Gérard Marin Roland Bonnet

  abbe pierre-bonnet
1952 : Abbé Pierre entre Roland Bonnet et un compagnon d'Emmaüs


LA GRANDE AVENTURE D'EMMAÜS
 
Chapitre 1
« Ce livre n'a qu'un objet, qu'une ambition: apporter un témoignage, raconter une aventure. Une aventure pas comme les autres.

Elle nous est apparue, comme à tous ceux qui l'ont vécue, qui la vivent encore à travers le monde, aussi extra-ordinaire sur le plan humain, moral, sociologique, que l'est sur le plan scientifique et technique la Conquête de l'espace.

Pour être circonscrite aux dimensions de notre globe, elle n'en contribue pas moins en effet, d'une certaine manière, à arracher l'homme à sa petite planète. Et si elle éclaire d'un jour nouveau son univers intérieur, cette odyssée - car c'en est une - est jalonnée de tant d'actions, de coups de théâtre, d'héroïsme, de suspense aussi, qu'on ne saurait mieux la comparer qu'à un grand western moderne aux prolongements spirituels.

Oui, tout un roman, l'histoire d'Emmaüs! Un roman le plus souvent bouleversant, parfois irritant ou choquant, toujours captivant, un incroyable roman vrai dont l'auteur populaire le plus imaginatif n'aurait pu camper les décors, les personnages, les situations. Vue de l'extérieur, une fresque haute en couleur aux figures inoubliables, aux rebondissements étonnants. Mais au-delà du pittoresque, de l'anecdote, au-delà surtout des chromos commis par les «misérologues» professionnels, une tranche de vie toute crue, aussi douloureuse qu'enrichissante, une tranche de vie saignante aux antipodes des images pieuses de la charité-bienfaisance et de tout le folklore bien pensant. Elle dérangera les bonnes consciences, secouera les âmes dévotes, révoltera les amateurs de statues sulpiciennes et de récits édifiants. Tant pis, ou plutôt tant mieux!

C'est précisément parce qu'elle baigne dans la sueur, les larmes, le sang - et non dans le sirop ou l'eau bénite - parce qu'elle est pétrie de peines rudes, de joies vraies, de désespoir, d'espérance, en un mot de vie, que nous avons voulu écrire cette histoire (dont un chapitre au moins appartient à l'Histoire) commencée voilà vingt ans.

Le public n'en a connu que les séquences à grand spectacle: celles de l' «insurrection de bonté» de février 1954, dominées par la figure, légendaire et bientôt mythique, d'un abbé-député, chiffonnier à ses heures, qui n'avait qu'un prénom et qui, bien malgré lui, se fit un nom. Première explosion massive de contestation, ces barricades de la non-violence furent dressées par une centaine de pauvres hères, sous la houlette de ce curé de banlieue sosie de Vincent de Paul, contre le scandale des sans-logis, des «couche-dehors», contre la honteuse impuissance gouvernementale en matière de constructions populaires. Elles émurent et mobilisèrent la France entière, on s'en souvient, avant de s'effondrer doucement au printemps dans la quiétude et l'égoïsme retrouvés, le confort triomphant, la satisfaction des uns, l'indifférence des autres... et aussi dans une campagne de dénigrement non moins exagérée que certaines folles collectives qui l'avaient précédée.

Révolte brisée, sapée - comme celle qui allait se produire quatorze ans plus tard - par les lâchetés ou les trahisons des grands, les faiblesses ou les carences des petits, les ambitions personnelles de ceux-ci, les jalousies intéressées de ceux-là, les malhonnêtetés, les tricheries, les coups bas de courtisans sans idéal et de combinards sans scrupules. Responsables du pire, ces tartufes et ces profiteurs n'hésitèrent pas à salir ignoblement un soulèvement aussi sincère que généreux quand fut tarie une vache à lait qu'ils avaient adorée comme le veau d'or.

Victime de ces manœuvres sournoises et aussi d'une popularité excessive - d'une idolâtri equ'il n'avait pas recherchée, ayant dû couvrir des erreurs, des abus, des gaspillages, des incapacités dont il fut le premier à souffrir, celui qui avait provoqué la tempête quitta la scène, usé nerveusement et physiquement. Longtemps malade, il ne devait reprendre que bien des années plus tard, à l'autre bout du monde, loin des projecteurs, des admirateurs, loin des risques du vedettariat, loin de tous les flatteurs qui lui firent tant de mal, sa mission prophétique et sa lutte concrète contre la misère. Il savait que le bon grain semé dès 1949 germerait envers et contre tout, et qu'une prise de conscience en profondeur avait survécu au demi-échec de 1954.

***

Si elle reste une date dans l'existence des communautés de l'abbé Pierre, qu'elle rendit célèbres du jour au lendemain, cette épopée socio-sentimentalo-révolutionnaire d'il y a quinze ans, avec ses élans authentiques et ses à-côtés frelatés, ses gestes exaltants et ses «numéros» décevants, n'aura, tout compte fait, été qu'un épisode - qu'une péripétie. L'aventure, la grande aventure d'Emmaüs, c'est bien autre chose. Elle ne débute pas là. Elle ne se borne pas là. L'écume des grandes vagues d'équinoxe ne saurait faire oublier la mer.

Que sait-on des premiers jaillissements, ceux des temps héroïques de la «genèse» et de l'époque tumultueuse des «catacombes» qui précéda le raz de marée demeuré dans toutes les mémoires?

Que sait-on des bouillonnements en eaux profondes qui l'ont accompagné ou suivi? Bien peu de choses. Comme on ne sait rien - ou presque des terres nouvelles que les Chiffonniers, ces conquistadores aux mains nues, à la fois complètement démunis et prodigieusement riches, ont défrichées depuis lors. Rien des combats qu'ils mènent, des sauvetages qu'ils opèrent aux quatre coins de la planète, avec une ardeur si convaincante et une foi si rayonnante qu'elles ont fini par toucher le cœur de milliers de jeunes de tous les pays, de tous les milieux, de tous les horizons - dont beaucoup de jeunes nantis - qui se sont joints à leur croisade, y trouvant ce qui leur manquait d'essentiel: des raisons de vivre.

Au fil de ces pages nous dirons tout, sans complaisance: les lumières et les ombres, les grandeurs et les servitudes, les drames et les vaudevilles, les sacrifices et les mesquineries, les dévouements et les reniements, les efforts surhumains et les chutes, les victoires et les échecs. Tout, sauf ce qui risquerait, si peu que ce fût, de porter préjudice à tel ou tel membre ou responsable des communautés et, pour ceux qui ne sont plus, de ternir leur mémoire.

Car, il faut le répéter, nous sommes ici à cent lieues de la bibliothèque rose: les Compagnons d'Emmaüs ne sont pas plus des enfants de chœur que l'abbé Pierre n'est un saint! Beaucoup, sur ce radeau de la détresse, ont un passé chargé, un passé de parias rejetés par la société. Beaucoup ont rompu avec leur famille. Certains sont des hors-la-loi. Quelques-uns étaient d'anciens forçats. Bref, des «natures»...

Comment ces hommes «de boue avec quelques parcelles d'or», comme disait Péguy, sont-ils devenus «des hommes debout au service des plus souffrants»? Comment ces rudes desperados qui ont bougrement chevauché à travers la vie - souvent sur les plus mauvais chemins - ont-ils échoué dans la peau de don Quichottes durs et tendres qui, combattant le malheur, le dénuement, l'injustice, n'ont pas le sentiment de se battre contre les moulins? Comment de la rencontre fortuite d'épaves humaines et de tas de gadoue, d'aussi riches moissons ont-elles pu naître? Tout l'intérêt - le nœud - de cette histoire exceptionnelle est là.

***

Roland Bonnet et moi, nous en avons été les témoins directs (lui dès l'origine ou presque) et c'est en témoins - aussi impartiaux que possible - que nous ne cesserons de nous placer. Nous pensons que ce témoignage se suffit à lui-même: afin de lui conserver toute sa force, son authenticité brute et parfois brutale, nous nous sommes constamment efforcés de faire abstraction de nos réactions subjectives, de nos sentiments personnels.

Est-il besoin de souligner ce qu'un tel récit doit au fondateur d'Emmaüs et à celle qui assume son secrétariat - une bien lourde tâche - et partage ses luttes depuis l'époque de la Résistance: Lucie Coutaz? Pour tous les faits ou dires que nous n'avons pas enregistrés personnellement, comme pour certains détails devenus plus ou moins flous dans notre souvenir, ils nous ont apporté le secours d'une documentation orale ou écrite aussi précise qu'irréfutable. Nous leur exprimons ici notre sincère gratitude, en les priant à l'avance de nous pardonner s'il nous est arrivé de commettre quelques erreurs ou, bien involontairement, de les blesser.

Nous remercions également de leur précieuse collaboration MM. Henri Camus, président de l'Association Emmaüs, Paul Lavaud, responsable de l'Union centrale des communautés, Robert Buron, ancien ministre, qui fut intimement mêlé aux événements de 1954, Georges Verpraet - «M. Georges» durant les grandes heures de l' «insurrection de bonté» - et un certain nombre de communautaires, de clercs et de laïcs qui tiennent à conserver l'anonymat.

Roland n'aura pas été le moins insolite, le moins attachant des personnages hors série qui gravitaient autour du prêtre-biffin de Neuilly-Plaisance, au temps où celui-ci n'était pas encore devenu un monstre sacré. Auprès de la silhouette frêle et souffreteuse de l'abbé, il apparaissait comme une force de la nature avec ses cent cinq kilos, sa nuque de taureau, son crâne puissant de Tarass Boulba sosie de Boulganine. Au moral le contraste était encore plus frappant, cet étonnant disciple se complaisant dans la truculence rabelaisienne, le cynisme agressif, l'impiété systématique et le langage (très) peu châtié. Sous cette rude écorce en forme de cuirasse, j'ai au premier abord deviné un cœur gros comme ça, une sensibilité aiguë, un esprit épris d'absolu. Mais de là à imaginer tout ce que l'aventure en gestation devrait à ce tempérament de lutteur et à cette âme exigeante...

Car si celui qui devint très vite mon ami a été profondément marqué, comme j'allais l'être moi-même, par l'événement Emmaüs, il lui a aussi beaucoup donné. Par ses qualités professionnelles - il était alors reporter photographe et cinéaste - il a largement contribué à doter d'une voix ces «hommes sans voix», à sensibiliser l'opinion publique à leur action. Par ses qualités humaines surtout, il a enrichi et «musclé» un mouvement dont la crise allait provoquer chez lui, quelques années plus tard, une crise personnelle.

L'engagement, puis le cheminement heurté de Roland Bonnet aux côtés de l'abbé Pierre et des Compagnons d'Emmaüs, ne sont pas sans évoquer les étapes d'une passion: il y a eu le coup de foudre, la lune de miel, les déceptions et les désaccords (justifiés), les déchirements, la rupture, ensuite les nostalgies, le retour, l'attachement approfondi - non plus aveugle mais raisonné et lucide - enfin l'épanouissement avec l'extension d'Emmaüs aux dimensions planétaires...

***

Quand, à Pontault-Combault (dans la banlieue sud-est) où il habitait, Roland découvrit la première communauté - celle de La Pépinière - il éprouva un choc. Et pourtant cet ancien pensionnaire du collège Saint-Nicolas de la rue de Vaugirard n'était pas un séminariste! A vingt-huit ans il avait déjà passablement roulé sa bosse, il croyait bien connaître la vie et les hommes, il avait eu sa part de coups durs (physiques, moraux) et exercé trente-six métiers, pour la plupart insolites: dompteur, homme-sandwich, «videur» dans un cabaret, fakir, jardinier, caoutchoutier, «gorille», paparazzo, etc.

Ce dur sentimental, qui n'avait trouvé ni dans le combat militaire, ni dans le militantisme politique ou syndical, ni dans une existence professionnelle agitée de quoi étancher une soif peu commune de liberté, d'action et d'idéal, raconte ainsi son premier contact avec les étranges compagnons du futur «apôtre des sans-logis» :

«La Pépinière était dirigée par un ancien camarade de la «communale» retrouvé par hasard. René P. avait tenu à me montrer «sa» communauté. Petit État dans l'État, cette espèce de phalanstère rassemblait des gueux venus de partout et de nulle part. Dans un décor pittoresque, on y menait une vie rude. Et le dimanche, quand certains gars avaient un peu trop forcé sur la bouteille, les bagarres étaient fréquentes: on se battait sans haine, uniquement pour se défouler. Très souvent, après avoir fait le coup de poing aux côtés de mon copain, je l'aidais à panser les plus éclopés. Puis tous ensemble, gravement, nous buvions le pot de l'amitié. J'avais trouvé là une atmosphère de western qui me séduisait. Ces hommes m'avaient adopté, fait leurs confidences. Ceux dont le passé était le plus lourd se sentaient en confiance avec moi, et moi j'étais bien avec eux. Lorsqu'ils me parlaient de l'abbé Pierre, à qui ils avaient conté leur effarante histoire, une indéfinissable lumière brillait dans leurs yeux. Pourquoi? Parce que l'abbé avait dit un jour à chacun: «Tout seul, tu ne pourras rien. Mais viens avec moi et ensemble, nous, les rejetés, nous aiderons, nous sauverons les autres...»

Quelques mois plus tard, lorsqu'il rencontrera pour la première fois ce prêtre qui n'était encore connu - d'un public limité - que comme député et ancien résistant, Roland le faux cynique, le faux blasé, haussera les épaules et pensera: «Encore un illuminé qui veut faire tourner la terre dans l'autre sens!» Mais, à son corps défendant, il a été touché au défaut de la cuirasse. Peu de temps après, il apprendra que l' «illuminé» fait une conférence intitulée: «Quand les plus désespérés deviennent des sauveurs.» Par curiosité, croit-il, il ira l'écouter. Conquis, il révisera son jugement sur le curé-chiffonnier: «Ce type mérite l'estime. Il a du poil au cœur!» Ce sera le début d'une amitié houleuse, douloureuse parfois, sans complaisances toujours.

Bientôt, celui, qu'avec un mélange de familiarité et de respect Roland Bonnet n'appellera plus que «le Vieux» - surnom que, dans la marine marchande, les matelots donnent traditionnellement au capitaine du navire - lui proposera de se mettre à son service: «Tu t'intéresses à ce que nous faisons à Emmaüs. Tu es un fonceur. Nous avons besoin d'un gars comme toi pour accroître le rayonnement de notre action. Elle n'est que trop connue chez les malheureux, mais les heureux l'ignorent. S'il veut survivre, notre mouvement doit s'étendre, aller de l'avant, faire tache d'huile. Il nous faut des moyens pour agrandir nos communautés: faute de place, elles ne peuvent plus accueillir de nouveaux camarades, ni de familles sans toit. Il nous faut des concours, le maximum de concours, pour dénoncer - d'urgence - ce scandale: la pénurie de logements sociaux en France. Viens nous aider...»

Roland est «mordu», déjà, mais il hésite. Il doute de lui, des autres. Il croit... qu'il ne croit plus à grand-chose. Et puis, si la vie ne l'a pas épargné, si un long séjour à l'hôpital lui a appris ce qu'étaient la souffrance, la misère et le désespoir, il se juge depuis ses visites à La Pépinière trop privilégié, trop «embourgeoisé» (!) pour partager, comprendre vraiment, expliquer aux autres - aux «nantis» dont il est - l'existence et le travail de ces rescapés de toutes les souffrances, de toutes les misères, de tous les désespoirs, que sont les Chiffonniers. Qu'apporterait-il donc aux compagnons? Comment pourrait-il les servir, parler en leur nom surtout?

A sa manière, brutale, caustique et drôle, il vide son sac devant l'abbé: «Je n'ai rien d'un philanthrope, d'un mystique engagé, d'un saint-bernard. Je ne suis ni un sans-logis, ni un sans-emploi, ni un sans-famille, ni un sans-patrie. Encore moins un veuf inconsolable, un orphelin traumatisé (mon père et ma mère ne se sont pas entre-tués sous mes yeux dans une crise de delirium!), ou un curé raté... Je ne me range pas davantage parmi les anciens légionnaires déchus, les caïds finis, les affairistes malchanceux, les médecins marrons, les blousons noirs désemparés, les criminels repentis. Alors qu'irais-je faire dans votre galère?»

Sous l'ironie acerbe de la tirade, l'amertume du sceptique, le fondateur d'Emmaüs a deviné le malaise d'un idéaliste révolté par un monde impitoyable et sa tendresse pour tous ces pauvres bougres qui, dans les communautés, redeviennent des hommes en repêchant de plus malheureux qu'eux. En quelques phrases il vaincra les réticences, les scrupules de Roland: «Tu en rajoutes parce que tu n'es pas bien dans ta peau. Ton tourment, ton mal, c'est le néant d'être seul et de ne servir à rien. En œuvrant avec ceux et pour ceux qui sont au-delà de la désillusion, tu trouveras peut-être un sens à ta destinée...»

Bonnet me confiera beaucoup plus tard: «Le néant d'être seul... Avec le recul, je pense que c'est pour ces quatre mots que j'ai accepté de quitter une existence, alors modeste mais assurée, pour me lancer dans ce qui m'apparaissait, sans hésitation, comme une histoire de fous...» Aventurier au sens noble du mot, il se jettera d'autant plus à corps et à cœur perdus dans l'aventure qu'elle va lui permettre, enfin! d'échapper à cet univers mécanisé, standardisé, déshumanisé où il étouffe, à cette société étriquée, égoïste, amorale, «peuplée de moutons uniquement préoccupés d'adorer leurs nouveaux dieux: Argent, Voiture, Télévision, Confort (ménager ou intellectuel), Week-end, Vacances... d'esclaves qui se forgent leurs propres chaînes à mesure qu'ils progressent matériellement...»

Durant les années qui suivront, avec un enthousiasme croissant, Roland fera tous les métiers - il a l'habitude! - dans l'ombre du prêtre-chiffonnier: photographe et cameraman, bien sûr, mais aussi public relations, conférencier, opérateur de projections, animateur d'exposition itinérante, quêteur, biffin et chineur, responsable intérimaire de communauté, conseiller cinématographique, maquettiste, diplomate, «confesseur», que sais-je encore?

«Il m'est arrivé certains jours, dira-t-il en riant, d'être plus abbé Pierre que l'abbé en personne!» Et puis, au terme de cette période fascinante de vie ardente et débridée, dans les mois qui succèdent à la mort lente des «barricades de la charité», mon ami (devenu entre-temps un compagnon de route quotidien) commence à s'interroger, à perdre le feu sacré. Il ne sera pas le seul. En cette fin 1954, beaucoup d'autres - dont je suis - se poseront des questions, traverseront une crise de conscience à propos d'Emmaüs.

***

Il y a de quoi. Le mouvement a perdu son élan et sa pureté primitives, sa résonance authentique. Il sombre dans «l'Administration de bienfaisance». Dans les communautés - démesurément grossies - plus d'un dirigeant a eu la tête tournée par le déferlement des dons et le véritable culte dont les Chiffonniers sont l'objet. L'abbé lui-même, aussi surmené qu'adulé, est bientôt débordé. Il est d'autant moins en état d'empêcher certains excès, d'éviter certains pièges, que la dépression le guette et que, déjà, la maladie le mine. Abusant de son indulgence comme ils ont trompé sa confiance, les arrivistes, les agioteurs, les aigrefins qui se sont glissés dans bien des filiales nées depuis les heures de gloire, mènent tout droit le char Emmaüs au précipice et - avant d'être finalement démasqués, rejetés - portent un tort considérable à son pilote.

Bonnet «Boulba», qui chasserait plutôt à coups de knout les marchands du Temple, ne comprend pas les faiblesses de celui qu'il admire. Pur et dur, il n'excuse pas davantage les fautes de ceux qui se sont laissé griser. Homme d'action, il ne veut à aucun prix devenir un fonctionnaire de la misère. Alors, si Emmaüs ne s'épure pas rapidement, s'il ne fait pas les efforts qui s'imposent pour retrouver son esprit et ses vertus initiales gâchés par la populanté, c'est lui qui partira... La réforme ne venant pas assez vite à son gré, Roland - après bien des hésitations et la mort dans l'âme - finira par quitter l'abbé Pierre.

Pendant dix ans (de 1956 à 1966) il essaiera d'oublier, et les jours aussi tumultueux qu'exaltants vécus avec les compagnons, et l'enseignement qui leur est une règle: «Sers premier le plus souffrant.» Il n'y parviendra pas... C'est en cela que l'expérience du coauteur de ce livre revêt une signification profonde, son témoignage une densité exemplaire.

Réflexe d'amoureux déçu, Roland Bonnet a décidé de penser à lui avant de s'occuper des autres. Pour les romans d'espionnage qu'il écrit, les films et les conférences audio-visuelles qu'il réalise, il court le monde. Quel n'est pas son étonnement, dans plusieurs pays, de tomber sur des communautés naissantes! Les responsables - parmi lesquels quelques vétérans qu'il a connus, à la «grande époque», à Neuilly-Plaisance ou à Pontault - lui assurent qu'Emmaüs, sauvé par l'autocritique et un sursaut quasi miraculeux, a fait peau neuve. L'aventure des Chiffonniers poursuit Roland... L'écho des paroles de l'abbé Pierre aussi, dont il mesure la vérité, la valeur prophétique (comme je le ferai de mon côté) en parcourant nations riches et pays sous-développés.

Ne sont-elles pas encore aujourd'hui d'une brûlante, d'une douloureuse actualité, ces phrases prononcées en 1953-1954 et même avant: «Le drame du monde, c'est qu'il est divisé entre un pouvoir aveugle et une connaissance impuissante...» «Un monde gouverné en fonction du plaisir des heureux et non de la délivrance de ceux qui souffrent est voué nécessairement à la haine...» «Si les peuples ne sont pas capables de demander à leur jeunesse autant d'héroïsme, de sacrifices, pour faire la guerre à la misère et à la faim des autres qu'ils en ont exigé d'elle pour la guerre contre la dictature, peut-on parler vraiment de liberté ou de justice victorieuse?»

Après un long voyage intérieur, un périple autour de lui-même qui lui prendra beaucoup plus de temps que ses tours du globe, celui qui fut quasiment l' «ombre» de l'abbé bouclera la boucle en jouant sans façon le retour de l'Enfant prodigue. (Certains communautaires avaient surnommé Roland l'Abbé sous-Pierre !)

Il sera accueilli en ami dans la maison, comme s'il l'avait quittée la veille. Celle-ci a bien changé. Et les épreuves ont marqué, mûri, le créateur d'Emmaüs, qui n'est plus que l'âme du mouvement depuis son extension internationale. Plus ému par ces retrouvailles qu'il ne veut le paraître, le «revenant» entourera simplement d'un trait de crayon rouge, sur ses tablettes, une réflexion adressée à l'abbé Pierre par un des nombreux volontaires - des jeunes surtout - qui travaillent dans les communautés: «Quand on a rencontré Emmaüs, on ne peut plus tout à fait vivre après comme on vivait avant...»

***

Qu'on me permette également de reprendre à mon compte cette réflexion profonde qui est presque une maxime. Car si je n'ai pas tenu auprès des Compagnons et de leur chef de file un rôle comparable à celui de Roland Bonnet, je ne me suis pas borné non plus à suivre et à relater en simple observateur les moments les plus extraordinaires, les faits les plus «journalistiques» de cette odyssée.

Moi aussi je l'ai vécue de l'intérieur, et elle n'a pas cessé de me hanter. Le tairai-je par fausse modestie? J'ai même été, avec mes confrères et amis Georges Verpraet et Denis Périer-Daville, un de ceux qui ont permis le déclenchement, l'explosion de cette «insurrection de bonté» devenue mieux qu'inoubliable: historique. Sur les pas de l'abbé Pierre, que le Canard enchaîné n'avait pas encore surnommé (si joliment) «saint Vincent de Piaules» et «saint Jean-Bâtisse», au P. C. opérationnel de l'hôtel Rochester, au vieux Q. G. de Neuilly-Plaisance, dans les rues d'un Paris vraiment insolite, à travers des banlieues kafkaïennes, au cœur du monde en fête des clochards, dans les salons bourgeois en révolution, dans les premières communautés qui brûlaient d'un feu presque mystique, j'ai tout connu de l'événement: les journées folles et harassantes, les soirées fiévreuses, les nuits glaciales baignées d'une étrange chaleur humaine, les heures d'espoir et de foi, les heures de déception et d'amertume, les saines exaltations et les dessous douteux.

Mais, témoin de bout en bout de la vie publique d'Emmaüs, je n'ai pu l'être en profondeur que parce qu'il m'avait été donné de mériter l'amitié des Chiffonniers et de leur pasteur dès l'époque de leur vie cachée, dès le temps des «catacombes», comme ils disent.

Vers la fin de 1952, un jeune confrère du Figaro, Charles Haquet, alors petit correspondant de banlieue à Villiers-sur-Marne, pique ma curiosité en me parlant d'un étonnant curé qui défraie la chronique dans sa région: il fait les poubelles en compagnie d'une centaine d'épaves qui le vénèrent comme un dieu et, entre-temps, se démène comme un beau diable pour loger dans des roulottes, des carrosseries de poids lourds, sous des tentes, des familles qui vivaient (?) auparavant dans des trous, des carrières abandonnées, dans les bois, «pire que des bêtes»...

Dès nos premières rencontres avec le «phénomène», nous voici projetés dans une autre planète - proprement inimaginable - où la petite fille Espérance chère à Charles Péguy chemine dans un univers de cauchemar. L'espérance, c'est ce que nous découvrons dans la maison mère du 38, avenue Paul-Doumer, à Neuilly-Plaisance, point de départ de l'aventure, et dans les premières communautés de Pontault-Combault et du PlessisTrévise: un respect des autres, un souci de la dignité de l'homme et des valeurs morales, une rééducation par l'exemple et la réflexion, que l'on croyait disparus. Des mots qui n'ont plus beaucoup de sens dans la vie courante, tels «liberté», «justice», «fraternité», en avaient un à Emmaüs... Le cauchemar, c'est notre plongée dans le monde bouleversant, concentrationnaire, dantesque, des «couche-dehors».

Il me saute pour la première fois à la figure (je verrais bien d'autres images d'épouvante par la suite!) dans un lieudit hostile et désolé, une clairière grise et glacée de la forêt de Pomponne: «La Pomponnette.»J'écrirai quelques jours plus tard:

«A quelques kilomètres de Paris, une réalité qui dépasse la fiction... Imaginez au milieu des bois, se découpant sur la toile de fond des arbres décharnés, un pauvre assemblage de huttes, de bicoques, de vieilles carcasses de camions ou d'autobus repêchées à la casse. Sur ce décor d'Apocalypse le ciel sale pèse comme une chape de plomb, Si lourd au-dessus d'un essaim de mioches aux visages bleuis qui, pour grelotter moins, sautillent dans les ornières fangeuses. Hagards. Pour tout foyer, ils n'ont que ces épaves et ces cabanes bancales de deux mètres sur trois plantées dans la boue, sans lumière, et traversées de courants d'air glaçants qui risquent de devenir mortels. Alors que, miraculeusement, aucun enfant n'a encore payé de sa vie la carence des pouvoirs publics et l'égoïsme de trop de bien-logés, j'éprouve comme la douloureuse prémonition d'une tragédie devant le spectacle effroyable, anachronique, de ce «décrochez-moi-ça» de tôles, de planches, de branchages, de papier goudronné, qui va bien au-delà de cet enfer dont, naguère, Gilbert Cesbron a porté témoignage.

«Et pourtant, Pomponne et ses «abris» hétéroclites, Pomponne et ses gourbis, Pomponne lieu du bout du monde pour gens du voyage au bout de la nuit, Pomponne plaie ouverte et cancer au flanc de la Ville Lumière, constitue un mieux-être pour beaucoup! Oui, avant d'échouer dans ce misérable campement de la dernière chance, des êtres humains, en 1953, aux portes de la capitale, croupissaient terrés comme des rats - enterrés vifs - aux creux d'anfractuosités troglodytiques, d'excavations humides couvertes d'une méchante bâche! Familles démunies, mais pas toutes sans ressources, jetées dehors par de scandaleuses expulsions ou le rachat des meublés où elles habitaient, familles qui n'ont pu trouver que ce «refuge» au fond des bois, car les taudis sont pleins, les baraquements affichent «complet», les bidonvilles refusent du monde...»

***

Ces gosses transis, ces mères désespérées, ces pères écrasés qui s'entassent dans des tanières vraiment animales, je ne pourrai plus les oublier. J'en ai pris plein l'estomac, plein le cœur, plein ma bonne conscience de petit-bourgeois tranquille. Depuis ma visite à «La Pomponnette», depuis la publication de mon article (que va suivre une série, écrite avec Charles Haquet, qui révélera l'action des Compagnons d'Emmaüs), l'abbé sait que j'ai les tripes nouées, l'âme torturée, le sommeil difficile. Il sait aussi que je ne veux pas faire dans le «social», dans le «charitable», comme d'autres font dans les potins ou les chiens écrasés.

Un soir, ivre de fatigue, gagné par le découragement, il me répète en d'autres termes ce qu'il a dit peu de temps auparavant à Roland Bonnet: «Il faut crier, hurler, cette scandaleuse crise du logement. Il faut qu'elle devienne un scandale public, une honte nationale, une affaire d'Etat. Pour secouer les grands, réveiller les riches, alerter l'opinion, l'appui de la grande presse nous est indispensable.»

J'ai compris. Il manque une force de frappe provocatrice. J'essaierai de convaincre mon journal de la nécessité - de l'urgence - d'une telle campagne. Je suis d'autant plus sensible à ce problème des mal-logés, enfin soulevé par ce curé pas comme les autres, qu'il me touche personnellement: voilà des années qu'avec ma femme et mes enfants je traîne d'hôtels en meublés et de meublés en sous-locations aux prix exorbitants, sans pouvoir trouver de solution (les mensualités d'achat d'un appartement représentent alors plus de 60% de mon salaire). Bien sûr, une partie des familles à la dérive, dont s'occupe cette poignée de gueux qui jette un sacré défi à la société, sont des familles asociales, sous-prolétariennes, déclassées, comme on dit. Est-ce une raison pour s'enfermer dans son petit confort et son grand égoïsme? Depuis que je fréquente Emmaüs, comme Roland, comme tous ceux qui s'y frotteront par la suite, j'ai changé: je ne regarde plus la misère, la crasse humaine, avec indifférence, mais avec colère.

Reporter bien modeste à l'époque, noyé dans la masse, je tente un coup d'audace: parler de tout cela au patron en personne. Tant pis s'il me prend pour un boy-scout attardé! Le directeur du Figaro, Pierre Brisson, est un grand bourgeois, un homme de salon aux antipodes du monde infernal que je lui décris. Mais c'est avant tout un homme de cœur et un journaliste. Mes révélations le stupéfient, le bouleversent. «Présentez-moi l'abbé Pierre au plus tôt, me dit-il. Le gouvernement et l'opinion publique doivent être informés...»

L'abbé achève - sans difficultés - de convaincre Pierre Brisson qui lui ouvre toutes grandes ses colonnes. Au début de janvier 1954, après le révoltant décès d'un petit garçon de trois ans, mort de froid dans une épave d'autocar à Neuilly-sur-Marne, une lettre pathétique et lourde de vérités du fondateur d'Emmaüs au ministre de la Construction d'alors (M. Maurice Lemaire) s'étale en caractères gras à la «une» du Figaro. Puis ce seront les photos aussi accusatrices qu'émouvantes des obsèques, la silhouette cassée, le visage livide du ministre derrière le corbillard des pauvres, où gît un enfant victime de l'insouciance ou de l'imprévoyance des puissants. Le pavé dans la mare est lancé, le premier S.O.S. poussé. Il entraînera une véritable réaction en chaîne dont l'explosion suivante sera l'appel décisif du 1er février sur les ondes de Radio-Luxembourg, qui provoquera l'énorme soulèvement de générosité. Mais n'anticipons pas davantage...

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Tout ce que nous portions en nous depuis quinze ans et plus, Roland Bonnet et moi, il fallait que «ça sorte» un jour. Voilà pourquoi nous avons écrit ce livre, qui est d'abord un document, un document - nous n'y sommes pour rien! - d'une densité humaine et d'une richesse anecdotique peu communes. A propos des ombres qui émaillent ce récit d'aventures, Roland a raison de préciser, aujourd'hui que les plaies sont cicatrisées, les passions éteintes: «Avec le temps, ces heures grises ou noires ont perdu toute signification devant le prodigieux essor d'Emmaüs, son extraordinaire développement accompli dans le monde. Après de longs et cruels efforts de déblaiement, après l'isolement forcé de l'abbé Pierre qui devait subir six interventions chirurgicales en vingt-deux mois de maladie, après sa longue convalescence, après bien des souffrances morales et physiques, les erreurs, les «actions négatives» se sont révélées comme autant d'épreuves nécessaires et, pour certaines, des leçons profitables.»

Oui, qu'importe l'ivraie désormais puisque le grain de sénevé a levé à travers quatre continents et vingt-cinq pays! A l'heure où les communautés de Chiffonniers-bâtisseurs - souffrante Légion civile au service des autres - célèbrent leur vingtième année d'existence [page écrite en 1968] et marquent cet anniversaire par la mise en place d'un Secrétariat international chargé de coordonner et d'amplifier leurs combats pacifiques sous toutes les latitudes, voici donc cette «aventure d'Emmaüs» dont son promoteur aime à dire: «C'est beaucoup plus l'histoire de ce qui nous est arrivé que l'histoire de ce que nous avons fait...»

Gérard Marin et Roland Bonnet - Éditions Grasset 1969

  Gerard Marin
Gérard Marin (2004) Radio-Courtoisie

Succédant à Serge de Beketch, Gérard Marin anime aujourd'hui le Libre Journal de Radio-Courtoisie.

Grand reporter et cinéaste de talent, Roland Bonnet a publié plusieurs dizaines de romans d'espionnage notamment sous le pseudonyme d'Éric Dornes et contribua à l'aventure de Science-et-Magie avec d'excellents reportages sur les hantises, les médiums, la magie noire, la sorcellerie et les ovnis. Son épouse, Nina Bonnet, née Pokrovska est un médium renommé.

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Jean Cocteau

Jean Cocteau

En date du 5 Février 1954, dans son Journal (Le Passé défini Tome III) Jean Cocteau écrit:

Les Français viennent de faire une étrange découverte. Cette découverte n'est pas due à un homme de science mais à un homme de cœur : c'est que les pauvres crèvent de froid et de faim.

Il a fallu cette vague de froid pour que l'abbé Pierre réussisse dans sa longue et sublime entreprise. Les gens ont «découvert» que les pauvres crevaient comme des chiens.

Cette découverte étonnante ne leur est pas apparue grâce à un homme de science mais grâce à un homme de cœur. Toute la vie de l'abbé Pierre est un exemple de christianisme actif. Il ne se contente pas de sauver le pauvre monde, il recueille les bagnards libres et les gosses qui se sauvent des maisons de correction. Comme il est député («il faut bien, dit-il, que cela serve à quelque chose»), on ferme les yeux. Il s'est de la sorte entouré d'une escouade magnifique. Il ne demande rien à ceux qu'il embauche, seulement du travail.

« Désirez-vous travailler ? Si vous voulez me raconter votre histoire vous me la raconterez un jour. » Après quelques semaines, ils la lui racontent tous et il les réconforte. Ils se vident. Ils redeviennent neufs.

Que ce prêtre existe en France console de l'ignoble égoïsme du milieu gouvernemental. J'ajoute que l'abbé Pierre est à l'origine des réformes pour la hausse des salaires.

Francine [Weisweiler] veut le voir et l'aider. Elle a raison. Il ne suffit pas d'admirer un tel homme.

Les gens du monde, qui voulaient participer à cette croisade de l'abbé Pierre, confondaient les pauvres et les clochards. Ils essayaient d'arracher les clochards à la vie qu'ils aimaient. Ils se faisaient répondre « merde » lorsqu'ils offraient des soupes chaudes. « Ernestine, veux-tu prendre une soupe chaude ? » demandait un clochard à sa femme invisible, enterrée sous de vieux journaux dans une voiture d'enfants. Et de sous ses journaux Ernestine criait : « Merde ! »

Nicole a vu cette scène derrière l'église Saint-Martin par quinze degrés au-dessous de zéro. Et on me rapporte une foule de scènes du même genre. Un Algérien a été emmené de force. Il ne voulait rien entendre. (Jean Cocteau : Le Passé défini - 1954)

 

 
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