célèbre n'osa jamais réclamer... Blaise, comme tout suisse qui se respecte, aimait le vin blanc et il avait une prédilection pour le Chablis dont ses amis le pourvoyaient abondamment.

S'ils vivaient à l'aise, dans ce bel appartement, Cendrars et Raimone ne roulaient pas sur l'or. Blaise le poète inoubliable du Transsibérien et des Pâques à New-York, vivait de sa plume et, pour subsister, il écrivait une série de romans autobiographiques dont les modestes droits d'auteur lui permettaient de survivre.

Or, ces romans "alimentaires", se révélèrent des chefs d'œuvre qui, tels "Bourlinguer", marquèrent fortement notre génération de jeunes bohèmes.

Comme je l'ai dit, Youki et moi souhaitions inclure une vie de Blaise Cendrars dans la série de courtes biographies dont nous envisagions la rédaction et la publication.

Mais, lorsque je parlai de ce projet à son ami T'serstevens, il me dissuada de donner corps à cette entreprise:

- Laisse tomber! Blaise est un poète. La vie de Blaise, telle qu'il la raconte, est un rêve de poète. Sa vie véritable est beaucoup plus prosaïque. Une biographie véridique de Blaise serait une ineptie. Abandonne ce travail de démolition aux tristes pinailleurs, aux agrégés nécrophages du futur qui tels des hyènes ou des vautours s'acharnent sur les génies pour les dépecer...

Je suivis le conseil de T'serstevens bien que Youki et moi ayions recueilli de la bouche même de Blaise quelques savoureuses anecdotes inédites tirées de sa vie.

Comme j'aimais beaucoup Rainer Maria Rilke, Blaise nous confia que lors de la déclaration de guerre de 14, il avait immédiatement et spontanément décidé de s'engager dans l'armée française. Mais en tant qu'étranger, seule la Légion étrangère lui était ouverte et, c'est ainsi, qu'il se retrouva un soir sur le quai de la Gare de Lyon, attendant un train en partance pour Marseille.

A la gare, il rencontra Rilke qu'il connaissait et dont il appréciait l'œuvre.

- Chic, se dit-il, Rainer Maria a eu la même idée que moi! Il va s'engager dans la Légion.

Cendrars avait 26 ans, Rilke 38, tous deux aimaient la France. L'Autrichien avait été le secrétaire de Rodin et avait écrit de nombreux poèmes en français.

Mais Blaise se trompait. Rilke ne se trouvait pas sur le quai de la Gare de Lyon pour gagner Marseille et le bureau de recrutement de la Légion étrangère. Il attendait un train mais pour se réfugier en Suisse, afin de poursuivre son œuvre au chaud et à l'abri de l'orage meurtrier qui allait s'abattre sur l'Europe.

Outré par cette "désertion", rendu furieux de ce lâche abandon de leur patrie d'adoption, la France, au moment où elle avait besoin d'hommes courageux, Blaise gifla Rilke...

- Eh bien, Youki, crois-moi, c'est là, sur ce quai de la Gare de Lyon, que j'ai véritablement perdu mon bras, car si on ne doit pas gifler une femme, on ne gifle jamais un poète!
 

Montherlant

Ce fut à Genève, que mon ami Claude (voir Un balcon sur l'Arve), me fit lire Montherlant. Je me rappelais l'impression gigantesque qu'avait laissé cet auteur aux étudiants de la Société des Belles Lettres à qui l'auteur avait confié la création de "La Ville dont le prince est un enfant" pendant la guerre. Je connaissais bien Gilles dont l'auteur était tombé éperdument amoureux et dont il eût aimé faire la vedette de la pièce. Mais il y eut des oppositions, des empêchements, dont le souvenir s'est perdu et cela vaut mieux pour cette belle et émouvante création.

A Paris, je n'eus de cesse de rencontrer Montherlant qui était pour moi un Dieu. Youki ne le connaissait pas personnellement, Henry non plus. Un de leurs jeunes amis, Daniel Dreuil poète, bouquiniste pour survivre et pédéraste quasi professionnel, affirmait le connaître bien. Mais je n'aimais pas Daniel, je redoutais Daniel. Ses sourires mielleux et jaloux, ses avances indiscrètes, ses idées vulgaires me hérissaient. Et rencontrer Montherlant grâce à Daniel m'eût été insupportable.

Donc il me fallut quelques mois pour le rencontrer. Timide à l'excès, je n'osais pas, bien que j'eusse son adresse, lui téléphoner à Littré 78-84, le prier de m'accorder un rendez-vous, ou tout simplement, comme cela se faisait alors, me présenter à son domicile, 25 quai Voltaire, en priant la pipelette de m'annoncer. C'était un quitte ou double. Mais, je n'osais pas.

Comme souvent, je choisis une voie de traverse pour atteindre mon objectif. Je passai des journées à guetter devant sa porte une sortie éventuelle. Il devait bien quitter son domicile de temps à autre, mon cher grand homme!

Lorsque, après trois jours de planque, je vis l'écrivain sortir de chez lui, je fus un peu déçu. J'espérais voir apparaître un dieu, je voyais un homme commun, un peu chauve, un peu terne, sans aura particulière. Il jeta un regard inquiet autour de lui avant de filer vers l'angle de la rue, de traverser le quai. Je le suivis, mon Rolleicord en bandoulière. L'appareil était un peu voyant. Mais je n'en avais pas de plus discret. Cet appareil avait un autre inconvénient: chaque film ne permettait que douze photos.

A un moment donné, j'eus une chance folle. Montherlant s'arrêta devant la ravissante copie d'un pâtre grec, au sexe avantageux, sur lequel venait de se poser un pigeon malicieux. L'écrivain contempla la scène. La lumière était bonne. Le pigeon ne bougeait plus. Je me trouvais à bonne distance, le soleil dans le dos.

Déclic. Tour de manivelle. L'image était dans la boîte. Je doublai rapidement la prise de vue.

Montherlant dut entendre le bruit de l'appareil et se retourna furieux tandis que le pigeon s'envolait.

Il s'apprêtait à m'engueuler. Mais mon attitude modeste, mon sourire désarmant, le radoucirent. Il me demanda ce que j'allais faire de cette photo.

- Si elle est bonne, j'en illustrerai l'article enthousiaste que je suis en train d'écrire sur vous, si elle est médiocre, je la garderai en souvenir de ce jour béni où je vous rencontre.

En prononçant cette phrase plate et prétentieuse, je ressentis un douloureux pincement au cœur. Quelle réflexion idiote! Montherlant dut lire mon angoisse sur mon visage.

Il m'invita à prendre place auprès de lui sur un fauteuil de fer, juste après le passage de la chaisière*. Il s'enquit poliment de ma personne, de ce que je faisais, sans perdre des yeux deux jeunes garçons qui se chamaillaient non loin de nous avec une grâce brutale.

Quand je lui fis part de cette étrange sensation qu'il venait de surprendre chez moi, il prétendit que je faisais partie de ces êtres trop sensibles qui refoulent toute impression au fond d'eux-mêmes.

Il m'invita à lire ses Carnets qui venaient de paraître, où il parlait précisément de l'algolagnie, ce subtil plaisir que l'homme éprouve parfois dans la souffrance.

Lorsque, après un long silence, je voulus lui témoigner de mon admiration pour son œuvre, je ne parvins qu'à bafouiller quelques phrases insipides. Il haussa les épaules et me dit: "si la plupart des gens de lettres se nourrissent d'éloges, je me nourris pour ma part de chair humaine, de chair fraîche..."

Sur ces énigmatiques paroles à double sens, il se leva, me signifia que notre entretien était terminé et s'en fut.

Je courus chez Michel Esnault, rue du Faubourg Poissonnière, pour développer mon film. La photo était remarquable. J'en déposai un tirage agrandi sur papier mat chez sa pipelette du quai Voltaire. Comme je n'avais pas de carte de visite, ni de domicile fixe, je laissai le tirage anonyme, sans bafouille. Cette photo fit le tour du monde, elle figure un peu partout, parfois sous une autre signature que la mienne. Evidemment, je n'ai jamais touché un sou et je n'en possède même plus un tirage. Déménageant souvent, je laissais tout sur place, fors mon Underwood, le Rollei, quelques livres et mon carnet d'adresses.
 

Louis-de-Gonzague Frick

L'histoire de Louis-de-Gonzague Frick était assez étonnante. A la fin du XIXe siècle, la spéculation boursière avait atteint des sommets. Les bourgeois n'étaient plus les seuls à boursicoter. Aussi la bourse drainait elle des sommes tellement considérables que cette manne, attirait les escrocs qui s'en donnaient à cœur joie.

Les journaux financiers, publiant des "tuyaux" de bourse fleurissaient.

Le père de Louis-de-Gonzague publiait un périodique boursier renommé, dont le pouvoir était considérable. Ces feuilles fonctionnaient ainsi: quelques journalistes véreux, à gages, qui s'étaient autoproclamés experts économiques, publiaient, sous couvert d'information, des critiques des valeurs boursières qui incitaient le public à acheter ou à se débarrasser des valeurs conseillées ou dénigrées.

Ces feuilles attiraient donc de la publicité payante de la part des sociétés cotées en échange d'une critique encourageante ou, pour le moins indulgente pour les affaires en difficulté. Vers 1900, le journal de M. Frick était l'un des organes leaders de cette presse à chantage.

Le père Frick choisit pour son fils Louis-de-Gonzague les meilleures écoles où son rejeton fit de bonnes études, non pas économiques, mais littéraires.

Le jeune homme avait la finance en horreur. Il avait comme amis les écrivains et les poètes d'avant-garde de son temps, fréquentait les cénacles et les cafés littéraires, où, étant fort bien pourvu en argent de poche, il était accueilli à bras ouverts.

Lorsque son père mourut, Louis-de-Gonzague hérita de son journal et s'installa dans le fauteuil directorial accrochant aux murs des tableaux de ses amis.

Ne connaissant toujours rien à la finance, il laissa dans un premier temps faire ses rédacteurs, anciens collaborateurs de son père, se contentant d'empocher les enveloppes bourrées d'argent liquide qui venaient de partout, sans qu'il les sollicitât, et remplissaient ses caisses.

Ses amis artistes auxquels le jeune homme avouait naïvement son étonnement et sa stupeur devant sa chance, l'incitèrent à publier dans son journal, à côté des informations financières et des chroniques boursières, quelques poèmes... Ainsi, au fil des mois, les lecteurs de la feuille financière découvrirent avec étonnement des poèmes de Mallarmé, Cendrars, Apollinaire, Moréas et même de Louis-de-Gonzague Frick.

Au début, les spéculateurs prenaient ces textes parfois obscurs pour des messages d'initiés, de la stéganographie boursière et tentaient en vain de les décrypter.

Mais on ne transforme pas impunément un journal de chantage financier en gazette littéraire. La pression sur les sociétés diminuant, les enveloppes se firent plus rares et, en moins de trois ans, la feuille fit naufrage.

Avec Youki nous rendîmes visite à ce folliculaire raté mais auteur de fort beaux vers (Songe si d'autrefois soudain ne se lamente...) qui demeurait quelque part avec sa touchante épouse dans l'est de Paris. Il vivait chichement dans un petit appartement modeste mais bourré de livres, de gravures et de tableaux souvent de grande valeur. Des heures durant, il nous conta avec une verve tendre, ses souvenirs de la belle époque, souvenirs étonnants dont il eût pu tirer un ouvrage mémorable.

ACCALMIE

Mon penser attardé sur le passé qui pleure
Livre à ce livre ouvert selon le fil de l'heure
Ton indolence, automne, avec toutes tes fleurs,
Fière des conserver d'ineffables pudeurs.

Froide sérénité d'une nuit de jadis
Resurgie au toucher des mor nes Arthémis
J'ai choisi le rond-point de l'enfance éphémère
Pour dissiper un peu de cette vie austère.

Parle ingénuité! que ton verbe d'azur
Fasse splendir au cœur d'un été toujours pur
Le faste balsamique et clair du paysage
Et la chaste beauté qui rit sur ton visage.

Accalmie évoquant de sades eurythmies
Je pars avec l'Oryx pour les terres bénies
D'Arcadie où vivre en l'unique royauté
Mon hymen fabuleux, qu'illumine Astarté.

 

Pichette

Nous avons rencontré Henri Pichette chez XXX, le libraire de la rue des Ecoles où nous passions des heures merveilleuses au bonheur de la conversation.

Le poète griffonna sur une feuille volante pour ma compagne Lise, son Poème du cœur blessé:

L'amour que nous avions l'un pour l'autre, ma chère,
Tel un fil d'or il a cassé.
Les chardons se sont mis dans nos deux cœurs en guerre,
Je reviens comme un grand blessé
Prendre place parmi les rois de la misère.

 

404 - Ange Bastiani


Ange Bastiani (Maurice Raphaël)

Ange Bastiani, auteur du Pain des Jules et de quelques romans policiers de la Série Noire, était un personnage à la fois sympathique et énigmatique. On le disait Corse, ou tout au moins Toulonnais. En ce temps-là, tout ce qui était originaire du grand Sud, de la Méditerranée, d'Orient ou d'Afrique, était à la mode.

En réalité, Ange était Breton. Il s'appelait Victor Marie Lepage, probablement né à Brest.

Des rumeurs sulfureuses couraient dans son sillage. On disait que dans sa jeunesse, pendant la guerre, il avait fait partie de la "Carlingue", une bande de collabos liée aux crimes commis dans les caves du 93, rue Lauriston. D'anciens résistants l'accusaient formellement d'avoir été l'un des complices des redoutables Bony-Lafont, cette association de fait entre un ancien flic renommé et un truand de haut vol.

Au service de l'occupant, en compagnie de braqueurs, de faussaires, de souteneurs, de bookmakers et de tueurs patentés, il aurait violé, torturé, abattu des innocents accusés de faits de résistance.

Mais notre ami Arnal qui avait librement accès aux dossiers de police les plus secrets affirmait volontiers que les assertions haineuses de ses détracteurs étaient très exagérées. Comme beaucoup de Français, Ange avait connu quelques difficultés à la Libération, avait côtoyé des truands, fait de la prison pour petits trafics avant de gagner sa vie comme écrivain.

J'ai connu Ange Bastiani rue des Canettes, puis au bistrot le Procope où il organisait des paris pour les touristes et les jobards. «- Mille (anciens) francs pour moi si je vous improvise une scène de ménage, cent francs pour vous si j'échoue.»

Les gogos pariaient, Bastiani les conduisait aux Méchants et la corrida commençait. Il faut dire que notre ami savait s'y prendre pour rendre la scène désopilante.

Il avait, tout près de là, dans le même quartier, un autre site propice à ses jeux. Boulevard St Germain, immeuble cossu, bourgeois. A l'époque il fallait montrer patte blanche pour accéder à un immeuble de cette sorte. La concierge (pipelette pour les intimes) était alors un personnage redoutable et considérable. La nuit, dès qu'on entrait dans une "maison de rapport", il fallait décliner son identité et dire chez qui on allait.

Si la réponse était satisfaisante, elle tirait sur un cordon qui commandait à la porte intérieure. La pipelette du carrefour de l'Odéon était du type tonneau, mal embouchée et moustachue. Son balai à portée de main, prêt à lui servir d'arme, elle montait la garde avachie sur son lit mais ne dormant que d'un œil.

Bastiani avait observé que par les chaudes nuits d'été, le dragon dormait nue, à portée du cordon et lorsqu'un intrus venait sonner à la porte cochère, entrait en faisant du bruit et lançait quelques invectives à son adresse avant de refluer précipitamment, la mégère se précipitait sur son balai et courait sus à l'intrus, dans le simple appareil d'une horreur que l'on vient d'arracher au sommeil.

L'apparition d'une femme nue sur le boulevard St Germain permettait à Bastiani de passer des nuits de cuite et de bombance sans bourse délier.

Aux Méchants, rue Mazarine, fréquentait une population de quartier savoureuse et haute en couleur, amateur de muscadet et de jaja. On restait des heures debout devant le zinc à parler, à refaire le monde, avec des inconnus, pour le plaisir de parler.

Ange, n'ayant pas réussi à devenir riche et célèbre avec ses premiers romans, des romans noirs de belle venue, au style éblouissant, décida d'écrire pour vivre, pour gagner le plus d'argent possible, car il aimait vivre bien. Chou-chou des dames et des médias, il savait caresser les journalistes et les potineurs dans le sens du poil, et jouissait d'une renommée médiatique considérable.

Un jour, pour les besoins de la cause, - un livre au titre accrocheur, le Bréviaire de l'amour sorcier, Ange fit une découverte assez extraordinaire pour l'époque: la vie nocturne des cimetières parisiens. Au Père-Lachaise, au cimetière de Montparnasse ou dans celui de Montmartre, ne se réunissaient pas seulement des colonies de chats errants ou de chiens abandonnés, mais également des poètes, des amoureux, des fadas et des adeptes de rituels bizarres, nécromants, nécrophages ou nécrophiles.

Les détrousseurs de cadavres ont existé de tous temps, mais les amateurs de chair nécrosée pour soulager leurs fantasmes, faire l'amour à une jeune morte fraîchement enterrée, reste tout de même, un vice original.

Aujourd'hui, en ce début du XXIe siècle, les tombes et les cercueils ne sont plus des lieux "tabou". Il ne se passe de journée sans qu'un fait-divers diabolique ne soit évoqué par les médias. Ce n'était pas le cas jadis. Ici et là des nécromants exerçaient discrètement leur art dans les cimetières qui n'étaient pas gardés, ni fermés à clé la nuit. Chacun y avait accès à toute heure, comme l'on pouvait visiter librement les églises pour y prier.

Cimetières et nécropoles sont devenus des hauts et bas lieux de débauches, de cérémonies secrètes, de rencontres à la mode, où des enfants dansent nus sur les tombes, où l'on se drogue, où l'on fornique dans les caveaux, où l'on s'enivre près des cadavres plus ou moins frais. Voilà peut-être pourquoi, de plus en plus de personnes préfèrent passer par le four crématoire que courir le risque de servir aux amusements de jeunes garnements.

Mais, les cendres mêmes de nos morts ne sont plus totalement respectées. Peut-être vous conterai-je une savoureuse anecdote que me confia le père Bayot.
 

Le Pain des Jules

Une pièce de théâtre rendit Ange riche et célèbre, du jour au lendemain: "Le Pain des Jules". Une pièce bien jouée, amusante qui fit une longue carrière.

Franc buveur, efficace, fantastique entraîneur d'hommes, Ange était devenu un ami fidèle. Lorsqu'il mourut, rue d'Alésia, en 1977, ses biens ne revinrent pas à la jeune et gentille compagne de ses dernières années, mais à sa plus proche parente, la Révérende Mère Marie-Ange (Lepage* pour l'état-civil), supérieure d'un couvent breton. Il existe deux autres versions de cette succession. L'une affirme que la révérende refusa l'héritage sulfureux de son neveu dont les biens revinrent à l'État, et l'autre qui prétend qu'Ange mourut tellement endetté qu'il ne laissait même pas de quoi payer son enterrement.

Toujours est-il que sa tante exigea que son neveu hédoniste et mécréant fût enterré religieusement. L'office qui se déroula à l'église Saint-Pierre du petit Montrouge, avenue du Général-Leclerc à Paris, fut interrompu à plusieurs reprises par des coups violents paraissant frappés dans les murs, soit dans les voûtes de l'édifice.

Soudain la voix de Robert Vergnes, au fort accent rocailleux du Sud-Ouest, s'écria:

- Ange, es-tu là ? Si tu es là, viens nous rejoindre à la sortie! On va boire un coup à ta santé, rue Daguerre, chez Bernard Péret!

Récemment, une amie poète et théologienne, Jacqueline Frédéric Frié, me confia que la tante d'Ange Bastiani, Révérende Mère Marie-Ange du Sacré Cœur de Jésus en religion, avait été une femme remarquable, proche collaboratrice de la très extraordinaire Yvonne-Aimée de Malestroit, décorée par le Général de Gaulle pour hauts faits de résistance!

Comme tout artiste de talent, Ange Bastiani n'avait pas que des amis. Les médiocres jalousaient son aisance et sa facilité d'écriture, les gauchards se vexaient de la véhémence de ses propos politiques, les constipés critiquaient la liberté de ses mœurs (il avait toutes les femmes à ses pieds). Il eut pourtant d'emblée quelques admirateurs.

Dans un article paru en 1953 dans Arts-Spectacles, Jean Cocteau prend «FEU ET FLAMMES» pour Maurice Raphaël. Le poète écrit :

« Le feu des âmes et le feu tout court, voilà ce qui galope ensemble à travers le livre de Maurice Raphaël, quadrige rouge. Nous connaissons tous, sur la Côte, cette crainte d'une étincelle, d'une cigarette qui tombe dans le sec et dans la résine, ces montagnes qui fument et ces feux qui apparaissent d'abord comme des feux de joie.

Feu et flammes débute par la naissance du monstre et se déroule avec la prodigieuse malice d'un dragon chinois. Un homme et une femme se trouvent captifs de ses boucles, pris dans la fournaise d'une gueule grande ouverte, dans la fuite en zigzags des contes orientaux, où le dragon et la mère du dragon poursuivent princes et princesses.

Chez Raphaël, ni prince ni princesse. Un couple de cyclistes et la manière dont les sentiments bouillonnent, se cuisent, se gonflent, se fendent, changent de couleurs, se fixent à l'épreuve du feu.

Il y a là, et j'en félicite l'auteur, un mélange de classicisme (unité de temps et de lieu) et du romantisme terrible des flammes. »

* Pour l'état civil, Ange Bastiani s'appelait Victor Marie Lepage. Il prétendait avoir pris le nom de jeune fille de sa mère d'origine corse. Il signa ses premiers romans Maurice Raphaël.
 

405 - La mère Lulu

Le 54 de la rue Mazarine était un immeuble "habité" par plusieurs personnages hors du commun. Au second étage, à l'étage noble, Youki Desnos et Henri Espinouze.

A l'entresol, Marika, une superbe blonde dont la quarantaine triomphante n'avait pas encore effacé les perfections de la jeunesse. Marika avait été la compagne d'un producteur de cinéma américain qui l'avait couverte de fourrures, de bijoux et d'argent. Elle vivait avec Pierre Derlon un être étrange, sympathique, au regard fascinant dont je reparlerai bientôt.

Au rez-de chaussée, à droite d'une belle cour pavée abritée derrière une somptueuse porte cochère, c'était le royaume de la mère Lulu, la concierge ronde et moustachue. Une femme qui n'avait traversé la Seine qu'une seule fois de sa vie, à la Libération, pour aller acheter des tripes aux Halles. Pour Lulu une visite au Marché situé de l'autre côté du boulevard Saint Germain représentait une véritable expédition.

La mère Lulu nous enchantait par les "à peu près" que nous appelions des calembours de concierge, dont elle égayait sa conversation. Elle était capable d'en placer une demi douzaine dans une seule phrase sans reprendre son souffle.

Il est vrai que nous la provoquions un peu mais elle tombait à chaque fois dans le panneau. De son mari, Théo, soupirant caporal, un véritable mangeur d'hommes, elle prétendait qu'au front, sans être sorti de la cuisine de Jupiter ou de l'école folitechnique, il s'était réveillé grand stratagème et s'était sorti parfaitement idem de la guerre, avec les fellations méritées de la Générale de Gaulle qu'auparavant il ne connaissait ni des lèvres ni des dents ...

Mais tout ça c'est pour vous les jeunes, des histoires vieilles comme mes robes...

Madame Lulu avait une nièce sans âge certain, un peu nunuche, un peu boulotte, qu'elle essayait vainement de caser. La seule occupation de Francette était de pondre un loupiot par an, chacun de père différent, bébés que faute de moyens elle abandonnait à peine sevrés, aux bons soins de l'assistance publique. Francette n'était pas un véritable tapin, une professionnelle de la bagatelle. Elle se donnait aux hommes, pour une semaine ou pour six mois, contre le gîte et le couvert, parce que son corps était son seul fonds de commerce.

Lulu lui avait trouvé du travail à plusieurs reprises. Même une loge, rue de Seine, à deux pas, qu'elle lui avait dégotté. Mais c'était vite devenu un refuge baisodrome pour rapins et ivrognes sans le sou et le ménage de l'immeuble n'était pas fait.

Vers 1954, Francette vivait chez Lulu. Elles couchaient dans le même lit. Un jour, elle ramena de la promenade un jeune homme b.c.b.g., aux vêtements sortant d'un bon tailleur, qui semblait fort épris d'elle. Francette pria sa tante de lui laisser la loge pour une heure et Lulu en profita pour aller prendre le thé - ou plutôt le coup de blanc, chez Marika.

- C'te fois, ça y est, ma Francette a trouvé chasuble à son pied... Et pas un traîne-cravate, un moins que chien. C'te fois, c'est l'gros lot qu'elle découche, c'est le directeur conjugal de chez C. dont elle est en train de poupougner le baigneur... Paraît même qu'il a quéqu'chose comme un break.

- Mazette ! Rien que ça. Le directeur commercial du célèbre couturier ?

- Ouais, ouais, ouais. Même qu'ils font ça dans la loge, sur mon pucier.

- C'est pas croyable. Tu as au moins changé les draps ? Préparé une serviette ?

- Pensez-vous. Vous savez bien, Marika, que tous ces gendres de la hotte, je peux pas les baiser. Mais si ça peut faire le bonheur de ma Francette, elle pourrait épucer le pape que j'dirais rien.

L'idylle dura plusieurs semaines... On se mit à parler mariage. Léon, le fringant jeune directeur avait pris son quartier chez la mère Lulu et tous trois couchaient dans le même lit.

Le curieux, c'est que le jeune homme se levait de plus en plus tard, ne se rasait plus du tout, et vécut bientôt aux crochets de la tantine. Marika avait beau suggérer à Lulu de se méfier, la pipelette était trop contente d'être bientôt débarrassée de sa nièce et de son fiancé. Aussi, lorsque Léon lui assura qu'il avait publié les bans, cassa-t-elle sa tirelire pour offrir un habit au promis et une robe de mariée à sa nièce. Pour des raisons de commodité, le fiancé proposa que Mme Lulu organisât un repas de noces pour les amis, dans la cour de l'immeuble, devant la loge, la veille du mariage qui devait se dérouler en province.

Comme ces festivités tombaient un vendredi, Marika proposa à Lulu de rendre la fête plus chouette en jumelant la soirée du club du Hareng avec le repas de noces.

Ainsi fut fait. La soirée fut mémorable et burlesque... En quelques semaines le jeune homme smart était devenu un parfait clodo.

Ripailles, plaisanteries et chansons durèrent jusqu'à l'aube, la plupart des habitants de l'immeuble ne pouvant dormir, vinrent participer aux réjouissances.

Le lendemain matin, Lulu se réveilla dans le lit occupé par sa fille. Léon était parti avec les dernières économies de la brave femme et l'argent des locataires qu'elle devait remettre au propriétaire.

C'est la police qui, lundi matin, vint apporter le fin mot de l'histoire.

- Vous connaissez cet individu ? demanda le pandore en exhibant une photo de Léon.

- Ben oui, c'est le fiancé de ma nièce. Il a disparu depuis samedi... le matin prévu pour les noces...

- Eh bien, vous avez de la chance que ce mariage ne se soit pas fait. Car ce Léon Cocu qui se faisait appeler Carven, est recherché pour de nombreuses escroqueries. D'abord par son patron à qui il n'a pas ramené la recette de sa dernière tournée de livraison et par plusieurs de ses clients à qui il a emprunté des sommes importantes. De plus, il a disparu depuis trois semaines avec la voiture de livraison de la société. A quelques mois de là, Francette mit au monde son treizième marmot qui, comme les douze autres, fut confié à l'assistance publique.
 

406 - Pompadour

Rue Mazarine, sévissait un marchand de quatre saisons haut en couleur et hâbleur spécialisé dans les légumes bretons. Le poireau flétri, l'artichaut ramolli et le chou-fleur grisâtre étaient sa spécialité. Vêtu d'un costume de garde républicain élimé, coiffé d'un bicorne avachi, il attirait le chaland par sa faconde de titi parisien.

Il avait orné le mât de son chariot d'un drapeau français. Chaque fois que Pompadour vantait sa marchandise avariée, il baisait le pan de son drapeau, jurant que c'était du premier choix. Bob Giraud et Robert Doisneau l'avaient un jour accompagné aux Halles - où il se ravitaillait pour rien en marchandises de rebut. Ils l'avaient suivi jusqu'à sa tanière, une soupente au fond d'une cour sordide, où il blanchissait à la chaux ses choux-fleurs gris et flétris dans une cuvette où, le soir venu, il baignait ses pieds fatigués.

Artiste à sa façon, il repeignait aussi à l'aquarelle, les artichauds trop ternes gris et les carottes moribondes.

Lorsqu'une brave vieille près de ses sous inspectait son étalage en quête d'une bonne affaire et qu'elle découvrait un légume avarié retouché à la peinture, Pompadour entonnait les grandes orgues.

- Voyez-vous Madame, nous vivons aujourd'hui dans une ère de progrès ! Et si les femmes se repoudrent le nez par coquetterie, se ravalent la façade avec des crèmes de beauté pour paraître plus jolies, et retrouvent leur jeunesse en gommant leurs rides, il en va de même pour nos producteurs de légumes. Il faut à notre clientèle des pommes bien rouges, des carottes bien oranges des choux-fleurs bien blancs et notre paysannerie à l'avant garde les lui fournit! Et moi, Pompadour, je vous le jure, sur notre drapeau si cher à notre cœur - il l'embrassait chaleureusement entre deux phrases - les légumes que je vous propose sont de tout premier choix, des légumes de qualité, élevés en plein air et en pleine terre par nos valeureux cultivateurs...
 

407 - Le Dr Georges Schwartz (Paul Valet)

 

Le docteur Schwartz (il signait Paul Valet ses poèmes chargés de sens, ciselés avec art et ses élégantes nouvelles) était un petit homme frêle, d'un abord réservé, mais dont le regard extraordinaire reflétait toute la tristesse et toute la bonté du monde.

Né à Moscou vers 1905 d'une mère polonaise et d'un père ukrainien, il débuta dans la vie comme pianiste et n'entreprit des études de médecine qu'après que ses parents se fussent installés en France (1924). Médecin homéopathe, il demeurait à Vitry où il vécut jusqu'en 1970. Médecin des pauvres dans une banlieue déshéritée, il soignait le plus souvent à l'œil les clochards, les immigrés, les marginaux qui n'avaient pas accès aux soins remboursés par la Sécu. La poésie n'était pas pour lui un simple passe-temps. C'est un outil de beauté et de combat pour la liberté avec lequel il façonne des recueils qui, cinquante ans après, s'ils datent un peu, n'ont pas pris une ride : Sans muselière, Poésie mutilée, Poings sur les i, Paroles d'assaut, Soleils d'insoumission, Le néant et la pitié.

Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?
Être lucide : C'est perdre connaissance
Être libre : C'est perdre l'équilibre
Être vengeur : C'est terrasser la vengeance
Être intact : C'est terrasser l'évidence
Être aux abois : C'est passer au-delà
Invincible est la détresse
De celui qui voit

Durant la guerre, il prend le maquis dès 1941, et se bat dans l'ombre tandis que sa sœur et ses parents meurent à Auschwitz.

A la Libération, ses compagnons communistes veulent le récupérer, l'embrigader, mais Paul Valet souhaite rester un esprit libre tant du point de vue homme que poète et il ne se soumettra jamais aux ukases du Parti. Il nous a livré le fond de sa pensée dans sa Réponse à Paul Eluard :

Quand vous dites
Qu'il faut marcher avec ceux qui construisent le printemps
Pour les aider à ne pas être seuls
Et pour ne pas être seul soi-même
Dans sa tour de pierre
Dévoré de lierre
Je vous donne raison

Et quand vous dites
Qu'on n'a de raison d'être
Que pour les autres êtres
Vous avez raison vous avez raison

Et quand vous dites
Qu'il faut chanter le monde pour le transformer
Et pour l'expliquer et pour le sauver
Et pour vivre non seulement dans sa bulle de savon
Mais dans la haine de l'injustice
Et pour un but incarné comme un champ de blé
Vous avez raison vous avez raison

Mais je sais
Qu'une étreinte fraternelle sans patrie ni parti
Est plus forte que toutes les doctrines des docteurs
Mais je sais
Que pour libérer l'homme des haltères de misère
Il ne suffit pas de briser les idoles
Pour en mettre d'autres à leur place publique
Mais qu'il faut piocher et piocher sans fin jusqu'au fond de l'abcès
Et boire ce calice jusqu'à la lie

On ne libère pas l'homme de son rein flottant
Par une gaine élastique aux arêtes barbelées
On ne libère pas l'homme de son corset de fer
En le plongeant dans un vivier de baleines
On ne libère pas l'homme de ses maudits États
En le condamnant à vie par un modèle d'État

La vérité n'est pas un marteau que l'on serre dans sa main
Fût-ce une main de géant plein de bonne volonté
Mais la vérité c'est ce par quoi nous sommes façonnés
Mais vérité c'est par quoi nous sommes éclairés
Quand par la nuit sans suite les mots jaillissent de nos lèvres
Pour apaiser les hommes suspendus à leur vide

Dans son cabinet gris, d'une propreté méticuleuse, quelques gravures médicales du XIXe siècle glanées chez les bouquinistes et deux superbes tableaux d'Espinouze peints sur le vif, à l'hôpital Broussais durant le séjour du peintre atteint de cirrhose. Le Dr Schwartz allait le voir tous les 2 jours et c'est lui qui paya les frais d'hospitalisation.

Au quartier latin, chez les artistes, il travaillait tout aussi gratuitement, apportant même les médicaments nécessaires, échantillons offerts par les laboratoires ou payés de sa poche. Poète durant ses rares heures de loisir, il ciselait des vers mélancoliques ou révoltés qu'appréciaient ses amis surréalistes en particulier Robert Desnos.

Je dis NON aux miasmes et marasmes et à tout ce qui rampe et glisse et se décompose.
Je dis NON aux paroles en beurre avec tous les honneurs, prix des prix, médailles, promotions, nomenclatures, carrières diverses et de sable.
Je dis NON aux nargues et venargues et subardes à l'air conditionné.
Je dis NON aux cabotons pieds de biche, archivoltes, croupions et portails, jarretelles et jarretières et collants intégraux.
Et je dis NON au gros, au détail, aux tarifs, aux clients, au débit, au crédit, aux factures et l'escompte.
Je dis NON aux affaires fructueuses, au lugubre, à la lie. Pas d'argent, pas de sang. Je dis NON à tout ce qui se dérobe clandestinement à la folie naturelle.
Je dis NON à la suite, à l'axonge et la panne et la glu et le lard et l'anus et les écoulements-excréments et les boucheries des animaux innocents.
Je dis NON à la basse-cour, à la Haute Cour, les bombyx, les bombements.
Je dis NON aux concubinages et mariages et lois contre les trigames, adultères en babouches, en culottes trop serrées pour femmes en état de grossesse.
Je dis NON aux regards fuyants et aux bouches suçoirs.
Je dis NON aux stratégies amoureuses, aux ogives nucléaires, aux missiles et fusées mortuaires.
Je dis NON aux duplicatas.
Je dis NON à l'État.
La culture ou l'ordure ? Je suis contre.
Je dis NON aux manies cérébrales, aux visages détournés, aux rivières desséchées.
Je dis NON aux écorcheurs, procureurs, professeurs, ordinateurs, aux musées et aux râteliers.
Il y a OUI pour le NON. Il y a poésie et poésie. Il y a eau minérale et eau minérale. Il y a cérémonies. Il y a tout le fourbi. Il y a le roussi. Il y a la folie.

Le dimanche, il venait parfois chez Youki. Et là, il nous étonnait par son immense culture et la véhémence de son discours contre la pollution. Sa bête noire, les Usines du Rhône, les raffineries de pétrole, ces hautes cheminées qui déversaient sur la ville et ses banlieues leurs tonnes de déjections nauséabondes empoisonnant lentement la Seine, Paris et ses habitants. C'était la première fois que j'entendais un tel discours.

En fait, à l'époque, nous considérions le brouillard comme un décor poétique et les lamentables habitations des sinistres banlieues nous paraissaient romantiques. En ce temps-là les intellos privilégiaient le misérabilisme ouvrier au faste bourgeois.

Le bon docteur Schwartz vitupérait l'alliance contre nature tissée entre les syndicats communistes et les patrons des usines polluantes, véritable conspiration contre la santé publique.

A travers le mur de mes sens,
Je pressens d'autres emmurés vivants.
J'écris, c'est un mystère
Je vis, c'est un miracle
Depuis des siècles et des siècles, je crie :
Au SECOURS !
On me répond :
Attendez votre tour.

Seul contre tous, pétitionnaire solitaire, peu suivi par les gens de son quartier qui pour beaucoup travaillaient dans ces usines, il lançait chaque semaine des campagnes d'affiches contre les empoisonneurs, adressait des lettres flamboyantes et féroces aux chefs d'entreprise incriminés, aux édiles, aux ministres. Les élites concernées haussaient les épaules. Il criait dans le désert. Mais, peu à peu sa verve vengeresse, ses brûlots irrévérencieux vinrent chatouiller l'ego des hommes au pouvoir. Et le bon docteur Schwartz subit d'abord de simples intimidations préliminaires à des menaces plus précises. Bastonné dans la rue par des nervis il fut traduit devant les tribunaux pour propos calomnieux, injures, etc.

Mais il ne baissa pas les bras pour autant, redoubla de vigilance, dénonçant avec davantage de vigueur et de rigueur les responsables de la pollution de la ville, de l'empoisonnement à petit feu de ses habitants.

Le docteur Schwartz fut un précurseur. Il vécut comme un pauvre, ne buvait pas d'alcool, ne fumait pas, ne mangeait pas de viande. Ses seuls plaisirs étaient d'assister et de soigner les plus déshérités, d'écrire quelques beaux vers et de fulminer de tonitruantes imprécations contre les pollueurs, les tortionnaires d'animaux.

Les puissances tentèrent de le faire taire, de le bâillonner, de l'écœurer, de l'abattre. Les communistes maîtres de la banlieue acoquinés aux industriels pollueurs leurs complices qui les subventionnaient, l'attaquèrent en justice, tentèrent de le ruiner.

Il résista longtemps mais finit par craquer. Paul Valet, paladin solitaire, connaîtra l'horreur des hôpitaux psychiatriques avant de s'éteindre en février 1987, à Vitry.

Il mourut avant d'avoir vu ses idées totalement prises en compte par le grand public et leur propagation à travers le monde. Ce fut un saint laïque, un de ces hommes modestes, qui partent sur la pointe des pieds, disparaissent sans laisser de trace dans la mémoire des hommes. Mais il semble que la mémoire de Paul Valet ne soit pas irrémédiablement perdue.

Un éditeur courageux (Jean-Michel Place), des écrivains fraternels (Jacques Lacarrière et François Bon), ont permis à sa petite musique de subsister sous les décombres de la pensée unique, de faire entendre sa voix ferme et douce dans les ténèbres de la culture.

Paul Valet nous a quittés mais sa mémoire demeure au cœur de ceux qui l'ont connus et aimés.
 

408 - La Colombe

Michel Valette était chef de vente de la revue "Quartier-Latin" lorsque je le rencontrai avec Jacques Yonnet, quai aux fleurs. Un peintre américain, Bemelmans, était tombé amoureux d'un minuscule bistrot où se réunissaient les clochards de l'île : "La Colombe". Bemelmans en avait acquis le fonds pour une bouchée de pain, le décora de fresques, de trompe-l'œil et d'objets insolites. N'étant pas bon gestionnaire, il connut quelques déboires dans son exploitation. Il allait finir par boire le fonds avec ses amis si bien que, pour ne pas perdre son investissement artistique et ce bistrot qu'il aimait, il dut trouver un gérant. Ce fut Michel Valette. Avec Beleine sa jeune et ravissante épouse, Michel qui chantait fort bien, prit les rènes de l'établissement.

Nous venions là tous les soirs, entre amis, chanter, boire, plaisanter, refaire le monde. Faisaient partie de notre petite bande Claude Masson et son ami Alain du Rieu de Maynadier, Pierre Derlon, Pierre Chaumeil, Bernard Haller, Philippe Marette, Eva Bruges, Avron et Evrard, Romain Bouteille. Les curieux affluèrent assez vite et le bouche-à-oreille fonctionna...

Michel Valette avait beaucoup de goût. Il aimait la chanson poétique et intelligente. Il ouvrit les portes de la Colombe à des chanteurs inconnus dont quelques-uns devinrent célèbres. C'est là que débutèrent Guy Béard, Jean Ferrat, Anne Silvestre, Pierre Perret, Catherine Sauvage, Francesca Solleville, Maurice Fanon. La plupart d'entre eux s'accompagnant en toute simplicité sur leur guitare, créant des chansons qui feront le tour du monde.

Georges Bonsignore m'accompagnait parfois, à bord de sa vieille Lancia. La nuit, nous ramenions Béard et sa guitare vers Boulogne où il demeurait. Sa hantise c'était de rater le "dernier métro". Il en fit une chanson...

C'est à la Colombe que je rencontrai Amparo qui fut l'une des femmes qui compta le plus dans ma vie.
 

409 - Le Club du Hareng

Pierre Derlon avait le sens inné de l'amitié. Chez lui, il reçut durant des années ses amis et les amis de ses amis, où Marika tenait table ouverte et payait. Mais devant l'hémorragie de ses phynances, celle-ci dut mettre le holà et, certains soirs que plus de vingt convives se gobergeaient à ses frais, elle prenait un coup de sang et chassait ces parasites.

Bien que ma bourse fût aussi plate que celle de mes camarades, je venais à ces réunions avec des roses, du chocolat ou une bouteille de King's ranson, son scotch préféré. Ces petites attentions me valaient d'être traité en privilégié. J'étais toujours accueilli avec un petit mot d'amitié "Ah! voilà le "sale con de Suisse". Il y avait là des gens issus de milieux très différents, du clochard sympathique à l'aristocrate en goguette.

Quelques personnages me viennent à l'esprit : Raymond de Cardonne le marchand de tableaux, Jean Balcaen un mystérieux occultiste qui vivait avec ses deux femmes dans un confortable hôtel de l'île Saint-Louis, Ange Bastiani le maître de la Série Noire et ses nombreuses hégéries, Jacques Yonnet, le Docteur Abraham, Kateb Yacine qui nous lisait ses poèmes et des pages de Nedjma, Robert Doisneau, le romancier Gilbert Dupé, Chantal Darget, Mimi, Jacques Doré, , combien d'autres...

Pour éviter que Marika se ruine, sans interrompre la sympathique tradition de ces repas pris en commun, je suggérai à Pierre de fixer un jour de la semaine où il recevrait, en priant chacun de contribuer en apportant du jaja et des munitions de bouche.

Ma proposition fut adoptée à l'unanimité, et il fut convenu que le vendredi soir chaque convive se ferait accompagner par une bouteille de vin, un hareng fumé et un fruit. Bien entendu foie gras, champagne, caviar, gigot et pâtisseries ne seraient pas systématiquement refusés...

Au Club du Hareng, chacun amenait sa chacune et réciproquement. L'on parlait de tout sans aucun tabou. Seuls les raseurs étaient conviés à rester chez eux. La nuit se terminait souvent à la Colombe, à l'Echelle de Jacob ou au Cheval Vert où Pierre Derlon poussait sa goualante, une étrange mélopée qu'il avait apprise auprès des Manouches.

Ange Bastiani, jamais à court d'idées organisa un prix littéraire, le Grand Prix du Hareng, dont le jury présidé par lui-même lui attribua le premier Prix grâce à quelques journalistes complices. Devant l'affluence, il arriva à la petite bande d'amis de se réunir ailleurs, pour un soir ou pour quelques mois, renouvelant les têtes. Tour à tour, les lieux de prédilection de nos rencontres furent le Procope, la Palette, le Vieux Chêne ou les Quatre-Sergents de la Rochelle, rue Mouffetard, le Tonneau d'or à la Montagne Sainte-Geneviève, le caveau de l'Arbre-Sec, le Temps-Perdu, le Chai de l'Abbaye, etc.

Place de la Contrescarpe, mon ami Gilles nous abrita longtemps. Mais, dès que le Club émigra, ce ne fut plus vraiment le Club.
 

410 - Gilbert Dupé et le prince Naundorff


Un soir, au quartier latin, je fais la connaissance de Johnny Dupé le fils de Gilbert, un écrivain auteur d'un bestseller alors à la mode : La Ferme du Pendu, dont Jean Dréville tira un film.

Gilbert Dupé avait plusieurs cordes à son arc. Homme de lettres renommé pour la galerie parisienne et le paraître, animateur de Théâtre et promoteur immobilier pour alimenter sa caisse. Ainsi, durant les années fastes du cinéma d'après-guerre, Dupé se révéla un financier avisé qui régna sur les salles de cinéma de la France et de son empire. Il construisait des salles de projection modernes qu'il revendait à de riches investisseurs ayant fait fortune dans les colonies.

Pour éblouir ses acheteurs, Gilbert Dupé avait installé son industrie dans un bel immeuble des Champs-Élysées, avec salle de projection privée, luxueux salons aux colonnes de stuc et aux moulures dorées. Pour en mettre plein la vue à ses clients exotiques le plus souvent frustes bien que très riches, il avait aménagé une véritable "salle du trône" où il avait coutume de leur servir une scène de comédie digne de la comédie italienne.

En effet, lorsqu'il voulait enlever une "affaire" juteuse, il invitait son client accompagné de sa femme à une séance de cinéma intime et privée avant de leur offrir une collation dans la fameuse salle d'apparat où se dressait un trône de théâtre, doré à souhait. Et, quand ses clients charmés par le film étaient introduits dans cette salle d'un luxe inouï - de pacotille - ils voyaient ébahis, installé sur ce trône, un homme sobrement costumé à l'ancienne à qui le filou donnait du "Monseigneur".

En fait de Monseigneur, Gilbert Dupé avait engagé à l'année le famélique prince de Bourbon-Naundorff, descendant de Karl Wilhelm Naundorff, qui prétendit vers 1830 être Louis XVII et assigna en justice le comte le Chambord avant d'être expulsé de France. Naundorff avait publié en 1831 les Mémoires du Duc de Normandie et l'année suivante Les révélations sur l'existence de Louis XVII, ouvrages qui connurent un certain succès.

Un siècle plus tard, le petit-fils de l'aventurier qui gardait toujours quelques partisans, portait beau dans les salons, arborant son profil bourbonien et servait de faire-valoir à l'honorable Gilbert Dupé.

J'assistai un jour à une de ces scènes de Commedia del arte, au cours de laquelle Dupé dupait ses dupes grâce au superbe Naundorff qui se prenait à son propre jeu.

Le contrat signé dans le bureau du Président Dupé, comme je m'attardais avec Johnny dans les coulisses, j'entendis des éclats de voix et un échange de propos un peu vifs entre le Prince et son entremetteur.

- Tu n'es qu'un gros prince de merde, sans moi tu ne boufferais pas à ta faim et tu coucherais sous les ponts... vociférait l'un.

- Vous n'êtes qu'un petit escroc minable à qui je fais gagner chaque semaine quelques millions...

- Allez, prince de mes deux, voilà de quoi nourrir ta cour et alimenter ta bedaine, fit Dupé en colère en jetant aux pieds de Naundorff quelques billets de banque que le prince ramassa prestement sur la moquette avant que son patron ne se ravise.

Si Gilbert Dupé se montrait plutôt radin avec son prince et avec son propre fils, il était généreux et munificent, tenant table ouverte dans les meilleurs restaurants de la capitale, revêtu d'un habit bien coupé qui mettait en valeur sa petite taille.

Un jour, Johnny, parvint à attirer son père au Club du Hareng où le fastueux magnat se croyant invité dans un club mondain se fit précéder par une gerbe de douze douzaines de roses, de trois caisses de champagne et de deux boîtes de Davidoff N° 1, offrande que Marika accepta volontiers et récompensa d'une bise.

Le repas de harengs fumés et de gros rouge fut très gai et notre Gilbert Dupé fêté par quelques jolies filles ne fit pas longtemps la tronche et demeura avec nous jusque tard dans la nuit. Je crois que ce fut au cours de cette nuit-là qu'Ange Bastiani, le spécimen le plus représentatif de la bande, négocia avec le promoteur son soutien financier à l'élaboration d'un film à tirer du Pain des Jules.
 

411 - Chantal Darget

Chantal Darget (c'était un pseudonyme) était la fille d'un personnage sorti tout droit d'un roman d'épouvante. Une mère laide à faire peur, dont elle n'avait heureusement hérité que d'un seul défaut physique: un vilain nez tordu, bosselé, dont elle avait affreusement honte mais que la chirurgie esthétique transforma en joli nez de poupée.

Petite, mince, avec de belles jambes, de beaux yeux, une bouche intéressante, Chantal voulait être actrice de théâtre et elle le sera. Elle courait le cachet, sans grand succès. Mais elle avait une volonté de fer.

Quand elle n'avait pas le courage d'aller coucher chez sa mère, qui vivait dans une chambre de bonne avec ses deux filles, elle restait chez Marika, dormait sur un matelas, dans le salon, comme je le faisais depuis des mois. Elle ne se lavait guère, bien que Marika, bonne comme le bon pain, lui offrît comme à moi d'user et d'abuser de sa salle de bains.

A cette époque, Chantal avait un petit ami. Un type timide et merveilleux Laurent Terzieff. Il était aussi démuni qu'elle, courait le cachet, sans grand succès. Mais il était maigre et beau, avec un sourire et une voix extraordinaires.

Ils n'avaient pas tellement d'endroits où se rencontrer. La chambre de bonne sordide de Mme Mère ou le salon de Marika abritaient parfois leurs romantiques amours. Comme à un certain nombre d'entre nous, il leur arrivait de faire l'amour sous les ponts, sur un banc de square ou sous l'auvent hospitalier de la porte cochère d'un hôtel particulier.

Les premiers sous que gagna Chantal servirent à se refaire un joli nez. Je me souviens du jour où, triomphante, Chantal exhiba son appendice rénové. Ce fut une grande fête, rue Mazarine.

Chantal réussit assez bien au théâtre. Sans devenir une vedette incontournable, elle joua dans de bonnes pièces écrites par de bons auteurs et tourna dans quelques films comme Bande à Part et Masculin Féminin de Godard ou Marie Soleil d'Antoine Bourseiller.

Elle épousera Antoine Bourseiller et mourra jeune encore.
 

413 - Pierre Derlon

 
Pierre Derlon en famille immortalisé par Robert Doisneau

Comme la plupart d'entre nous, Pierre avait sa légende qu'il entretenait avec humour, et que nous relayions autour de nous avec gourmandise.

Il avait longtemps vécu en compagnie de manouches, faisant partie d'un petit cirque ambulant. Protégé par la "Reine des Gitans", il avait appris d'elle à guérir par imposition des mains, à "lever le feu", à rebouter. Elle lui avait appris la langue de la tribu, inculqué quelques secrets de la magie gitane, les mélopées dont les sons exorcisent ou envoûtent, les formules sacrées, les signes et les gestes des rituels sacrés des Bohémiens.

Pierre Derlon avait le don d'hypnotiser, il pouvait magnétiser et endormir à distance, il lui arrivait d'opérer de véritables miracles sur de grands malades en pratiquant le souffle chaud ou froid. Il me l'a prouvé. Et je ne suis pas crédule.

Pierre était très habile de ses mains. Quand il était dans la dêche, il travaillait comme peintre en bâtiment, maçon, carreleur, restaurateur de meubles anciens ou décorateur. Il savait tout faire.

Ses amis prétendaient qu'il était "noble", que Pierre Derlon descendait du célèbre général Drouet d'Erlon qui, lors de la conquête en 1834, fut nommé Gouverneur général d'Alger. Vrai ou faux ? En tout cas, à certaines dates, nous nous rendions tous en pélerinage à Dreux, sur la tombe de son aïeul.

Pierre avait deux frères qui ne lui ressemblaient pas. Guy, jovial régisseur du théâtre Fontaine, et Jacques, distingué directeur-administrateur du même théâtre.

Bien que différents sur le plan physique et dans la hiéréchie sociale, les frères Derlon restaient très unis et gardaient une complicité fraternelle. Si Pierre se présentait lui-même comme le vilain petit canard de la couvée et vivait en marge, il demeura très proche de sa famille.

Je m'entendais très bien avec Pierre. J'admirais sa gouaille, son dynamisme, sa joie de vivre. J'étais devenu son faire-valoir. Je l'accompagnais dans ses "chasses", ses "expéditions" amoureuses. Toujours habillé de noir, chemise et pantalon de velours noir, avec pour seule coquetterie un foulard de soie rouge et une dent de tigre suspendue à son cou, Pierre Derlon avait une présence étonnante. Petit homme vif à l'allure étrange, aux mains difformes (on disait qu'il avait été torturé par la Gestapo), au beau visage asymétrique, aux cheveux noirs indomptés, il avait une sacrée gueule. Il ressemblait à un faune.

A cette époque (1954), il possédait une voiture tout-à-fait étonnante, Corne d'Auroch, une vieille Renault-baignoire datant des années vingt, ainsi baptisée au vin rouge par Georges Brassens. Quand Pierre entreprenait de longs voyages avec cette antique guimbarde, il se faisait accompagner à moto par Paulo, un ami mécanicien, génie de la bricole, qui savait réparer tous les moteurs de la terre et, s'il lui manquait une pièce, l'usiner au besoin sur place.

Ainsi, Pierre m'invita un jour à rendre visite à son père, habitant Janville en Eure-et-Loir aux confins de la Beauce, sur la route d'Orléans. Faisaient partie de l'expédition deux jeunes actrices de nos amies, Chantal Darget et Claude Masson. En ce temps-là, l'autoroute n'existait pas encore et l'on empruntait la Nationale d'Orléans.

Dans mon souvenir, le père Derlon, - maire ou ancien maire de la commune - m'apparaît comme un homme de grande allure, au style very british, un gentleman. D'une politesse exquise, vêtu avec goût, il entretint avec les jeunes visiteurs un peu ignares que nous étions, une conversation passionnante.

Sur la route du retour, Pierre, grand amateur de "points de vue", passion qu'il partageait avec son complice le photographe Robert Doisneau, nous conduisit sur les hauteurs de Bicêtre (me semble-t-il) d'où la vue sur Paris était extraordinaire. La ville n'était pas encore défigurée par les immondes grands ensembles dont de criminels architectes des "Trente Glorieuses" ont fait bénéficier la région parisienne.

A l'époque cœxistaient à Paris des chevaux attelés à des voitures de livraison, des automobiles d'avant-guerre tels les vieux et confortables taxis G7, et de rutilantes autos modernes. Pourtant l'apparition de Corne d'Auroch suscitait toujours la joie et la curiosité des badauds.

Une des fantaisies de cette impressionnante teuf-teuf résidait dans son levier de changement de vitesse amovible.

En effet, à l'arrêt devant un flic réglant la circulation sifflet aux lèvres et bâton à la main, Pierre se faisait une joie d'agiter le long levier d'acier sous le nez du policier, puis, l'ayant replacé dans son alvéole du plancher, de démarrer dans un grand éclat de rire sous le nez du pandore ébahi.

Le truc faisait toujours son petit effet. Voilà un de ces petits plaisirs que nous refusent désormais nos modernes autos bourrées d'électronique.
 

Les sœurs Mery

Je ne me souviens plus très bien où ni comment, Pierre Derlon connut les sœurs Mery. Par contre, je me rappelle son enthousiasme, son exubérance, son exultation lorsqu'il parlait de Claude, une petite merveille de jeunesse, de beauté et de fraîcheur.

Un matin - je demeurais alors chez lui, dans le salon de Marika, rue Mazarine - il m'emmena aux aurores rendre visite à sa belle, chez elle, où elle devait le présenter à son père, officier de carrière.

En chemin, pour se donner du courage, il s'arrête par trois fois dans un bistrot, pour avaler un petit muscadet... La rencontre fut tout à fait étonnante. Le père de Claude, un bel homme très vieille France, nous reçoit avec une hautaine et glaciale courtoisie. La mère, dans la confidence, tente en vain de rompre la glace et d'arrondir les angles. Ce fut un désastre.

Claude est très amoureuse de Pierre et Pierre la trouve vraiment mignonne.

Mon ami enlèvera sa belle et lui fera partager sa vie de bohême.

Claude avait une sœur, aussi jolie qu'elle : Jackie. Pierre la séduisit elle aussi.

Lorsque Marika comprit que Pierre la trompait, elle le mit à la porte. Derlon alla habiter avec les deux sœurs dans un hameau de la Seine-et-Marne, leur fit de beaux enfants, vécut d'amour et d'eau fraîche et d'un élevage de colombes.

Pour voir ses filles en terrain neutre, Mme Mery prit l'habitude de les rencontrer chez Titine, l'épouse de Jacques Yonnet.

Mme Yonnet avait hérité d'une librairie ancienne, dont, pour faire bouillir la marmite, elle transforma peu à peu la boutique en magasin de fourrures.

Quant à M. Mery, l'officier très "vieille France", on dit qu'il mourut de chagrin d'avoir perdu ses deux filles.

Pierre vécut quelques années de grand amour entre les deux sœurs. Mais le jour que la favorite se rendit compte qu'elle abritait en sa sœur une rivale sous son propre toit, le vaudeville vira au mélodrame.

Jackie dut partir, avec son fils en bas âge. Très jolie, sans travail et ne sachant où aller, elle tomba sous la coupe d'un entrepreneur en bâtiment, employeur occasionnel de Pierre, qui se chargea d'elle, l'entretint chichement dans une chambre de bonne et en fit sa maîtresse.

Comme mon père Benz, Pierre Derlon refilait les amies qu'il quittait à d'autres. Ainsi n'avait-il pas d'histoires. J'héritai, ainsi de quelques superbes créatures délaissées par Derlon. En ce temps-là, trop timide et trop orgueilleux à la fois pour tenter d'enlever une citadelle réputée difficile, je me montrai en revanche un excellent consolateur des belles abandonnées.

Comme tous ceux qui la rencontraient je tombai un peu amoureux de Jacquie. Mon ami Bernard de Carsalade aussi. C'est lui qui la consola le mieux.

Bernard de Carsalade était un garçon attachant. Neveu (ou petit neveu) de Mgr Jules de Carsalade du Pont, il était l'héritier d'une grande et noble famille de la Catalogne française, dont la généalogie étudiée par Mgr son oncle assisté par le chanoine Bernard de Castelbajac, remontait à l'an 1000.

Mgr Jules le bien nommé était un chaud lapin. Ne pouvant résister à ses pulsions gaillardes mais souhaitant ne pas bafouer ouvertement sa religion, il demandait au Pape une petite dispense à ses vœux de chasteté afin de sauter les jolies filles dont il avait trop grande envie sans tomber en état de péché mortel. Le Pape connaissant son monde lui accordait volontiers de telles dispenses à condition que le prélat restaurât une église ou une chapelle de son diocèse. Ainsi, le Roussillon est il plein de jolies chapelles admirablement restaurées par les soins de l'ardent évêque.

Bernard était lui aussi un chaud lapin mais moins fortuné que son grand oncle il courait le guilledou sans restaurer de chapelles ou de monuments historiques!

 
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