Marino Zermac
Une vie sans importance

 
Souvenirs d'un inconnu


lise

VIII - Le stakhanoviste de l'Underwood

608 - Fleur d'amour

En quelques mois l'amour bohême un peu fou qui nous unissait se disloqua, se désagrégea, s'en fut. Durant mes siestes qui se prolongeaient par la lecture de polars, Lise était très courtisée.

Un jour, un beau gitan viril, entreprenant, la séduisit. Mais le gitan, comme dans la chanson, était un peu truand. Et Lise, très romantique, aimait fréquenter les marginaux, les gitans et les voyous, comme notre ami André Héléna.

M'étant rendu compte de la situation, j'abandonnai la place sans esclandre, avec quelques regrets mais sans remords, et m'en fus avec pour tout bagage et toute fortune, ma vieille valise au cuir boucané à ferrures de bronze achetée aux Puces, contenant toutes mes richesses et, dans un rücksack fatigué, mon antique, précieuse et hautaine Underwood.

André Héléna me suggéra de m'adresser à André Gitler, un éditeur-imprimeur à qui il fourguait parfois quand il était dans la dêche des petits romans porno.

La chance me sourit, car dès notre premier rendez-vous, Gitler me donna quelques centaines de francs à valoir sur mes écrits pornos qu'il acceptait d'éditer.

Peu économe de nature, j'en profitai pour réaliser un rêve très ancien: vivre à Paris, chez moi, dans une chambre avec vue sur la Seine. En souvenir du Quai aux Fleurs, sans doute !

Oui, pour la première fois je gagnais quelques sous grâce à mon clavier d'Underwood. J'avais vingt-sept ans et encore toutes mes dents.

André Gitler me payait chichement certes, au coup par coup, mais en beaux billets glissés de la main à la main. Ces premiers textes érotiques à prétention littéraire, furent publiés sous le manteau dans son imprimerie du Sentier. Ainsi parurent tour à tour mes contes à la manière des "Mille et une Nuits" recueillis à Djerba et quelques pochades sans intérêt sinon alimentaire.

Sous une triste couverture grise portant le pseudonyme de Rejeb ben Sahli et le titre banal de Conte bédouin, parut mon récit intitulé Fleur d'Amour, recueilli jadis des lèvres du dernier conteur de rues de Djerba. En 1954, à Hammamet, dans la bibliothèque des Henson, j'avais découvert avec enchantement l'œuvre monumentale de Mardrus.

Ainsi avais-je adapté à sa manière les contes notés à Djerba que me traduisait mot à mot, mon ami Rejeb. C'est en souvenir de lui que je signai l'ouvrage de son nom: Rejeb ben Sahli, Rejeb, fils de Sahli.

Mais, lors de la parution de l'ouvrage que je relus "haletant", mon plaisir de lire une de mes œuvres imprimées, retomba comme un soufflé en découvrant les centaines de vilaines coquilles venues en défigurer le texte.

Il y en avait une particulièrement gratinée molestant un proverbe bédouin : Le Pèlerinage ne s'achève pour le chamelier que lorsqu'il a enculé son chameau, devenu dans l'ouvrage : Le pèlerinage ne s'achève pour le chancelier que lorsqu'il a enculé son chameau !

Vingt-cinq ans plus tard, - dans les années 80 - Jean-Pierre Sicre redécouvrant mon œuvrette dans la boîte d'un bouquiniste, la publiasuperbement, sous un nouveau titre : Le Verger des Caresses, savamment revue et corrigée par ses soins, avec une notice pour en retrouver l'auteur.

Voici une note de lecture que je trouve dans la presse :

Cette petite merveille de l'érotologie orientale, publiée jusqu'ici quasi sous le manteau, n'est connue que de rares amateurs avertis qui s'en sont longtemps enchantés en silence. Les temps par bonheur ont changé, et il apparaît urgent de proposer au vaste public des lecteurs épris d'aventures merveilleuses et curieux des choses de l'amour (pourvu qu'elles soient évoquées avec art) une édition définitive de ce texte étonnant, aussi délicieux à déguster qu'un sorbet offert en plein désert par une main amie. Quand a-t-il été rédigé ? On ne sait trop. Le mystérieux Rejeb ben Sahli, s'il a jamais existé, n'a pas laissé de traces. Le "traducteur" de l'oeuvre, tout aussi discret, est vraisemblablement un lettré français qui a dû en recueillir les épisodes au début de ce siècle auprès de conteurs maghrébins, bien que le cadre du récit emprunte visiblement à l'antique tradition arabo-persane. A-t-il enjolivé ce qu'il a entendu, comme faisait à la même époque le fameux Dr Mardrus, génial "interprète" des Mille et une nuits ? C'est possible, mais nous serions mal avisés d'y trouver à redire, tant il apparaît que tout ici est fait pour le plaisir - celui de l'imagination comme celui des sens...

Je reparlerai sans doute de cet épisode plus loin...

Il y eut aussi l'Homme de joie, en souvenir du "Vicomte", au style "bluffeur". Gitler, en fait, ramassait tout ce que j'écrivais d'un peu cochon, avant même que cela ait pris tournure et le publiait, sans même le lire, sous divers pseudonymes choisis par lui.

André Gitler dirigeait une imprimerie de labeur rue du Croissant, dans le quartier du bas Montmartre, où jadis la presse parisienne tenait ses quartiers. C'était un bel homme élégant, plaisant aux dames, un peu dandy, qui ne vivait que pour sa famille et son travail.

Il était l'heureux propriétaire d'une jolie femme, coquette à l'esprit petit-bourgeois, qui, elle, ne vivait que pour le paraître. Il lui fallait des chaussures et des robes de "marque", des manteaux de fourrure, des bijoux clinquants, des falbalas, une voiture voyante, un mari convenable.

Mme Gitler était cliente chez Dior, Schiaparelli, Hermès. Pas antipathique du tout malgré ce snobisme chichiteux, elle s'entendait très bien avec Marthe Héléna, l'épouse d'André, auteur de génie, mais fournisseur de romans porno au même titre que moi, pour assurer sa matérielle.

Nous étions une petite bande de traîne-savates à fournir des tapuscrits vite bâclés et sans intérêt à notre "grand" éditeur. Ils paraissaient sous des pseudos variés, le même pouvant servir à plusieurs auteurs.

Un jour, je fus convoqué à la Brigade mondaine pour "affaire vous concernant".

La Tour pointue

En ce temps-là je vivais à Paris sans titre de séjour. La validité de mon passeport suisse était périmée depuis longtemps, mais la France de la Quatrième république, pays le plus libre du monde, était alors bonne fille pour ses immigrés qui n'avaient pas de papiers en règle!

Pourtant, en 1959-1960, la guerre d'Algérie battait son plein et la police pouvait à tout moment et en tous lieux exiger que l'on montrât ses papiers. Je dois avouer, que cela ne m'est jamais arrivé. Mais, ce jour là, à la Tour pointue, il n'en fut pas de même. Inquiet, les fesses serrées, je me demandais bien ce que l'on me voulait et à quelle sauce j'allais être mangé. L'inspecteur qui me reçut, sympathique au demeurant, s'informa d'abord avec bonhommie de mon identité, de mon domicile, de mes ressources, tapant au fur et à mesure mes déclarations sur le clavier d'une antique machine à écrire. Cette formalité accomplie, il me dit qu'une information était ouverte contre moi pour "attentat à la pudeur par voie du livre" et me demanda si j'étais bien l'auteur des ouvrages suivants: Les cousins libertins, l'Homme de joie, Mémoires d'une chanteuse allemande.

En fait, je compris immédiatement que mon éditeur m'avait probablement balancé à la police, car s'il avait bien publié sous le manteau ces trois ouvrages, lui seul pouvait savoir que l'auteur de c'était moi ! Je niai donc tout en bloc, ce dont l'inspecteur prit acte, me libérant sans autre tracasseries.

Cette affaire fut sans doute classée sans suite car je n'en entendis plus jamais parler. Mais je ne travaillai plus guère pour Gitler-la-balance.

J'avais d'ailleurs eu l'imprudence de lui présenter un auteur ami, le talentueux Pierre Devaux, auteur de La langue verte, de "L'Histoire des Darons sacrés" (la bible traduite en argot), un gaillard sympathique, désargenté mais sans scrupules qui s'imposa à ma place dans les bonnes grâces du "grand éditeur" et sut, bien mieux que moi, lui tirer de l'oseille...

Un soir, André Gitler m'avait donné rendez-vous dans une brasserie des grands boulevards où il avait ses habitudes, pour me remettre les quelques centaines de francs qu'il me devait.

Cet établissement sans grâce, qui défigurait l'immeuble haussmanien situé à l'emplacement qu'occupait au XIXe siècle le célèbre Café de Paris avait pour moi valeur de fétiche.

C'est là que Jacques Yonnet m'avait fait rencontrer pour la première fois Jacques Hillairet, l'historiographe des rues de Paris dont l'érudition et la verve nous enchantait.

Là aussi que je fis la connaissance de Riccia Riccocci enchanteresse éphémère de mes jours et de mes nuits parisiennes qui m'initia aux surprises de l'amour vagabond. Elle aimait se donner sous une porte cochère, dans un cimetière ou un jardin public où jouaient les enfants, dans une pissotière, n'importe où mais dans un endroit imprévu.

En ce lieu, c'est en voisine que posant son joli pied sur ma braguette par dessous la table elle fit ses approches.

Hillairet nous conta l'histoire de ce haut-lieu chargé de souvenirs, de cet hôtel construit par Bélanger pour le comte de Lauraguais l'année même de la Révolution. Devenu hôtel de Brancas-Laurageais, il hébergea le général Rapp, puis le richissime prince Nicolas Demidoff, roi du fer, du cuivre et du charbon dont le fils Anatole allait séduire la princesse Mathilde Bonaparte. Ce fut Marie Fagniani, marquise d'Herford que l'on dit mère d'Henry Seymour et de Richard Wallace, qui acquit cet hôtel. Mais ceci est une autre histoire!

***

Gitler arriva très en retard, comme de coutume, et me trouva inquiet, car il ne me restait pas assez de sous en poche pour payer ma consommation. Il me dit, sourire à l'appui, qu'il ne pouvait me donner l'argent qu'il me devait car il avait donné tout ce dont il diposait à mon ami Devaux! Il paya toutefois les consommations...

Ce soir-là, je remontai à Brunoy, à pied, le ventre creux, mais ce fut une par nuit somptueuse.

J'aurais pu, selon mon habitude, faire du stop. Mais le temps était beau, la nuit claire et agréable, et je décidai de remonter jusqu'à Villeneuve-Saint-Georges par les quais de la Seine, anciens "chemins de halage"souvent restés en l'état.

610 - Paris ma légende

Serge Caillaux

Un jour, chez Henry et Youki, Roland Massot me dit en riant:

- Toi qui aimes les personnages, les farfelus, je t'invite à m'accompagner à mon cabinet. Tu vas voir un type curieux, à la fois clochard et génie.

Quittant la rue Mazarine, nous traversons le pont Neuf toujours magnifique, et Massot me désigne sur la façade de l'un des bâtiments datant du XVIIe siècle deux fenêtres.

- Tu vois, c'est là qu'habita Mme Roland avant de se faire couper la tête. Et moi de lui dire du tac au tac, lui désignant deux autres fenêtres sous les toits du même bloc d'immeubles:

- Et là vivent de père en fils trois génénérations de bouquinistes des quais : William Fallet, mon pote et celui de Yonnet, son père et sa grand-mère!

Nous remontons la rue du Louvre jusqu'à la place des Deux-Écus et là, me désignant un magnifique platane arborant sa frondaison d'été, il me dit : Regarde ! Tu vois, là-haut, c'est dans cette cabane que l'on devine à peine que réside le génial inventeur Serge Caillaux, un de mes clients. Tu vas d'ailleurs le rencontrer, nous avons rendez-vous à mon cabinet à dix heures.

A dix heures tapant, on sonne à la porte du modeste bureau de réception et un beau garçon frêle, à la tête intéressante, apparaît vêtu d'un costume d'explorateur ; culotte de golf et saharienne. Lorsqu'il retire son casque colonial, sa chevelure blonde, bouclée, coule sur ses épaules.

- Serge, je vous présente Marc. Un ami helvète, un peu poète.

- Voici Serge, le plus bel inventeur depuis Polonius et Nikola Tesla !

Nous nous serrons les mains, le courant passe.

- Au fait qui est Polonius ?

- L'inventeur du fil à couper le beurre ! Avec Massot on ne sait jamais s'il plaisante, se moque ou parle sérieusement.

Lorsque je reverrai Roland, il me raconte à demi mot l'histoire étrange de Serge. Sa famille, plutôt bourgeoise, demeure depuis plusieurs génération place des Deux-Écus et possède quelques biens immobiliers de rapport dans le quartier.

Comme le jeune Serge, malgré de réelles dispositions pour les maths et le dessin, ne travaillait guère à l'école, ramenant des notes épouvantables, sa mère, séparée d'un mari volage confia son fils à une boîte à curés. Serge se mit à fuguer, mais revenait toujours au bercail, faute de munitions de bouche. Mme Mère l'installa dans une chambre de bonne du 27, rue Jean-Jacques Rousseau immeuble où Massot tenait cabinet.

Mais un jour, ayant loué les appartements dont elle était propriétaire dans l'immeuble, elle voulut récupérer l'inconfortable chambre du 7ème dont elle pria son fils de déguerpir.

Ne sachant où se réfugier, et pour faire la nique à sa mère, il profita d'un week-end pour se construire une cabane "pliante" dans le magnifique platane qui s'épanouissait sous ses fenêtres!

Écolo avant la lettre et très habile de ses doigts, Serge avait édifié son nid sans blesser l'arbre qui l'hébergeait, liant les planches de récupération de son pigeonnier avec des boutes de chanvre, sertissant l'armature en ébéniste consciencieux, protégeant son toit de toile cirée. Il se déplaçait par un réseau de liens souples complété d'une somptueuse échelle à corde se déroulant comme un décor de théâtre, lui permettant de gagner le trottoir.

Serge qui devait avoir mon âge, était un inventeur-né. Disposant de très peu d'outils, il parvenait à fabriquer des mécaniques astucieuses comme cet accumulateur de poche relié à une girouette et une boule de silicium fournissant un bel éclairage à sa cabane ! Serge n'a jamais réussi à intéresser un fabricant à cette invention.

Heureusement qu'il a pu faire breveter et exploiter une autre de ses techniques dont il avouait humblement qu'il n'était que l'adaptateur : la bande magnétique continue comme support du son ! Passionné par Möbius et Escher, - des artistes - il fut à l'origine de la «cassette» dont des milliards d'exemplaires inondèrent la terre.

Mais son brevet, mal rédigé, ne tint pas contre d'astucieux pirates ayant pignon sur rue, qui l'en dépossédèrent, lui abandonnant quelques miettes.

La même mésaventure était arrivée à son aîné, son lumineux ami Guy Boncourt, qui l'avait initié à l'électronique encore balbutiante. Cet inventeur de génie qui, au début des années 50 avait révolutionné les appareils de radio et de télévision n'en avait guère tiré profit. Son procédé permettait de capter ensemble les images et le son qu'il purifiait et stabilisait, les débarrasant de leurs parasites avant de les reproduite et de les transmettre par les ondes.

Mais son invention mal protégée fut piratée et brevetée dans le monde entier par une multinationale étrangêre qui le spolia.

Resté modeste dans la bonne fortune comme il l'avait été dans la médiocrité, Serge Caillaux s'est installé à demeure sur un voilier à bord duquel il parcourt les mers.

Fort de son expérience, il devint un spécialiste du dépôt de marque, réservant à son nom aux Mines puis à la propriété industrielle, des milliers de jolis logos qu'il se faisait racheter à un bon prix.

612 - Hôtel Notre-Dame: les sœurs Griffith

Trois paires de chaussettes, deux slips, trois chemises, un pantalon, ma vieille veste en daim empruntée chez Hoffstetter, les belles chaussures en peau de porc, increvables de la même origine, mon costume "prince de galles" chouravé à un ami iranien, le tout serré dans une vieille et somptueuse valise de cuir, je m'installai à l'Hôtel Notre-Dame chez les sœurs Griffith, avec mon Underwood.

Les sœurs Griffith, un couple de lesbiennes d'origine anglaise, étaient depuis l'avant guerre, je l'appris par le libraire George Whitman, propriétaire de Shakespeare & Company, des honorables correspondantes de l'Intelligence service. Leur petit hôtel aux chambres sans confort, avait servi à héberger des soldats parachutés ou des espions de passage dans la capitale occupée.

Elles n'avaient jamais été suspectées par les Allemands. Grâce à leur "couverture" et à la proximité de la Préfecture de police, elles avaient rendu d'éminents services aux Alliés. A la "Libération" elle furent décorées tant par les autorités anglaises que françaises.

Je passai quelques semaines délicieuses dans cet hôtel, ne me lassant pas de voir couler la Seine, ahaner les chalands, de regarder la paresseuse activité des bouquinistes, les promeneurs, d'observer les pigeons.

Pour la première fois je vivais de ma plume, rien que de ma plume. Bien sûr, je pondais des œuvrettes mercenaires, alimentaires, sans intérêt littéraire. Mais ici et là, je pouvais glisser quelques phrases, quelques idées, quelques formules entre les banalités d'un récit linéaire qu'il me fallait rendre le plus efficace possible. Ces ouvrages étaient destinés à exciter le lecteur, à le faire bander... Mais ce n'était pas du tout désagréable d'écrire cela... Personnellement j'ai toujours aimé les romans cochons.

La Bûcherie

Le soir, j'allais souvent m'installer dans un des deux fauteuils de la Bûcherie, devant la cheminée où brûlait un magnifique feu de bois. Je dégustais une fine champagne en fumant une pipe et me récitant des poèmes à moi-même. Parfois, une belle inconnue venait s'installer dans le fauteuil voisin et, si le cognac m'en avait donné le courage, je liais conversation.

Je me souviens avec émotion de ces instants lumineux inoubliables au fond de ma mémoire.

La Bûcherie appartenait à Couquette Terrail, une délicieuse hôtesse, au charme fou. Son joli établissement était le rendez-vous d'amoureux inconnus ou célèbres, d'artistes anglo-saxons, de vagabonds comme moi.

Je dois rappeler qu'à cette époque bénie, il n'existait pas de ségrégation dans la société française. Le pauvre côtoyait le riche, le clochard n'était pas méprisé comme il l'est au XXIe siècle. Exemple Paul Léautaud. C'était une figure pittoresque, indispensable, au bonheur de la cité, on le choyait. Il n'était pas triquard, pourchassé, menacé comme il l'est de nos jours. A la Bibliothèque Nationale de la rue Richelieu il avait sa table comme les lettrés; reçu, nourri, épouillé, baigné, il faisait partie des habitués des Salles de Garde. Certains d'entre eux étaient célèbres, croqués par les peintres, les photographes.

A côté de la Bûcherie, la librairie Shakespeare & Cie était un haut lieu du vagabondage littéraire et artistique anglo-saxon. L'on pouvait y lire, y pique-niquer, y résider, y flaner des semaines entières, jour et nuit, sans qu'un patron ou un employé cherchât à expulser le lecteur en l'invitant à changer de crèmerie. Souvent, George Whitman, ami de Sylvia Beach son modèle de la rue de l'Odéon (qui à sa mort lui légua le nom et son fonds de livres) offrait le gîte et le couvert à des impécunieux de passage contre quelques heures de travail dans sa boutique.

Le propriétaire de cet établissement unique n'était pas homme de négoce. Il exerçait son commerce comme un sacerdoce. Il avait la vocation, l'amour de la culture créatrice, de la beauté et la noblesse du cœur.

Né, me semble-t-il, à Salem au début du XXe siècle, George Whitman était doté d'un caractère fort, parfois caractériel. A l'exactitude limpide de son état-civil ou des événements concernant sa vie, il préférait le flou artistique. Aussi était-il aussi difficile de tracer la biographie de Whitman que celle de Cendrars, autre merveilleux affabulateur. George se présentait tantôt comme le neveu ou le petit fils de Walt Whitman dont il connaissait par cœur les Leaves of Grass.

A Kerouac qui lui avoua un soir qu'en se rendant chez sa mère à Lowell, il avait couché sur la pelouse de Whitman Massachussets et pissé contre un séquoïa, George le félicita affirmant que la petite cité qui lui devait son nom était honorée par ce jet d'amour!

Kerouac parlait un français jouissif aux relents canadiens. C'était le début de l'ère Beatnick, de ces globe-trotters parcourant le monde sac au dos, fumeurs de kif gratteurs de guitare, découvreurs d'escales paradisiaques devenues depuis des enfers pour touristes. Leur point de chute préféré, pour ceux qui avaient quelque oseille, était le petit hôtel voisin, de la rue Gît-le-cœur, la plus étroite de Paris. Kerouak passa quelques jours chez Shakespeare and Co à taper des textes à deux doigts, sur la vieille Underwood de Whitman, en picolant comme un malade et se shootant à l'herbe.

Comme à la Bibliothèque Nationale ou à l'Arsenal et en bien d'autres lieux merveilleux, l'on y croisait des clochards, des étudiants, des écrivains célèbres, des jolies ou de vieilles filles, des vieux cons radoteurs.

C'était un monde fabuleux, d'une richesse inouïe. Je me souviens aujourd'hui encore avec émotion de ces nuits de conversations à bâtons rompus auxquelles j'assistai, muet, fasciné, notamment entre Jacques Yonnet et Henry Miller, entre Jeremy Wilkinson et William Burroughs ou ces tonitruants monologues de génies avinés dont je ne saisissais que des bribes.

Trois mois après m'être enfui de la rue des Moines, un journal du matin parle d'un triste "fait divers" sous le titre: "Un minable braquage". Un gitan accompagné de sa complice, une jeune tenancière de bar de la rue des Moines, tente de braquer une banque. Les deux malfaiteurs, pourtant armés, semblent accomplir là leur coup d'essai, se montrent si maladroits qu'ils se font piteusement prendre et désarmer par le caissier. La complice était Lise. Elle passa quelques mois en prison.

614 - Le père Pinaud

Stakhanoviste de l'Underwood comme me surnomma Paul, j'acceptai toute commande de livre quelle qu'elle fût. Je souhaitais vivre de ma plume, à n'importe quel prix. Je savais instinctivement que ma voie était là. Evidemment, les commandes que l'on me passait étaient chichement payées et touchaient des genres littéraires très mineurs. Cela m'était égal. Je n'avais pas d'amour propre d'auteur. Je n'en ai toujours pas !

La plupart des commandes concernaient des polars que je bâclais en huit jours ou des "romans de cul" que je torchais en trois nuits.

Au quartier latin, au 4 de la rue Le Goff, entre la rue Cujas et le Boul'mich, la petite rue abritait l'officine du père Pinaud. C'était une boutique étroite, en forme de boyau, qui s'étirait en longueur, s'enfonçait profondément dans l'immeuble et possédait plusieurs sorties. Le père Pinaud habitait Nevers. C'était un petit bonhomme fluet, poli, souriant, charmant, toujours tiré à quatre épingles, vêtu d'un costume sombre avec gilet à dos de satin comme dans l'ancien temps, chemise blanche, cravate bleue, portant chapeau, chaussures vernissées, demi bas en fil d'Écosse. C'était le sosie de M. Antoine Pinay dont il se flattait d'être l'ami et le partenaire aux cartes.

M. Pinaud était grossiste en livres. Dépositaire de quelques petits éditeurs de province, il n'avait qu'un seul employé: Daniel Lebeau. Les libraires de toute la région parisienne lui envoyaient leurs coursiers pour "ramasser" les livres de commande que M. Pinaud facturait et que Daniel "préparait".

M. Pinaud pensait avoir trouvé en Daniel l'employé idéal, le collaborateur providentiel dont le zèle et la compétence lui permettaient de venir à Paris le moins souvent possible, parfois juste, en fin de semaine, pour relever la caisse.

En fait, Daniel avait monté à l'ombre de la Maison Pinaud une entreprise personnelle, beaucoup plus lucrative que celle de son patron. D'abord simple intermédiaire, il mettait en rapport des auteurs faméliques et des éditeurs de dix-septième ordre, servant en quelque sorte d'agent littéraire bénévole.

Puis, flairant une affaire plus rentable, il se mit à acheter les manuscrits des mêmes auteurs et à les revendre aux éditeurs, prenant au passage une confortable commission.

M. Pinaud qui ne pouvait pas ne pas voir ce petit trafic, fermait les yeux.

Son patron lui faisant confiance, venant de moins en moins souvent à Paris, Daniel s'enhardit: il se mit à éditer lui-même, sous le manteau, des ouvrages lestes et à les revendre par le réseau de coursiers qui venaient tous les jours à la boutique.

Cette activité lui rapporta évidemment beaucoup plus d'argent que le médiocre salaire octroyé par le père Pinaud.

Je profitais personnellement de cette combine et ravitaillais abondamment Daniel en "tapuscrits" de romans pornos produits à la chaîne, qu'il me payait cash 500 francs l'unité.

Si l'on se rapporte à l'époque, 500 francs de 1960 représentaient le smic, c'est-à-dire, un peu plus que 5000 francs ou 750 euros d'aujourd'hui (2000).

Or, je fournissais au moins trois romans par mois ! Ce qui fait que pendant quelques mois je vécus confortablement espérant pondre dans la foulée des ouvrages plus relevés: espionnage ou policiers.

Dans la boutique du père Pinaud je rencontrai la fine fleur des "éditeurs" populaires d'alors, parmi lesquels Pic, Delalue, Jacques Latour, Dermet.

616 - Jacques Latour

Jacques Latour était un type séduisant, élégant, sympathique qui vivait en banlieue, chez sa mère. Profession: chef de rang. Il officiait dans de grands restaurants tels La Tour d'argent ou Le Grand Véfour. Expert en ronds de jambe, plaisant aux femmes du monde et du demi monde, ambitieux, se flattant d'être l'ami de quelques notables et d'un nombre impressionnant de voyous et de filles qui fréquentaient ce genre d'établissement, il avait été contacté par le colonel «M» patron d'un des services spéciaux les plus puissants du moment: le SDECE.

En marge de son travail, il observait les clients qu'il lui désignait et informait M de leurs habitudes, de leurs fréquentations, de leurs conversations.

Jacques était un garçon ambitieux. Pour lui, sa condition de larbin de luxe ne représentait qu'un tremplin. S'il était resté au fond un être primaire, sans grande culture, sans connaissances intellectuelles, il avait du charme, de l'entregent, de l'énergie à revendre. Il savait séduire, convaincre, embobiner.

Généreux, il m'apprit beaucoup de choses. Je lui dois d'avoir encouragé mes débuts d'auteur, de m'avoir donné un peu de confiance en moi, insufflé un minimum d'ambition.

L'édition populaire étant alors comme je l'ai dit un nouveau Far-West, Jacques décida de se lancer dans cette voie, bien décidé à gagner très vite beaucoup d'argent pour disposer d'un capital qui lui permettrait d'envisager d'autres affaires.

Comme je lui parlais avec enthousiasme de la vogue des romans d'espionnage, je lui présentai des amis : Christian Durieux ou Martin de Hauteclaire. Je l'intriguais avec notre insouciance, nos calembredaines, nos coups tordus, nos actions imaginaires. Jacques accepta mon idée d'arranger les aventures de mon ami Durieux en roman d'aventures vécu et de les publier.

Nous vivions alors en pleine guerre d'Algérie. Charles de Gaulle au pouvoir s'apprêtait à larguer les colonies. Le pays était en effervescence. Cela grenouillait de tous côtés.

Avec les histoires qui circulaient il y avait de quoi bâtir cent romans d'espionnage et d'action.

J'en pondis quelques dizaines sous divers pseudonymes, dont celui de Pierre Genève.

Jacques Latour, je l'ai dit, était un beau garçon séduisant et très attachant. Célibataire couvert de jolies femmes, il vivait dans la proche banlieue, chez sa mère qu'il adorait.

Dynamique et ambitieux, il s'était juré de réussir dans la vie malgré son handicap. Orphelin de père, il était né sans fortune et avait été obligé de travailler avec acharnement dès l'âge de 14 ans pour entretenir sa mère et subsister. Sans diplôme, il avait choisi de faire son apprentissage dans l'hôtellerie. Après avoir été durant quelques mois le souffre-douleur d'un loufiat dirigeant un boui-boui à souteneurs qui l'exploitait sans vergogne, il parvint à se faire embaucher dans un restaurant de luxe où son sens de la débrouillardise et de la communication firent merveille. Il y apprit à servir et à plaire aux gens riche, à devenir le confident des jolies femmes qui les accompagnaient, à rendre de petits services aux grands de ce monde, à entretenir des relations privilégiées avec des personnalités du Tout-Paris.

Parallèlement, il aimait s'encanailler, fréquentait les coiffeuses, les masseuses, les demi-mondaines, les maquerelles tenant le haut du pavé, auprès desquelles il choisissait pour son plaisir et celui de ses amis, de jolies filles jeunes, expertes en amour, des baiseuses sans chichis.

Sorti de rien, Jacques aimait les gens titrés, les gens célèbres, les noms à particules, les héritiers de la haute, qu'il collectionnait avec une fatuité extrême.

Jacques Latour avait une autre passion qu'il partageait avec beaucoup d'autres personnes de cette époque: celle du "milieu", de la police, des proxénètes, du grand banditisme. Il aimait recevoir leurs confidences, se voir confier des secrets. Homme de relations publiques, il connaissait beaucoup de monde, savait toujours qui était qui, qui faisait quoi, qui pouvait quoi.

Il se liait facilement. Étant à l'aise avec tout le monde, il savait s'entremettre où il fallait. Opportuniste efficace et charmeur, il fit son chemin dans la restauration de luxe, mais cela ne lui suffisait pas.

Je ne me souviens plus très bien ce qui, dans ma modeste personne pouvait bien l'intéresser et comment je devins son protégé. Le fait est que nous nous voyions souvent, qu'il me présentait à beaucoup de monde, qu'il "croyait" en moi.

Or, je l'ai déjà dit, je vivais à Brunoy, de presque rien, dans un modeste atelier d'artiste sans confort. Je travaillais à produire des livres, bien qu'au fond je ne sache guère écrire. Les ouvrages que je pondais se situaient à mille lieues des œuvres ciselées des "auteurs littéraires", des bêtes à Goncourt, des écrivains d'art qui distillaient des chefs d'œuvre que j'admirais. Je tirais à la ligne, pissais de la copie que je ne relisais pas, aimant cela, me faisant payer modestement, mais sûrement, restant parfaitement libre, heureux de retrouver mes ouvrages à la devanture des kiosques et des bibliothèques de gare, sous des couvertures atroces, souvent d'une vulgarité sans nom.

618 - La Main Rouge

La Main Rouge devait être écrit en quinze jours, sans que j'eusse la moindre documentation à portée de main. Avec Christian Durieux, mis dans la confidence, ce récit de bric et de broc devint une épopée improbable.

Or, Jacques Latour, qui n'avait aucune notion véritable de ce qu'était l'édition, avait décidé de publier La Main Rouge et de lancer l'ouvrage en grand. Pour cela, il créa une maison d'édition : Nord-Sud, loua un petit local d'une seule pièce au troisième étage d'un étroit immeuble de la rue Montmartre, et me relança jour et nuit pour que j'achève l'ouvrage. L'imprimeur était déjà retenu, le célèbre traiteur Potel et Chabaud choisi pour organiser le cocktail de la sortie du livre, le Tout-Paris prévenu.

Ce fut Jacques de Ricaumont que Latour chargea d'organiser la réception, de choisir les invités triés sur le volet.

La composition de l'ouvrage fut délirant. Il devait s'agir d'une œuvre-vérité, mi-documentaire, mi-reportage sur le travail des services du contre-espionnage luttant contre les traficants d'armes, les compagnons de route du FLN.

Or, la fiction à la source de La Main rouge et de Christian du Rieu, le héros de l'ouvrage, tenait à la fois de l'épopée burlesque et du canular étudiant.

Suite à une sombre histoire d'une élève mineure séduite dans les toilettes de l'établissement où il enseignait, Christian avait dû s'éloigner quelque temps à l'étranger.

Il se retrouva prof de français dans une petite ville allemande de Rhénanie, lorsque les gazettes d'Outre-Rhin relatèrent à la une, un attentat dans le port de Hambourg contre un navire transportant des armes destiné FLN qui coûta la vie au promoteur allemand de ce trafic.

Or la presse allemande déchaînée publiait en toutes lettres le nom de l'agent secret français auteur de cet exploit : un certain Christian du Rieu.

Christian qui se faisait couramment appeler "du Rieu" sauta sur l'occasion, collectionna les coupures de presse, et, pour se rendre intéressant, proclama que c'était lui le héros de cette affaire, l'homme recherché par la police allemande.

La grande presse et les radios d'outre-Rhin alléchées par le scandale, intervievèrent Christian. Trouvant le jeune homme photogénique et ses propos passionnants, ils publièrent abondamment ses déclarations en les dramatisant et en rajoutant une couche.

Or, il va sans dire que Christian, pince sans rire, inventait toutes ses aventures au fur et à mesure et s'amusait follement.

Sur le point d'être arrêté par le police allemande et cuisiné par ses spécialistes, il revint en France où les médias français prirent le relais.

Durant plusieurs semaines, ses témoignages et ses déclarations firent la une des journaux, si bien que la police et les services spéciaux français interpellés par les services allemands s'en mêlèrent, interrogeant Christian, sans l'arrêter. Ils savaient bien, et pour cause, qu'il n'était pour rien dans cet attentat de Hambourg, bientôt suivi de plusieurs autres. En fait, les véritables auteurs appartenaient aux services spéciaux. Ses propos délirants servaient d'écran de fumée pour masquer de véritables attentats exécutés par de véritables barbouzes, mais de cela nous ne nous doutions absolument pas!

Suite à ce remue-ménage médiatique, il n'y eut pas que la police allemande qui s'intéressât aux exploits de Christian Durieux. Devant l'audience internationale de ce qui n'était au départ qu'un quiproquo puis au mieux un canular de potache - les attentats, eux, étaient bien réels - mon ami se prit au jeu des conférences de presse.

Or, si les agents du FLN n'étaient pas forcément dupes, les attentats qui les frappaient commençaient à faire mal. Ainsi, au début des négociations d'Évian, ses représentants politiques qui résidaient en Suisse firent savoir à Christian qu'ils souhaitaient négocier avec lui!

C'est là que prend place un épisode digne d'un vaudeville. Christian, protégé, par la police helvétique, rencontre les émissaires du FLN dans une bourgade du canton de Fribourg, les deux délégations étant suivies à la trace par des agents secrets français et des journalistes mis au parfum.

Tout cela, et quelques autres aventures farfelues constituèrent la trame de l'ouvrage La Main Rouge qui parut sous le pseudonyme de Pierre Genève et fut présenté au cours d'un cocktail mémorable auquel assista tout le gratin des défenseurs de l'Algérie française, des dizaines d'officiers et de généraux, des flics et des barbouzes.

En fait, la mayonnaise avait pris et ce "fake" repris par les médias demeura durant des lustres parole d'évangile. Nous eûmes beau dévoiler le pot aux roses, avouer le canular, on ne nous crut pas. On ne nous crut jamais. Et aujourd'hui encore, dans des ouvrages sérieux sur cette époque trouble, on cite La Main Rouge comme un ouvrage documentaire !

En tout cas, nous nous sommes bien amusés !

Christian Durieux mourut sur la route, dans les années 70-80, au cours d'un accident bizarre, suspect. Je n'ai jamais eu connaissance des résultats de l'enquête et de je ne sais ce que devint son fils Tristan, dont je reparlerai sans doute plus avant dans ces souvenirs.

Après la publication de La Main rouge qui connut un petit succès d'estime (dix mille exemplaires vendus), Jacques Latour que mon "chef d'œuvre" n'enrichit pas, continua de publier des livres, mais d'un tout autre genre, beaucoup plus rénumérateur : l'édition coquine.

Une douzaine de titres parurent, parmi lesquels 3 dont je fus l'auteur, avant que la censure n'interdît quelques ouvrages de la collection à la Vente aux Mineurs, ce qui empêchait leur diffusion dans les kiosques et les bibliothèques de gare.

Jacques Latour changea de fusil d'épaule, abandonna l'édition pour la promotion immobilière, fonda dans le petit bureau de la rue Montmartre la société Trabeco et, son affaire se développant, acquit trois étages où cette fois, il fit vraiment fortune.

Il cessa d'habiter chez sa mère en banlieue pour épouser une jeune et ravissante coiffeuse dont il avait fait la connaissance chez Maggy. Cette intermédiaire mondaine présentait ses protégées à des personnalités de la "haute" leur permettant de s'établir bourgeoisement.

Le couple emménagea un bel appartement cossu, rue de Mulhouse.

Pour la petite histoire, Eddy, l'époux de mon amie Claude, fréquentait le même cercle et jouissait des mêmes corps.

Ce fut chez les Latour que je découvris la première fois un téléviseur de salon en couleurs. Cela ne m'épata guère. Car vingt ans auparavant déjà, mon ami Toto Imesch bricolait dans sa grange outre son extraordinaire WC électrique de stupéfiants appareils à images mobiles.

Au cinéma, je préférais le Noir et Blanc à la couleur et je fus scandalisé, lorsque 20 ans plus tard, dans les années 90 des boutiquiers firent colorier d'anciens chefs d'œuvre, comme d'autres charognards faisaient repeindre les peintures anciennes patinées par les ans et que les femmes firent appel à la chirurgie esthétique pour se relooker la façade!

Une fois "arrivé", Jacques Latour, ayant engrangé ses premiers millions de francs lourds, s'entoura d'une petite cour, sans jamais perdre de sa gentillesse ou de son humour.

Il collectionnait les personnalités, qu'elles fussent du grand monde, du demi monde ou de la pègre.

Au fond, j'ai connu bon nombre de "collectionneurs" au cours de ma vie!

Ainsi, parmi ses habitués gravitaient des jeunes et jolies filles qu'il plaçait comme Maggy chez les amis en manque ou en besoin, et des jeunes et jolis garçons pour tenir compagnie aux vieilles belles à tempérament actif, possédant de saines phynances.

Dans son Parc-aux-Cerfs, il y avait également des voyous beaux gosses, des garnements prêts à tout.

L'un de ces garçons à qui l'on eût donné le Bon Dieu sans confession se prénommait Willy.

620 - Willy

Willy ne sortait pas de la cuisse de Jupiter mais d'une ferme de l'Oise où ses parents, de braves gens, s'échinaient à élever quatre vaches pour leur lait, un cheval pour les labours, quelques poules pour leurs œufs, à entretenir un potager avec quelques arbres fruitiers et des légumes. Ils avaient de la peine à nouer les deux bouts à nourrir leurs 5 enfants, dont le cadet Willy ne fichait rien ni à la ferme ni à l'école, courait les filles, braconnait dans les propriétés giboyeuses du voisinage et chapardait dès qu'il pouvait aux devantures des boutiques ou chez les patrons qui l'employaient quelques jours.

A quinze ans, sans instruction mais avec une fringale de vivre libre, il arriva à Paris où sa belle petite gueule d'ange blond plut à de vieux pédérastes qui l'entrenaient à la petite semaine en attendant de le corrompre.

Mais dès qu'ils devenaient pressants, qu'ils tentaient des caresses précises ou des familiarités équivoques, il leur cassait la figure, emportant ce qu'il pouvait, argent, montres, bijoux, œuvres d'art. Ses victimes n'osaient porter plainte et une longue période d'impunité le rendit terriblement sûr de lui et plus gourmand.

Mais, une nuit, il tomba sur un os.

Voulant dévaliser le vieil antiquaire chez qui il vivait depuis quelques jours, le cave se rebiffa, prit son arme et lui tira dessus, le blessant légèrement, avant d'aller porter plainte. Jacques Latour, prévenu par son ami le Commissaire Le Taillanter de ce qu'un adolescent plutôt beau gosse risquait la prison pour des années, lui fournit un bon avocat et se porta caution pour Willy.

Il lui trouva une chambre, lui fournit de l'argent de poche et l'utilisa dans son business comme homme à tout faire, le prêtant également, ponctuellement de temps à autre, aux Services spéciaux qui utilisaient ses compétences pour quelque coup tordu qu'ils ne pouvaient décemment confier à un fonctionnaire.

Latour, devenu promoteur immobilier, construisait de belles maisons pour cadres fortunés. N'étant ni architecte, ni marchand de biens, il utilisait pour ses plans de jeunes diplômés qu'il payait au cachet.

Pour dégotter des terrains pas cher il avait tissé un réseau de notaires complaisants qui lui signalaient les bonnes affaires.

Il s'agissait souvent de propriétaires endettés acculés à la vente, qui disposaient de terrains bien placés mais dans des périmètres inconstructibles. Jacques les achetait au rabais, puis, grâce à ses relations et à son savoir-faire, Jacques parvenait à circonvenir les maires, à faire modifier le POS, à faire rendre gorge aux municipalités récalcitrantes aux combines.

Dans le sillage de Latour, le beau Willy portait plusieurs casquettes. Il était chargé de séduire les vieux beaux déserteurs du chemin des dames, de servir de cavalier à de vieilles dames fortunées, et à casser la gueule aux concurrents, aux rouleurs de mécanique qui osaient se mettre en travers des plans de son protecteur.

Jacques Latour et sa société contruisaient à travers toute la France. Il avait de bonnes idées et beaucoup de flair. Dans la région parisienne d'abord où il avait eu l'idée de lancer un style "Ile-de-France", maisons à toits "Mansard" aux allures de gentilhommières, aux toitures d'ardoises, aux murs de parpaing recouverts de lamelles de pierre de taille: architecture néo-classique plaisant beaucoup aux nouveaux riches.

Dans le midi, sur la Côte d'Azur ou en retrait, il privilégiait le style méditerranéen à l'italienne, imitant les demeures vénitiennes, ligures ou florentines. Jacques Latour fut d'ailleurs l'ami de l'architecte François Spœrry, (1912-1999) créateur de Port Grimaud, dont les idées l'inspirèrent.

621 - Iles Lavezzi

Une anecdote sur ses méthodes de gentilhomme-flibustier.

Jacques Latour avait acheté à bas prix une ravissante petite île sauvage, inconstructible, dans le parage des Lavezzi. Il avait aussi un client fortuné qui souhaitait construire une luxueuse demeure sur cette île, avec un port privé pour son yacht et une terrasse abritée pour recevoir son hélicoptère.

Dans un premier temps, Latour effectua les démarches pour obtenir un permis de construire, arrosant ici et là les fonctionnaires pouvant appuyer favorablement sa demande. En vain. Ses démarches se heurtaient à un maire incorruptible. Il imagina alors un stratagème un peu tordu pour forcer la main au maire de la commune dont dépendait son îlot.

Le maire souhaitait développer le tourisme dans sa commune et faisait tout pour attirer de riches investisseurs français ou étrangers, promoteurs d'hôtels de bonne catégorie ou de villas de luxe. Pour cela, il effectua tous les travaux nécessaires pour embellir sa petite cité, moderniser le port de pêche afin d'y accueillir des plaisanciers, etc. Or, n'obtenant pas les autorisations nécessaires ni le permis de construire demandé pour leur île protégée, Jacques Latour délégua à Bonifacio notre ami Willy accompagné d'une équipe de clochards et de clochardes misérables, pour la plupart édentés, éclopés, horribles à voir, parmi lesquels deux unijambistes et une cul-de-jatte.

Willy, flanqué d'une ravissante amie, avait bourse garnie et carte blanche pour entretenir tout ce petit monde et l'installer au soleil, en haillons et postures de mendicité, pour effrayer les vacanciers, incommoder les touristes. Parmi eux un pauvre hère couvert de pustules, un invalide de guerre exhibant son moignon! Une vraie cour des miracles.

Je participai à cette mascarade, je l'avoue sans trop de honte, sans aucun déplaisir, admirant la comédie, appréciant la technique de la mise en scène facilitant cette manipulation!

Pour la galerie, Willy s'affichait avec sa belle comme représentants d'une association d'aide sociale à vocation caritative, chargée de permettre aux plus démunis de jouir de vacances au soleil.

Le maire eut beau faire appel à la gendarmerie pour déloger cette racaille, le savoir-faire de Willy inspiré par Latour, trouva les astuces nécessaires pour mettre les rieurs de son côté.

Il engagea d'abord quelques gros bras bien rénumérés pour décourager les vigiles municipaux. Il réussit ensuite à attirer quelques correspondants de presse de la gauche nationale et internationale, pour leur décrire l'ignominie de cette chasse aux pauvres instaurée par les édiles d'une municipalité de droite, parlant d'insulte à la misère, d'inhumanité, etc.

Après une quinzaine de jours de guéguerre à la Clochemerle, Jacques Latour arriva en personne sur place, flanqué d'un politicien parisien du même parti que le maire.

Quelques réunions en tout petit comité, incitèrent l'élu récalcitrant à appuyer la demande du promoteur. Ayant accepté ses subsides à contre-cœur, menacé de se voir opposer un concurrent aux prochaines élections, il se soumit pourtant et, moins de trois mois plus tard, Jacques Latour obtint toutes les autorisations, édifia sur l'île une jolie résidence de luxe, empochant au passage un petit million bien mérité.

625 - Jacques de Ricaumont

Ce fut Youki, - encore elle - qui me fit connaître Maryse Choisy, une femme sortant de l'ordinaire. Elle fut l'amie de Jacques de Ricaumont qui, bien que préférant les jeunes gens, souhaita l'épouser.

«Jacques de Ricaumont était le grand rêve secret de Michel Simon. Un peu avant sa mort, (1975), il présenta Jacques à sa toute jeune fiancée:

- Jusqu'à toi, Jacques était mon unique passion.

Maryse Choisy affirme que Michel Simon était comme Jules César. Il n'a jamais su quel sexe il aimait davantage. Se tournant vers moi, il risqua la banalité habituelle :

- Vous avez de beaux yeux.

Bien qu'il ne fût pas beau, Michel Simon avait beaucoup de charme. Chasse gardée. Je n'allais pas trahir. Michel Simon m'invita :

- Venez chez moi. Vous verrez ma guenon.

Cela déplut à Jacques. Il n'avait jamais cédé à Michel Simon et pour cause, il n'aimait que les jolis garçons glabres mais virils. Mais il était comme les grandes coquettes, il n'acceptait pas de perdre un soupirant fidèle.

Maryse: "Quand, à ce point, on a les mêmes goûts, il ne faut pas se marier. Je n'ai donc pas épousé Jacques. Mais il est resté un grand ami.»

Maryse Choisy s'est confiée dans son joli livre: Sur la route de Dieu on rencontre d'abord le Diable.

Succédant à André de Fouquières, Jacques de Ricaumont fut durant plus de vingt ans l'arbitre des élégances et le porte-parole médiatique de la bonne société de la droite royaliste voire de l'extrême droite. Pas de communistes, ni de socialistes, ni même de gaullistes dans son club. Rien que du beau monde bien pensant.

En ces années de décolonisation ses amis étaient tous adeptes de l'Algérie française voire militants actifs de l'OAS.

Il publia de très beaux livres parmi lesquels L'Éloge du Snobisme au Mercure de France et La Comtesse de Chateaubriand ou les effets de la jalousie chez Robert Laffont. Deux œuvres délicates, ciselées avec art, orfèvrées avec talent, qui devraient rester dans la mémoire de ceux qui aiment la bonne littérature.

627 - Entre fesse et espionnage

Cette année-là (1960) je sentis que je tenais enfin le bon bout, que ma vie prenait un sens. J'allais devenir écrivain comme je le souhaitais depuis longtemps. Vivre de ma plume devint le seul, l'unique but de ma vie. Et un jour, je décidai que je ne ferai que ça : écrire.

N'ayant plus trop d'illusion sur la littérature, les gens de lettres, le milieu, je me promis d'accepter n'importe quel travail de plume, d'écrire sur commande, de torcher n'importe quel récit pourvu qu'un éditeur, fût-il de trente-sixième ordre, me le payât. Chichement, mais que je puisse en vivre.

C'est ainsi que j'entrai dans le monde haut en couleurs des marchands de papier imprimé, par une toute petite porte. Je composai à la va-vite un premier roman d'espionnage Feu vert pour la Main rouge que publia Serge Krill aux Éditions Atlantic et Grand Damier.

Jacques Latour me permit de rencontrer Roger Wybot. Patron du SDECE c'était à l'époque un personnage au pouvoir considérable. Entre le haut fonctionnaire cultivé et le jeune Helvète béotien, le courant passa. Quand je lui fis part de mon projet de me lancer dans le roman d'espionnage, il sourit et me dit que je tenais assurément là un excellent filon. Il me donna quelques conseils, me suggérant de coller le plus près possible à la réalité, car le monde divisé de l'après-guerre offrait au romancier un nombre incalculable de situations romanesques à souhait.

Lorsque je lui eus offert mon premier roman, et qu'il l'eut parcouru, il m'adressa quelques mots d'encouragement griffonnés sur un pneumatique :

«Peut faire mieux, laissez-vous aller, débridez votre imagination... dans le domaine de l'espionnage, la réalité dépasse toujours la fiction.»

Coïncidence curieuse, vingt ans plus tard, une de mes amies, la romancière Catherine Arley emménagera au 44, boulevard Suchet où demeurait Roger Wybot qui avait pris sa retraite!

James Hadley Chase, dont je dévorais les romans publiés dans la Série Noire, demeurait à Paris dans un charmant hôtel du quartier latin. Ému à l'idée de rencontrer mon idole, j'hésitai longtemps avant d'oser lui rendre visite sur la recommandation de Pierre Prévert (le frère de Jacques).

Il me reçut avec gentillesse et chaleur, m'offrant cigare et whisky pour me mettre à l'aise et parla de ce Paris qu'il aimait. Lorsque, tremblant, je lui demandai ce qu'il fallait faire pour devenir comme lui un romancier célèbre, il me dit en riant de ma question stupide: «Tuez votre éditeur!»

630 - Le meublé du square de Châtillon

L'hôtel Notre-Dame était pour moi, malgré sa modestie et son peu de confort, une résidence très au-dessus de mes moyens. Aussi, bien que cela me coutât, je suivis les conseils de Youki et emménageai chez l'une de ses connaissances, une veuve à son aise, qui accepta de louer une chambre meublée au "jeune écrivain prodige" que son amie lui recommandait.

Ah! square de Châtillon, c'était le luxe, pour le traîne savate que j'étais.

Mme Bertrand-Dupont, appelons-la comme ça, était une grande bourgeoise dans la soixantaine - mais du mauvais côté - qui portait très bien son âge. Elle fut ravie de m'héberger chez elle, contre un petit loyer, mais exigeait en contre-partie que j'accepte de temps à autre à venir bavarder avec elle dans son salon autour d'une tasse de thé et de petits gâteaux aux amandes.

Elle avait également édicté une règle de bonne conduite du jeune locataire. Ce règlement verbal m'autorisait à recevoir des visites personnelles à condition que mes relations lui fussent présentées, qu'elles ne soient pas trop nombreuses, ni trop bruyantes, ni trop fréquentes... Il m'était formellement interdit de recevoir des filles dans ma chambre durant la nuit, etc.

Ma chambre située au rez-de-chaussée était la première à droite, après l'entrée et l'une de ses fenêtres donnait sur le square. Il arriva donc ce qui devait arriver...

Mon premier visiteur fut Christian Durieux, le garçon le plus libre du monde, le plus frondeur, le plus facétieux aussi.

Il se promenait généralement en tenue de cavalier, ce qui lui allait fort bien. Bottes vernies, culottes de cheval, cravache et bob.

En arrivant, il se vautrait sur mon grand lit sans ôter ses bottes, se mettait à chanter, à parler haut et fort, à rire aux éclats en racontant ses aventures cochonnes. Ou tout simplement à dormir, après une nuit blanche.

J'étais terrorisé à l'idée que la sévère Madame Bertrand-Dupont soit en train d'écouter nos conversations le plus souvent scabreuses, l'oreille collée à la porte.

Christian avait l'oreille fine. Un jour, il bondit du lit, cravache à la main gauche et pesant brutalement sur la poignée, il tira le battant à lui, tandis que ma logeuse surprise tomba à genoux sur le sol.

- Ah! Ça, maraude! On écoute aux portes maintenant ? Tu connais le tarif ? Trois coups de cravache!

Devant l'air décontenancé et penaud de la vieille, il se mit à rire aux éclats et articula lentement, dans un large sourire:

- Pour aujourd'hui, ma belle, je pardonne! Mais si tu recommences, je te botte les fesses...

Ce fut ce jour là, je crois, que Christian m'invita à une soirée chez les sœurs Rossignol, deux amies de sa collection d'admiratrices.

632 - La soirée chez les sœurs Rossignol

Christian Durieux m'amena chez ses amies Jany et Georgie Rossignol à l'occasion d'une "party", comme l'on disait alors.

Je ne me souviens plus du tout ni en quel quartier, ni en quel lieu se déroula cette soirée qui demeure, pour plusieurs raisons, un événement considérable dans ma vie. J'y fis la connaissance de plusieurs personnes qui sont restées amies et dont certaines ont eu une grande influence sur moi.

C'est en effet chez Georgie et Jany que je fis la connaissance de Bernard de Carsalade, de Vicki et Martin de Hauteclaire, de Fernande et de quelques autres.

Jany, Georgie et leur frère étaient originaires de St-Cirq-Lapopie cette charmante cité moyenâgeuse du Lot chère à André Breton. (J'avais accompagné un jour Youki et Henri chez Breton, depuis Belvès, à bord de la voiture de Roland Massot, et avais passé des heures inoubliables en leur compagnie à écouter leur échange de souvenirs).

Janie était enseignante, Georgie secrétaire. Elles étaient jolies, gaies, vives, libres et très entourées.

Il faut dire que ce soir-là je voyais réunie la plus belle assemblée de filles qu'il me fut donné de voir.

Fernande une jolie femme blonde, la quarantaine réservée, avait été amenée là par Vicki, directrice d'une agence de détectives privés de la rue Washington. Négligée par son mari, Fernande avait recours aux services de l'agence de Vicki pour découvrir les raisons et les causes de ses absences, de ses voyages.

Blonde somptueuse et appétissante, Vicki avait elle-même été abandonnée par son mari, fondateur de l'agence, qui lui laissa une fille en bas âge, l'agence et les dettes du ménage, pour filer à l'étranger avec une de ses riches clientes.

En fait, je le saurai plus tard, cette soirée avait été organisée par les sœurs Rossignol pour favoriser des rencontres, des regroupements de solitaires et d'esseulées, avec quelques jeunes gens comme chevaliers servant d'appaux.

Jany épousera Jean-Claude, un jeune juriste protestant qui connaîtra une belle carrière préfectorale avant d'acquérir son bâton de maréchal comme secrétaire d'État au Tourisme dans un ministère de Jack Lang.

Pour la petite histoire, ce "Ministre de l'Infâme" comme le surnomma un de nos humoristes, voulut un jour imposer à l'honnête et scupuleux "réformé" d'héberger dans le joli Hôtel particulier de son ministère proche de l'Étoile une exposition pornographique.

Le sang huguenot de l'ami Vinard ne fit qu'un tour, poussant cet homme réfléchi à donner sur l'heure sa démission, ce que notre "Culèché" accepta avec allégresse.

635 - L'Agence Vicky

Vicky était l'épouse d'un célèbre détective privé dont elle avait une fille d'une dizaine d'années. Son mari l'ayant quittée pour suivre une de ses riches clientes, lui avait laissé leur agence, leur appartement du quartier des Champs-Elysées et leur clientèle. Pas chien, il lui versait une pension très honorable. Mais il avait emmené dans ses bagages ses méthodes d'investigation et ses deux meilleurs collaborateurs.

L'Agence Vicki fut à l'origine et sous la direction de son créateur une officine florissante dont la clientèle riche et influente payait très cher des services souvent en marge de la légalité. Protégé par le Ministère de l'Intérieur et soutenu par la direction des différents services de police, l'Agence utilisait des flics à la retraite, des espions grillés, des enquêteurs du ministère des finances, la plupart réformés non pas pour avoir accédé au seuil d'incompétence mais victimes de la sacro sainte limite d'âge de la fonction publique.

La jeune femme souhaitant poursuivre les activités fort lucratives de l'agence avait recruté des collaborateurs par petites annonces. Parmi les candidats, un quinquagénaire grisonnant, petit, râblé, au physique quelconque, passe-partout, savoureux accent du Sud-Ouest, hâbleur et culotté fut engagé sur le champ. En moins d'une semaine, sa faconde, son entregent, son dynamisme, son savoir-faire lui ouvrirent le cœur et le lit de la belle délaissée.

Le hasard de la destinée fit que Fernande, vint faire appel à l'agence Viki pour faire suivre son volage époux et repérer avec qui il la trompait.

Or, si l'Agence de la rue Washington gardait une belle réputation, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même depuis le départ de son patron.

Ce fut donc Martin qui fut chargé de la filature du mari de Fernande. Or Martin était écrivain mais pas détective. Aussi, ne parvenant guère à maintenir le contact avec son objectif circulant à bord d'une voiture rapide, le brave Martin se contentait de rédiger de très beaux rapports de filature, totalement bidon, que Vicky faisait payer très cher à sa riche et jolie cliente.

L'agence n'avait donc qu'un employé Martin de Hauteclaire. Cet écrivain quinquagénaire et chauve portant moumoute, avait un passé sortant de l'ordinaire. Amant de la belle Vicki, c'est lui qui exerçait les filatures et écrivait les rapports d'activité pour la clientèle.

Des morceaux d'anthologie.

Personnage truculent, au fort accent gascon, Martin n'avait pas de permis de conduire. Donc il ne pouvait "filocher" qu'à pied, en autobus ou en métro.

En fait, il "filait" très peu, et pour cause, mais, installé dans un bistrot, il décrivait avec beaucoup de talent et de minutie dans ses rapports des filatures aux péripéties imaginaires.

Au cours de soirées rue Washington, restées mémorables, les récits de ces épopées de trottoir nous laissaient morts de rire. Je me souviens de quelques-unes d'entre elles.

C'étaient généralement des histoires de trahisons conjugales.

L'une des plus belles, sans conteste était celle où deux ministres du Général-de-Gaulle pas en très bons termes, échangeaient sans le savoir leurs épouses obtenant d'elles, chacun de son côté, des confidences sur l'oreiller.

Cette simple affaire de cocus parvint à déstabiliser la bonne harmonie du gouvernement durant quelques jours, peut-être pour quelques semaines. Les secrets échangés filtrèrent, goutte à goutte dans la presse à scandale et furent également recueillis sur l'oreiller par un journaliste de la gauche caviar. Ce fut le régal des soupers mondains.

Le brave Martin chargé de surveiller les relations de l'une des ministresses s'efforça de percer à jour ses allées et venues. Il ne se doutait pas qu'il était lui-même suivi par des agents de la DST.

Hauteclaire agissait toujours à l'économie. Il ne travaillait pas comme ces héros de films américains pilotant des voitures de course et jetant l'argent par les fenêtres. Il filochait en besogneux, faisait le poireau, s'identifiant par avance à ce que sera plus tard l'inspecteur Colombo.

Un soir, à la sortie d'un petit hôtel élégant et discret de la rue du Faubourg Saint-Honoré, la femme du ministre s'aperçut de la filature grossière dont elle était l'objet.

Coléreuse et énergique, elle ôta un escarpin de son pied et en frappa vigoureusement du talon le pauvre Martin. A peine eut-il échappé aux coups de la tigresse que deux flics en civil jaillis d'une voiture banalisée, l'emmenèrent au commissariat des Champs-Elysées où il subit un interrogatoire musclé.

Tabassé, le visage tuméfié, il regagna la rue Washington tout penaud.

Nos soirées de la rue Washington étaient fort gaies. Bernard de Carsalade apportait son traditionnel "canard Nutrix" et quelques bons vins du Sud-Ouest. Martin de Hauteclaire recevait chaque semaine, par la poste, de Toulouse, un délicieux gigot portant l'inscription indélébile à l'encre violette "Impropre à la Consommation".

Sa mère, ayant épousé en secondes noces un boucher-charcutier renommé de la Ville Rose, prélevait dans leur boutique gigots, côtes de bœuf, magrets et foies gras ainsi estampillés pour tourner la loi affirmait-elle!

Je participais moi-même à ces festins avec des cochonailles vaudoises, de la viande séchée des Grisons et des fromages helvétiques, dont le puant Schabtziger ou, en saison, le délicieux Vacherin de la Vallée de Joux que m'envoyaient de Suisse mes amis Janine et Milo.

Faute de renouvellement de clientèle et de résultats, l'agence jadis florissante périclita en quelques mois, et Vicki s'étant rendu compte que Martin se livrait à des attouchements sur sa fille, se moquait d'elle et la trompait, l'expulsa.

640 - Martin de Hauteclaire

L'histoire de Martin vaut d'être contée. Christian Couderc pour l'état civil, Martin est né aux alentours de 1910. Fils d'un métayer de la famille d'Eaubonne, exploitant le domaine de Hauteclaire dans le Sud-Ouest, il s'était marié et subsista semble-t-il grâce à de menus travaux, sans parvenir à trouver sa véritable voie.

Hautclaire et Durieux
Martin de Hauteclaire et Christian du Rieu

En fait, la guerre, lui offrira l'opportunité de changer radicalement de vie. D'abord, il quitte le foyer conjugal et disparaît dans la nature. Il existe deux versions sur cette disparition.

La première, la sienne il rejoint un maquis gaulliste de la région alors tenue en mains par les maquis communistes.

La seconde, celle de sa femme : il collabore avec les Allemands.

Toujours est-il qu'à la Libération, son épouse, militante communiste, le dénonce comme collaborateur. Recherché, on le retrouve à Toulouse où il est hébergé par sa mère.

Jeté en prison, fers aux pieds, trop pauvre pour s'assurer les services d'un avocat efficace, Martin a beau clamer son innocence, il a toutes les chances d'être passé par les armes.

Pourtant, il ne cesse de prétendre avoir été un résistant de la première heure, puis d'avoir rejoint l'armée Leclerc grâce aux filières gaullistes, avant de participer à la glorieuse épopée de la Libération de Strasbourg.

Ses allégations ayant fini par se révéler exactes malgré l'obstruction des communistes, Martin est libéré, obtient le divorce, et se réinstalle à Toulouse, chez sa mère, qui, entre temps, avait épousé un boucher.

Il fréquente assidûment les bibliothèques, se met à écrire. Il pond ainsi quelques centaines de pages d'une épopée imaginaire, dans un style classique, au registre noble voire un peu ampoulé, qu'il présente comme une histoire vraie. Une œuvre monumentale dont une partie sera publiée en 1947 sous le titre Toute la Terre à nous.

Le succès est immédiat. Tam-tam médiatique. Des pages entières de critiques élogieuses dans les meilleurs journaux. On lui attribue le célèbre Prix Vérité. Le tirage grimpe, les ventes se comptent par dizaines de milliers. Une pluie d'argent s'abat sur le pauvre Martin qui peut enfin s'installer à Paris dans un logement décent, rue des Quatrefages, dans le Quartier Latin.

Martin vit sur un petit nuage rose. Le Tout-Paris l'invite, le dorlote. Il est interviewé par les médias. N'étant pas gascon pour rien, il s'invente une légende. Il devient une légende.

Mais un jour, patatras

Françoise d'Eaubonne, écrivain médiocre et sans talent, mais appartenant à la famille dont le père de Christian Couderc fut le métayer, dénonce la supercherie dans Les Lettres Françaises. Elle prétend que cet «authentique chef d'œuvre criant de vérité» n'est qu'un montage littéraire fabriqué en bibliothèque, que Martin de Hauteclaire ce flamboyant aventurier se nomme en réalité Christian Couderc, qu'il est le fils du métayer de son père. Elle le décrit comme un pauvre mythomane raté.

Patriote
Le Patriote (mars 1952)

Si le succès du livre fut foudroyant, la descente aux enfers sera tout aussi soudaine. Si les médiapithèques aiment abuser le monde, ils n'aiment pas être roulés dans la farine.

Je relate cette histoire telle que je la conserve dans mon souvenir. Je ne jurerai point que tous les éléments en soient rigoureusement exacts.

Ce que je sais c'est que le Martin de Hauteclaire de Toute la terre à nous, et de Nungesser, fut un auteur de grand talent. Il écrivit d'autres œuvres remarquables, notamment Le Grand Axe ouvrage prémonitoire sur la fracture qui allait diviser le monde après la décolonisation, la lutte sournoise opposant les peuples riches et les peuples pauvres, jusqu'à la lutte armée, le terrorisme aveugle, les attentats à venir et la haine.

Je sais aussi qu'il resta toujours gaulliste de cœur, qu'il conserva des amitiés précieuses parmi les Compagnons, même si les ouvrages parus sous le nom de Frère Martin sont des œuvres douteuses. Il ne faut pas oublier que Martin fut avant tout romancier même s'il tenait à donner un caractère d'authenticité à ses récits. Voici d'autres anecdotes qui me reviennent en mémoire.

La passerelle d'Évry-Petit-Bourg

Je demeurais à Brunoy, dans un atelier de peintre niché au fond d'un parc à l'abandon appartenant à Madame de Ruaz, veuve du peintreet graveur Émile de Ruaz et belle-sœur du célèbre commissaire-priseur et marchand de tableaux de la rue St Honoré portant le même nom.

Des amis motorisés venaient me voir. Parmi eux Fernande, le fidèle Christian Durieux, les sœurs Rossignol, Georgie et Jany accompagnées de leurs époux, et parfois de Martin de Hauteclaire, leur protégé.

Je leur mitonnais sur mon réchaud à alcool ou, l'hiver, sur le poêle à charbon, le bœuf aux carottes ou la fondue valaisanne, le choux rouge à la flamande ou le schübling rösti.

Grand marcheur, j'entraînais mes amis à travers bois. La forêt de Sénart point encore aménagée était le havre de paix des sangliers, des renards, des biches, des vipères, des faisans.

Un homme des bois l'habitait vivant avec sa sauvageonne de femme et leurs deux enfants en bas âge dans une cabane au fond du bois. Demeurant avenue des Platanes, je les voyais souvent passer devant chez moi, silhouettes d'un autre temps et d'un autre monde que l'on eût dit "croquées" par Daumier.

La forêt traversée en largeur permettait de déboucher sur la Seine, à la hauteur d'Evry-petit-Bourg, que l'on atteignait en franchissant une antique et branlante passerelle métallique. Lorsque la fringale constructriviste s'abattit sur la charmante bourgade endormie, le saccage fut total et le désastre fut irrémédiable.

Un jour, en compagnie de Christian Durieux, et des Vinard, en atteignant le milieu de la passerelle, nous voyons soudain le bon Martin se débraguetter, sortir de son pantalon son gros outil et pisser dru entre deux barreaux sur un skieur nautique évoluant en contrebas.

Je ne me souviens plus si le jet d'urine atteignit le sportif, mais je vois encore la hure réjouie de Martin, tirant la langue et secouant son chibre en nous dévisageant.

641 - Rue Mazarine

Martin de Hauteclaire demeurait rue Mazarine dans une petite chambre sous les toits que lui prêtait un ami. Dans le même immeuble habitait André Wurmser, communiste pur et dur, bête noire de la droite militante.

En ce temps-là, à Paris, - vers 1960 -, les petits attentats au plastic contre des ennemis politiques défrayaient quotidiennement la rubrique faits-divers des gazettes. Un jour une bombinette visant à intimider le journaliste de l'Humanité, explosa dans l'immeuble de Martin. è bout de ressources mais pas d'imagination, il profita du tumulte, du désordre, des gravats encombrant le couloir pour téléphoner chez Fauchon pour commander quelques victuailles accompagnées de flacons de bon vin, qu'il récupéra dans un panier attaché à une cordelette où le livreur les déposa, avec la facture.

Notre filou ne renvoya pas le panier avec un chèque ou les espèces nécessaires au règlement de la commande. Pour la bonne raison qu'il ne possédait pas de chéquier et qu'il n'avait plus un rond !

Le livreur ne pouvant franchir le cordon de police établi autour de l'entrée de l'immeuble ne toucha donc pas son dû et ses patrons non plus, malgré leurs relances, pour la bonne raison que le nom de Martin de Hauteclaire ne figurait pas sur la boîte aux lettres du couloir, ni sur la porte de sa chambre sous les toits que lui prêtait un ami.

Aux jours de grande dêche, le brave Martin avait plus d'un tour dans son sac. Une de ses astuces coutumières pour renflouer ses finances consistait à fourguer des livres achetés en solde à des naïfs ou des naïves. Cela consistait à relever dans les gazettes type Figaro, les annonces nécrologiques et à envoyer contre remboursement à la veuve éplorée un ouvrage soi-disant commandé par le mari décédé.

La plupart payaient sans rechigner, considérant cette commande comme le dernier souhait du défunt. Une autre méthode, lorsque le succès de la précédente marchait moins bien, consistait à publier des petites annonces alléchantes dans les journaux populaires vantant un ouvrage illustré sous le commentaire "Tout ce qu'une jeune fille doit connaître avant de se marier" ! A ceux et celles qui espéraient recevoir contre leur argent un ouvrage grivois, aux recettes amoureuses infaillibles, Martin envoyait un vulgaire livre de recettes de cusisine illustré acheté en solde au Marché aux Puces.

650 - Paul

Je fis la connaissance de Paul à la fin des années 50 chez les sœurs Rossignol chez qui m'avait emmené Christian Durieu. C'était un jeune et beau garçon, charmant, bien élevé et cultivé. Nous devînmes très vite de bons amis, un peu à la manière dont Favrel et moi avions sympathisé. J'avais beaucoup à apprendre de lui.

Paul avait du charme, de l'élégance, de la classe. Il parlait bien, avait de l'entregent, entretenait des relations utiles, fréquentait la bonne société, savait se conduire dans le monde, toutes choses qui m'étaient alors totalement étrangères.

Il m'invita à Bodeuc, la résidence d'été de sa mère, située près de la Roche-Bernard où je passai des vacances merveilleuses. Pour la première fois de ma vie je vivais au sein d'une famille aisée, dans un cadre magnifique, en compagnie de gens policés, cultivés, fortunés.

Ici, l'étiquette était encore à l'honneur, les bonnes manières et les préséances primaient l'intelligence. On mangeait dans de la belle vaisselle, on buvait dans des verres de cristal, on allait à la messe le dimanche.

Gauche et timide, je singeais le mieux possible les manières élégantes et policées de mes hôtes, approuvais leurs idées même lorsque je les trouvais opposées aux miennes, surveillais mon langage, évitais les impairs.

La maîtresse de maison - m'avait apparemment à la bonne. Sous le couvert d'une mise à l'épreuve, elle me consultait à tout bout de champ, sollicitait mon avis sur tout, me tournant et me retournant sur le gril.

Je l'accompagnais dans sa tournée chez les fermiers, sur le marché, apprenant comment parler et diriger les domestiques, comment choisir et acheter les produits frais, comment marchander sans en avoir l'air.

Avec Paul et ses trois jeunes enfants, j'allais à la pêche, dans l'étang de la propriété ou les ruisseaux à grenouilles et écrevisses proches du manoir.

Nous nous rendions aussi à l'étang du Rodoir, plus poissonneux, où il nous arrivait de ferrer un brochet de belle taille ou un black bass.

Paul et moi devînmes inséparables. Si nous avions le même âge nous étions issus d'origines très différentes. Paul devint mon mentor. Il s'évertua à lisser les aspérités de l'Helvète mal dégrossi que j'étais et, lors des vacances d'été, il m'emmenait chaque année dans sa famille, pour des vacances de rêve.

Sa mère, était veuve et élevait du mieux qu'elle pouvait ses 5 enfants. Énergique, pieuse et très droite elle conduisait sa maison d'une main de fer dans un gant de velours.

Paul était son chou chou. Elle lui passait tout, fermait les yeux sur ses vantardises, ses turpitudes.

A Bodeuc, la massive demeure familiale bâtie à la fin du XIXe siècle, dressait sa silhouette cossue au milieu de son parc magnifique dans un cadre magnifique.

Tout proche, le «Vieux Bodeuc» où demeuraient des fermiers vivant dans la crasse, dressait dans un vallon abrité les somptueux bâtiments - un peu fatigués - d'une antique gentilhommière. Un ruisseau à écrevisses et à truites traversait le domaine alimentant un étang où nous pêchions le goujon, la carpe et l'anguille.

Des escapades nous conduisaient à la Roche-Bernard toute proche, à Guérande, à la Baule et jusqu'à Vannes, aux bords du golfe du Morbihan, où Paul me montrait avec fierté la vieille demeure sur les remparts où demeurait la famille jusqu'à la mort de son père, médecin renommé.

Nous rendions aussi parfois visite à son oncle Louis de la Jousselandière, frère de sa mère qui, complètement ruiné, avait été recueilli par les bonnes sœurs de Missillac. L'oncle Loulou avait perdu une jambe à la grande guerre et sa fortune en menant grand train en compagnie de jolies femmes et d'amusants pique-assiettes. Aux temps de sa jeunesse, il avait connu le flamboyant Boni de Castellane auprès de qui il avait pris quelques leçons de méconduite.

655 - La fumerie de la Gare de Lyon

Dans les années cinquante, la drogue était encore réservée aux gens riches, à ceux que nous appellerions aujourd'hui les Bobos. Quelques privilégiés disposaient, dans le Quartier Chinois qui s'étendait à proximité de la Gare de Lyon, de petits «fumoirs» privés luxueusement installés dans les étages d'hôtels qui ne payaient pas de mine où ils pouvaient librement se livrer à leur vice en compagnie d'éphèbes ou de jolies filles complaisantes.

Paul avait ses entrées dans ces mauvais lieux où nous nous rendions pour épater quelques provinciaux de passage tout en nous régalant de bonne cuisine. Jean Cocteau venait volontiers ici tirer sur le bambou en compagnie du baron Van Heekeren qui tenait table ouverte.

S'il m'arriva de participer à ces soirées particulières, je dois avouer que je n'y ai jamais pris goût, qu'à la première goulée de fumée j'étais malade et que je préférais les caresses furtives des filles présentes, aux ivresses de l'opium.

Si Paul aimait cette ambiance, il n'était pas plus accro à la drogue que moi. Il appréciait ce parfum de mystère, de clandestinité en compagnie de gens riches et célèbres dont les mœurs l'épataient.

Peu à peu les notables délaissèrent leurs fumeries particulères de la Gare de Lyon pour tirer sur le bambou chez eux dans de luxueux fumoirs aménagés avec goût, sans craindre les descentes de police qui se faisaient plus fréquentes.

Fortune faite, les hôteliers et les restaurateurs chinois émigrèrent eux aussi vers des quartiers plus nobles lorsque leurs moyens le permettaient.

Nous nous étions liés avec des tenanciers chinois qui nous faisaient leurs confidences. M. et Mme Ly par exemple, dont la nombreuse famille fut transférée en France après d'innombrables tractations et règlement au prix fort à divers intermédiaires, à commencer par les émissaires du gouvernement communiste.

657 - La fin d'un monde

Avec l'avènement du gaullisme nous assistions à la fin d'un monde. Les valeurs établies depuis des siècles, telles que le travail bien fait, l'honnêteté, la sobriété, l'économie, l'autarcie n'auront plus cours. Dans le même temps, la création de nouvelles méthodes, le domaine des affaires explosa : des milliers de candidats à la fortune facile et rapide se lancèrent dans la création d'entreprises de toutes sortes, sans aucune compétence, mais pour «faire de l'argent». Bistrots et Restaurants, Agences de voyages, Laveries automatiques, Superettes s'ouvrirent un peu partout entraînant tout autant de faillites.

Un travail, un métier nécessitant un effort prolongé n'était plus à la mode, chacun voulait tout et tout de suite. L'on assista à un engouement extraordinaire pour le gadget, à une explosion d'acquisitions d'objets inutiles, à une soif incroyable de nouveautés. Certaines de ces machines étaient fort utiles et facilitaient la vie quotidienne, notamment celle des femmes. La machine à laver, l'aspirateur, le réfrigérateur, la cuisinière moderne à four incorporé, le téléphone, ont simplifié la vie de millions de femmes. La moto et l'auto ont permis à chacun de se déplacer librement.

Mais tout cela avait un coût. Et si le prix de ces machines est devenu accessible au plus grand nombre, si les salaires ont fortement augmenté, le coût de la vie a le plus souvent progressé voire dépassé le budget des ménages les forçant à s'endetter durablement et contraignant l'épouse à travailler.

La cellule familiale traditionnelle s'est d'abord fissurée avant de se déglinguer. L'Église, dernier garde-fou perdait de son influence et sa crédibilité voire le plus élémentaire bon sens.

L'une des conséquences de cette course à l'argent, au confort, au gadjet avec recours au crédit, fut l'abandon du travail bien fait, de l'éducation des enfants, des qualités ménagères.

Le besoin de consommer tout tout de suite comme y invitait la publicité envahissante transforma de fond en comble une société jusque là équilibrée, enracinée dans ses valeurs d'économie et de probité traditionnelles.

La motorisation des foyers, l'irruption de la télévision, l'aménagement d'appartements plus confortables, de cuisines pleines d'appareils ménagers, si elle simplifia d'abord la vie des femmes, amena comme corollaire le surendettement des familles.

Ce surendettement dû à la publicité entraînant le recours au crédit força la femme à travailler au-dehors, abandonnant les enfants à eux-mêmes dès la sortie de l'école.

Rentrant du travail, après une journée de travail épuisante, les mères de famille avaient encore à effectuer les travaux ménagers, la cuisine, tandis que le père s'il ne s'éternisait pas au bistrot, préférait généralement lire son journal vautré devant la téloche, plutôt que d'aider ses enfants à effectuer leurs devoirs.

Vingt années de ce régime du toujours plus, ruina pour longtemps l'harmonie familiale. Moins de conversation, de veillées intimes, de relations de voisinage.

Le modèle proposé par les émissions de télévision de plus en plus médiocres entraîna un abêtissement programmé d'une population, sa mise en esclavage.

J'ai assisté à cette transformation sans jamais souhaiter en être partie prenante.

1960 - BRUNOY (1960-1967)

660 - Un atelier à la campagne

Une petite annonce dans un quotidien me séduisit :

«Brunoy, à louer petit atelier de peintre sans confort, dans un vaste parc près rivière et forêt. Petit loyer. Reprise justifiée.»

Cette proposition me fit rêver. Je montrai l'annonce à Fernande. Je téléphonai au numéro indiqué sur le journal et je pris rendez-vous sur place pour le dimanche suivant. Mon amie m'accompagna.

Oh! bien sûr, ce n'était pas aussi idyllique que dans le tableau qu'en avait dressé mon imagination. L'atelier était vraiment sans confort, les WC dans le jardin, comme chauffage un poële à charbon avec un long tuyau traversant l'atelier. Evidemment ni bains ni douches. Un simple évier pour la toilette, la vaisselle et la lessive. Un réchaud à gaz butane. Deux petits lits dans l'unique pièce très haute sous plafond. Une vaste cheminée. Mais le cadre était joli, le village ravissant. Il se trouvait à moins de vingt kilomètres du centre de Paris. Un train de banlieue conduisait à la gare de Lyon. L'affaire fut conclue, la reprise de 2000f payée par Fernande. Me voilà enfin chez moi. Pour sept ans. Avec un loyer de 30f par mois, à comparer aux droits d'auteur de 50 f à 1000f que je percevais mensuellement au forfait pour mes romans vite torchés.

Sept ans à écrire, à vivre libre de mes livres, totalement libre. Le paradis.

Madame de Ruaz

Mme de Ruaz la propriétaire, était la veuve du peintre Émile de Ruaz (1868-1931) qui connut une certaine notoriété vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle.

Son beau-frère, Jean de Ruaz, tenait une galerie de peinture cotée rue St Honoré à Paris, dans laquelle, étrange coïncidence, Louis Lhermine avait organisé, dans les années 50, une superbe exposition consacrée à mon ami Henry Espinouze et une autre au peintre turc, Fikret Moualla.

Mme de Ruaz louait une partie de sa maison à Mme Duval, enseignante retraitée, qui, à son tour me sous-louait le charmant atelier du peintre qui ouvrait sur le parc. Une jolie fresque d'Émile de Ruaz décorait le dessus de la monumentale cheminée de cet atelier.

Au cours de mes explorations je découvris d'ailleurs dans le sous-sol de la cave de Mme de Ruaz quelques toiles de ce peintre, des armes anciennes, des sabres de Samouraï que la vieille dame me donna volontiers.

Mme de Ruaz, petite dame torturée par les rhumatismes, au visage ratatiné comme une vieille pomme, vivait en solitaire, ne recevant jamais, restant des journées entières plongée dans de grandes lectures, préférant les Mémoires aux romans, les Journaux intimes aux biographies et aux récits historiques.

Elle vivait dans sa maison pleine de souvenirs, entre son chat et son cheval en liberté dans le parc, d'où il se réfugiait parfois de lui-même dans le box confortable qui lui était réservé, les jours de grand froid ou de trop forte chaleur.

Pour survivre, la vieille dame touchait les modestes loyers que lui payaient les locataires des trois maisons plus que modestes qu'elle possédait rue du Caire à Paris.

A soixante-quinze ans passés, le samedi suivant le terme trimestriel, elle attelait son cheval à son tilbury et gagnait la capitale par la route nationale, pour se faire remettre par les concierges de ses immeubles, comme il était alors d'usage, le montant de ses loyers qu'elles avaient encaissés pour elle.

Oh ! il ne s'agissait que de très petites sommes qui lui suffisaient, car ses propriétés étaient vétustes, et si l'eau était distribuée dans tous les étages comme il était annoncé sur les façades, le gaz s'arrêtait au troisième et il n'y avait qu'un WC à la turque par étage.

Mme de Ruaz profitait de ce voyage trimestriel pour rendre visite à son beau-frère, rue St Honoré, à qui elle confiait un quart de ses loyers pour qu'il les place, et déjeunait avec lui chez Prosper, attachant la bride de son cheval à l'anneau prévu pour cela sur sa devanture.

L'hiver, lorsqu'elle reprenait le chemin de Brunoy, la nuit tombait, et Mme de Ruaz s'arrêtait à la sortie de Villeneuve-Saint-Georges pour allumer la bougie du quinquet ornant son tilbury.

Il m'arrivait de passer des heures auprès de Mme de Ruaz à l'écouter parler du temps passé, des années folles du début du siècle, des soirées de bohême passées entre poètes et rapins, à refaire le monde, à disputer d'art, à boire, à chanter et à danser.

Elle me conta la petite histoire de Brunoy, de ce beau village, de ses artistes, de ses originaux, notamment celle de l'extravagant Marquis de Brunoy.

Mme Duval, ma logeuse, était un peu jalouse de ces entretiens dont elle se sentait exclue et me le faisait savoir.

661 - Le Marquis de Brunoy

Le village de Brunoy date du VIIIe siècle, il figure dans les gestes du roi Dagobert sous le nom de Bruadanum.

Ce bourg, entre Paris et Fontainebleau, est célèbre par la curieuse histoire du marquis de Brunoy, gentilhomme fort riche et fort extravagant, disent les chroniques du temps, que je tente de reconstituer ci-après :

A dix ans, le gamin donna un coup de couteau à son percepteur qui lui faisait une observation et ce geste fut accompli en présence de vingt convives rassemblés autour de la table paternelle.

Le marquis se maria à vingt ans et sitôt après la messe ne voulut jamais revoir sa femme. Quelques mauvaises langues du temps disaient qu'il était de mœurs spéciales, un inverti...

Son goût préféré allait à l'organisation de somptueuses processions religieuses; il habillait les prêtres et les paysans de chasubles luxueuses y déployant un faste inouï, il régalait tout le monde, paysans comme grands seigneurs et la procession se terminait par une immense orgie. Il fit décorer l'église paroissiale comme un salon ou un boudoir de dame.

Marquis Brunoy

Le Marquis de Brunoy en paysan

Mais il mit le comble à ses extravagances, à la mort de son père tué par le chagrin que lui causait sa méconduite.

« Tous les domestiques furent habillés de serge noire. Six aunes de la même étoffe furent distribuées à chaque habitant, les arbres portèrent des pleureuses.

Voulant donner à son château quelque chose de l'aspect qu'offre le cheval qui suit le convoi funèbre de son maître, il le couvrit d'un immense crêpe. Le canal coula de l'encre au lieu de l'eau et il poussa la frénésie du deuil jusqu'à s'informer, auprès d'un célèbre chimiste, des moyens qui existaient pour obtenir des chevaux des sécrétions lugubres.

Bref, il voulut et il obtint, que ses chevaux pissassent noir. » (4).

Détesté des seigneurs, il annoblit ses valets et ses serviteurs : «son vigneron fut nommé marquis de la Chopine-vieille ; son tonnelier, marquis de la Futaillère; son sommelier, marquis de la Bouteillerie... depuis ce moment on vit, dans ce bourg fortuné, des marquis étriller les chevaux et aller faire la moisson » (4).

La procession de la Fête-Dieu du 17 juillet 1772 dépassa toutes les orgies précédentes. Le vin y coulait en fontaine. On établira en terre trois puits qu'on emplit de limonade. D'immenses bassins furent installés pour y puiser de la confiture; le marquis acheta vingt-cinq mille pots de fleurs et loua la présence de cent-cinquante prêtres, à plus de dix lieues à la ronde.

Cette procession fut sa perte; après bien des vicissitudes, Brunoy fut acquis par le comte de Provence, père de Louis XVI, et le malheureux marquis d'abord réfugié chez son ami François de Varennes au château de Bourron, mourut à Saint-Germain-en-Laye à trente-trois ans, victime d'une lettre de cachet.

Quant au comte de Provence il devint Louis XVIII !

662 - Forêt de Fontainebleau

Fernande venait me voir une ou deux fois la semaine dans mon ermitage de Brunoy. De là, nous faisions des escapades vers la forêt de Fontainebleau qui représentait alors pour nous la merveille des merveilles. Ce massif forestier n'était pas encore pollué par l'automobile, l'autoroute n'avait pas encore mutilé l'ensemble par ses saignées de bitume. Ses futaies abritaient une faune très riche et plus de deux cents essences d'arbres et d'arbustes différentes, une variété infinie d'herbes, de fleurs, de mousses de lichens et de champignons.

Dans les grottes et les cavernes de ses dédales rocheux vivaient encore, en marge de la civilisation, des hommes libres, qui subsistaient des produits naturels de cette forêt enchantée, sans jamais en sortir. Ils se nourrissaient de baies, de racines, de gibier redevenu surabondant après la guerre.

Dans une caverne du Haut-Mont vivait une famille que nul garde ne venait importuner et dont les enfants couraient nus dans les halliers sans aller à l'école. Non loin de Barbizon un couple de "coureurs des bois" logeait dans une caverne avec une chèvre qui leur fournissait du lait, un sanglier apprivoisé et quelques poules naines dont les renards prélevaient de temps à autre un spécimen. Ils disposaient même d'une mini source naturelle dont le filament d'eau ne suintait qu'épisodiquement, mais dont ils recueillaient l'eau très pure dans une outre de peau de sanglier.

En ce temps-là, le massif des Trois pignons hébergeait un ermite thaumaturge d'une maigreur épouvantable, véritable squelette ambulant, que venaient consulter de grands malades. Cet homme d'un autre âge était réputé guérir les maladies les plus graves.

Je soupçonne, - mais suis-je compétent ? - que le seul fait pour un malade incurable d'avoir à traverser une forêt "hostile" pour accéder à une grotte perdue dans un dédale de rochers, pouvait créer le "choc" salvateur, la réaction nécessaire à la guérison. Dans son ouvrage "L'Homme cet inconnu", Alexis Carrel expose très bien tout cela.

Dans les années 50, Pedro, un ancien légionnaire, s'était installé à l'orée de la forêt, côté Recloses, sur un terrain en friche où il vivait en autarcie. Il y avait construit une cabane, piégeait des faisans ou des lapins, ramassait selon la saison des baies et des champignons, élevait une chèvre et cultivait quelques plantes.

Pratiquant le troc, toujours aimable et serviable avec le peu de personnes qu'il rencontrait, Pedro passait pour un doux dingue. Il vécut ainsi sans problèmes jusqu'en janvier 1956, où le thermomètre descendit jusqu'à moins vingt degrés durant plus de dix jours.

Une voisine qui s'étonnait de ne pas avoir vu passer Pedro depuis plus d'une semaine en parla au maire du village qui se rendit dans le repaire du légionnaire accompagné de deux gendarmes. Ils trouvèrent Pedro dans sa cabane, à demi inconscient, à demi gelé, allongé immobile sur une paillasse entre sa chèvre et un jeune sanglier apprivoisé qui lui procuraient un peu de chaleur.

Miraculeusement sauvé, l'enquête de la gendarmerie révéla que l'ancien légionnaire bénéficiait d'une pension, certes modeste, mais qu'il n'avait jamais touchée depuis plus de dix ans qu'il vivait en sauvage.

***

Les quelques années passées à Brunoy passèrent comme un rêve, dans le bonheur et la solitude. Sans radio, sans téléphone ni tourne-disques, sans douche ni salle de bains avec des toilettes dans le jardin, avec pour seul confort un poêle à bois et à charbon, deux brûleurs à alcool et un point d'eau derrière un rideau, où me laver, laver mon linge et la vaisselle. Les WC, tenus propres, étaient dans une guérite dans le jardin.

Je travaillais comme un fou - dactylographiais au moins 3 ouvrages de commande par mois, avec pour seules distractions de grandes promenades à pied dans la forêt, l'achat d'une dizaine de livres de poche par mois soit d'immenses lectures. Je lisais aussi quelques journaux et me rendais deux à trois fois par semaine au petit cinéma qui se trouvait près de la pyramide.

Dès que j'avais terminé un roman, je le portais à Daniel Lebeau où à l'éditeur que me l'avait commandé, rendais visite à mes amis Youki et Henry, Jacques Yonnet, Durieux, Bastiani et quelques autres, passais une soirée ou deux au bistrot à boire et à chanter, séduisais une fille de rencontre pour terminer la nuit, avant de regagner Brunoy au petit jour par le train partant de la gare de Lyon, ou à pied quand il ne me restait plus un franc en poche.

Je vivais sainement et simplement. N'ayant pas de compagne attitrée à demeure, je confiais les élans irrépresibles de ma libido à ma main droite et grappillais l'aventure de passage au hasard de mes rencontres, le plus souvent à Paris ou dans le train.

Quelques amies venaient parfois me surprendre dans ma thébaïde et passaient quelques heures d'amour sur l'étroite banquette qui me servait de couche.

Quand il faisait beau, nous faisions l'amour dans les bois.

664 - Je revois Lise

En 1961, Lise chercha à ma revoir et nous nous sommes retrouvés à Brunoy. Le hasard de la vie avait voulu que libérée de prison après quelques mois de détention elle rencontra un jeune homme bien sous tous rapports, un homme riche et influent qu'elle n'aimait pas mais par qui, étant dépourvue de ressources, elle se laissa épouser.

Ils demeuraient Évry-petit-Bourg, de l'autre côté de «ma» forêt et il nous arriva, aux beaux jours de l'été, de nous donner rendez-vous à mi chemin, où, au pied d'un chêne vénérable, nous faisions l'amour à tout vat.

En ce temps-là, la forêt de Sénart était encore, en quelques recoins retirés, une forêt sauvage, domaine réservé aux marcheurs, aux amants, aux coureurs des bois.

Je me souviens d'un jour que, allongés sous la futaie nous nous aimions à la paresseuse. Ayant confié mon vit à la bouche gourmande de ma compagne, j'honorais gentiment sa rose d'une aimable minette, lorsque je vis à quelques mètres de nous, un voyeur libidineux en train de se polir le chinois.

Je débandai aussitôt et laissant ma caresse en suspens, je chuchotai à ma compagne que nous étions observés. Mais Lise s'en moquait et plutôt excitée à l'idée de donner du plaisir à deux hommes à la fois, elle me suça avec art jusqu'à ce que je jouisse.

Lise était une merveilleuse amante et, les journées d'automne devenant plus fraîches, notre lit de feuilles mortes humide et rendu moins douillet par la chute des glands, elle me proposa un soir de venir chez elle. Je ne voulais pas, mais j'avais trop envie d'elle. Un jour j'y allai, malgré ma réticence. La demeure cossue sentait le fric, l'aisance d'un nouveau riche.

- Et si ton mari rentrait ?

- Ne crains rien, il passe à la télévision en direct et nous allons faire l'amour devant lui !

Et ma perverse compagne s'étant déshabillée, alluma la télé - une téloche à très grand écran s'il vous plaît - avant de s'allonger sur le lit conjugal m'invitant à lui faire l'amour en levrette tandis que son beau mari se faisait interwiewer par une belle animatrice. Secrétaire d'État, quasi ministre, le mari de Lise était à la fois bel homme et un haut personnage de la cinquième république.

De faire l'amour à sa femme ainsi me gêna au début, mais comme cette situation semblait exciter Lise, je me laissais guider par elle jusqu'à l'explosion finale.

En fille experte et bien élevée, ma compagne me toilettait gentiment le vit jusqu'à ce qu'il reprenne tournure et, tout en observant son mari sur l'écran elle me suçait jusqu'à l'orgasme qu'elle buvait jusqu'à la dernière goutte.

Nos retrouvailles durèrent quelques semaines, mais sans exclusivité de part et d'autre. Une fois notre passion assouvie, avant que notre aventure ne sombre dans la médiocrité de l'habitude, Lise séduisit d'autres partenaires et je retrouvai mes amours tranquilles et mes chasses hebdomadaires.

666 - Le chat médium de Jacques Yonnet

Mes amis Jacques Yonnet et Titine avaient la possibilité de partir en vacances pour la première fois de leur vie. Leurs Ginzburg les emmenaient dans une propriété provençale prêtée par un ami pour les deux mois d'été. C'était un projet de rêve. Seul problème, à qui confier leurs deux chats, Royale et Perceval, car l'ami de leur ami avait deux gros chiens qui détestaient les chats.

Royale était une magnifique chatte angora blanche, à l'allure souveraine, au caractère indépendant dont Jacques affirmait qu'elle était "médium".

Perceval était son "fils" devenu au fil du temps son esclave et son souffre douleur. Chaque fois que Perceval tentait de vivre sa vie, d'échapper à l'autorité de sa mère, elle le gratifiait de quelques méchants coups de dents et de sérieux coups de griffes qui le blessaient cruellement. La marâtre l'empêchait même de se nourrir allant jusqu'à pisser et déféquer dans la pâtée qui lui était réservée.

A force d'être corrigé, le pauvre Percy avait les oreilles en dentelles, de larges plaques de poils arrachés par endroits laissant apparaître une peau meurtrie sur un corps efflanqué.

L'ami Guinzburg amena Jacques, Titine et leurs deux chats à Brunoy dans sa voiture et dès qu'ils furent libérés de leur cage, les deux félins s'ébrouèrent dans l'atelier. Royale fila une raclée à Perceval, selon son habitude, son fils encaissa sans répondre, habitué aux méchancetés gratuites de sa mère.

Ayant fait le tour du propriétaire d'un pas feutré, la mine dégoûtée, Royale se dirigea vers la porte fenêtre entrebâillée, glissa une patte énergique entre les deux battants et disparut dans le parc. Elle ne rentrera que le soir manger un peu de la pâtée préparée par mes soins, administra une nouvelle râclée à Percy avant de pisser sur le carrelage de l'atelier pour marquer son territoire ou me faire chier, ignorant avec dédain son plat de sciure.

Elle passera la nuit dehors tandis que Percy couchera sur mon lit, à mes pieds après avoir gentiment léché ma main et fait griffe de velours à mon avant bras.

Le lendemain, au petit jour, la grosse chatte souveraine reviendra une dernière fois administrer une nouvelle râclée à son rejeton, pissant et caguant dans l'atelier, avant de disparaître à jamais dans la nature.

Au bout de quelques jours, Percy libéré des sévices que lui infligeait sa mégère de mère, devint plus familier, mangea de bon appétit, retrouva un beau pelage sans trou de mites et prit de l'embonpoint.

Lorsque Jacques et Titine revinrent de leurs vacances j'étais bien embêté de ne pas pouvoir leur rendre les deux chats qu'ils m'avaient confiés. Mais en deux mois Percy était devenu aussi beau que Royale, si bien que durant une minute ou deux Jacques le prit pour elle.

S'ils furent déçus, mes amis ne me le montrèrent pas, et lorsque, à quelque temps de là je les revis rue des Écoles, Perceval trônait en souverain sur le bureau de Jacques, ayant remplacé sa marâtre de mère dans l'affection de ses maîtres.

667 - Voisins et amis

Bien que vivant en solitaire studieux dans mon atelier niché dans un joli parc à l'abandon, je recevais des amis que mon éloignement de Paris ne rebutait pas trop.

Youki et Henry y vinrent pilotés par Roland Massot. Les Vinard accompagnés de Martin de Hauteclaire.

Christian Durieux avec deux filles aimables et jolies échantillons de son harem. C'étaient toujours de joyeuses bouffes, un peu spartiates, vu létat de ma bourse et de mes instruments culinaires.

Au fil des ans j'étais devenu le roi du couscous suisse, des calamars à la sicilienne, de la fondue valaisanne, du choux rouge à la flamande et du bœuf aux carottes. Tous plats économiques et copieux.

Henri Pollès (1909-1994)

En regagnant Brunoy par le train je fis un jour la connaissance d'Henri Pollès et de l'un de ses fils chargés de sacs débordant de livres et de vieux papiers.

Il vivait en famille, entre Pauline, une femme dévouée et compréhensive, et leurs quatre enfants, au NÁ 56 de la rue des Vallées, dans une belle vieille baraque pleine de livres de la cave au grenier, parmi les gravures, les bibelots, les tableaux.

Auteur de talent Pollès rêvait du prix Goncourt que ses amis lui promettaient depuis des lustres, sans qu'il obtînt jamais plus de 2 ou 3 voix.

Ami de Max Jacob, de Marcel Arland de Jouhandeau et de bien d'autres, son œuvre était écrite dans une très belle langue appréciée par une élite ce qui hélas ne produisait pas de bestseller!

Il vécut pauvre, heureux, entouré de ses trésors de bibliophile, ne souhaitant le succès et l'aisance d'un prix littéraire rémunérateur que pour enrichir encore davantage ses collections.

Quand il n'écrivait pas, il chinait, fouinait, fouillait les marchés aux puces, les libraires d'occasion, les bouquinistes dont il rapportait avec son fils des sacs et des valises de merveilles.

D'ascendance paysanne - comme les deux tiers des Français de cette époque - Pollès était né à Tréguier, fils d'un capitaine au long cours et d'une fille de marin-pêcheur, il aima la Bretagne d'une amoureuse passion. Il chanta sa belle province des Côtes du Nord en vers lyriques et dans une prose fleurie. Il parlait parfaitement le breton (une langue alors vivante).

Sans jamais se cantonner à être un écrivain régionaliste, il versifiait dans cette langue, inventa de belles légendes d'après les récits recueillis au cours des veillées ou les contes de sa mère et de sa grand-mère.

L'un de ses premiers récits, Sophie, fut accueilli par la N.R.F. en 1932 et obtint un succès d'estime et de solides encouragements. En 1952, il reçoit le Prix Paul Morand de l'Académie Française pour Sur le fleuve de sang, vient parfois un beau navire. (encore la Bretagne) !

Un jour, il me semble que ce fut en 1963 ou en 1964 - je l'accompagnai aux abords du restaurant Drouant où le jury délibérait en festoyant. Pollès attendait le cœur battant la proclamation du Prix tant désiré et promis depuis longtemps, non pas par gloriole, mais pour renflouer ses finances délabrées et poursuivre sa passion du beau livre.

Henri Polles

Dans sa maison de Brunoy, Henri Pollès avait réuni sans beaucoup de moyens, une des plus belles collections de livres et de manuscrits de l'époque romantique, faisant réaliser pour eux, par de petits artisans, des reliures exquises, des étuis luxueux - emboitages rares qu'il dessinait souvent lui-même. Mais, dans mon souvenir, ce qui caractérisait cet antre, c'était un énorme bric à brac, un magnifique foutoir devenant une œuvre d'art originale.

Un jour de 1962, Pollès m'offrit Les Drapeaux habillent mal, un énorme ouvrage autobiographique, idéologique, de près de 1000 pages, d'une typographie serrée, édité à compte d'auteur, que je mis plus de deux ans à lire.

En quittant Brunoy, fin 1967, je perdis Pollès de vue pour le retrouver, quelques années plus tard, à la librairie Anacréon, rue de Seine d'où avons rejoint mon ami William Fallet, bouquiniste sur les quais.

Sa maison débordant de livres, d'objets, de papiers, de gravures, Henri Pollès offrit dans les années 80 une partie de son trésor à la Bibliothèque municipale de Rennes. Bien lui en prit, car le 30 septembre 1994, l'écrivain succomba dans l'incendie tragique qui ravagea sa maison.

Henri Pollès

Henri et Christine de Parscau

Hervé de Parscau du Plessis et Christine de Parscau née Campion en 1937 à Chocques, furent deux êtres de lumière apparus dans ma vie aventureuse. Jeunes, beaux, brillants, ils traversèrent ma bohême comme deux météores.

On me dit qu'Hervé disparut en 1992 au large de Perros-Guirrec.

Ils étaient beaux, rayonnants, comme Patrick et Clo de Givenchy que je rencontrerai quelques années plus tard.

Sortant de la gare de Brunoy, une nuit que je rentrais de Paris, sur la place devenue parking, un jeune homme penché à la portière de sa voiture me dit:

- Je m'appelle Hervé, Christine me dit que vous habitez près de che nous ? Puis-je vous y ramener ?

Surpris, mais pas interloqué par cette entrée en matière, je grimpai dans la voiture et cinq minutes plus tard nous étions rendus dans notre "quartier". Leur maison, en effet, se trouvait toute proche de la rue des platanes.

- Un dernier verre ?

J'acceptai.

Hervé de Parscau était pilote à Air-France, Christine hôtesse de l'air. Au cours de la conversation, Hervé s'excusant presque me dit que son épouse m'avait vu à plusieurs reprises rentrer à pied de la gare...

Nous avons parlé gentiment autour d'un whisky et lorsque je lui dis que j'écrivais notamment des romans d'espionnage, il me dit qu'avec quelques amis ils avaient fondé la revue Icare et que si j'étais intéressé je pouvais participer.

Par la suite, je devins un familier de leur demeure, de leurs amis et appris, au fil des semaines l'histoire de la famille de Parscau du Plessis.

Mais ce n'était pas de la bouche d'Hervé ni de celle de son épouse, trop discrets, bien trop modestes pour parler d'eux, mais de celle de leurs amis, notamment le généalogiste Hervé le Guen.

C'est lui qui me conta l'aventure héroïque de Guillaume François qui aux côtés de Duguay-Trouin participa à la conquête de Rio et me fit lire le "Journal Historique ou Relation de Ce Qui S'est Passé de Plus Mémorable dans la Campagne de Rio de Janeiro par l'Escadre du Roi Commandés par M. Duguay-Trouin en 1711".

J'appris aussi que la fortune et les terres familiale s'étant diluées au cours des partages entre héritiers, Hervé s'était généreusement investi dans les études de ses frères pour rehausser la fortune des siens.

Comme bien d'autres, je perdis les de Parscau de vue, croisai de temps à autre un pilote ou une hôtesse de l'air qui connaissait Hervé.

Lorsque, en 1990, je travaillai quelques mois en "atelier d'écriture" avec Jean-Paul Le Moël, commandant de bord à Air France, pilote de Concorde, Hervé de Parscau est venu dans nos conversations.

Sonia Vinogradoff

C'est tout à size="+1"; fait par hasard que je revis la belle Sonia, perdue de vue depuis mes "stations" chez Angela, la marchande de journaux du Boulevard Raspail. Un jour que je pêchais dans l'Yerre, je vis sur la rive, une jeune fille élégante observant discrètement mon braconnage. Sans le savoir, je me trouvais en bordure de ses terres ! En effet, l'ambassade d'URSS à Paris avait aménagé sa datcha à Brunoy, en bordure de l'Yerre.

La rivière était encore propre et ses eaux paresseuses coulaient avec nonchalence entre des rives boisées, abritant de belles truites que j'allais parfois cueillir à la main, sous les racines ! Je n'y ai jamais fait de mauvaises rencontres, ni garde-pêche, ni garde-chasse ne surveillaient ses abords.

Lorsque mes prises étaient bonnes, je remontais jusqu'au Moulin de Jarcy où mes amis restaurateurs m'accueillaient à bras ouvert. Nous partagions fraternellement ma pêche et il n'étais pas rare, lorsque j'étais en bonne fortune, que j'y invitasse à déjeuner une amie de rencontre.

C'est que je fis ce jour-là!

Le Moulin de Jarcy

Benoît, le taulier, était amoureux de son Moulin et d'Oda, la jolie Abbesse qui avait construit son abbaye augustine autour de ce bijou.

Il était intarissable sur son histoire remontant au XIIIe siècle. Lui ayant parlé de mon appétence pour les cavernes et les souterrains, Benoît me prit à part et me faisant jurer le secret, m'emmena un jour "les yeux bandés" dans ses "catacombes" où mon bandeau retiré j'aperçus à la lumière falote d'une lampe de poche un vaste caveau humide, des vestiges de sculptures brisées, de reliques religieuses, de crânes et d'ossements. Posant un doigt en travers de ses lèvres, Benoît m'entraîna vers la sortie, replaça un bandeau sur mes yeux et me laissa sur ma faim.

A toutes mes questions, Benoît regrettant sans doute déjà de m'avoir laissé entrevoir son trésor, fit la sourde oreille.

A cette époque, le Moulin de Jarcy n'était qu'une très modeste auberge et n'offrait que trois chambres sans confort aux amoureux de passage amateurs de sieste crapuleuse.

Un jour Benoît me demanda de lui apprendre à pêcher à la main. Nous sommes restés deux heures sans rien prendre. Benoît n'avait guère de patience, remuait trop et fut vexé de notre échec.

Sonia fut enthousiasmée de cet endroit discret que je lui avait imprudemment fait connaître et y entraîna ses amis et amies du tout Paris bobo et coco, ce qui rendit hélas bientôt l'endroit infréquentable.

Nasrim Nasr'allah

Ce fut lors d'une virée en auto-stop dans le midi que je rencontrai Nasrim. Il moisissait depuis des heures au bord de la nationale, engoncé dans sa djellaba, tentant désespérément de trouver un automobiliste complaisant pour le conduire à Marseille. Il avait marché une partie de la nuit avant de s'endormir dans le fossé, dévoré par les moustiques. A son réveil, même scénario, quelques voitures ralentissaient mais dès qu'elles parvenaient à sa hauteur, elles accéléraient.

Pour ma part, je n'avais guère de problème. Vêtu d'un short blanc, arborant les couleurs suisses sur mon tee-shirt immaculé, un petit fanion sur le sac à dos et le béret de velours du berger frappé de l'édelweiss sur le crâne, je n'attendais guère au bord des routes!

Il était près de midi. Sans prévenir, Nasrim se retira à l'écart pour faire sa prière. Puis nous avons partagé nos provisions en frères, échngeant dattes et figues sèches contre un œuf dur et des sardines à l'huile. De bonne humeur, je proposai à Nasrim d'échanger nos costumes, pour voir...

Ce fut très vite vu ! Déguisé en Helvète, Nasrim fut embarqué quelques minutes plus tard malgré ses cheveux crépus sous le béret et moi, pauvre con, suant à grosses gouttes sous ma djellaba, j'attendis plus d'une heure la première âme charitable qui voulût bien m'emmener sur le char tiré par un tracteur jusqu'au village voisin !

Mais j'avais vite compris la leçon. Je me changeai à nouveau derrière un buisson. Ayant replié la djellaba, je revêtis mon short blanc et tee-shirt de rechange, gardai à la main le fanion de mon sac à dos et repris la route agitant le drapeau dès qu'une voiture apparaissait.

Un Marseillais volubile, la main couverte de bagues, me fit monter à côté de lui et me raconta sa vie de long en large et en travers sans me cacher ses mésaventures conjugales et ses bonnes fortunes !

- Té, vous avez de la chance, en général je ne prends que les nanas  ! Mais vous, dans votre tenue proprette de boy-scout et votre drapeau de la croix-rouge (!!!), vous m'avez intrigué...

- Oui, le stop ça marche plutôt bien pour moi. Alors que pour d'autres... Je lui contai alors les mésaventures de Nasrim et notre échange de vêtements !

Le Marseillais s'esclaffa !

- Mais, t'es tombé sur la tête l'Helvète ! En voilà une idée ! Te déguiser en bicot ! Même Guillaume Tell aurait raté sa cible! Faut être dingue ! Tous des voleurs, des feignasses, des pédés! Tu ne retrouveras jamais tes fringues...

- On verra bien ! Nous avons rendez-vous à l''auberge de jeunesse, et contre mes vêtements j'ai gardé sa djellaba !

- Heureusement que t'avais du rechange !

Mon conducteur se proposa de me conduire directement à Marseille. Je refusai poliment lui rappelant mon rendez-vous avec Nasrim !

Il me laissa à Lyon, en plein centre ville, sur les quais près de la place Belcourt. Il me fila sa carte de visite et me dit "Tchao l'artiste!"

J'arrivai à l'auberge de jeunesse une heure après que Nasrim n'y fût arrivé !

Je lui dis :

- Tu sais, j'ai failli te trahir, te laisser en plan en gardant ta djellabah en souvenir! Mon pilote voulait m'emmener directement sur Marseille !

- T'aurais dû. Je t'aurais retrouvé !

- Comment cela ?

- J'aurais demandé à Allah où t'étais!

En bon mécréant que j'étais devenu je hochais la tête mais n'en pensai pas moins...

Le lendemain soir nous étions à Marseille où Nasrim avait de la famille. Il m'invita chez son cousin qui vivait à sept dans deux pièces étroites, mais dont l'accueil fut chaleureux. Seul bémol, sitôt qu'il me vit, Djallal consigna ses trois filles dans la pièce attenante où, le repas prêt sur la table, il relégua également sa femme.

Avant de nous séparer, lui vers l'Algérie en classe pont moi en stop vers la Côte d'Azur, Nasrim m'invita à revêtir une dernière fois sa djellabah. Et nous voilà marchant au petit jour dans le dédale des petites ruelles du quartier arabe de Marseille situé alors derrière le Vieux Port.

L'endroit était pauvre, misérable, peu d'Européens dans ces passages sombres aux couleurs bigarrées, aux odeurs fortes.

Mais soudain, ayant passé la porte effondrée d'une boutique à l'abandon, nous voilà débouchant dans un aimable jardin d'orient avec palmier, jolie vasque ouvragée recueillant le filet d'eau d'une fontaine, buissons de roses odorantes et de subtil jasmin !

Tout proche, le son aigrelet d'une flûte répond au rythme scandé d'un tambourin. Une porte franchie, une tenture écartée, et nous voilà dans une salle où, ébloui, je distingue avec peine quelques ombres blanches tournoyant gracieuses sur elles-mêmes dans l'obscurité.

Lorsque mes yeux se sont habitués à la pénombre, Nasrim ayant placé un doigt en travers de ses lèvres, me murmure à l'oreille : déchausse-toi, écoute et regarde !

J'assistai alors à l'un des spectacles les plus étranges qu'il me fut donné de voir. Durant des heures - mais le temps passa à la fois très lentement et très vite - je vis le ballet étrange de quatre danseurs puis de cinq lorsque Nasrim entra dans la ronde, évoluant sans bruit, pieds nus, dans leur costume caractéristique, robe blanche bouffante et gilet blanc à longues manches ceintré à la taille, la tête surmontée de la longue coiffe beige sombre en feutre de chameau.

Au bout d'un certain temps je me sentis en transe, emporté dans un rêve inouï, dont je mis longtemps à m'extraire pour revenir sur terre.

Sans déconner, ce fut une des rares fois de l'existence que je me sentis "ravi", à la droite du Seigneur. Je n'ose même pas me moquer de moi-même à ce souvenir incroyable.

En revenant chez Djallal, par les ruelles misérables, étouffantes et bruyantes du vieux quartier, Nasrim me dit en peu de mots à quoi je venais d'assister.

Cette danse des derviches la semââ est née à Konya en Turquie, au XIIIe siècle, ville que l'on dit la première cité relevée après le déluge. On la doit à la rencontre improbable de Djalâl Mevlâna Rûmî, un immense poète mystique originaire de Bahl en Afghanistan et de Shams, un vieux derviche vagabond ne se nourrissant que de danse, de musique, de dattes et d'eau fraîche. Cette "danse des étoiles" traversa les siècles inchangée, avec son accompagnement céleste de flûte, luth et tambourin, neÿ, oudh et rikk (ou qanûn) jusqu'au XXe siècle, lorsque Kemal Atatürk interdit nos confréries qui se sont dès lors dispersées.

Si tu le souhaites, mon frère t'en apprendra davantage...

Au cours de ma vie il m'est arrivé à plusieurs reprises de croiser le chemin de Dieu, d'en être touché d'être tenté, sans jamais succomber à la foi.

Après une enfance chrétienne tiraillée entre catholicisme et calvinisme, une adolescence où je fréquentai Baha-Oullah, Marx, Lénine, Staline, subis une forte attirance pour quelques grands mystiques, je suis resté libre, malgré le chant des sirènes, la beauté indicible des messes chantées, mon séjour au Mont-Athos, une nuit au monastère de Montserrat au-dessus de Barcelone... dont je vous parlerai peut-être un jour.

670 - Le stakhanoviste de l'Underwood

Me voici installé, libre et heureux, à Brunoy, dans mon atelier d'artiste niché au cœur d'un joli parc laissé à l'abandon, en compagnie de ma fidèle et hautaine Underwood. Je vivais avec peu d'argent, sans qu'à aucune moment je ne me sentisse pauvre ou exploité.

J'abattais de l'ouvrage, je pondais en deux ou trois jours de médiocres romans alimentaires que Daniel Lebeau me payait 500 f sans jamais les lire, ouvrages qu'il revendait 2000 f en marchandises à des éditeurs pornos qui les écoulaient le plus souvent par son intermédiaire.

Sa seule exigence : il fallait que toutes les dix pages il y eut une scène très hard, avec des mots crus, une scène à faire bander le lecteur populaire à qui ces ouvrages étaient destinés. Entre deux scènes pornos je pouvais donner libre cours à ma fantaisie et je ne m'en privais pas.

Daniel était un grand et beau garçon robuste, au visage d'empereur romain, aux yeux vifs mais méfiants, toujours aux aguets. Il recevait ses fournisseurs et ses clients à des heures où les flics dorment ou digèrent.

Je prenais mon pied à écrire ces «érotiques» comme on les appelait par euphémisme même si toutes ces pages étaient très éloignées de la poésie ou de la bonne littérature.

Mais elles représentaient dans la société un peu coincée d'alors une manière inoffensive pour tous ceux qui n'avaient pas accès aux péripatéticiennes ou aux compagnes libérées.

Jeunes gens boutonneux et complexés, célibataires réduits à la branlette, hommes mariés à de tristes haridelles, pouvaient grâce à un «porno» jouir vingt fois dans leur main en s'imaginant à la place du héros de leur roman.

Il m'arrivait parfois, lorsque j'étais en train de composer une scène d'amour particulièrement carabinée directement sur ma machine à écrire, de me sentir envahi par le plaisir, de bander comme un cerf et de jouir moi aussi dans ma main complaisante...

Évidemment, lorsque j'avais à mes côtés une compagne de passage, je la sautais sur le champ, sans apprêts, tel un hussard, avant de reprendre mon travail, les sens apaisés.

Et je dois avouer que certaines de ces petites récréations me laissent un souvenir inoubliable.

L'œuvrette pondue j'allais à Paris par le train la livrer à mon commanditaire qui me la payait sur le champ, sans réflexion ni commentaire.

Souvent, l'éditeur était déjà là, et la transaction se faisait en ma présence, mon tapuscrit passant directement de ma serviette dans les mains du destinataire.

Daniel Lebeau avait monté un système d'édition et de diffusion de livres porno très rénumérateur, lui procurant de gros bénéfices, pratiquement sans risques.

Sous le couvert de l'officine du père Pineau, il disposait d'une part d'un réseau de distributeurs à travers la France et les pays francophones, ravitaillant les libraires, kiosquiers et autres points de vente.

D'autre part, il avait sous la main une demi douzaine d'auteurs (dont je faisais partie) capables de lui fournir rapidement de la matière première. Il revendait ces tapuscrits avec bénéfice à des éditeurs dont il était le diffuseur - sans exiger d'argent, mais seulement des livres...

La loi de la protection des mineurs stipulait qu'après 3 interdictions à l'affichage tout éditeur devait procéder au dépôt préalable ce qui handicapait la profession, cette loi était contournée avec succès par la prolifération des éditeurs fantômes, publiant rapidement de dix à vingt ouvrages «sous le manteau» et cessant leur activité lorsque de 3 à 6 mois plus tard le Journal officiel publiait les ouvrages interdits à la vente ou à l'affichage.

Mais ces interdictions intervenaient toujours trop tard, les ouvrages interdits étant écoulés depuis belle lurette et les «éditeurs de fortune» ayant changé d'adresse...

Il arrivait de temps à autre qu'un de ces pornocrates fît de la prison, mais c'était rarissime et cela n'arrivait qu'aux ingénus comme mon ami Isidore Isou par exemple qui pour survivre écrivit quelques superbes pornos.

A côté de ces petits romans lestes, je composais des romans d'espionnage, genre mineur mais très à la mode.

Les ventes de ces ouvrages populaires atteignaient alors des sommets. Les tirages des romans de Jean Bruce, Gérard de Villiers et Paul Kenny (pseudonyme commun à 2 auteurs) s'élevaient à des centaines de milliers d'exemplaires.

La performance des mes romans était beaucoup plus modeste. Le tirage de base se chiffrait à 30 000 exemplaires et les retirages au même nombre. Parmi mes bestsellers Tchin-tchin en Chine, Suicide en Suisse, L'espion... nage, Marathon au Japon, KO à Macao ont vu leur tirage s'élever à près de 100 000 exemplaires.

Mais mes plus grands succès ont été les ouvrages que j'écrivais pour d'autres, en tant que nègre !

675 - Editions de l'Arabesque Edmond Nouveau

Un autre éditeur de romans populaires issu de l'école Dermée s'était installé rue de la Grange-aux-Belles près de l'hôpital Saint-Louis : Edmond Nouveau.

A l'enseigne de l'Arabesque, il éditait des romans populaires dans des collections très diverses allant du policier au porno léger en passant par l'incontournable roman d'espionnage.

Une fois encore, ce fut André Héléna qui me le fit connaître et je publiai quelques titres dans ses différentes collections.

Mais j'avais peu d'atomes crochus avec Nouveau. En fait, mon indépendance l'agaçait. Il aimait travailler avec des auteurs qui lui devaient tout, des auteurs à sa botte qui acceptaient toutes les humiliations pour grapiller de quoi survivre.

Or, pour ma part, j'étais vacciné contre ce genre de négriers ! Je vivais avec peu d'argent, mais libre et sans dettes !

Lorsque je lui soumettais un tapuscrit je plaçais d'emblée la barre assez haut, lui disant quelle somme je souhaitais en tirer. Il refusait toujours ma proposition, levant les bras au ciel, disant que j'étais fou, ergotant, rabattant, marchandant, chipotant jusqu'à ce que je m'en aille... alors il me rappelait et m'offrait la moitié de ce que j'avais demandé au début de la négociation. C'était peu, mais très suffisant pour moi qui travaillais vite...

Un jour Fernande m'avait accompagné rue de la Grange-aux-Belles.. Elle gara sa voiture de sport sous les fenêtres, en face de l'éditeur. Lorsque je l'eus quitté, avec mon dû, et remontai dans la belle voiture aux côtés de la blonde conductrice, je l'aperçus derrière un carreau, arborant la tronche du jaloux.

Je levai la main, pour le saluer, arborant mon plus joyeux sourire.

Il me semble que ce fut la dernière fois que je travaillai pour lui !

680 - Montmartre

Après Jacques Yonnet qui m'avait fait découvrir à travers les bistrots et les clochards, la poésie du Quartier Latin, des Iles de la Cité et Saint-Louis, du Marais, je découvris Montmartre, ses personnages pittoresques et ses têtes à claques dans ses pas, ceux de Bob Giraud et de Jacques Hillairet.

Le Montmartre que je connus n'était déjà plus depuis bien longtemps le Montmartre bohême des grisettes, des rapins impécunieux, d'Aristide Bruant et des poètes sans le sou du début du XXe siècle.

C'était devenu un haut lieu du tourisme, de la malbouffe et de la prostitution. Mais ici et là subsistaient quelques oasis de poésie et de mystère, quelques antres et quelques niches abritant des personnages survivant à l'invasion des barbares.

J'y fréquentai Patrice d'Hervalganthe, un peintre élégant et talentueux, le marquis de Saint-Sauveur homme d'affaires avisé et mécène, Marina Martignoli ancienne prostituée devenue la sainte protectrice des filles.

Nos nuits à Montmartre commençaient généralement chez Pedro dont le caveau de la rue des Martyrs communiquait avec les carrières souterraines, se poursuivaient impasse Marie-Blanche, chez René Cousinier, un joyeux pied-noir surnommé René-la-Branlette, pour se terminer chez Patrice ou chez Marina, le marquis étant notre trésorier-payeur mécène.

Parfois j'entraînais Jacques Yonnet jusque là, et il se mettait volontiers à chanter, dessiner, ou raconter des histoires. Plusieurs sketches de René étaient inspirés par les improvisations de Jacques. Pour ma part, j'écoutais, approuvais, applaudissais, j'étais bon public, le faire-valoir de la petite bande.

Patrice d'Hervalganthe

Patrice Dervelgante (ou d'Hervalganthe) (je n'ai jamais su écrire correctement son très beau nom) était un grand garçon élégant. Il possédait un charme qui faisait tourner toutes les têtes, tant des jeunes filles que des vieux beaux, des pédés ou des femmes mûres. Il était à lui seul la joie de vivre et le talent. D'un seul trait de crayon, sans retouche, il dessinait un chef d'œuvre; de quelques coups de pinceau il créait sous nos yeux époustouflés la plus somptueuse des gouaches.

Ses portraits de femmes étaient non seulement exquis, originaux, modernes, mais aussi très ressemblants sous leur apprêt d'avant-garde.

Patrice avait trop de talent, trop de facilité et n'aimait pas assez l'argent pour réussir dans le monde des galeries d'art. Il donnait volontiers ses œuvres qu'il ne signait jamais, qu'il n'eût vendues pour rien au monde et refusait de négocier un contrat sérieux avec les marchands qui l'exploitaient honteusement les jours de disette. Il vivait de l'air du temps, comme l'oiseau sur la branche, il se donnait avec générosité sans se soucier du lendemain.

Dans l'ombre, le suivant à la trace, toujours à l'affût, un affreux vilain bonhomme, courtier rapace comme il en existait pas mal dans le secteur, ramassait, rachetait pour trois francs six-sous tout ce que dessinait, peignait, créait Patrice et, avec le culot des grands escrocs signait ses œuvres d'un nom d'artiste inventé et dont il se réservait l'exclusivité.

Le beau et généreux Patrice Dervelganthe vécut libre et heureux, passant dans notre ciel tel un météore, avant de se pendre un soir de spleen à la poutre maîtresse de son atelier, nous quittant ainsi sur la pointe des pieds.

L'ignoble marchand de tableau racheta toutes les œuvres au commissaire-priseur chargé de disperser l'atelier de Patrice qui n'avait pas de famille, les signa à sa place et lança avec succès sous sa griffe l'artiste méconnu qu'il avait escroqué de son vivant.

L'abominable fit rédiger par un nègre une biographie imaginaire sans qu'un journal courageux n'osât dénoncer cette mascarade.

Ce mafieux et ses héritiers ayant le droit pour eux, menaçant tout auteur révélant leurs mics-macs frauduleux, je ne révélerai leurs noms que lorsque les ans auront passé...

685 - Marc Dahl

Lorsque je le connus, Marc vivait rue de Rennes avec sa compagne, une jeune bourgeoise nantie qui l'aimait et l'entretenait depuis des années, tendre, attentive.

Elle tirait depuis des années de confortables revenus d'une chaîne de garages du Nord de la France, dirigés par son frère.

Un jour, Marc souhaita vivre à Montmartre, et le couple s'installa dans une maison de rêve face à la célèbre vigne située sous ses fenêtres.

Marc vivait dans un univers étrange, une cour d'admiratrices bas-bleu un peu maso qui buvaient ses paroles et lui faisaient don de leurs corps en échange de coups de gueule et de coups de trique.

Marc n'est pas beau mais doté d'une intelligence rare. Grassouillet, bas sur pattes, avec une tête de mongol, sa voix possède un charme subtil qui chavire les demoiselles.

Germanophile, il aime Wagner, la poésie épique espagnole, Goya, la tauromachie et Franco. Il parle de ces sujets avec enthousiasme et une ferveur communicative et ne dédaignait pas dire tout haut son admiration pour le Troisième Reich et son Führer, dont il affirmait qu'ils seraient réhabilités dans moins d'un siècle.

Les soirées fastes de la rue de l'Abreuvoir, baignées de littérature et de musique, restent parmi les plus enrichissantes que j'ai vécues.

Dans cet intérieur à la fois bohême et cossu, aux murs tapissés de livres et de beaux tableaux, j'ai appris à apprécier Brahms et Wagner qui jusque là me rasaient et découvert des écrivains et des poètes dont le charme m'avait échappé jusque là.

Quant à la tauromachie sa brutalité sanglante m'a toujours écœuré et j'ai toujours refusé d'assister à une corrida même si, les dessins que Picasso lui consacra me fascinaient.

Marc et sa compagne avaient une bonne cave, une table généreuse et opulente. Ils logeaient volontiers dans leurs chambres d'amis leurs invités attardés lorsque les veillées se prolongeaient au-delà du dernier métro.

Marc était également poète de talent, même s'il préférait par modestie dire les vers des autres plutôt que les siens.

Généreux à la limite de la prodigalité, Marc partageait ses trésors avec celui ou celle qui lui faisait part de son admiration pour un dessin, un disque ou un livre qu'il possédait.

Ainsi, je reçus de ses mains une magnifique gouache d'Ambrogiani, un facteur corse dont il s'était entiché. Un petit chef d'œuvre que je garde encore précieusement.

Il possédait l'une des plus belles collections de disques de Wagner qu'il écoutait jour et nuit.

Voici un de ses poèmes qu'il me légua:

DISQUES

Les feuilles cinglent d'or Ciel bistre
Sous les nuages irritants
Je songe au disque où s'enregistre,
Minute à minute, le Temps...

La vie, ardent et chaud prodige,
Royauté de songe et de bruit,
Bondissement doré, se fige
Sur un mince morceau de nuit.

Dès que leur bref triomphe expire
Nos amours, nos haines, nos vœux
Ne sont plus, durcis dans la cire,
Que des signes mystérieux.

Prompts pour nous envoûter encore,
Ils fixent, au cercle glacé,
Les longues archives sonores
De notre immuable passé.

Clichant de secrètes histoires,
Les disques, de nos vieux destins,
Gardent en eux, planètes noires,
Les soleils qui se sont éteints.

Le Souvenir, d'un doigt de givre,
Parfois pour revivre un baiser,
Choisissant l'un d'entre eux, s'enivre
Du même chant mécanisé.

Et j'ai la tragique épouvante
De revoir, ô toi que j'aimais,
Ta volupté toujours vivante
Stéréotypée à jamais.

Le saphir sinue et clignote...
Ah ! pouvoir changer seulement
Une note. Une seule note !
Aux musiques d'un seul moment...

Mais non ! Chaque disque implacable
A sa valse et son lamento
Dont l'exactitude m'accable,
Dont la rigueur m'est un étau.

Et craignant es remords posthumes,
Nous éprouvons non le tourment
D'avoir été ce que nous fûmes,
Mais de l'être éternellement.

(Axel Werner 1946)

Je ne sais ce que son devenus Marc Dahl et sa compagne. Selon ma détestable habitude de vagabond, je les perdis de vue en quittant Montmartre pour fréquenter d'autres quartiers et nouer de nouvelles connaissances.

690 - Le Grand Damier Editions Atlantic

Serge Krill était le frère de Guy Krill l'associé d'Armand de Caro fondateurs des bientôt célébrissimes Éditions du Fleuve Noir.

De Caro et son associé découvrirent ensemble les avantages de la société de consommation et vivaient en nouveaux riches, étalant sans vergogne leur fortune dans de rutilantes voitures américaines, des bateaux de luxe, des voyages de nababs, des demeures de satrapes.

Dans le milieu bourgeois de l'édition française traditionnelle, ces illettrés mégalo dont la production atteignait des tirages insolents surpassant ceux des collections les plus renommées, agaçaient.

Exhibitionnistes et triomphants ces nouveaux "marchands de papier" l'étaient aussi dans leur intimité familiale et leurs outrances publicitaires.

Et un jour d'été, jour de grand départ en vacances, un accident meurtrier vint interrompre brutalement leur brillante association.

On parla à mots feutrés de suicide, voire de meurtre déguisé, mais sans que l'enquête diligentée aboutisse à une anomalie.

Serge Krill, modeste tailleur, hérita des parts de son frère.

Armand de Caro les lui racheta un bon prix pour régner sans partage.

Mais cette réussite donna l'envie à Serge de suivre son exemple en devenant à son tour éditeur de romans populaires.

C'est ainsi qu'il fonda rue d'Ulm les "Éditions Atlantic et du Grand damier" devenues "Éditions Atlantic" avant de devenir plus modestement les "Éditions du Gerfaut". Mais Serge Krill ne parvint jamais à égaler, même de loin, le succès du Fleuve Noir.

C'était l'époque où de simples tailleurs devenaient de riches marchands de tableaux, où de modestes employés magasiniers ou comptables de maisons d'édition, supplantaient leurs employeurs. J'ai connu quelques-uns de ces "glorieux" dont je parlerai peut-être un jour.

695 - Serge Krill et Jacques Dubessy

Au début des années 60, la vogue du roman populaire était à son apogée. Des collections policières comme la Série Noire, le Fleuve Noir, les Presses de la Cité et d'autres moins connues tenaient le haut du pavé. C'était un nouveau Far-West.

Après la Libération, durant deux décennies, des centaines d'entrepreneurs ambitieux, souvent sans culture, se lancèrent dans l'édition non par goût de la bonne littérature mais pour gagner de l'argent. Ainsi se répéta dans le domaine du livre et de la presse le même phénomène que dans la peinture où, durant l'entre-deux guerres, la peinture moderne, souvent informelle ou abstraite explosa, phénomène que nous retrouvons aujourd'hui avec l'internet et l'i-business.

Serge Krill était un ancien tailleur bien sage, toujours tiré à quatre épingles. Il était le frère de l'associé d'Armand de Caro, éditeurs autodidactes arrivés au bon moment sur le marché juteux du roman populaire. Leur réussite insolente leur permit en quelques lustres de bâtir l'un des plus importants empires éditoriaux de toute l'histoire de l'édition française.

Armand de Caro avait travaillé comme comptable rue des Moulins chez Dermée le petit génie de l'édition populaire, avant de s'associer, bien plus tard, avec le fondateur d'un autre empire de l'édition populaire : Sven Nielsen, propriétaire des Presses de la Cité.

697 - Pierre Turpin : Age d'or de l'édition populaire

En ces années d'après guerre, l'édition populaire représentait pour les entrepreneurs un véritable Far-West. Chaque mois des dizaines de petits éditeurs se lançaient sur le marché avec des productions le plus souvent médiocres, des ouvrages bâclés, recelant ici et là quelques pépites, des auteurs remarquables. La recette de base de la plupart de ces ouvrages consistait à mêler sexe, crime, guerre, violence... pour appâter le lecteur lambda. Parmi ces forbans illettrés: le fameux Pierre Delalu (qui se disait proche de Pierrot-le-fou), poursuivi pour pornographie et qu'André Héléna le cacha dans son grenier.

Pierre Turpin, un charmant garçon, militaire de son état, s'était mis à collectionner dès l'adolescence, ces ouvrages méprisés par les bibliothécaires, les universitaires et les gens de lettres bien que, en secret, tous les lisent ouvertement ou en cachette sous prétexte de se détendre de leurs fatigues intellectuelles.

Pierre Turpin

Né à Bourges le 7 juin 1930 sous le signe des Gémeaux, Pierre Turpin noua une correspondance active avec ces auteurs populaires et leurs éditeurs. C'est ainsi que les amateurs de polars en particulier et de romans populaires en général, découvrent le nom de Pierre Turpin dans les fanzines consacrés au roman policier.

Comme d'autres collectionnent les timbres ou les papillons, Pierre rassemble, trie, classe, met sur fiches les informations sur les auteurs, les éditeurs, les littératures parallèles. «Ma passion c'est, en dehors de mon travail professionnel, ces heures que je consacre à des travaux de mise à jour, de collationnement, d'archivage, de classement, tout en lisant ces romans qui m'enchantent.» Jamais Pierre Turpin n'aurait envisagé de rédiger des articles ou des notes sur tous les livres qu'il avait patiemment engrangés si le regretté Jean Leclercq ne l'y avait d'abord encouragé puis amicalement contraint.

La vie simple d'un homme curieux de tout

Adolescent, Pierre apprend le métier de menuisier dans une école professionnelle. Il quitte la menuiserie pour l'agriculture puis abandonne les champs pour la banque.

Sa passion débuta dans les années 50 par une boulimie de cinéma. Il constitua un fichier sur les films et découvre à cette occasion que, parfois, un film pouvait être tiré d'un roman. Sa passion se reporte dès lors sur les textes.

Ce qu'il avait entrepris pour les films, il le poursuit désormais pour les romanciers populaires. Il accumule les romans, neufs pour ses auteurs préférés, d'occasion pour les autres. Au fur et à mesure des possibilités offertes par sa bourse, il augmenta son "parc" destiné à héberger ses poulains.

Une bibliothèque considérable

Il lui est difficile de préciser le nombre de livres qu'il a acquis à ce jour. Disons, de l'ordre de 40.000 en comptant les fascicules et les petits romans.

Parallèlement à ces achats, il recueille les échos et les articles parus dans la presse, découpe les photos ou les portraits des auteurs, accumulant ainsi une documentation considérable uniquement pour le plaisir et aucunement en vue d'une exploitation quelconque. Personne d'ailleurs, hors des innombrables lecteurs de cette "littérature de gare" comme on l'appelait alors, qui se contentait de lire, ne s'intéressait vraiment aux auteurs. Quelques vedettes exceptées.

Lorsque Pierre Turpin pensait tout connaître d'un auteur, un pseudonyme "évadé de l'anonymat remettait tout en cause". C'est ainsi, pour en savoir plus, qu'il entreprit de se renseigner directement à la source, en écrivant aux auteurs. Mais cette démarche ne fut pas toujours bien comprise par les intéressés eux-mêmes.

En effet, dans le monde de l'édition populaire existait alors une lutte acharnée entre des éditeurs voulant conserver pour eux seuls leurs meilleurs auteurs, ceux qui vendaient leurs romans à des centaines de milliers d'exemplaires et faisaient leur fortune.

La chasse au pseudonyme

Ainsi, le contrat signé par un auteur du Fleuve Noir le liait à son éditeur pour la vie. Il n'avait pas le droit de travailler ailleurs, même sous pseudo. A part certaines grosses cylindrées comme les Paul Kenny, Jean Bruce, San Antonio et quelques autres, un auteur gagnait parfois chichement sa vie et ce n'était qu'en pondant des ouvrages à la chaîne qu'il s'en sortait.

Voilà pourquoi, lorsque Pierre Turpin menait ses investigations chez les auteurs et leurs éditeurs, certains le prenaient pour un espion ! Et puis, des auteurs ne voulaient pas avouer qu'ils écrivaient des romans licencieux ou franchement porno à une époque où cela pouvait mener l'éditeur ou l'écrivain en correctionnelle.

C'est à partir des années 60 que Pierre Turpin entreprend une correspondance active avec les auteurs et leurs éditeurs dont certains deviendront ses amis.

Un monument incontournable

En quelques années il deviendra le spécialiste incontesté du roman populaire et, par son amour de la littérature, son travail acharné et sa gentillesse, il parviendra à redonner ses lettres de noblesse à ce genre jusque là méprisé par les dictateurs de la Culture.

Aujourd'hui Pierre Turpin est devenu un monument incontournable de l'édition tout court. On le sollicite de toutes parts pour des articles, des collaborations à des ouvrages collectifs, des symposiums ou des tables rondes. Il est le Sage vénéré par les fans du roman populaire, la mémoire vivante de cette littérature aujourd'hui réhabilitée souvent grâce à lui.

Une fondation Pierre Turpin

Nous aimerions que le Ministère de la Culture qui jette des millions par les fenêtres pour soutenir des projets stupides accorde une subvention à Pierre Turpin pour pérenniser son œuvre et lui permettre de maintenir et d'augmenter ses précieuses collections. Quelle commune de France disposant d'un local inoccupé s'illustrera en créant le Musée de la littérature populaire, dont elle s'honorera de confier la direction à Pierre Turpin.

OUVRAGES AUXQUELS COLLABORA PIERRE TURPIN :

VOYAGE AU BOUT DE LA NOIRE
Éditions de l'Instant (1986)

LE VRAI VISAGE DU MASQUE
Deux volumes parus aux Éditions Futuropolis (1984)

DICTIONNAIRE DES LITTÉRATURES POLICIÈRES
Sous la direction de Claude Mesplède Deux volumes parus aux Éditions K (2003)

700 - Maurice Poulain

J'ai rencontré Maurice Poulain dans le métro. C'était un garçon sympathique, raffiné, discret, bon comme le bon pain et généreux comme un bon vin. En devisant, nous nous sommes découverts confrères en écriture populaire. L'amusant, c'est que nous avions rendez-vous chez le même éditeur, à peu près à la même heure.

Ainsi nous sommes-nous retrouvés rue d'Ulm dans l'antichambre du Grand Damier.

J'ai rencontré un autre ami, devenu très cher, à peu près de la même façon : Pierre-Jack Tollet dit Toto. Mais ceci est une autre histoire...

En effet, un jour, sortant du métro Luxembourg, manuscrit sous mon bras, un petit homme souriant et sympathique sous son chapeau de feutre m'interpelle:

- Savez-vous par où je puis gagner la rue d'Ulm !

- Par là, sur la droite, puis deuxième rue à gauche... Vous y serez, dis-je en poursuivant mon chemin.

Plus jeune, je marche plus vite que mon interlocuteur et me voilà prestement rendu au Grand Damier. Mais voilà que poireautant dans l'antichambre, je vois arriver mon petit bonhomme, portant lui aussi un manuscrit sous le bras! Je reparlerai certainement de lui car il tint une place importante dans ma vie.

Quant à Maurice Poulain, je le revis souvent et j'aimais beaucoup ce qu'il écrivait. Romans policiers, romans d'espionnage, romans de guerre, il publia des dizaines de romans, la plupart sous divers pseudonymes.

A l'opposé de la plupart des autres écrivains, il n'hésitait pas à vous recommander à ses éditeurs, à vous donner un coup de main. Il avait une adorable compagne vietnamienne qui tentait de brider au mieux ses tentations d'aventures en marge de la légalité. Elle ne parvint pas à l'empêcher d'enfreindre la loi, de confondre roman et vie réelle, il se permit quelques coquetteries envers la propriété d'autrui qui lui valurent de longs séjours en prison.

Mais Maurice Poulain étant un garçon franc, sympathique, travailleur, bon camarade, sans histoires, il occupa à plusieurs reprises le poste de bibliothécaire à La Santé, ce qui lui permit d'écrire et de s'instruire aux frais de l'État.

Il a publié plus de 100 ouvrages policiers, espionnage, sexy, guerre, etc, sous une vingtaine de pseudonymes, parmi lesquels Max Jordan, Maurice Monfort, Nicolas Doazit, Alain Guyenne, Maurice Hemman, Max Jordan, Gunther Klein, Manuel O'Shara, Friedrich Soffker, Andrew Stacy, Boris Stardine, Dimitri Starkov, Ivan Tcherko, Helmuth Zorn. A la fin du XXe siècle, il a écrit un livre de souvenirs aujourd'hui très recherché: Dieu hait les rites au «CLEF».

En tout cas c'est à Maurice Poulain que je dois d'avoir pu mettre le pied à l'étrier lors de la fondation des Presses Noires.

J'ai revu Maurice de temps à autre, lors de ses remises de peine. Mais comme pour cent autres amis de passage, je l'ai perdu de vue.

705 - Thomas, ses deux compagnes et le scusland

Mon ami Thomas demeurait 4, rue Dupin à Paris (tél: LITré 06-40) et possédait le Moulin de la Goulette près de Dordives dans le Loiret. (Je donne ces précisions car j'aimerais retrouver de ses œuvres et quelques souvenirs de sa vie d'artiste.

Thomas était un personnage hors du commun. Entre les deux guerres, à la mort de son père, il devint propriétaire d'une manufacture d'automobiles à Marseille. Mais sa vocation était tout autre que celle de la mécanique.

Aussi, une fois libre de toute attache et obligations familiales, Thomas vendit son usine et monta sur Paris où, lesté d'un bon pécule, il se livra à sa passion: la peinture.

Il sut garder sa liberté, même lesté d'une femme et d'enfants, et pour se sonner du champ, il acheta dans le Loiret un beau et vieux Moulin sur le Loing, situé entre Dordives et Nangis, relié aux deux rives par des passerelles branlantes aux traverses desquelles il manquait pas mal de planches.

Le bâtiment délabré était magnifique, haut de plusieurs étages mais une véritable ruine à entretenir et à maintenir en état. Tour à tour Moulin à grains, puis lunetterie avant d'être transformé en usine à jouets, le Moulin de la Goulette avait une longue et belle histoire.

Aussi Thomas ne l'entretenait-il pas, le laissant vieillir naturellement, se contentant d'occuper deux ou trois vastes pièces dont un atelier où travailler.

Il vivait là, à la belle saison, avec deux jeunes lesbiennes, filles originales, belles comme le péché, qu'il entretenait à sa manière et qui lui servaient de modèles et de compagnes.

Thomas était un admirable dessinateur, un graveur consciencieux, et si son œuvre n'est pas des plus connues, du moins a-t-elle la faveur de quelques collectionneurs marseillais renommés.

Les soirs de beuveries où des dizaines de Parisiens débarquaient faire la fête en son Moulin, Thomas contractait une assurance spéciale pour se couvrir contre les accidents toujours possibles.

Car s'il était plutôt sportif d'accéder au Moulin de la Goulette par la passerelle côté Dordives, côté Nangis c'était acrobatique.

Quant au retour nocturne, après de glorieuses beuveries au scuslan, cela tenait du parcours du combattant.

Je me souviens d'une nuit où deux des invitées firent un plongeon imprévu dans la rivière et où nous eûmes pas mal de la peine à les récupérer. Heureusement, en temps normal, le cours d'eau n'est pas méchant à cet endroit et si l'eau peut être fraîche, l'on de tombe pas de trop haut !

Mireille et Pastourelle, les deux amies de Thomas étaient des filles épatantes. Jolies, heureuses de vivre, gaies, elles savaient tout faire et, en leur compagnie on ne s'ennuyait jamais. Elles lui tenaient lieu de gouvernantes, de sœurs de charité, de femmes à tout faire et de collaboratrices.

Mais un jour, au début des années 60, il leur prit l'envie d'un retour à la terre, de jouer aux fermières. Elles s'en ouvrirent à Thomas qui ne les découragea pas, leur offrant même la somme nécessaire à leur installation.

Nous voilà donc un jour conviés à la pendaison de la crémaillière du Domaine des Pastourelles, du côté de Montargis, où les deux jeunes filles avait emménagé dans une belle ruine avec trois chevaux, deux chiens, un tracteur, vingt brebis, dix vaches, une myriade de poules et de canards! Mireille et Pastourelle connaissaient peu de choses à l'élevage et à la culture de la terre. Mais elles étaient courageuses et motivées.

Et, dans un temps où le travail aux champs était rude, où les exploitations fermaient les unes après les autres, voilà que nos deux fermières d'opérette vécurent trois années d'un véritable rêve malgré la boue et la gadoue, les bêtes malades, des agnelages difficiles, des pannes de tracteur à répétition et mille autres contrariétés qui ne parvinrent ni à les décourager, ni à leur faire perdre leur enthousiasme.

Il est vrai qu'après avoir vécu trois ans de galère, surmonté tour à tour épizooties, crise de l'agriculture, mévente des veaux et mille autres tracas, nos deux vaillantes lesbiennes ne refusèrent pas l'offre d'un fermier voisin désireux de s'agrandir et acceptèrent avec joie l'hospitalité du brave Thomas au Moulin de la Goulette.

Je perdis de vue ces charmantes amies comme je perdis de vue Thomas et bien d'autres copains de ette époque, mais le souvenir des heures chaleureuses, des nuits de chansons et de ripailles passées en leur compagnie reste en moi indélébile.

710 - Bodeuc

Paul, je l'ai déjà raconté, était un ami merveilleux. Nés tous deux en 1931, nous avions le même âge. Lui au mois d'août était Lion, moi au mois de novembre: Scorpion. Éternel second, je vivais dans son sillage, buvais ses paroles, m'épatais de ses exploits, de ses conquêtes, de ses réussites.

D'une nature généreuse, plutôt snob, un peu vantard, il avait le verbe haut, la voix gaie, un éternel sourire aux lèvres.

A cette époque, dans les années 60, sa silhouette s'arrondissait et il ressemblait à l'humoriste Tisot, imitateur du général de Gaulle.

Il aimait les voyages, la grande vie, les jolies filles et la bonne bouffe. Sa profession de journaliste au Dauphiné Libéré, spécialisé dans les rubriques automobile, aviation et tourisme lui permettait de s'éclater au volant de belles voitures que les représentants de marques espérant un bon papier lui prêtaient durant un week-end, avec un plein d'essence.

Des compagnies d'aviation, des complexes touristiques, des hôtels de luxe avides de publicité l'invitaient aux quatre coins de France, puis du monde, pour un séjour de rêve.

Durant ces années faciles que l'on appela les "trente glorieuses" tout le monde croyait au progrès illimité, à un avenir prospère et radieux, aspirait au confort et à l'aisance.

Pour ma part je vivais simplement, sans confort et sans grands besoins dans ma thébaïde de Brunoy. Stakhanoviste de l'Underwood comme m'avait baptisé Paul dans un de ses papiers du Dauphiné Libéré, je pondais des livres à la commande, sans aucune ambition littéraire, au service de tous les éditeurs qui voulaient bien de ma prose.

....................................

1962
712 - Mort de mon père. Un héritage inattendu

Un jour, je reçus une lettre du maire de Leibstadt 'Argovie), commune d'origine de mon père, m'annonçant son décès à l'hôpital de Laufenburg, il y avait plusieurs jours déjà.

A ma grande honte, je l'ai déjà dit, je n'ai jamais éprouvé une grande affection pour mes parents. Il régnait entre nous une impalpable froideur, une trop grande distance. Nos relations n'ont jamais été intimes. Pas d'embrassades, pas d'effusions, de baisers, lors de nos retrouvailles. Une certaine gêne plutôt. Nous n'avions absolument rien à nous dire.

Aujourd'hui, avec le recul du temps, revoyant tout cela par le petit bout de la lorgnette, il me semble que cette retenue, cette distance, cette froideur dans nos relations, n'était en fait de la part de mon père que de la pudeur.

Au fond, je ne pensais à mon père que pour lui demander de l'argent. Oh! Ce n'étaient pas de grosses sommes, mais jamais il ne m'a opposé le moindre refus.

Si je vivais de peu, il vivait de rien. Pour survivre il bénéficiait de sa demi pension de fonctionnaire retraité - l'autre moitié payait la pension de son épouse folle. Jusqu'à la fin de ses jours, M. Benz se louait au pair à des fermiers de sa connaissance qui l'hébergeaient contre le gîte et le couvert.

Il vivait frugalement, aimait la marche, la nature, la montagne, composait des poèmes aux vers réguliers qu'il adressait à des journaux où il avait la joie de les voir publiés. Pour seules richesses, un vieil appareil de photo à "plaques", des jumelles Zeiss, un piolet et une antique paire de skis en hickori, datant des années 20.

715 - Ver solitaire

De 1960 à 1967 entre 28 et 35 ans, je vécus quelques années à la fois d'intense activité, de solitude et d'immenses lectures. Je subsistais, je l'ai dit, de la vente de mes tapuscrits. Et, selon les critères de ce temps-là temps, j'en vivais plutôt bien. Dans mon atelier d'artiste je disposais du courant électrique, d'un robinet d'eau courante au-dessus d'un évier, d'un réchaud à alcool, d'un fourneau «Coste» que j'alimentais selon mon budget et les circonstances, de boulets d'anthracite ou de bois fendu.

Deux étroits lits spartiates superposés, de frêne clair, une table de travail, un fauteuil de rotin et des livres partout.

Un jour, mon ami Jacques Dubessy directeur du Grand Damier, vint en voisin - il habitait près de Melun - m'aider à monter une bibliothèque. Une bibliothèque que je jugeais magnifique où je pus loger au moins 300 livres. Aux murs revêtus d'un papier ocre pisseux, des tableaux parus dans Paris Match ou des coupures de presse.

Seul luxe, une cheminée monumentale surmontée dans un médaillon de plâtre incorporé à la structure une peinture d'Émile de Ruaz (1868-1931). L'atelier ouvrait sur le jardin, par une porte vitrée et un escalier en pierre de quatre marches, sa façade orientée nord-nord-ouest était elle aussi entièrement vitrée. Des rideaux de plastique protégeaient mon intimité d'une éventuelle curiosité extérieure.

Les WC se trouvaient dans une petite guérite dans le jardin, placée au-dessus d'une fosse. Un broc d'eau en fer émaillé permettait de tenir propre ce lieu d'aisance comme on appelait en ce temps-là cette sorte d'édicule.

Ce fut là, à Brunoy, qu'un animal singulier vint me tenir compagnie. Je ne me rendis pas compte tout de suite de sa présence. Depuis mon arrivée à Paris les puces m'étaient devenues familières car ces petites bêtes m'adoraient Elles m'aimaient tant qu'il m'eût été possible d'en faire l'élevage ou le commerce. Si, boulevard de Courcelles j'avais fait l'aimable connaissance du morpion squattant mon pubis, il ne m'était encore jamais arrivé de me sentir parasité de l'intérieur.

Or, un jour de printemps, après quelques indices précurseurs, je sentis un agréable chatouillement entre mes fesses et, m'étant déshabillé, je retrouvai dans mon slip quelques morceaux de tagliatelle animés d'ultimes convulsions. Étonné par cette découverte, mais pas trop inquiet car depuis les cours de science naturelle du Collège de Genève je croyais tout savoir sur le tœnia, j'estimais que j'allais pouvoir me débarrasser assez rapidement de ce compagnon insolite.

Je dois dire que sensation de ce léger gigotement entre les fesses survenant à l'improviste à des moments inattendus, parfois délicats, était plutôt surprenante. Cela pouvait me prendre assis à ma table de travail, dans le train, au restaurant, en bonne fortune à besogner une jolie fille de rencontre, la nuit au cours de mon sommeil. Chaque fois que mon tœnia familier se rappelait à mon bon souvenir, il me laissait un petit cadeau-souvenir personnel de son passage sous la forme d'un anneau vivant de chair blanchâtre.

Je gardai bêtement le secret de cette présence pour moi, n'osant pas même en parler à un pharmacien. N'ayant pas alors d'ami toubib proche et n'en ayant jamais consulté depuis ma plus tendre enfance, je vécus quelque temps avec la bête, toutes les tentatives de m'en débarrasser ayant échoué. Ni l'absorption de vin ou d'alcool fort, ni même de fortes rasades de vinaigre n'eurent raison de mon ver solitaire dont je voyais prospérer les tentacules chaque fois que je posais culotte.

De ce temps-là je gardai l'habitude d'examiner mes selles avec circonspection, étudiant attentivement leur consistance et leur couleur, craignant une nouvelle visite de mon parasite chaque fois qu'un élément blanchâtre s'y trouvait emprisonné.

Mon tœnia me quitta de lui-même au bout quelques mois, sans crier gare, un jour d'hiver que libérais mes entrailles dans les confortables toilettes de La Coupole à Montparnasse.

Examinant dans la cuvette le produit de ma ponte, selon l'habitude que j'avais prise, j'y vis avec surprise remuer parmi mes déjections solides une sorte de nœud de nouilles blanches qu'un œil moins avisé que le mien eût pu prendre pour des tentacules de seiche.

Je tirai la chasse et mon aimable compagnon disparut pour toujours.

1963
720 - Piaf - Kennedy

Un jour de septembre 63, un peneumatique émanant de Daniel Lebeau me prévint qu'un taxi allait m'apporter une brassée de documentation dont il me priait de tirer dans les 24 heures une biographie vivante d'Edith Piaf qui venait de mourir.

Et me voilà, carburant au "gros plant", tapant au fil du clavier de mon Underwood les cent feuillets décrivant la vie poétique et romantique de la grande chanteuse.

"Tu mettras un peu de cul là où il faut" avait suggéré l'ordre de mission de Lebeau.

Il m'était déjà arrivé bien des fois de travailler dans l'urgence, car les éditeurs de 17e ordre et les gazettes populaires surfaient allègrement sur les nécrologies des personnalités.

Et voilà que le 3 octobre, trois jours après la mort d'Edith, mon ouvrage bâclé paraissait à la devanture de tous les marchands de journaux de France, précédant et prenant de court les dizaines de publications éditées par les éditeurs sérieux!

Ce n'était évidemment, sous sa couverture vulgaire et alléchante qu'un attrape-gogo, mais il s'en vendit plus de dix mille à ce que m'avoua Daniel qui m'alloua mille francs! Un véritable pactole!

Quelques semaines plus tard, rebelote, le 22 novembre ce fut au tour du Président John Fitzgerald Kennedy de succomber sous les balles d'un tueur, le jour de mon 32e anniversaire.

Une nuit un jour, la bio "haletante" fut pondue, composée durant la nuit, parut le 25 novembre, le jour de son enterrement...

Ne possédant plus d'exemplaires de ces "pensums" je ne ne sais plus très bien sous quel titre et sous quel nom d'emprunt ils parurent

Toujours est-il qu'après des tristes exploits le bon Daniel me sollicita à chaque nouveau décès de célébrité, proposition que je déclinais à chaque fois, préférant pondre mes "polars", mes truculents "espionnages" et mes romans de cul.

1964
725 - Les Presses Noires Cécille et Léopold

Guy Cécille et son ami Pierre Leopold se connurent dans l'armée, entre 1959 et 1960, lors de la guerre d'Algérie. Démobilisés, ils se retrouvèrent à Paris, demeurant dans le quinzième arrondissement non loin l'un de l'autre. En effet, les parents de Pierre y tenaient une librairie-papeterie-presse tandis que Guy Cécille était le propriétaire de deux «tournées» de Billets de Loterie, l'une des Ailes Brisées, l'autre des Gueules cassées.

Cette chasse gardée, offrait une niche très juteuse permettant à son détenteur de gagner beaucoup d'argent sans trop se fatiguer.

De plus, les deux copains de régiment avaient chacun de son côté épousé deux héritières de familles bien nanties dont les parents dotèrent confortablement leurs progéniture.

Le père de l'épouse de Pierre Léopold était un officier supérieur demeurant à Versailles dans une belle propriété, l'épouse de Guy Cécille était la fille d'un riche bistrot-tabac auvergnat de Montreuil, possédant quelques biens au soleil et un château en Aveyron.

Pierre Léopold, grand lecteur de polars, s'était pris de passion pour le roman d'espionnage et plus particulièrement pour Hubert Bonnisseur de la Bath, le héros de Jean Bruce.

Le roman populaire d'action connaissait au début des années soixante un succès exponentiel et Pierre proposa à son ami Cécille de surfer sur la vague.

Ce fut ainsi que comme beaucoup d'autres jeunes gens aventureux de l'époque, Pierre Léopold et Guy Cécille fondèrent leur maison d'édition «Les Presses Noires» en écho aux «Fleuve Noir» et aux «Presses de la Cité» qui connaissaient alors un grand succès.

Mais les éditeurs Nielsen et Armand de Caro qui se livraient une bataille acharnée sur le terrain avaient quelques longueurs d'avance et ne virent pas d'un très bon œil ces deux jeunes loups venir braconner sur leurs terres.

Je fis partie de l'écurie d'auteurs que recrutèrent nos deux éditeurs en herbe. Ce fut Maurice Poulain qui me refila le tuyau et me fit rencontrer Pierre, place Étienne Pernet, à la librairie-papeterie-presse de ses parents.

Comme j'avais déjà pondu et publié quelques ouvrages du genre au Grand Damier et à l'Arabesque, je fus tout de suite embauché et fis cliqueter mon Underwood jusqu'à la porter au rouge.



 
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