SOUVENIRS D'UN INCONNU
Enfant de l'amour
"Ma vie est un palais flétri
par la cohue,
On s'y saoûle, on s'y tue,
on s'y prend aux cheveux...
"(Baudelaire)
Tour à tour "loup des steppes",
"renard du désert", "mendiant ingrat", "le vieux d'après-minuit"
je vis au gré des vents et de ma fantaisie.
Bohême invétéré,
préférant les chemins de traverse aux autoroutes, je me suis
forgé ma propre morale.
Me connaissant bien, je n'ai jamais
eu une très haute idée de moi-même. Fripouille, lâche,
menteur, voleur, prédateur, mais jamais d'envergure, toujours au
petit pied, je poursuis d'instinct, en animal traqué, une existence
libre et vagabonde, guidé par le hasard et les rencontres, toujours
entre la corde et la couronne.
Un jour loup solitaire, chapardeur
et affamé, le lendemain Siddharta, pélerin de l'absolu, puis,
la chance revenue, sybarite fanfaron, satyre ravageur, gonfaron au petit
pied.
Me voici parvenu, cahin caha, en
cette fin d'un siècle extraordinaire, sans trop de plaies ouvertes
ni de bleus à l'âme, seul l'esprit un peu cabossé.
Après une vie bien remplie, à la fois modeste et très
riche, j'éprouve le sentiment curieux de n'avoir réalisé
encore aucun de mes objectifs. Mais avais-je un objectif? Quand je me retourne
sur mon passé avec le regard critique et gourmand de "l'entomologue"
que je me flatte d'être, je vois se dérouler une existence
de funambule fantasque folâtrant sans but, sans repères ni
assises, traversant une vie bâtie de bric et de broc.
Ma vie est une bicoque de guingois,
aux fondations incertaines, à la charpente gauchie, sans style bien
établi, bâtie en trompe-l'oeil, "ein schiefes Leben"
comme le dit une expression imagée de ma langue maternelle.
Enfant de l'amour.
Je suis venu au monde au milieu
de cette fabuleuse et joyeuse époque d'entre deux guerres où,
avant de se mettre à table, l'on disait le benedicité debout,
où chaque turpitude était sanctionnée d'une gifle
ou d'une fessée immédiate, où l'on effectuait les
corvées sans rouspéter, où l'on obéissait au
doigt et à l'oeil à ses parents, à ses maîtres,
aux adultes en général, mais où l'on s'ennuyait rarement
hormis le dimanche. Le matin, au sermon ou à la messe, l'après-midi
lors de la traditionnelle et morne promenade en famille.
Mon père naturel, Émil
Benz, né le 26 juillet 1875, fut le 11e enfant d'une famille de
paysans argoviens.
Ma mère, Elfried Höhener,
née le 28 février 1902, était fille de boulanger-pâtissier,
originaire de Thal (Saint-Gall). Je ne suis pas tout à fait sûr
de ces dates qu'il faudrait vérifier.
Deux filles que je n'ai pas connues
Mon père eut deux filles,
nées à la fin du XIXe siècle. Je ne les ai pas connues.
L'une, dit-on, se fit bonne soeur. La seconde, la préférée,
Leni, se suicida.
Dans la famille, on chuchotait que
l'épouse légitime de mon père devint folle et passa
sa vie dans un asile.
Je ne connus pas mes grands-parents.
Mais j'avais des oncles, des tantes en abondance et une kyrielle de cousins,
que, l'été venu, lors les grandes vacances, j'allais aider
aux moissons, à la récolte des fruits, à traire les
vaches, à faucher le regain, ou assister dans leur commerce.
Sans doute mes parents se sont-ils
vraiment aimés durant quelques semaines ou quelques mois. M'ont-ils
aimé?
Peu d'effusions
Lorsque j'étais enfant, mon
père et ma mère semblaient fiers de moi. Nos rapports m'ont
toujours paru tièdes, sans chaleur véritable. Peu de baisers,
de tendresse, jamais d'effusion. A aucun moment je ne me sentis vraiment
en sécurité ni à mon aise dans ma famille, ni très
bien dans ma peau. Toujours sur le qui-vive.
J'ai porté tour à
tour trois noms de famille différents, puis le pseudonyme que je
me suis choisi. Né Höhener, du nom de ma mère, j'étais
inscrit à l'école de Genthod sous le nom d'Émile Benz,
celui de mon père naturel, patronyme auquel je n'avais légalement
aucun droit.
La Suisse ayant conservé
un zeste de droit coutumier, permettait aux maires de gérer les
cas particuliers avec discernement.
Enfin, je me suis appelé
Schmutz, lorsque mes parents se séparèrent à l'amiable
et qu'un homme que je n'aimais pas, devint le propriétaire légal
de ma mère et le mien, en m'adoptant sans que personne ne m'eût
demandé mon avis.
Prochain épisode :
2 - LE MONDE D'HIER
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